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Rêver son habitat est-il un luxe ou une nécessité ? À Montréal, comme dans la majorité des grandes villes au Canada et ailleurs, les questions d’itinérance et d’accès au logement sont d’une actualité humaine inquiétante. Selon le Réseau canadien de recherches sur l’itinérance (RCRI), l’itinérance comprend une variété de situations d’hébergement, regroupant les personnes sans abri, les personnes utilisant les refuges d’urgence, les personnes logées provisoirement et dont l’hébergement est temporaire, et les personnes à risque d’itinérance (Patrick 2015). Alors que le Réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal (RAPSIM)[1] nomme l’exclusion comme étant un des principaux enjeux sur ce point (RAPSIM 2003), on remarque que les débats sociaux, culturels et politiques qui décortiquent et solutionnent les aspects financiers et programmatiques du problème le font souvent à l’écart des personnes qui sont directement concernées de façon quotidienne.
En matière d’aménagement, les concepteurs sont encadrés par des budgets et des règlements stricts, ce qui limite le potentiel d’inclusion des futurs occupants aux étapes de la conception et de la réalisation d’un projet. L’absence de processus de design participatif mène souvent à des divergences entre le produit (le logement, l’habitat) et les besoins réels ou perçus des individus. Ces divergences sont encore plus marquées lorsqu’il s’agit des besoins de personnes venant d’autres milieux, qui peuvent vivre un écart culturel important lorsqu’elles se retrouvent dans un grand centre urbain comme Montréal. Les repères sociaux et culturels ne sont tout simplement pas les mêmes. Notamment, dans le cas des personnes autochtones, le « système de valeurs et de conception du monde […] diffère de celui des non-autochtones » (Patrick 2015), ce qui crée, entre autres, des ruptures affectives, économiques et culturelles importantes qui contribuent aux phénomènes d’exclusion et de marginalisation (RCAAQ 2008). Dans sa revue de littérature portant sur l’itinérance autochtone au Canada, Patrick (2015) note la distinction entre les concepts de « logement » et de « chez-soi » dans le cas des personnes autochtones en milieu urbain. Notamment, le contraire du terme « itinérance » serait, non pas « logement », mais plutôt « chez-soi » pour souligner « l’importance des liens sociaux souvent associés aux notions de famille et de soutien social » (Klodawsky 2006 et Watson 1988 cités par Patrick 2015).
Que ce soient les agences gouvernementales, les bailleurs de fonds ou les professionnels du design, nous avons tendance à laisser à des experts la résolution de problématiques complexes liées à la création de logements, plutôt que de chercher des collaborations constructives avec les citoyens les plus affectés. Et si l’expert était justement le futur occupant ? Avec la volonté d’explorer le potentiel de l’imaginaire dans la recherche de solutions concrètes à ces problématiques, nous avons abordé le projet « Espace de rêve / Dream home » comme exercice de recherche-action en design, de démocratisation de l’architecture et de réappropriation du droit de rêver en grand.
Avec la collaboration d’artistes-participants sans adresse fixe ou en situation de précarité et des médiateurs culturels et intellectuels de l’organisme Exeko[2], nous avons proposé une série d’ateliers d’idéation et de co-création dans l’objectif principal d’illustrer le concept du chez-soi, cet espace rêvé où l’on se retrouve et se recueille. D’ailleurs, afin de nous éloigner du symbole chargé des mots « maison » ou « logement », nous avons rapidement privilégié les termes « chez-soi » et « espace » dans ce projet. Cela n’empêchait toutefois pas d’avoir comme objectif secondaire de dresser un portrait des besoins et des souhaits des personnes sans domicile fixe en matière de logement, soit une sorte de banque de données « réelles » d’occupants potentiels.
En arrimant les questions d’itinérance et de logement au concept universel de « rêve », la question « Si tu pouvais habiter où tu voulais, ce serait… » permettait aux artistes-participants d’imaginer, de créer et de partager leur chez-soi rêvé, tantôt en cherchant une solution pratique, tantôt en traduisant une poésie issue de leur imaginaire. Les ateliers, qui se sont étendus sur une dizaine de mois, ont donné lieu à un amalgame de textes, maquettes et dessins qui font l’objet d’une exposition nomade depuis l’automne 2015. En novembre 2015, les oeuvres ont amorcé leur parcours d’exposition grand public au YMCA Centre-Ville à Montréal (photo 1), puis à la Maison du Père, un centre d’hébergement montréalais pour hommes âgés de 25 ans et plus, en décembre 2015. En mars/avril 2016, l’exposition s’est poursuivie à la Maison de l’architecture du Québec (MAQ), puis en octobre au Musée de la civilisation, à Québec, dans le cadre de l’événement J’habite ma ville. Tout récemment, en janvier 2017, les oeuvres étaient exposées à l’École d’architecture de l’Université Laval.
