Résumés
Résumé
Alors que l’essor de l’industrie minière au Canada s’appuie sur des régimes légaux considérés par plusieurs comme exemplaires, plusieurs pays d’Afrique ont connu, depuis les années 1980, différentes vagues de réformes visant à faire du secteur minier un moteur de développement. Ces réformes, parrainées par les institutions financières multilatérales, se sont traduites par des résultats souvent mitigés. À partir d’une perspective ancrée dans certains courants de l’économie politique internationale, cet article interroge les relations d’influence qui caractérisent la définition et l’opérationnalisation des régimes miniers, au Canada comme en Afrique. Tout en tenant compte des spécificités propres à chaque contexte, certaines similitudes peuvent être notées dans les expériences de réforme de ces deux régions, notamment quant à leur impact sur les capacités de régulation de l’État à cet égard. Les auteures suggèrent qu’à terme, les déséquilibres constatés dans les rapports de pouvoir entre acteurs concernés présentent le risque de donner lieu à des problèmes de légitimité pour les activités des investisseurs miniers eux-mêmes.
Abstract
If on the one hand, the success of the mining industry in Canada has been attributed at least in part to the existence of mining regimes which are considered exemplary, on the other, many countries in Africa have experienced different currents of reforms since the 1980s, which aimed to make the mining sector the primary engine for development. These successive reforms, which were introduced under the leadership of the multilateral financial institutions, have given rise to results which at best could be considered mixed. Drawing on perspectives inspired by certain currents of international political economy, this article examines the relations of influence which characterise the definition and the implementation of mining regimes in Canada as well as in Africa. While paying close attention to the specificities which characterise each different context, certain similarities can nonetheless be identified concerning the reform processes in the two regions, notably with regard to their consequences for the regulatory capacity of the state in the sector. The authors suggest that over time, the asymmetrical relations of power that can be observed among the actors involved risk giving rise to problems of legitimacy for the mining investments themselves.
Resumen
Mientras el sector de la industria minera en Canadá se apoya en regímenes legales considerados como ejemplares, desde 1980, varios países africanos están pasando por diversas oleadas de reformas con el fin de convertir el sector minero en un motor de desarrollo. Estas reformas, patrocinadas por las instituciones financieras multilaterales han dado resultados a menudo mitigados. A partir de una perspectiva anclada en cierta corriente de la economía política internacional, este artículo examina las relaciones de influencia que caracterizan la definición y la operacionalización de los regímenes mineros, tanto en Canadá como en África. Aún teniendo en cuenta las particularidades de cada contexto, algunas similitudes pueden comprobarse en las experiencias de reformas de estas dos regiones, especialmente respecto al impacto sobre la capacidad de regulación del Estado en ello. Los autores sugieren que al final, los desequilibrios observados en las relaciones de poder entre actores interesados presentan el riesgo de dar lugar a problemas de legitimidad para las actividades de las empresas inversoras.
Corps de l’article
Propulsée par la croissance des pays émergents qui favorise le maintien d’une forte demande pour les métaux et minéraux et par une tendance générale de prix à la hausse, l’industrie minière mondiale connaît un essor fabuleux depuis le début des années 1990. Cet essor survient dans un contexte de transformations profondes de cette industrie, qui a notamment connu, au cours des vingt-cinq dernières années, le développement d’innovations technologiques majeures et la création de marchés globaux de capitaux ayant permis la multiplication des sources internationales de financement des projets (World Bank et IFC 2003 : 1). Les sociétés d’État minières, qui dominaient encore le marché au début des années 1980, ont progressivement cédé le terrain aux entreprises privées, conférant à l’exploitation mondiale des métaux et minéraux un visage résolument transnational.
L’expansion de l’industrie minière sur une échelle transnationale a obéi à plusieurs facteurs qui vont de l’entrée en vigueur de législations environnementales plus strictes dans les pays d’origine des grandes entreprises minières (Feeney 2002 : 210), à la négociation croissante d’accords de libre-échange et d’ententes commerciales bilatérales par les pays en développement présentant un potentiel minier exceptionnel, notamment en Afrique et en Amérique latine. L’intérêt des sociétés étrangères à exploiter ces minerais allait de pair avec l’intérêt des principaux bailleurs de fonds de ces pays (les institutions multilatérales de financement) à encourager ceux-ci à mettre en valeur cette richesse pour relancer leur développement économique. Pour bien se positionner, beaucoup d’États de ces régions ont donc été invités, depuis une vingtaine d’années, à procéder à une vaste entreprise de réforme de leurs législations minières, en vue d’offrir aux investisseurs étrangers un cadre attrayant pour le développement de leurs activités.
Comptant, en 2007, pour plus de soixante milliards de dollars d’investissement en projets dans les pays en développement (Canadian Centre for the Study of Resource Conflict 2009 : 3) et ayant des intérêts dans quelque 7 800 propriétés situées dans plus de cent pays (Brassard 2006 : 7.2), les entreprises minières canadiennes ont tout particulièrement profité de l’ouverture de ces nouveaux marchés. Leur succès unique s’appuie à la fois sur la longue tradition minière du pays, sur les conditions intéressantes offertes aux investisseurs par les places boursières canadiennes, ainsi que sur les politiques traditionnellement favorables à l’exploitation minière mises en place par les différents gouvernements. En 2009-2010, pour une troisième année consécutive, le Québec était ainsi considéré par les investisseurs miniers comme la juridiction la plus attrayante pour l’exploration et le développement miniers parmi soixante-douze autres à travers le monde (McMahon et Cervantes 2010).
Cet article propose une réflexion qui met en parallèle les lois minières canadiennes, souvent perçues comme exemplaires, avec les réformes mises en oeuvre en Afrique au cours des années 1980 et 1990 dans la foulée des tendances évoquées plus haut. Il ne s’agit pas ici de comparer les cadres réglementaires des deux régions, mais bien, en portant une attention sur les principes qui guident les processus de réforme dans le secteur, de chercher à faire ressortir les relations d’influence qui caractérisent la définition et l’opérationnalisation des régimes miniers dans plusieurs pays africains riches en ressources minières depuis plus de vingt ans. Les régimes miniers assignant des rôles et des pouvoirs particuliers aux acteurs concernés, nous cherchons à comprendre quels sont les pouvoirs du régulateur, les droits et responsabilités des entrepreneurs et les valeurs mises en avant dans ces lois, ainsi que leur origine. Comme nous le verrons, certains des principes fondateurs des régimes miniers nord-américains de la fin du xixe siècle semblent avoir sensiblement influencé le processus de libéralisation des régimes africains dans les deux dernières décennies du xxe.
En contexte de mondialisation et d’ouverture des marchés, les réformes des législations en Afrique ont été caractérisées par le retrait marqué des autorités gouvernementales dans la régulation du secteur. Cela fait écho aux origines des régimes miniers canadiens, définis de manière à limiter l’intervention discrétionnaire de l’État et conduisant à l’institutionnalisation de relations de pouvoir que l’on peut considérer comme asymétriques entre les compagnies minières et les communautés affectées par leurs activités. Cette réalité a eu des conséquences importantes pour les processus politiques locaux et pour la capacité des populations à faire valoir leurs positions dans le cadre des processus décisionnels entourant la gestion du territoire et des ressources.
En se situant dans la perspective analytique proposée par certains courants en économie politique internationale, cette étude débutera par un retour sur les valeurs et principes fondateurs des régimes miniers canadiens et par un examen des principales contraintes qu’ils ont léguées pour la régulation du secteur, particulièrement dans les rôles et pouvoirs assignés aux différents acteurs en la matière. Nous pourrons ensuite nous pencher sur les processus de réforme des régimes miniers conduits dans les années 1980 et 1990 en Afrique afin de nous interroger sur les similitudes qui les ont caractérisés, ainsi que leur impact, notamment en ce qui concerne le rôle de l’État. La dernière partie de cet article permettra enfin de mettre en lumière les implications proprement politiques des tendances observées dans les deux premières parties, pour ce qui concerne non seulement les modes de gouvernance spécifiques au secteur, mais également l’enjeu de la légitimité même des investissements miniers et les perspectives de développement pour les pays africains visés.
