Corps de l’article
La pièce reproduite sur la couverture de ce numéro est tirée de Indian Act, une oeuvre composée de cinquante-six pièces brodées de l’artiste anichinabée Nadia Myre. Lorsqu’elles furent exposées pour la première fois en 2002, les pièces disposées en deux rangées parallèles occupaient un mur complet de la Galerie Oboro (Montréal). Chaque pièce a pour substrat une page de l’édition numérique de la Loi sur les Indiens, imprimée sur papier et collée avec du ruban sur un feutre noir. Les pages du texte de loi ont ensuite été recouvertes partiellement ou totalement par des rangs de perles blanches et rouges brodées à la main en suivant l’orientation de l’écriture. Pour exécuter le travail de broderie, Nadia Myre a fait appel à plus de deux cents participants qui ont travaillé à distance ou collectivement, en 2001 et 2002, dans des séances d’atelier (beading bees) à l’Université Concordia, au Centre d’amitié autochtone de Montréal et à la Galerie Oboro.
Par leur trame linéaire similaire à l’alphabet braille ou au code morse, les broderies connotent des écritures diverses. Plusieurs commentateurs ont notamment fait un parallèle avec le wampum, réputé pour avoir été un média de communication entre nations nord-amérindiennes. Sur ce plan, les pièces brodées opèrent comme une métaphore des systèmes decommunication : elles offrent la représentation d’une écriture amérindienne oblitérant le texte alphabétique. Ainsi se révèle la polysémie du titre de l’oeuvre en anglais, qui réfère au décret (act) de la Loi sur les Indiens, une loi s’inscrivant dans la tradition des écrits qui ont instrumenté la domination coloniale, et à une intervention (act) de résistance et d’émancipation.
Le symbolisme des couleurs et des matériaux de Indian Act permet de nombreuses lectures additionnelles à travers lesquelles se déclinent le renversement des signes et l’acte d’émancipation. Sur le plan des couleurs, le rouge et le blanc recyclent les stéréotypes des différences raciales entre Amérindiens et Européens dans la remémoration des deux couleurs primitives du wampum – le pourpre et l’ivoire – et dans le retournement des couleurs officielles de l’État canadien. Sur le plan du matériau, les significations sont tout aussi versatiles. Les perles de rocaille aux couleurs exubérantes choisies par l’artiste évoquent, d’un côté, la pacotille de manufacture qui, au xviiie siècle, exerça une concurrence inégale aux coquillages dans la production des colliers de wampum ayant fonction de monnaie dans le commerce de la fourrure (Ceci 1982 : 100-101). D’un autre côté, la faculté de dispersion géographique et sociale du produit de fabrication industrielle employé dans les broderies conjure le monopole dont jouit l’État dans la production du texte de loi. Le papier sur lequel est imprimé le texte est un vecteur tout aussi versatile. Il représente d’un côté le véhicule de l’autorité symbolique, notamment face à la parole orale. D’un autre côté, le timbre de téléchargement de l’édition numérique de la loi, visible au bas de chacune des pages, témoigne de l’envoi du texte à distance et de sa reproduction sur un autre papier qui a, quant à lui, servi de canevas au tissage du texte dissident (satellite beading sessions). Les pièces brodées s’enrichissent en outre de la métaphore de la cicatrice que l’artiste a développée par la suite dans la série Scar Project (2005-2013) : la broderie recouvre effectivement le texte de loi comme une peau rouge qui se recoud, ne laissant de l’écriture blanche que d’apparentes cicatrices.
Les broderies « merveilleusement lourdes et tactiles » d’Indian Act (Capell 2003 : 100) sont attachées à une pratique culturelle spécifique que Robert Houle a décrite comme une activité « spirituelle », « laborieuse et méditative » de communication avec les siens, notamment avec les ancêtres (Houle 2004 : 46-47). Selon le Lexique de la langue algonquine de Jean-André Cuoq, le terme manitowi signifie « être en communication avec les esprits » (Cuoq 1886). Cette expression partage un même trait sémantique avec le terme qui désigne les perles, manitouminaehns (Johnston 1978). Le tissu qui en résulte relève de la trace et de la signification. Ainsi, l’activité du perlage représente non seulement le prolongement d’un art séculaire anichinabé, mais elle se trouve également à l’intersection de l’oralité, du silence et de l’écriture. En oblitérant le graphe avec le tracé d’une archi-écriture, Indian Act de Nadia Myre transporte la critique du texte de la Loi sur les Indiens sur le terrain d’une toute autre tradition intellectuelle.
Parties annexes
Note biographique
Richard Lefebvre, Ph.D. en littérature comparée (UdeM, 2003) est professeur de littérature. Il s’intéresse aux littératures des Amériques (xvie-xxe siècles) en testant diverses approches, dont la narratologie, la sociologie de la littérature, les poétiques de l’oralité et la grammatologie. Ses articles sur la littérature et sur les arts visuels ont été publiés dans les revues canadiennes Voix et Images, Voix plurielles et Inter.
Ouvrages cités
- CAPELL, David, 2003 : « The Invention of Line: Nadia Myre’s Indian Act ». Parachute 111 : 99-111.
- CECI, Lynn, 1982 : « The Value of Wampum among the New York Iroquois: A Case Study in Artifact Analysis ». Journal of Anthropology Research 38(1) : 97-107.
- CUOQ, Jean-André, 1886 : Lexique de la langue algonquine. Chapleau, Montréal.
- JOHNSTON, Basil, 1978 : Ojibway Language: Lexicon. Department of Ethnology / Royal Ontario Museum, Toronto.
- HOULE, Robert, 2004 : « Transcoder / transporter », in Rhonda L. Meier (dir.), Nadia Myre: Cont[r]act : 44-48. Dark House, Montréal.