La quarantaine d’artistes-participants provenaient de tous les coins du Québec, du Canada et du monde. Tantôt en déplacement temporaire, tantôt en situation d’itinérance, tous les artistes-participants ont apprécié la possibilité de prendre le temps de rêver et créer leur chez-soi idéal. Leurs oeuvres nous présentent la vision d’un habitat qui est logique dans sa composition, souvent près de la nature et toujours sensible à la notion du rêve. Nous avons choisi de présenter ici ces oeuvres par le biais du processus de design participatif ainsi que par une série de thématiques qui en ont émergé. Nous souhaitons d’abord et avant tout partager l’expérience unique de ce projet et tirer quelques leçons précieuses sur ce que ce genre de processus de design participatif peut apporter non seulement aux différents acteurs du projet, mais aussi à l’approche globale de conception d’un projet d’habitation.
Processus de design participatif
L’approche
« Espace de rêve / Dream home » présente une architecture qui se distingue de celle des projets « typiques » d’une pratique architecturale, où un client approche l’architecte avec un projet, un budget de construction et un échéancier précis. De tels projets « typiques » desservent principalement la tranche étroite la plus aisée de la population, soit environ 2 %, réservant les services d’un architecte aux mieux rémunérés de notre société (voir Bell 2005). À la recherche de moyens pour démocratiser notre métier, nous avons toutes deux développé des projets « non typiques » au sein de chacune de nos pratiques, et « Espace de rêve / Dream home » présentait une occasion pour mettre en commun nos idées et nos acquis. En identifiant un problème auquel le design pourrait apporter certaines solutions, en collaborant avec des organismes communautaires ainsi qu’avec des individus qui n’auraient pas autrement eu affaire à des architectes, et en facilitant l’étape de création plutôt qu’en la contrôlant, nous avons dessiné un processus participatif sur mesure. Il s’agit d’un projet où le design, de nature exploratoire, a comme objectif non pas d’aboutir à la construction d’un bâtiment, mais de sensibiliser, de communiquer et d’avancer la réflexion autour d’un problème reconnu. Cette approche s’inscrit dans une vision de l’architecte revendicateur, mobilisateur et solidaire, qui mise sur les « expertises partagées » et le bien-être inclusif de la société (Bell 2005 ; Bohm et al. 2015).
Les artistes-participants
Les artistes-participants de « Espace de rêve / Dream home » prenaient part bénévolement au projet. À chaque lieu ou refuge, nous ne savions pas à qui ou à quoi nous attendre. Avec l’aide et l’appui des médiateurs d’Exeko, nous avons tenté de visiter des refuges et des lieux qui nous exposeraient à différentes réalités de l’itinérance ou de déplacement. Parmi la quarantaine de participants, environ un tiers sont des femmes, et plus de la moitié sont d’origine autochtone, provenant en grande partie du Grand Nord québécois. Chacune des oeuvres porte une qualité et raconte une histoire propre aux origines et aux expériences de chaque artiste.
Les ateliers
Par un processus itératif d’ateliers de design participatif, de discussions, de critiques et d’expositions informelles, une série de textes, dessins ou maquettes ont été créés dans le cadre de ce projet. Nous avons rencontré les artistes-participants dans divers refuges au courant de l’année 2015 ainsi que dans des espaces plus informels tels que les parcs ou les stations de métro (photo 2). Si quelques oeuvres ont été retravaillées au fil du temps par les artistes, la plupart ont été produites rapidement, reflétant l’éclair d’inspiration de son auteur. À chaque atelier, chacun avait l’occasion et le temps de présenter ses idées et son oeuvre.