L’héritage des régimes miniers canadiens
Un régime peut être défini comme un « ensemble d’arrangements de gouvernance [incluant] les réseaux de règles, normes et procédures qui régulent les comportements et contrôlent leurs effets » (Keohane et Nye 1997). Les travaux de Strange (1994, 1996, 1998) sur l’économie politique internationale nous amènent à concevoir le régime minier comme faisant partie d’une structure de pouvoir plus large qui oriente et conditionne les relations entre les acteurs concernés. Cette structure influence la nature de l’espace de négociation entre ces acteurs, ainsi que les résultats des négociations et le pouvoir des participants de mettre de l’avant des politiques distinctes de celles déjà en place. Selon cette perspective, la capacité de façonner les structures politiques dans lesquelles émergent et évoluent les régimes dépend en grande partie de la capacité de mettre de l’avant des « valeurs prioritaires » dans ces structures (qui peuvent être, par exemple, prospérité et richesse, justice et équité, sécurité, ordre et stabilité, liberté et autonomie de décision, etc.) [Chavagneux 1998 : 58]. Ainsi, les valeurs privilégiées par ceux qui détiennent du pouvoir contribueraient de facto à favoriser certaines positions ou certains intérêts plus que d’autres. La hiérarchisation de valeurs potentiellement conflictuelles à travers la définition des régimes témoignerait à cet égard d’un équilibre atteint dans les négociations à l’oeuvre dans une structure, et l’on pourrait ainsi croire que toute entreprise de réforme des régimes serait susceptible de conduire à une modification de cet équilibre.
Au Canada, cependant, malgré les multiples processus de réforme conduits au fil des ans, notamment en vue d’adapter les lois minières aux valeurs sociales et environnementales en émergence, les principes fondateurs de ces lois, qui témoignent d’une hiérarchisation particulière des valeurs en présence, demeurent aujourd’hui pratiquement inchangés. Dans l’article qu’il signe pour ce numéro spécial, Ugo Lapointe montre la continuité de certains droits et pratiques, illustrés notamment par la permanence du principe de free mining[1] dans nos régimes. Ce principe a pourtant fait son apparition dans le contexte politique et économique bien particulier des ruées vers l’or et d’un vide juridique à combler (Barton 1993 ; Lapointe 2009), un contexte qui a significativement évolué depuis la fin du xixe siècle.
Malcom Taggart définit ainsi les trois droits interreliés garantis par les régimes miniers canadiens en vertu du principe de free mining : « le droit d’entrée sur les terres où le minerai est contenu ; le droit d’acquérir un claim sur ces terres ; et le droit d’obtenir un bail minier en vue d’extraire la ressource » (Taggart 1998).
Si à l’époque elle répondait explicitement, comme l’indique Lapointe dans son article (dans ce numéro), aux doléances exprimées par les promoteurs et à une volonté, pour le régulateur, « de les accommoder » (Barton 1993 : 117), une telle configuration de droits soulève plusieurs enjeux dans le contexte régulatoire actuel. Nous en retiendrons ici quatre, qui sont particulièrement importants pour notre analyse et qui ont un impact direct sur la structure de pouvoir à l’oeuvre et sur la capacité des différents acteurs (communautés, élus locaux, etc.) à faire valoir leurs positions et intérêts dans le cadre des processus décisionnels concernant le développement du territoire et des ressources au Canada.
La priorité au développement minier
D’abord, un régime minier basé sur le free mining accorde de manière nette la priorité au développement minier devant toute autre utilisation du territoire. L’appropriation unilatérale de la ressource via le système du claim – qui intervient de fait avant tout débat public sur l’intérêt de développer une mine dans une région donnée – fait que, dans bien des cas, l’exploitation minière apparaîtra comme le seul mode valable de mise en valeur du territoire d’un point de vue économique. Bien que l’État canadien conserve le droit de soustraire certaines terres à la prospection minière, ce qui pourrait être fait notamment « pour satisfaire les obligations du Canada en vertu de traités conclus avec les peuples autochtones » (ICDR 1997 : 9), les valeurs liées au développement économique et à l’autonomie de décision pour les investisseurs, telles que portées par le principe du free mining, tendent à primer, dans la pratique, sur celles favorisant la protection du territoire ou la promotion des intérêts des tiers : « […] puisque toutes les terres sont ouvertes à l’exploration et au jalonnement à moins que l’accès en soit soustrait au préalable, cela représente un jugement par défaut selon lequel l’exploitation minière représente la meilleure et la plus optimale utilisation des terres en question » (Bankes et Sharvit 1998-1999 : 13). Au Québec, le secteur minier jouit encore aujourd’hui d’un statut privilégié à l’égard des décisions des municipalités et municipalités régionales de comtés en vertu de l’article 246 de la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme, qui prévoit que
[a]ucune disposition de [cette] loi, d’un schéma d’aménagement et de développement, [ou] d’un règlement de zonage ne peut avoir pour effet d’empêcher le jalonnement ou la désignation sur carte d’un claim, l’exploration, la recherche, la mise en valeur ou l’exploitation de substances minérales […], faits conformément à la Loi sur les mines.
Loi sur l’aménagement et l’urbanisme, L.R.Q., chapitre A-19.1, a.246
Ainsi, contrairement à l’ensemble des activités de développement (agriculture, développement urbain, foresterie, etc.) qui peuvent faire l’objet d’une planification par les représentants élus aux niveaux local et régional, les activités minières échappent entièrement à leur contrôle et peuvent même, dans certains cas, entrer directement en conflit avec les plans qu’ils définissent dans le cadre, entre autres, de leurs schémas d’aménagement et de développement du territoire. À ce sujet, Barton explique ceci :
[…] les minerais représentent la seule ressource qui peut être appropriée et exploitée en vertu d’un titre obtenu de la Couronne en conséquence de sa propre initiative. Les droits de coupe, les droits gaziers et pétroliers ainsi que le droits de pêche et de piégeage sont tous délivrés par le gouvernement et seulement à l’issue d’une décision discrétionnaire. Avant que cette décision ne soit rendue, le gouvernement a la possibilité de tenir compte des enjeux fonciers et d’utilisation des ressources que la demande soulève, de s’engager dans un processus de gestion de l’utilisation des terres, et de minimiser les conflits liés à l’utilisation des ressources. L’impact d’une utilisation spécifique de la ressource doit être évalué et mesuré au regard des autres utilisations possibles. Si certains sont intéressés à obtenir des claims miniers dans une zone donnée, alors la gestion des ressources et la planification de l’utilisation de ces terres doivent contourner les claims.
Barton 1994 : 3
Les obstacles à la participation du public
En second lieu, la priorisation de la valeur associée à la liberté d’action pour les entrepreneurs dans les régimes miniers conditionne la manière selon laquelle la plupart des juridictions canadiennes appréhendent la participation ou la consultation des communautés affectées lorsque des droits miniers sont accordés. Les consultations publiques qui doivent, dans certaines circonstances, être conduites dans le cadre du processus d’approbation d’un projet minier, sont en effet généralement renvoyées à une étape avancée des projets miniers, soit au cours des travaux d’exploration avancée ou un peu avant l’étape de la production. Or, les travaux d’exploration qui peuvent être librement effectués sur le territoire avant cette étape donnent eux-mêmes lieu à une série d’impacts potentiels qui ne sont donc pas soumis à la participation publique, tout en influant sur les décisions qui pourront être prises ultérieurement (Bankes et Sharvit 1998-1999 : 9, 12, 44-46). À ce sujet, les consultations conduites au Canada négligent l’importance d’une participation préalable dans les processus décisionnels miniers et n’incluent pas le droit au consentement pour les populations locales, lequel droit, bien que désormais au coeur des débats nationaux et internationaux portant sur l’insertion des projets miniers dans leur environnement à travers le concept de consentement libre, préalable et informé (Free, Prior and Informed Consent), n’apparaît pas dans la législation canadienne (Herz, La Vina et Sohn 2007 : 7-11[2]).
