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Les premiers efforts sérieux de réforme des moeurs électorales au Québec sont à la source d’une sous-série fascinante des archives de la Cour supérieure : la juridiction des « élections contestées ». Depuis l’adoption des premières lois provinciales et fédérales sur les élections contestées entre 1872 et 1875 [1], les juges de la Cour supérieure tranchent les cas où des candidats ou des partis politiques demandent un recomptage ou l’annulation des résultats d’un scrutin à cause d’irrégularités ou de pratiques frauduleuses. Achat de votes, intimidation, partialité des membres du personnel électoral, tripotage des listes électorales, sermons en chaire contre les ténors du Parti libéral, régalade des électeurs dans des soirées partisanes bien arrosées : tous les moyens étaient bons et toutes les plaintes sont apparues dans les plaidoyers des requérants et dans les répliques des intimés. Six des neuf centres d’archives de BAnQ conservent des séries distinctes produites à la suite des élections fédérales et provinciales de 1874 jusqu’à la fin des années 1930, lorsque la plupart des greffiers ont commencé à intégrer ces causes parmi celles de la juridiction des matières civiles en général. Pour ceux qui s’intéressent aux aspects plus modestes de la vie démocratique, le Centre d’archives de Montréal conserve aussi une série de causes ex parte [2] devant la Cour de circuit, les cours de magistrat et la Cour provinciale, ancêtres de la Cour du Québec, Chambre civile, offrant une source d’information peu connue sur les contestations d’élections municipales et scolaires et même sur les contestations de décisions des commissions scolaires [3].
Deux registres de procès-verbaux d’audiences de la « Cour des élections » (trois juges de la Cour supérieure siégeant en vertu des actes fédéral et provincial sur les élections contestées) et un plumitif de la Cour de circuit du district de Montréal pour les appels, les évocations et les causes municipales. Les registres contiennent souvent une liste des requérants et des intimés, avec le nom de leur circonscription électorale, l’année, le numéro de la cause et le numéro de la page où se trouvent les entrées. Les entrées pour chaque cause sont classées par ordre chronologique d’audiences, mentionnent les étapes de procédure ainsi que les noms des juges, des procureurs et des témoins et consignent aussi les jugements rendus. Le plumitif, plus succinct, est en ordre numérique des causes avec un index intégré organisé selon les noms des requérants.
Folio no 5 du témoignage d’un cultivateur de 47 ans, Sigefroi Lavallée, électeur dans la paroisse de Berthier lors des élections provinciales de 1878. Cette page contient une métaphore colorée utilisée par le curé de la paroisse, en chaire, pendant la campagne électorale, critiquant le Parti libéral et son projet d’abolition du Conseil législatif. Selon Lavallée, le révérend Champeau aurait exhorté ses ouailles à voter conservateur, car « si on n’avait pas de Conseil, c’était [l’Assemblée législative] semblable à un engin qui, n’ayant plus de brakes, pouvait s’en aller au précipice avec toute rapidité » (voir le milieu de la page ci-contre).
Première page de la « cédule A » de la déposition des particularités par le requérant, Zénon Hardy Lesage, candidat lors de l’élection dans Montréal-Laurier en 1936. Ce document fait partie des preuves à l’appui des accusations portées contre le candidat élu, Charles Auguste Bertrand. Cette page concernant le bureau de scrutin no 1 consigne les noms, prénoms et professions d’électeurs qui, selon le requérant, ont été personnifiés par une équipe de « télégrapheurs » à l’emploi de son adversaire. Cette équipe aurait, sous protection policière, voté à la place de 1200 électeurs dans une cinquantaine de bureaux de scrutin. La consonance des noms sur cette liste illustre bien la composition ethnique de la circonscription de Montréal-Laurier à l’époque.
Deuxième page de la requête de Viateur Lacroix, candidat défait aux élections scolaires de la Commission scolaire de Montrougeau, dans la ville de Sainte-Rose, déposée le 10 juillet 1952. Dans ce document, M. Lacroix expose au juge comment le président de l’élection, Paul-Émile Durocher, aurait agi avec partisanerie dans la conduite du scrutin. Il aurait empêché certains électeurs de voter et, profitant du scrutin à vive voix pour constater l’égalité du nombre de voix, aurait lui-même déclaré le vote prépondérant pour le candidat Gérard Locas. Un jugement rendu le 7 avril 1953 a par la suite annulé l’élection de Gérard Locas (voir p. 114, illustration du bas).
Parties annexes
Note biographique
Evelyn Kolish est responsable des archives judiciaires et civiles au Centre d’archives de Montréal de BAnQ. Elle est titulaire d’un doctorat en histoire de l’Université de Montréal (1980). Spécialiste de l’histoire du droit au Bas-Canada, elle a enseigné l’histoire au niveau universitaire avant de se joindre aux Archives nationales du Québec en 1990. Auteure de Nationalismes et conflits de droits – Le débat sur le droit privé au Québec, 1760-1840, publié chez Hurtubise HMH en 1994, et de plusieurs articles dans des revues d’histoire et d’archivistique, elle a aussi rédigé, en 1991, le Guide des archives judiciaires, disponible sur le portail Web de BAnQ.
Notes
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[1]
Les premières lois attribuant l’évaluation des élections contestées à l’appareil judiciaire (l’Acte des élections contestées, L.Q. 1872, c. 5, et l’Acte des élections contestées, L.C. 1873, c. 28) ont été suivies de plusieurs modifications en 1874 et 1875 et dans les décennies suivantes. Les registres de la Cour supérieure se réfèrent aux lois en vigueur au moment de la rédaction des registres.
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[2]
L’expression latine ex parte désigne simplement des causes qui démarrent par une requête et qui sont par conséquent « sans parties ».
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[3]
Par exemple, les contribuables qui s’insurgent contre l’emplacement ou la construction d’une nouvelle école.