Nous avons ancré les ateliers créatifs dans trois différents refuges à Montréal : la Maison du Père en janvier/février, l’Accueil Bonneau en mars/avril et le Module du Nord en août/septembre. Pour chaque refuge, nous organisions typiquement trois ateliers de deux heures, qui se déroulaient sur une période de trois ou quatre semaines. Le souhait était que les artistes puissent participer à l’ensemble des trois ateliers ; la réalité a fait que seuls quelques-uns d’entre eux ont pu le faire. Néanmoins, la richesse des communications d’atelier en atelier a permis une continuité et un engouement grandissant pour le projet.
Le premier atelier en refuge a permis une entrée en matière avec les artistes-participants, en discutant du métier de l’architecte, des phases d’un projet d’architecture et en échangeant sur la relation de chacun avec la ville et son environnement naturel ou bâti. Lors du deuxième atelier, il s’agissait de passer à la création d’un chez-soi rêvé pour répondre à la question « si tu pouvais habiter où tu voulais, ce serait… ». Cette question n’étant pas simple, les résultats (ou le travail fait) témoignent d’une créativité bouillonnante et immédiate de la part des artistes. Les oeuvres se réalisaient sans trop hésiter, des créations du coeur, sous forme de maquettes, de dessins ou de textes (photo 3).
Entre le 2e et le 3e atelier en refuge nous avons apporté les oeuvres avec nous dans la fourgonnette d’Exeko (qui nous avait intégré à son programme idAction mobile[3]) pour rencontrer des participants « dans la rue ». Il s’agissait d’emblée de faire une exposition itinérante et informelle des oeuvres créées afin de récolter les commentaires des passants et stimuler une réflexion plus poussée avec les artistes-participants lors du retour en atelier. Cette étape intermédiaire du projet s’avérait toujours surprenante et motivante. Bien que nous ayons préparé des questions et activités d’interaction avec le public, les réactions et les réponses s’inspiraient plutôt des oeuvres qui étaient présentées. Le projet « Espace de rêve / Dream home » prenait tout son sens dans ces moments de création-éclair. Parmi ces sorties, une soirée d’hiver passée à Projets autochtones du Québec[4] a donné lieu à des oeuvres et discussions chaleureuses et spontanées.
De retour au refuge pour le troisième et dernier atelier, nous rapportions aux artistes participants les commentaires et les nouvelles oeuvres, et nous proposions ensuite de faire une mise en commun des oeuvres. Ce dernier atelier a eu des résultats mitigés dans son ensemble : laisser place aux réactions de l’exposition itinérante a suscité des discussions plus que de la création, et la mise en commun était difficile quand les participants changeaient d’atelier en atelier. Cela dit, à l’Accueil Bonneau en particulier, le travail de mise en commun a mené à la création d’un village utopique où toutes les oeuvres prenaient leur place, suggérant une forte vision écologique, communautaire et équitable!
Les oeuvres
Bien que la maquette ait été l’outil de communication privilégié, certains artistes ont plutôt opté pour le dessin ou la composition de textes. Les matériaux de construction étaient simples : le carton, le styromousse, le bois, le tissu, la colle, le crayon, le feutre. La familiarité de ces matériaux permettait une confection rapide et facile, et l’appui des architectes et autres bénévoles permettait, même à ceux qui étaient moins à l’aise, de construire, dessiner ou rédiger leur rêve. Il est cependant important de noter que le rôle des architectes et autres bénévoles était celui de facilitateur en posant les questions, en notant les informations et en assistant au besoin à la réalisation de l’oeuvre. Cette collaboration avait comme objectif de donner autant de place et de liberté d’expression à l’artiste qu’il ou elle le souhaitait ; chacune des oeuvres était donc pensée, créée, réalisée et titrée par les artistes-participants eux-mêmes.
L’exposition
Il était toujours question, tout au long des ateliers, d’aboutir à une exposition grand public des oeuvres. Bien que quelques participants n’aient pas souhaité participer à cette dernière étape du projet, la grande majorité a accepté de le faire. Afin d’accorder le maximum de respect et d’attention aux oeuvres, nous avons invité les artistes à participer à notre dernier atelier de planification de cette exposition. Alors qu’ils étaient peu nombreux à participer, ceux qui étaient présents ont partagé avec nous leur désir de montrer les oeuvres de manière individuelle plutôt que sous forme de village. En vue de l’exposition, nous avons également invité de jeunes architectes à dessiner les plans techniques des projets proposés, ajoutant ainsi une couche de crédibilité et d’échange avec la profession. L’exposition inclut donc les créations des artistes participants, avec ces plans et les coupes de bâtiment à l’appui (voir photo 1).