Les premières nations sont tout particulièrement touchées par ces lacunes dans le droit prévu à la consultation par le cadre de régulation du secteur minier au pays. En dépit de la reconnaissance, dans la jurisprudence canadienne, du droit à la consultation dans les cas d’interférence avec des droits territoriaux autochtones reconnus (notamment par les arrêts Sparrow [1990] et Delgamuukw [1997]) ou connus mais non encore prouvés (arrêt Haida [2004] ; Jacobs 2005 ; Prno 2007 : 21), le principe du free mining implique que les peuples autochtones ne peuvent interdire l’accès au territoire qu’ils occupent (indépendamment des droits qu’ils détiennent sur celui-ci et à moins seulement que ce territoire fasse l’objet d’une déclaration d’inaliénabilité dans le cadre de négociations sur la résolution des revendications territoriales[3]) à aucun prospecteur minier : « les décisions de la Cour Suprême telles que Taku River Tlingit (2004) et Mikisew (2005) ont clairement et systématiquement affirmé que les Premières Nations n’ont aucun pouvoir de veto sur le développement minier, et encore moins sur l’exploration minière » (Qureshy 2006 : 1). Selon le chef de la Walpole Island First Nation, il semble de surcroît que « la Couronne a été lente à accepter ses obligations juridiques, et [que] la consultation des Premières Nations par la Couronne était menée sur une base ad hoc, ou pas du tout » (Jacobs 2005).
Pour Bankes et Sharvit, qui s’intéressent aux conflits entre législation minière et revendications de titres autochtones dans les Territoires du Nord-Ouest et au Yukon, les régimes basés sur le free mining demeureraient en ce sens « en contradiction avec un titre autochtone existant et [sont] donc inconstitutionnels à moins d’être justifié[s] conformément aux critères élaborés par la Cour suprême du Canada » (Bankes et Sharvit 1998-1999 : 1).
Des pouvoirs discrétionnaires réduits pour l’État
Troisièmement, la permanence du principe du free mining dans la législation canadienne contribue toujours à circonscrire la capacité d’intervention de l’État dans le secteur, qui pourrait être motivée par des raisons d’intérêt public ou en vue de la reconnaissance des positions de groupes d’intérêts particuliers, tels que les peuples autochtones. Selon Barry J. Barton, la délégation d’autorité consacrée par le régime aux entrepreneurs miniers par l’entremise de ce principe se ferait effectivement en partie aux dépens de celle de l’administration
La principale caractéristique du système de free entry réside dans l’absence totale de pouvoir discrétionnaire pour les agences gouvernementales quant au déploiement de l’exploration minière, à la localisation des claims ou à l’acquisition des baux miniers pour la production. Des pouvoirs discrétionnaires sur ces enjeux existent, mais ils se situent au niveau des prospecteurs du secteur privé et des compagnies minières qui décident où localiser les claims et présentent des demandes de bail.
Barton 1998 : 39
Ces contraintes sont directement associées au troisième droit prévu par un cadre de régulation fondé sur le free mining, qui offre aux promoteurs la garantie de pouvoir exploiter une ressource découverte. Le gouvernement n’est donc pas en droit de s’opposer à cette exploitation si les conditions de base sont satisfaites. Au sujet des régimes miniers des Territoires du Nord-Ouest et du Yukon, Bankes et Sharvit indiquent par exemple que :
[à] partir du moment où certaines conditions minimales sont satisfaites, il y a un droit de conversion d’un claim en bail et ces intérêts peuvent perdurer pour plusieurs décennies ou plus. […] [L]’intervention du gouvernement est maintenue à un minimum et la liberté d’appréciation (ou le pouvoir), significativement restreinte. Ainsi, le conservateur des registres est dans l’obligation d’enregistrer les claims et le ministre obligé de délivrer un bail à condition que, dans les deux cas, certaines conditions minimales et de pure formalité aient été satisfaites. Non seulement les régimes rendent-ils possible l’aliénation des intérêts sur les terres visées par un droit ancestral, mais en fait ils exigent de telles aliénations lorsque demandées par un jalonneur.
Bankes et Sharvit 1998-1999 : 27
Comme l’observe Taggart, « les systèmes non basés sur le free entry (les systèmes de location ou de concession par exemple) offrent à l’État un pouvoir discrétionnaire beaucoup plus grand dans le processus décisionnel visant à déterminer qui pourra développer les ressources minières et où » (Taggart 1998 : abstract ; Barton 1994 : 1-2). Il s’agit d’ailleurs là de décisions d’importance, proprement politiques, et qui dépassent les considérations techniques actuellement prévues comme uniques balises pour accorder ou refuser à un entrepreneur le droit de procéder à l’exploitation d’un gisement. La limitation des pouvoirs discrétionnaires de l’État, garantie au nom de la liberté d’action de l’industrie, touche à cet égard l’ensemble des autorités publiques canadiennes, incluant les gouvernements locaux, dont les prérogatives en matière de régulation des activités minières sont nulles, tel que souligné plus haut.
Une structure de pouvoir asymétrique
Enfin, le quatrième enjeu soulevé, dans le contexte régulatoire actuel, par la permanence du principe de free mining dans les régimes miniers canadiens, concerne plus directement le traitement préférentiel dont profitent les investisseurs miniers en vertu de l’autorité et de l’autonomie que leur offrent le libre accès à la ressource et la garantie de pouvoir l’exploiter, tels que prévus à la législation (Campbell, Karen, 2004 : 1). Comme on l’a vu à travers les trois points précédents, le régime légal et politique en place pour l’acquisition de droits d’exploration et d’exploitation minière au Canada tend nettement à prioriser les droits et les intérêts des entrepreneurs miniers et semble laisser un espace bien mince pour l’expression de positions distinctes ou divergentes.
Cette situation apparaît comme le résultat de l’émergence de structures de pouvoir fondées entre autres sur la dépendance de l’État à l’égard de l’entrepreneuriat minier privé, notamment pour ce qui concerne l’accès au capital et à la technologie pour la mise en valeur des ressources minières du territoire national (Paquette 1982 : 110, 546-547). Mais la définition, dans un contexte historique bien précis (Barton 1994 : 3), des conditions optimales d’opération pour les investisseurs – et donc, corollairement, des conditions optimales de régulation – a conduit ni plus ni moins à une distribution du pouvoir que l’on pourrait qualifier d’asymétrique et qui a remis en cause la capacité même des autres acteurs concernés à intervenir par la suite dans la mise à jour régulière dont ces lois font l’objet depuis plusieurs décennies. Les régimes miniers canadiens ont certes beaucoup évolué depuis le xixe siècle, notamment en raison de l’émergence de valeurs socio-environnementales se posant à plusieurs égards en contradiction avec les valeurs inhérentes au free mining (Laforce, Lapointe et Lebuis 2009 : 62-64). La modernisation des régimes miniers a toutefois été réalisée d’une manière qui a conduit à une certaine hiérarchisation des ensembles de valeur en présence, si bien que les populations visées, de même que leurs élus, disposent toujours d’une marge de manoeuvre réduite pour intervenir dans les choix de développement du territoire et des ressources qui sont à leur disposition pour atteindre leurs objectifs.
Instaurés en vue de garantir la stabilité du titre minier, ces régimes pourraient d’ailleurs paradoxalement, dans le contexte de la reconnaissance croissante des droits autochtones et de la légitimité de leur rôle dans la gouvernance locale prévalant au cours des années 1990 (Hitch 2006 : 6), être à la source de risques accrus pour les investisseurs :
Le système de free entry a été conçu pour offrir une protection à l’industrie minière face à l’incertitude associée aux différents programmes politiques ; il garantit aux compagnies que leurs efforts en vue de trouver un gisement profitable porteront fruit s’ils investissent suffisamment. Toutefois, investir plus ne protège pas nécessairement les compagnies contre le risque représenté par l’opposition des Premières Nations. Dans ce cas, le système de free entry a dans les faits exacerbé l’incertitude des compagnies en créant un vide politique et légal autour de la question de savoir quand et comment les Premières Nations peuvent intervenir dans le processus décisionnel.
Qureshy 2006 : 2-3
Tels que décrits par Ugo Lapointe dans ce numéro, les exemples des conflits contemporains associés aux droits garantis par le système du free mining au Canada témoignent des risques associés au cadre de régulation actuel. Ils soulignent également l’importance de tendre vers un meilleur équilibre des pouvoirs pour un développement sain de cette industrie. Nous pourrons maintenant observer, au cours de la seconde partie de cet article, que la tendance vers l’émergence de structures asymétriques de pouvoir que l’on observe au Canada est aussi apparue comme l’une des conséquences des multiples processus de réforme dont ont fait l’objet les régimes miniers en Afrique au cours des années 1980 et 1990. Comme nous le verrons, cette évolution pose également sur ce continent divers obstacles à une intégration harmonieuse et profitable des investissements miniers dans les objectifs de développement à plus long terme des pays visés.
Examen des processus de réforme des régimes miniers en Afrique
Le contexte politique, économique, social et culturel est évidemment totalement différent quand s’amorce, à la fin des années 1980, sous l’initiative des institutions financières multilatérales, la révision des régimes miniers de plusieurs pays africains. Mais nous verrons ici comment certains des éléments associés à l’élaboration des régimes miniers nord-américains peuvent évoquer des similitudes avec les résultats des processus de libéralisation des régimes miniers africains[4]. Cette analyse sera réalisée en examinant les principes et les orientations générales des mesures qui ont donné lieu à un retrait marqué des institutions étatiques, contribuant avec le temps à l’institutionnalisation de relations de pouvoir et d’influence que l’on pourrait qualifier d’asymétriques concernant la régulation des activités minières en Afrique. Ces tendances ont également eu pour effet, tel qu’il sera démontré, de conditionner la distribution des responsabilités et des pouvoirs (particulièrement entre acteurs publics et privés), les choix de stratégies de développement à privilégier et les formes de participation qui en résultent dans les processus décisionnels associés au secteur.
Aux origines des processus de réforme
Les deux dernières décennies ont donné lieu à des réformes profondes de nombreux régimes miniers en Afrique, processus à la fois étendus et continus. Déjà en 1995, trente-cinq codes miniers du continent avaient été revus, et plusieurs ont par la suite fait l’objet d’une, voire de plusieurs réformes supplémentaires[5]. Si de nombreux acteurs ont participé à ces initiatives de réforme, dans le contexte du lourd endettement de plusieurs pays riches en ressources minières au début des années 1980 et des programmes d’ajustement structurel alors mis en oeuvre[6], les institutions financières multilatérales, et plus spécifiquement le Groupe de la Banque mondiale (GBM), ont joué un rôle fondamental dans la détermination de l’orientation des mesures à adopter. Compte tenu du haut taux de rendement qu’ils permettent pour les économies d’accueil et de l’entrée importante de devises étrangères qu’ils représentent, les investissements miniers apparaissaient comme un instrument intéressant permettant de favoriser la poursuite des remboursements sur les dettes extérieures nationales et de maximiser l’intégration des économies en développement aux marchés mondiaux (Ross 2001 : 5 ; World Bank et IFC 2003 : iv). Leur promotion représentait donc une stratégie propice à un rétablissement de l’équilibre financier, et répondait ainsi à l’une des préoccupations fondamentales des institutions financières internationales.
Le GBM a ainsi participé, au cours de la seule période 1990-1997, à plus de vingt projets d’examen et de révision des lois concernant l’exploitation minière au sein de pays en développement de tous les continents (Onorato, Fox et Strongman 1998 : 14), le but étant ici « de favoriser le développement, par le secteur privé, d’une industrie minière acceptable d’un point de vue social et environnemental » (World Bank 1996 : 1). Considérant les implications importantes de ces réformes, notamment pour le développement économique et social des pays ciblés, il est intéressant d’examiner certains des principes et des valeurs qui ont orienté la plupart des mesures alors introduites.
Influences et valeurs à l’origine de la nouvelle définition des régimes
Les approches adoptées pour la réforme des régimes miniers privilégiées par la Banque mondiale au début des années 1990 ont été systématisées à travers diverses études régionales, dont une sur l’Afrique et une autre sur l’Amérique latine (World Bank 1992, 1996). Selon l’étude portant sur l’Afrique, publiée en 1992, la plupart des États africains, qui assumaient alors un rôle central dans le développement de leur économie mais demeuraient prisonniers du cycle de l’endettement, ne présentaient plus les capacités de gestion et les capacités techniques ni le capital de risque nécessaires pour investir et permettre la mise en valeur du potentiel minier du continent. La relance du secteur devait donc « dépendre largement de l’attraction de nouveau capital de risque provenant des compagnies minières étrangères » (World Bank 1992 : 10), considérant que, par le passé, ce sont précisément les « entreprises minières internationales qui fournissaient les capacités techniques et de gestion et mobilisaient le financement nécessaire pour les projets à identifier et à mettre en oeuvre » (World Bank 1992 : xi). Selon cette perspective,
[le] principal objectif des interventions des bailleurs de fonds dans le secteur minier en Afrique – que ce soit à travers le soutien technique ou le financement des investissements – devrait être de faciliter l’investissement privé et d’aider à réduire les risques associés aux projets pour les investisseurs privés.
World Bank 1992 : xii
En bref, le rapport suggérait donc qu’afin de s’adapter aux conditions modernes de l’industrie, l’objectif premier des pays africains devait consister à éviter la propriété d’État dans le secteur en cherchant plutôt à attirer des investisseurs privés, dans la plupart des cas étrangers.
En vue de la formulation de recommandations précises de réformes à adresser aux gouvernements africains, cette logique alors aux fondements de la réforme des législations minières a conduit le GBM à commander un sondage auprès de quatre-vingts entreprises minières, afin de mieux comprendre leurs préoccupations ainsi que les conditions optimales d’investissement. Il est intéressant de souligner à ce titre qu’en dépit de l’importance accordée au rôle du secteur minier comme catalyseur pour stimuler les stratégies locales de développement et de croissance, la Banque mondiale n’a pas entrepris de telles consultations, à cette étape du processus de réforme, auprès des acteurs locaux africains, des décideurs ou des représentants communautaires. La nature de cette initiative rappelle, à cet égard, le statut privilégié également réservé aux entrepreneurs miniers en Amérique du Nord, notamment en ce qui concerne la participation au processus même de définition et de redéfinition des conditions de régulation de cette industrie.
Telles que présentées dans l’étude de 1992, les principales qualités d’un cadre légal et réglementaire minier « approprié » incluaient sa stabilité et sa clarté, limitant de manière explicite la discrétion ministérielle et la nécessité d’une coordination avec les autres législations (World Bank 1992 : 21). De même, en ce qui a trait à la nature des droits miniers concédés, la législation devait en faire des titres de propriété librement transférables, garantis sur de longues périodes (vingt ou trente ans pour l’exploitation, avec possibilité de renouvellement), prévoir une définition claire des clauses de révocabilité et permettre la conversion facile des permis d’exploration en permis d’exploitation. Sur ce plan, le modèle de cadres réglementaires africains « appropriés » proposait un mode de fonctionnement équivalant aux dispositions qui constituent l’essence des législations minières canadiennes s’appuyant sur le principe du free mining.
La prémisse faisant de l’investisseur étranger l’agent le plus à même de développer adéquatement – et d’une manière optimale – la ressource est également à l’origine des réformes institutionnelles jugées nécessaires pour mettre en oeuvre les nouvelles réglementations, telles que recommandées par la Banque mondiale. Ces réformes incluaient en effet en tout premier lieu la privatisation des entreprises d’État dans le secteur, étant entendu que « les investisseurs privés sont nécessaires comme partenaires majoritaires au sein des sociétés d’État minières pour faire en sorte que celles-ci développent leur plein potentiel » (World Bank 1992 : 39). Le bon encadrement des activités des opérateurs privés devait passer par la création de nouvelles institutions gouvernementales adaptées (ministère des Mines, département des Mines [sous-division du premier], Agence de promotion minière, Commission géologique et Office environnemental), avec pour chacune un rôle bien défini devant être exercé de manière objective.