Principales thématiques
Les espaces rêvés sont diversifiés, personnels, intimes. Nous y voyons quand même des croisements d’idées, des reflets de thématiques qui sont lisibles quand on regarde l’ensemble des designs.
Nature et écologie
Une bonne majorité des projets se situent dans la nature, et même les projets urbains incorporent la nature dans leur espace. Ce contact avec la nature semble fondamental, autant la verdure que les animaux, l’eau et le ciel. Lors des ateliers, nous avons souvent discuté du fait que les humains en général cherchent un contact productif avec la nature, qui nous nourrit psychologiquement et physiquement. Cela s’avère d’autant plus vrai pour les autochtones, qui ont traditionnellement une conscience culturelle de l’importance du monde naturel comme acteur dans leurs vies (et même de nos vies comme partie intégrante de ce monde naturel). L’intégration de la nature n’est donc pas surprenante, mais la subtilité et la profondeur de cette intégration nous marquent – par exemple la recherche du son des oiseaux à travers les murs de la maison dans l’oeuvre intitulée Refuge (photo 4), la vue de l’eau quand on est couché au lit dans House for me and my daughter (photo 5), le plancher de salon ouvert sur un plan d’eau pour faciliter la pêche dans la Cabane des rails (photo 6), la vue des aurores boréales par le toit transparent dans Paradise (photo 7) et les structures légères et non permanentes de Stewart Lake (photo 8).
Le design écologique revient souvent dans les oeuvres. Nous voyons une approche au bâti qui couvre le spectre du design écologique, tantôt par l’appropriation de matériaux ou de sites existants ou recyclés, tantôt par l’intégration de systèmes mécaniques complexes tels que la géothermie ou les panneaux photovoltaïques. À un extrême du spectre, il y a Solomon’s Hideout (photo 9) qui part du principe que nous avons construit suffisamment de structures dans le monde de manière à simplement utiliser l’existant pour nous abriter. Le designer propose une caverne existante servant de toit et de murs, avec un arbre vivant dans l’espace. Les racines et les branches servent de rangement, la caverne et le toit protègent l’habitant du mauvais temps. Le nom évoque aussi une qualité ludique, fait par soi-même, secret, caché dans la nature. À l’autre extrême, la maison Autosufflogique (photo 10) propose une construction massive dotée de technologies vertes pour fournir l’énergie, le chauffage et l’eau de la maison. L’autonomie énergétique et l’incorporation d’équipements novateurs tels qu’une turbine hydroélectrique et des panneaux solaires font partie intégrante du projet. Dans les deux cas, un site particulier est requis : caverne ou bord de rivière, toujours dans la nature.
En complément aux éléments naturels et écologiques, nous n’avions pas prévu l’importance des animaux domestiques dans les chez-soi. C’est probablement un défaut professionnel d’architectes : nous pensons souvent aux murs, aux toits et aux personnes, mais pas aux autres créatures qui nous entourent. La présence d’animaux domestiques semble avoir un effet réconfortant : ils nous accompagnent par leur présence physique, par leurs sons, par leur odeur. Tandis que certains artistes réservaient une partie de l’espace extérieur pour les animaux, comme dans la Maison traditionnelle à base de pierre, d’autres intégraient les animaux à l’espace lui-même, soit Chez Mooky (photo 11) où un étage est réservé aux animaux de compagnie. Dans un esprit d’imagination et de jeu, la maison Parcomètre (photo 12) propose un salon central abritant une collection de statues d’animaux exotiques.
Sécurité et confort
Le confort revenait souvent dans les discussions, sous différentes formes. Le confort émotif se déclarait soit par un besoin de reconnaissance culturelle et/ou un retour aux sources. Nous retrouvons des espaces rêvés qui reproduisent les modèles connus, que ce soit le tupik traditionnel du Grand Nord (Tupik 1 et Tupik 2, photos 13 et 14), la maison de banlieue Bungalow House (photo 15) ou l’appartement en ville de Maison à Toto (photo 16). On y voit un désir de revenir à des lieux connus et confortables.