La responsabilité du gouvernement de mener à bien les privatisations suggérées témoigne de la redéfinition substantielle de la capacité d’intervention de l’État dans le secteur. Le retrait marqué de l’État des activités productives dans le secteur minier africain, amorcé dans les années 1980 en vue de réduire les déficits budgétaires des pays (UNCTAD 1995 : 4), prenait, à partir des années 1990, un caractère stratégique dans les nouvelles orientations proposées par la Banque mondiale. Comme l’ont révélé les recommandations précitées, le gouvernement a en effet alors été invité à concentrer son intervention sur la création d’un environnement approprié pour l’expansion du secteur privé, et à fournir « une politique minière clairement articulée qui met l’accent sur le rôle du secteur privé comme propriétaire et opérateur [des sites miniers] et sur celui du gouvernement en tant que régulateur et agent de promotion » des activités des tenants des nouveaux droits (World Bank 1992, nous soulignons).
Comme on l’a vu, la formulation d’un cadre de recommandations bien précis pour la réforme des codes miniers africains s’est appuyée sur une démarche où, de manière analogue au processus de définition des législations minières canadiennes au xixe siècle, les perspectives et les besoins des investisseurs étaient pris en considération de manière prépondérante ; ainsi le contenu même des recommandations ayant servi à la refonte des lois de dizaines de pays africains au cours des années 1990 fait également écho à l’expérience nord-américaine. L’intérêt de voir l’État se retirer des activités productives dans le secteur et se concentrer sur un rôle de facilitateur, l’exigence d’une discrétion ministérielle minimale et la garantie de sécurité du titre à long terme représentent en effet autant d’éléments révélant que l’approche de la Banque mondiale pour l’ouverture des secteurs miniers africains aux investissements étrangers s’est appuyée sur des valeurs similaires à celles inhérentes au principe de free mining, tel que décrit plus haut.
Réformes importantes concernant le rôle de l’État
Dans le cadre de travaux passés (Campbell, Bonnie, 2004 ; GRAMA 2003), nous avons identifié trois générations bien distinctes de codes miniers adoptés à divers moments entre le début des années 1980 et la fin des années 1990. Si la première génération de codes « s’est traduite par un processus de libéralisation très rapide du secteur minier africain, accompagné d’un retrait massif et programmé de l’État de ce domaine d’activité » (Campbell, Bonnie, 2004 : 7-8), les générations qui ont suivi ont en partie visé, sur la base des études précitées de la Banque mondiale, à répondre aux problèmes posés par les expériences précédentes, notamment grâce à une certaine forme de « re-réglementation » dans le secteur. En effet, on avait alors reconnu que l’État avait bel et bien un rôle à jouer dans la régulation et la facilitation de l’investissement, bien que ce rôle doive demeurer subordonné à celui de « propriétaire et opérateur » assigné aux acteurs privés (Onorato, Fox et Strongman 1998).
Or, il faut reconnaître que les paramètres d’une intervention « souhaitable » de l’État concernant les questions minières en Afrique relèvent d’une question complexe, et ce, à deux égards. D’abord, ils ont généralement été définis de l’extérieur, selon des critères qui ne correspondaient pas toujours aux besoins particuliers et à la situation politique et économique spécifique des pays eux-mêmes (le remboursement de la dette pouvant être opposé, dans l’échelle des priorités, au financement des programmes sociaux par exemple). Ensuite, ils s’appuient souvent sur une logique basée sur les « meilleures pratiques », identifiées notamment par les investisseurs eux-mêmes (transparence, bonne gouvernance, stabilité, etc.), logique qui tient rarement compte du lourd héritage dont sont porteuses plusieurs institutions étatiques africaines et que les réformes des législations minières ont parfois même paradoxalement contribué à renforcer. Les vagues successives de réforme des codes miniers adoptées dans ces pays depuis plus de vingt ans ont dans les faits entraîné un processus de redéfinition du rôle et des responsabilités des gouvernements africains sans précédent historique sur le continent (GRAMA 2003 : 106-109). Trois points nous permettront d’illustrer cet héritage et les implications des réformes minières sur la capacité des États à mettre l’exploitation de leurs ressources au service du développement national.
Premièrement, le retrait de l’État du secteur minier a été accompagné par un processus parallèle qui s’est poursuivi jusqu’à aujourd’hui : la redéfinition de son rôle et une certaine réduction de sa souveraineté. Des sept éléments de changement de politique proposés par une autre étude commandée par la Banque mondiale en 2001 en vue de créer un climat favorable à l’investissement minier dans les pays en développement, quatre concernaient directement la fonction de régulation de l’État. La capacité de ce dernier de veiller à la satisfaction d’objectifs de développement se trouve sérieusement compromise par la proposition voulant qu’il se retire encore davantage du contrôle des principaux instruments macroéconomiques, alors qu’on l’invite notamment à « [p]ermettre ou élargir l’accès privé aux ressources auparavant réservées à l’État, ce qui implique une transformation majeure du concept de souveraineté pour plusieurs pays en développement » (Naito, Remy et Williams 2001 : 6, nous soulignons).
En deuxième lieu, le processus de redéfinition du rôle de l’État dans le secteur minier et de reconceptualisation de sa souveraineté rappelle aussi, à certains égards, les observations de Susan Strange sur l’autonomie et l’autorité limitées des États, de même que leur capacité réduite à influencer l’évolution de leurs propres structures. Selon l’auteure, la distribution du pouvoir structurel aurait, au cours des dernières années, été clairement modifiée à l’avantage des acteurs privés, et tout particulièrement des sociétés transnationales. Dans un ouvrage collectif publié en 2001, l’auteure décrit ainsi les conséquences de la croissance des investissements directs étrangers sur le pouvoir structurel des États : « [...] le pouvoir positif des États à exploiter leurs ressources internes est nettement contraint lorsqu’il s’agit d’influencer où et comment la production internationale prend place. Ils constatent alors qu’ils ne peuvent pas diriger ; ils peuvent seulement négocier » (Stopford, Strange et Henley 2001 : 14).
Troisièmement, le rétrécissement de la marge de manoeuvre des États africains, corollaire de la nécessité de s’adapter aux recommandations de réformes conçues par des acteurs extérieurs aux pays visés, a parfois été accompagné par l’institutionnalisation de certains modes de reproduction des relations de pouvoir. En dépit de la supervision du processus de réforme des codes miniers assurée notamment par la Banque mondiale, dans certains pays particulièrement riches en ressources, les formes particulières d’une « politique des mines[7] » qui ont émergé présentent en effet plusieurs lacunes sur le plan de la transparence et de l’imputabilité. Ces formes de reproduction du pouvoir s’appuient entre autres sur l’émergence et la poursuite de relations d’influence particulières unissant les décideurs africains à des acteurs extérieurs puissants, qu’ils soient issus du milieu corporatif, financier ou diplomatique, et ce, au détriment du fonctionnement démocratique des institutions qu’ils représentent. Le manque de transparence observé à cet égard doit toutefois être replacé dans le contexte de l’affaiblissement préalable des capacités des institutions publiques nationales – résultat, entre autres, des changements politiques et économiques majeurs opérés au cours des années d’ajustement structurel – et de l’impact indirect des mesures visant l’ouverture à l’investissement minier étranger sur ces mêmes institutions.