La présence de la famille a pris une importance surtout pour les femmes. Leurs espaces de rêve étaient souvent définis par les membres de la famille qui devraient y habiter, notamment House for me and my daughter (voir photo 5). Lors d’une exposition itinérante dans le métro, une passante a observé que, pour elle, ce qui manquait pour atteindre un espace de rêve était la possibilité de dormir dans une grande pièce avec toute sa famille, comme chez sa grand-mère, dans le Grand Nord.
Certaines maisons étaient orientées vers l’intérieur, une approche en retrait par rapport au monde, un repli sur soi. La plus marquante, Maison traditionnelle à base de pierre, spécifiait qu’il n’y aurait pas de fenêtres accessibles au rez-de-chaussée, une recherche de sécurité au foyer qui illustrait la zone de guerre d’où provenait l’auteure. Southern Comfort (photo 17) nous présente également cette idée de refuge avec sa belle cour intérieure consacrée aux plantes et aux animaux. Ce regard vers l’intérieur était également marqué par l’utilisation de matériaux douillets pour faire la maquette, par exemple avec le Chalet à mousse (photo 18) et De l’Art (photo 19) qui indiquent un endroit accueillant.
Autonomie
Étant donné la situation de dépendance sociale et économique dans laquelle se trouvent plusieurs participants, il est tout à fait compréhensible que ces designers recherchent l’autonomie quand ils se projettent dans une habitation idéale. L’autosuffisance énergétique est une manifestation forte et claire d’un désir de pouvoir faire tout par soi-même, sans avoir besoin de l’aide des autres. L’habitation individuelle et autonome vise également un plus grand contrôle sur sa vie et même sur sa vie sociale, qui existe peu ou pas pour ceux qui sont en refuge temporaire. Dans ces situations, le pouvoir d’inviter ses amis devient un luxe.
Ce souci d’indépendance s’accompagne d’une certaine tendance vers l’isolement ; le collectif et le social sont gardés à une certaine distance. Il faut dire que les femmes qui ont participé ont moins exprimé cette tendance vers l’isolement individuel, leur chez-soi étant plus souvent un lieu pour recevoir et héberger leur famille. Une maison éloignée des voisins, cependant, reste le plus commun des rêves pour les hommes et les femmes.
Les oeuvres qui réclament des valeurs consciemment collectives sont plus rares. Trois projets proposaient un espace idéal en groupe : un refuge avec des touches de monastère médiéval, dans Greco’s planet shelter, et deux centres de partage et de ressourcement autochtone, dans Frontier Town et Sanctuaire. Ces derniers visaient une exposition d’artéfacts et de structures traditionnelles, surtout de l’époque des premiers contacts avec les Européens.
En deux occasions, nous avons abordé de front cette question du collectif et des voisins dans nos ateliers : une fois lors d’un exercice de design collectif qui visait la mise en place d’un quartier ou d’un village, et une fois par le défi d’une résidence commune. Le village a pris forme avec beaucoup de facilité et d’enthousiasme, des liens entre les résidences émergeant avec coopération et créativité. Mise à part la circulation (piétonne, en bateau, par tyrolienne), deux installations collectives ont été ajoutées pour le bien de tous : un stationnement à l’entrée du village et une boulangerie pour répandre l’odeur de pain frais. La résidence commune quant à elle a pris une forme plus traditionnelle : un bâtiment étagé d’appartements, avec une circulation extérieure donnant sur des cours intérieures pour les résidents.
Cette tension entre le collectif et l’individuel est importante car elle touche les questions d’isolement social et de contrôle sur son destin. L’imaginaire nous sert de miroir de ces deux thématiques profondes dans notre devoir de donner accès à un logement décent. Pour des personnes qui sont en marge des systèmes traditionnels de prise de décisions, le choix de l’autonomie semble logique, mais il peut aussi nuire à l’entraide sociale. Les liens forts avec notre écosystème naturel exprimés par ces projets peuvent peut-être servir de base à la reconstruction d’un écosystème humain plus sain…
Poésie
Les espaces créés pendant les ateliers sont imbibés de poésie. Ce sont des expressions créatives de souhaits profonds plutôt que des résolutions de problématiques techniques. Parfois la poésie vient de l’emplacement du chez-soi – dans un arbre, sur un lac, au bord d’une baie. Parfois elle vient de la forme que l’espace prend – un angle fort, appuyé sur un mur, deux triangles et une ligne, un croquis fait de morceaux de bois, un arbre à l’envers dans le coin, une explosion de couleurs et textures dans un cadre carré… Parfois c’est l’emplacement d’éléments domestiques qui nous invite dans cet espace imaginé – une petite table pour le café, un sofa sur une mezzanine, une chaise longue sur le toit. Parfois c’est l’histoire qui accompagne l’oeuvre – la maison pour moi et ma famille, la maison dont je rêve depuis l’âge de 12 ans, l’habitat dans lequel j’ai vécu lorsque j’étais enfant, une résidence digne des personnes en refuge…
La poétique est souvent laissée de côté dans la construction, surtout la construction de logements sociaux, car nous nous enfargeons dans les détails techniques et les coûts du bâti. Cependant la poésie de l’espace est au coeur du chez-soi, ce qui est évident dans chaque joyau créé pendant ce projet. Pour reprendre la parole d’un des participants : « I’ll tell you what home isn’t – it isn’t a building. » Les espaces de rêve traitent de vraies questions, inquiétudes et solutions, mais ils le font avec un coeur créatif et intime.