Ces implications des réformes minières adoptées en Afrique sur le plan de la souveraineté, ainsi que sur celui du recul du pouvoir de l’État dans la négociation des conditions (notamment financières) d’opération des sociétés minières étrangères et sur celui de la transparence, ont entre autres été observées en Guinée, où le code minier a fait l’objet d’une révision parrainée par la Banque mondiale en 1995. Près de dix ans après l’adoption de la nouvelle législation, l’institution multilatérale reconnaissait, au sujet des exemptions fiscales accordées aux entreprises minières par l’État sur la foi de ses recommandations, que « les exemptions fiscales limitent sévèrement la performance de la Guinée en matière de recouvrement de recettes » (World Bank 2004 : 10). La Banque mondiale attirait également l’attention sur « le nombre important d’exonérations de droits à l’importation, souvent injustifiées, qui favorisent particulièrement le secteur minier » (World Bank 2004 : xi) et qui représenteraient l’un des trois principaux facteurs limitant la mobilisation de recettes fiscales au pays. Estimant à 20 % des revenus totaux (ou environ 3 % du produit intérieur brut) le coût réel des exemptions fiscales accordées au secteur minier en termes de revenus perdus, l’institution ajoutait que « la valeur réelle des exemptions pourrait être plus grande que celle qui est actuellement enregistrée, plusieurs d’entre elles ayant été accordées à des opérateurs individuels de manière informelle à travers les années, soit en tant que faveur ou sur une base de recherche de rente (rent-seeking) ». (World Bank 2004 : 11-12) Dans ce pays comme dans les autres ayant fait l’objet des réformes, et tel que le reconnaissait alors l’Organisation mondiale du commerce, l’industrie minière a été clairement favorisée par rapport à d’autres secteurs de l’économie nationale : « Les incitations octroyées aux entreprises minières approuvées demeurent encore beaucoup plus avantageuses que celles accordées aux entreprises non minières en vertu du Code de l’investissement » (WTO 2005 : 54). Cette tendance ne va pas sans rappeler le statut prioritaire dont jouit l’industrie minière devant les autres modes d’utilisation du territoire et des ressources au Québec et au Canada en vertu des lois adoptées ici il y a plusieurs décennies.
Si les réformes institutionnelles présentées plus haut (incluant la création de nouvelles institutions gouvernementales adaptées) devaient permettre d’améliorer l’efficacité de la gestion publique des affaires minières et, par extension, les bénéfices obtenus par les pays grâce à l’expansion de leur secteur minier, l’adaptation progressive des lois et des institutions africaines s’est invariablement appuyée, au fil des ans, sur les mêmes valeurs et principes que constituent la maximisation de la liberté des promoteurs, la compétitivité des conditions offertes, la réduction du risque à l’investissement, etc. Comme les changements apportés à la Loi sur les mines du Québec au cours des années 1990 n’ont en rien modifié la volonté de l’État de « favoriser au maximum l’exploitation minière [et ont visé au contraire] à simplifier les règles d’acquisition [des droits miniers et] à accroître la sécurité du mode de tenure » (Lamontagne et Brisset Des Nos 2005 : 14, 20) – et ce, en dépit des initiatives parallèlement mises en oeuvre pour assurer une meilleure protection environnementale des territoires concernées –, les réformes des codes miniers africains dans les années 1990 ont effectivement aussi donné lieu à une certaine hiérarchisation des valeurs en présence. Ainsi, les postulats qui ont orienté le processus de réforme et exigé des mesures de retrait de l’État de même que les relations de pouvoir qui expliquent ce pourquoi de tels principes ont été dominants demeurent parmi les facteurs importants pour expliquer les résultats décevants enregistrés dans les dernières années concernant la contribution de l’industrie au trésor public ou à la création d’emplois, et le manque d’attention consacré à la transformation locale et/ou au potentiel de diversification des métaux et des minéraux produits[8].
Au sujet de la transformation des régimes légaux, Gérard Kebabdjian souligne que « si les règles [ou règlements] et procédures [de prise de décision propres à un régime] se modifient alors que les principes et les normes restent les mêmes, on est fondé de soutenir que le régime n’a pas changé car sa philosophie fondamentale demeure identique » (Kebabdjian 1999 : 137). En Afrique, comme en Amérique du Nord, l’adaptation régulière des modes d’encadrement de l’industrie et des institutions qui en sont responsables ne semble pas avoir été élargie au point d’inclure une réflexion et une remise en cause des « principes et normes » qui en constituent le fondement. Et cette évolution a été observée en dépit des problèmes posés par le principe du free mining et par la philosophie sur laquelle il repose, notamment pour une intégration équitable des positions des acteurs concernés dans les processus décisionnels qui concernent le secteur minier. Non seulement la priorisation des droits miniers est-elle, ici comme ailleurs, susceptible de porter atteinte aux droits fondamentaux de plusieurs communautés – droits pourtant reconnus légalement –, mais elle contrevient, comme on l’a vu, à l’intérêt de plusieurs pays africains d’exploiter leurs ressources dans un cadre répondant d’abord à l’intérêt collectif.
Les impacts dérivés d’une démarche de régulation où les relations de pouvoir entre les acteurs concernés apparaissent asymétriques et qui tend à restreindre objectivement la capacité de l’État à imposer des conditions contraignantes pour l’exploitation de ses ressources, sont importants, particulièrement dans le contexte africain. Ces impacts s’observent d’abord sur le plan social, économique et environnemental. Mais à l’heure où l’on cherche un peu partout à intégrer le citoyen dans les décisions concernant la gestion des ressources (notamment avec les procédures d’évaluation environnementale, par exemple), ces impacts se posent également au niveau politique, dans les « modes de gouvernance » des ressources que les lois minières modernisées tendent à instituer[9].
Nouveaux modes de gouvernance et légitimité
L’affaiblissement des capacités institutionnelles des gouvernements africains évoqué plus haut a souvent été compensé par une forme de délégation de certaines fonctions de régulation aux entreprises elles-mêmes. Ces fonctions incluent non seulement l’offre de services, mais également la définition et la mise en application même de la réglementation. Cette tendance relèverait, selon David Szablowski, d’une stratégie « d’absence sélective » de l’État, lui permettant de résoudre le dilemme qui se pose à lui d’un côté devant les demandes internes dont il fait l’objet (notamment les demandes sociales) et, de l’autre, les exigences externes liées à l’établissement du climat d’investissement « sain » présenté précédemment (Szablowski 2007 : 27). Avec une marge de manoeuvre réduite, les États tendraient en effet à privilégier, en réponse à ce dilemme, « l’octroi formel de droits à l’investisseur ainsi que la délégation informelle de responsabilités locales en matière de régulation » (ibid. : 27). Cette tendance impliquerait ainsi « une plus grande (et parfois hésitante) attribution de responsabilités incombant à l’État à des entreprises minières transnationales, à la demande discrète de gouvernements faibles » (ibid. : 59). Par la mise en oeuvre croissante de projets de développement communautaire relevant de leurs stratégies de responsabilité sociale, les entreprises minières sont ainsi appelées à assumer de plus en plus de responsabilités pour ce qui concerne la médiation sociale des impacts locaux de leurs activités.
La situation en Amérique du Nord, notamment au Canada, est évidemment différente. Or, l’État semble tout de même faire face ici à un dilemme similaire qui exige qu’il réconcilie les impératifs liés au démarrage réussi des projets miniers, d’une part, avec ceux liés, d’autre part, aux demandes formulées par la population et par des groupes ciblés, alors même que le principe du free mining inscrit dans les régimes tend à circonscrire, comme on l’a vu, son pouvoir discrétionnaire d’intervenir dans le secteur, notamment en faveur de leurs positions ou de l’intérêt public. Le rôle de fiduciaire qu’il assume à l’égard des peuples autochtones potentiellement affectés par le déploiement de ces projets le place par ailleurs dans une position délicate et peut entrer en conflit avec son intérêt à favoriser le développement et l’exploitation de la ressource.
Cette situation a, entre autres, été observée dans le cadre du processus d’approbation du projet diamantifère d’Ekati dans les Territoires du Nord-Ouest à la fin des années 1990. À cette occasion, l’État canadien a clairement fait la promotion d’une approche souple en matière de régulation, fondée à la fois sur les mécanismes légaux formels en place et sur six ententes parallèles conclues entre l’entreprise et les communautés autochtones concernées d’un côté et entre l’entreprise et les paliers de gouvernement fédéral et/ou territorial de l’autre. Dans son étude indépendante du processus d’approbation de la mine, l’Institut canadien du droit des ressources (ICDR) parlait précisément d’une « redéfinition du rôle du gouvernement dans certains secteurs », qui aurait été caractérisée par « un retrait de certaines fonctions et par un transfert de responsabilités à d’autres participants et participantes » (ICDR 1997 : 43). L’Institut a en effet observé, dans les négociations conduites pour l’approbation du projet, plusieurs exemples de dérogation au modèle réglementaire traditionnel (ibid. : 44-45). Et l’organisme poursuit ainsi : « Le retrait volontaire du gouvernement dans certains secteurs soulève de grandes questions sur son rôle résiduel et sur les responsabilités transférées à d’autres de manière explicite ou implicite » (ibid. : 45), à commencer par l’entreprise elle-même, laquelle, par la négociation des six ententes susmentionnées, a directement participé à la détermination des conditions dans lesquelles elle allait opérer.
En conséquence de ce que l’on observe ici, nous reconnaissons que les nouvelles responsabilités dont les entreprises héritent à certains égards en vertu de cette délégation peuvent avoir une portée importante : « le retrait de l’État de la médiation des relations socio-économiques a laissé l’entreprise privée de plus en plus exposée aux demandes sociales » (Szablowski 2007 : 60). Les ambiguïtés qui en résultent pour ce qui concerne les responsabilités respectives de l’État et des entreprises amènent aujourd’hui, dans bien des cas, ces dernières à devoir répondre directement aux demandes et aux attentes sociales des communautés, qui sont parfois importantes, notamment en Afrique. Les compagnies font ainsi également face, de manière croissante, à un risque de conflit potentiel et, par conséquent, au besoin d’assurer elles-mêmes la sécurité de leurs installations, une situation qui peut les conduire à recourir à l’emploi parfois controversé de forces de sécurité privées (voir Campbell 1999, 2006b). C’est donc rien de moins que la légitimité même des activités des entreprises minières qui se trouve en jeu ici et qui risque à terme d’être compromise en fonction des tendances décrites plus haut.
Régulation et légitimité
Les différents problèmes que l’on a vus et qui sont posés par la définition et par l’opérationnalisation des cadres réglementaires associés au secteur minier ont une incidence directe sur le degré de légitimité qui peut être conféré aux activités minières par les processus de régulation en place (Szablowski 2007 : 15-17). Deux réponses particulières ont émergé au cours des dernières années en vue de contribuer à rendre les projets miniers légitimes en dépit de ces problèmes. Une première réponse récente a été la création d’un ensemble complexe de normes et de standards qui, dans une large mesure, trouve ses origines dans la sphère multilatérale. Cet ensemble concerne, d’une part, plusieurs domaines, allant des évaluations d’impact environnemental aux normes en matière de déplacement de populations, mais aussi, d’autre part, plusieurs institutions, allant de l’Organisation de coopération et développement économiques (OCDE), avec ses Principes directeurs à l’intention des entreprises multinationales, au GBM, avec son régime de Politiques de sauvegarde. Selon Szablowski, ces normes, ainsi que les pratiques qu’elles visent à encourager, constitueraient littéralement un nouveau « système légal transnational ». Contrairement aux cadres légaux nationaux, ce système pose cependant divers problèmes, incluant la question de savoir si cet ensemble de normes est approprié selon chaque contexte national et quelle est son articulation avec les objectifs politiques des pays où oeuvrent les entreprises visées. De même, l’émergence d’un tel ensemble de normes tend à légitimer les activités des opérateurs privés sans pour autant résoudre la question de la clarification nécessaire des responsabilités de régulation des gouvernements.
En parallèle à la promotion de ce système légal transnational, une seconde réponse a également caractérisé les nouveaux modes de gouvernance que l’on observe, soit la mise en place de modes locaux et informels de régulation de l’investissement minier. Ces « nouveaux régimes légaux locaux » sont constitués, comme les régimes transnationaux, en marge de l’espace de régulation national et dans un objectif similaire de légitimation de l’investissement. Ils s’appuient généralement sur les principes de responsabilité sociale corporative et sont formés d’un ensemble de normes et de standards adoptés de manière négociée, que les entreprises s’engagent à respecter dans le cadre de leurs opérations propres à un projet spécifique. Cet ensemble de normes peut s’inspirer à la fois de celles qui appartiennent au « système légal transnational » et/ou d’ententes particulières entre entreprises et communautés locales (de l’ordre de celles qui ont été conclues pour Ekati), ou encore des codes de conduites adoptés par les entreprises. Il représente donc un cadre de régulation ad hoc, qui peut être mis en place pour chaque investissement.
La signature de plus en plus fréquente d’ententes sur les répercussions et les avantages (impact and benefit agreements) qui lient les sociétés minières aux communautés locales autochtones concernées au Canada témoigne de l’importance prise par ces régimes légaux « informels » dans les modes de gouvernance associés au secteur minier. Bien que les motivations à l’origine de ces ententes soient multiples et complexes et qu’elles varient grandement selon les cas et selon les acteurs concernés, il ne fait pas de doute qu’elles participent largement à stabiliser le climat d’investissement et à rendre les projets miniers en cause plus légitimes. Si l’État joue un rôle crucial dans la création du cadre et des paramètres des négociations (notamment à travers les cadres réglementaires en place) [Gibson 2008 : 10, 130], le gouvernement demeure souvent volontairement exclu de ces processus et des termes des accords, concluant en parallèle lui-même, dans certains cas, ses propres ententes paralégales avec les entreprises minières. Selon les données fournies par Ressources naturelles Canada, ce sont cent quarante-neuf projets miniers qui auraient ainsi fait l’objet d’ententes de ce type ou apparentées depuis le début des années 1980 au Canada, dont cent trente-six ententes conclues depuis 2000 (Canada 2010).
Les défis posés par ces pratiques de gouvernance relativement nouvelles sont nombreux, considérant qu’ils relèvent d’une certaine forme « d’interlégalité », c’est-à-dire « l’action croisée ou en chevauchement de différents ordres légaux appliquée à une situation sociale unique » (Sazblowski 2007 : 292). C’est un « régime légal local » complexe qui naît de la mise en oeuvre simultanée des diverses exigences réglementaires auxquelles une entreprise a consenti à assujettir ses activités – exigences qui sont parfois contraignantes, parfois non et qui souvent se recoupent et émanent de plusieurs sources (lois, principes volontaires, ententes privées, etc.). Ainsi, le développement d’une compréhension adéquate d’un tel régime pour les communautés affectées, voire l’accès à l’information le concernant, sont loin d’être évidents (ibid. : 293).
La régulation du secteur : problème technique ou politique ?
En Afrique, parallèlement à l’apparition de ces nouveaux régimes transnationaux et locaux pour compenser notamment les capacités politiques et institutionnelles affaiblies des gouvernements, on a observé une autre tendance qui consiste, pour les institutions financières multilatérales et certains gouvernements occidentaux, à suggérer que les problèmes de régulation du secteur peuvent être traités comme des symptômes de « faible gouvernance » des pays en question. Selon cette approche, les problèmes de capacités affaiblies peuvent être résolus par l’adoption de meilleures pratiques administratives et de mesures procédurales plus appropriées pouvant être évaluées par l’utilisation « d’indicateurs de gouvernance ». Cela semble problématique pour plusieurs raisons. D’abord, une telle approche cherche à introduire des paramètres visant souvent à quantifier la performance de relations institutionnelles hautement complexes, construites historiquement et spécifiques aux pays visés. Deuxièmement, la technicisation croissante des processus décisionnels présente le risque de conduire à ignorer d’importants débats de fonds et de dépolitiser des questions fondamentales pour les pays concernés, à commencer par celle de la répartition des ressources. Les propositions actuelles visant à contribuer au « renforcement des capacités pour la gouvernance du secteur » dans les pays en développement, en se concentrant sur les aspects techniques et administratifs de la gouvernance, ignorent le fait pourtant crucial que les réformes passées, qui ont cherché à ouvrir le secteur minier à l’investissement privé étranger, l’ont fait d’une manière qui a, en Afrique, sérieusement affecté les capacités institutionnelles et politiques des gouvernements locaux. L’appel au renforcement des capacités institutionnelles relève donc d’un raisonnement circulaire si la nature des réformes passées et en cours, qui affaiblissent ces capacités, n’est pas elle aussi remise en question.