Pistes d’action
Écoute
L’exposition « Espace de rêve / Dream home » a suscité l’intérêt du grand public. Les visiteurs étaient souvent surpris de l’optimisme, de l’imagination et de la profondeur des espaces créés. Peut-être que, comme société, nous oublions de rêver, ou peut-être que nous remettons la tâche de rêver aux professionnels et aux leaders. Nous restons donc surpris devant la pensée créative des gens ordinaires. Une interprétation plus sombre serait que nos préjugés à l’égard des personnes en situation d’itinérance et des personnes autochtones limitent nos attentes en ce qui a trait à la capacité de ces citoyens de créer des propositions : nous ne nous attendions pas à des solutions concrètes, ni à des espaces créatifs dans lesquels nous pouvions nous projeter. Notre conclusion est très simple : il faut écouter les gens. Il faut créer des instances bien outillées pour co-créer des solutions concrètes, surtout en matière d’habitation.
Engagement et échange
Nous sommes restées remplies d’une gratitude profonde envers les artistes participants et envers nos collègues médiateurs culturels. En tant qu’architectes, nous avons rarement la chance de jouer dans le monde des rêves sans frontières car nous nous trouvons face à beaucoup de contraintes dans nos projets quotidiens – budget, échéancier, réglementation. Pour nous, donc, c’était un petit espace de rêve professionnel. L’échange que nous avons pu avoir avec les artistes et avec les médiateurs qui formaient l’écosystème de ces ateliers a été précieux à la fois pour sa créativité et pour sa vulnérabilité. Par le concours de belles circonstances et par la bonne planification des ateliers en collaboration avec Exeko, nous avons réussi à ouvrir un espace d’échange ouvert sur l’architecture et sur le concept du chez-soi. Cet échange très personnel a été possible grâce en partie au médium utilisé. La construction de maquettes et le dessin pour le design d’un espace sans limites ont permis l’expression de sujets profonds via la création. Cela pourrait être considéré comme une sorte d’enquête appréciative, une façon d’approfondir les thématiques sans toutefois parler directement des expériences de chacun. Les résultats de l’échange restent profonds et personnels, sans pour autant excaver des mémoires ou des expériences difficiles.
L’échange que nous avons eu avec les médiateurs culturels et intellectuels de notre partenaire, Exeko, nous a permis de créer une série d’ateliers qui étaient appropriés aux citoyens qui y participaient. Autant dans la définition des activités que par le peaufinage des façons de nommer les choses en atelier, nous avons appris beaucoup de nos échanges. Pendant les ateliers, nous avons vu et bénéficié des liens de confiance que ces intervenants ont tissés après plusieurs mois ou années de travail auprès de diverses communautés. Leur ouverture d’esprit, respect et dialogue ont établi une solide base sur laquelle nos ateliers se sont construits. De notre côté, nous avons apporté quelques connaissances et techniques architecturales, et dans les ateliers nous avons poussé un peu plus loin la production créative.
Passer du rêve à la réalité !
Le processus, ou une partie du processus, est-il applicable à la réalité ? En quoi l’écoute et l’échange peuvent-ils apporter des solutions concrètes aux réels problèmes de logement ? Jusqu’où le futur occupant ou usager a-t-il droit de parole sur son habitat ? Nous aimerions voir des processus de planification et de création participative intégrés aux projets de logement, autant pour leur emplacement que pour leur design physique et social.
Depuis le tout début, « Espace de rêve / Dream home » avait l’inquiétude de créer de fausses attentes chez les participants. Dans la manière transparente dont se sont déroulés les ateliers, il n’a jamais été question de construire les oeuvres, mais plutôt de trouver des modes d’expression et de création individuels et collectifs. De ce projet d’apparence légère et ludique ont émergé des thématiques concrètes de nature, de confort, d’appropriation, d’autonomie… Une approche semblable à un projet bien défini pourrait faire émerger des besoins et des souhaits qui permettraient de définir une conception sur mesure. Les participants ont souvent mentionné qu’ils se sentaient invisibles ou méconnus dans la société : il est grand temps qu’ils réalisent le potentiel de leur présence au coeur même de leur habitat. L’expérience de ce projet démontre que le rêve est un point de départ nécessaire pour réaliser ce potentiel.
Parties annexes
Notes biographiques
Colleen Lashuk, architecte, a une quinzaine d’années d’expérience dans le développement de logement communautaire et de bâtiments publics et communautaires, incluant la conduite de démarches participatives et la gestion complète des chantiers. Elle a notamment collaboré étroitement avec la communauté sourde de Montréal dans le design de la Maison des Sourds, un bâtiment résidentiel et communautaire adapté, où elle excelle à aider les gens à imaginer et à repenser leurs espaces, utilisant notamment ses capacités de facilitatrice et d’animation graphique. Ses projets en cours incluent des projets de rénovation communautaire et de construction résidentielle, et elle s’est unie récemment avec sept collègues pour fonder « Pivot : coopérative d’architecture ».
Suzanne Laure Doucet est membre et cofondatrice de « Pivot : coopérative d’architecture », à Montréal, et elle vise à contribuer à l’avancement d’une architecture inclusive et sociale. Son corps de travail inclut des projets résidentiels et commerciaux, ainsi que de nombreuses collaborations communautaires, dont une participation au collectif « 7 à nous » pour la réalisation du projet phare « Bâtiment 7 » dans le quartier de Pointe-Saint-Charles. Depuis 2014, le projet « Espace de rêve / Dream home », dont les oeuvres sont présentement en tournée au Québec, se démarque comme exemple d’utilisation d’une approche de design participatif pour promouvoir le changement social, politique et environnemental. Suzanne est membre de l’Ordre des architectes du Québec et la mère comblée de trois magnifiques enfants.
Notes
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[1]
Le Réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal (RAPSIM) est un regroupement de plus de soixante organismes communautaires qui oeuvrent auprès de la population itinérante à Montréal depuis plusieurs années.
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[2]
Exeko est un organisme de bienfaisance dont la mission est de favoriser l’inclusion et le développement des populations les plus marginalisées.
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[3]
« idAction mobile est une caravane philosophique et culturelle parcourant les rues de Montréal et destinée à tous les citoyen.ne.s, en particulier aux personnes en situation d’itinérance » (exeko.org/idaction-mobile).
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[4]
Projets autochtones du Québec est un organisme sans but lucratif fondé sur le développement social et professionnel des Premières Nations, Métis et Inuits du territoire québécois.
Ouvrages cités
- Bell, Bryan (dir.), 2005 : Good Deeds, Good Design: Community Service Through Architecture. Actar Publishers, New York.
- Bohm, Martha, Joyce Hwang et Gabrielle Printz, 2015 : Beyond Patronage: Reconsidering Models of Practice. Princeton Architectural Press, New York.
- Patrick, Caryl, 2015 : L’itinérance autochtone au Canada : revue de la littérature. Le rond-point de l’itinérance, Toronto. http://rondpointdelitinerance.ca/sites/default/files/L_itinérance_autochtone_au_Canada.pdf (consulté le 31 mai 2017).
- RAPSIM (Réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal), 2003 : Comprendre l’itinérance. http://www.rapsim.org/docs/comprendreLitinerance.pdf (consulté le 31 mai 2017).
- RCAAQ (Regroupement des centres d’amitié autochtone du Québec, 2008 : Mémoire sur le phénomène de l’itinérance chez les autochtones en milieu urbain du Québec. Présenté dans le cadre des Audiences publiques de la Commission des affaires sociales sur le phénomène de l’itinérance. http://www.rcaaq.info/images/stories/docs/memoire_itinerance.pdf (consulté le 31 mai 2017).