La Guinée offre une fois de plus ici une illustration intéressante du rôle que les institutions financières multilatérales ont joué concernant « l’amélioration de la gouvernance ». Alors que les recommandations avancées par le GBM soulignent le besoin d’une plus grande transparence et d’une plus grande imputabilité dans ce pays, les politiques proposées sont en effet demeurées par le passé d’ordre essentiellement procédural, visant à améliorer certaines pratiques administratives et de gestion et non pas à remettre en question les relations dont ces pratiques sont en fait le reflet. En conséquence, prises isolément, elles ont cherché avant tout à traiter les symptômes d’une « politique des mines » particulière, et non les relations d’influence et de pouvoir qui rendent de tels processus dysfonctionnels possibles. De même, la distribution des revenus miniers a souvent été prévue dans le cadre d’ententes particulières négociées entre représentants gouvernementaux et certaines entreprises. Tel qu’évoqué plus haut, la largesse des concessions offertes en Guinée à travers de telles ententes ne témoigne pas seulement d’une capacité technique de négociation affaiblie pour les représentants gouvernementaux, mais aussi de la nature des processus politiques et des modes de régulation sociale et politique qui ont été perpétués au cours des dernières décennies. En fait, comme la situation en Guinée l’illustre clairement, les anciens modes de réforme des régimes miniers promus par les institutions multilatérales ont parfois été étonnement compatibles avec la prolongation des relations qui tendent à engendrer des situations caractérisées par un manque flagrant de transparence (Campbell [à paraître en 2012]).
Au Canada, certaines questions se posent concernant la tendance qui consiste à s’en remettre à des modes de régulation locale davantage informels prenant souvent la forme d’ententes négociées entre sociétés minières et collectivités concernées, en dépit du fait qu’elle permette, dans la plupart des cas, d’asseoir la légitimité des projets d’investissement et de garantir des retombées positives plus sûres pour les communautés concernées (Sosa et Keenan 2001 : 2 ; Keeping 1999-2000 : 2 ; Witteman, Davis et Hanks 1999 : 11). Au-delà des questions de mise en application et d’articulation avec le cadre réglementaire formel, il est également important de reconnaître, en effet, que le processus de régulation informel qui en découle est généralement conduit sur la base d’une relation d’affaires que l’on veut profitable des deux côtés, et qui répond à des critères bien précis, plus que sur la base d’une reconnaissance de droits politiques. Une telle approche se pose en rupture avec les modèles libéraux de régulation formels, lesquels
fondent une part importante de leur légitimité dans une conceptualisation de l’individu en tant qu’agent actif titulaire de droits, qui est protégé de l’action arbitraire du gouvernement par la règle de droit et les principes de l’équité du processus. Quand une personne risque d’être dépossédée par une autorité publique, elle n’a souvent pas seulement droit à une compensation économique, elle jouit également de droits civils et politiques définis de manière à lui permettre de défendre ses propres intérêts.
Szablowski 2007 : 117
Un mode de gouvernance qui s’appuie principalement sur de tels mécanismes ad hoc, aussi bénéfiques peuvent-ils se révéler, notamment sur le plan économique, présente donc certaines faiblesses d’un point de vue politique et pourrait être fragilisé, voire carrément remis en cause, si des crises particulières devaient survenir à plus long terme dans la mise en oeuvre des modalités des ententes.
Paradoxalement, donc, alors que la définition des régimes miniers nord-américains et la réforme des régimes miniers africains ont largement misé sur l’offre de conditions avantageuses et stables pour le fonctionnement des entreprises, les problèmes qui s’en sont suivis, notamment en ce qui concerne l’affaiblissement des capacités gouvernementales de régulation et de contrôle, ont entraîné l’adoption de solutions qui sont elles-mêmes problématiques. Cela s’explique par le fait qu’en favorisant une intervention directe des entreprises dans la sphère de régulation, de telles solutions, dont les limites ont été présentées ici, risquent de compromettre la stabilité même du climat d’investissement que l’on cherchait pourtant à l’origine à garantir. Une telle situation n’apparaît ainsi pas, à terme, être dans l’intérêt d’aucun des acteurs concernés, à commencer par les entreprises minières elles-mêmes. Nous explorerons, pour terminer, certaines pistes de réflexion qui pourraient permettre d’aller au-delà de ce paradoxe.
L’équilibre nécessaire : politiques publiques et espace politique
Alors qu’on accorde aujourd’hui beaucoup d’attention à ce qui doit être fait, notamment par les entreprises elles-mêmes, pour stimuler les activités de développement au niveau communautaire (ce qui demeure évidemment essentiel), on accorde fort peu d’attention au besoin de renforcer la capacité des États africains de manière à ce qu’ils soient en mesure d’assumer un rôle développemental plus large (Commission for Africa 2005 : 128 ; UNECA 2011). Le nécessaire élargissement de l’espace politique pour envisager un rôle catalyseur pour le secteur minier implique d’abandonner l’approche sectorielle du passé pour adopter une perspective se concentrant sur le potentiel de transformation que peuvent représenter les projets miniers. L’investissement dans les ressources naturelles étant habituellement fortement intégré aux marchés d’exportation et aux chaînes globales de production, mais peu intégré à l’économie locale (ECLAC 2004 : 35 ; 51), cette perspective invite également à passer d’une approche où le secteur est essentiellement vu comme une source de revenus à une autre où seraient développés divers mécanismes permettant de valoriser les effets d’entraînement économique, en amont comme en aval (Yupari 2001 : 51), notamment en intégrant les activités minières dans les politiques industrielles nationales.
Pour que cela soit possible, il est primordial que les pays ne soient pas mis dans l’obligation d’abdiquer leur espace politique. Car, en vue d’offrir plus de sûreté aux investisseurs, plusieurs pays ont verrouillé certains changements politiques, dans des clauses de stabilité fiscale par exemple, qui les engagent parfois pour plusieurs décennies. La plupart ont également signé divers accords internationaux et bilatéraux d’investissement par lesquels ils souscrivent à certaines obligations limitant parfois la marge de manoeuvre dont ils disposent pour gérer le développement de leur industrie minière d’une manière qui soit profitable pour le pays. Dans plusieurs pays africains riches en ressources minières, le nombre de traités d’investissement conclus a ainsi crû rapidement au cours de la dernière décennie (UNCTAD 2007 : 161).
Plusieurs exemples de projets miniers récents développés au Canada témoignent de la possibilité de faire en sorte que cette industrie donne lieu à des retombées plus larges sur les économies locales et régionales. Pensons notamment au projet de Voisey’s Bay au Labrador, où le gouvernement provincial a pu parvenir, en 2002, après cinq ans de difficiles négociations, à une entente avec la Voisey’s Bay Nickel Company (VBNC), filiale de la compagnie minière Inco responsable du projet, concernant le traitement sur place du minerai extrait et prévoyant la construction d’une usine de concentration hydrométallurgique à Terre-Neuve. Alors que l’entreprise proposait la transformation du minerai dans d’autres provinces canadiennes où elle disposait déjà des installations nécessaires, la forte insistance du gouvernement de Terre-Neuve-et-Labrador pour que le minerai extrait soit transformé localement afin de tirer un maximum de bénéfices de l’exploitation de ses ressources tenait précisément à la conviction que les gisements de la baie pouvaient constituer la base d’un nouveau développement économique d’envergure pour la région (Gibson 2006 : 335).
Les facteurs expliquant que, dans un tel cas, l’espace politique nécessaire pour imposer certaines conditions de fonctionnement non prévues par la législation ait pu exister sont évidemment complexes, rendant très délicate toute entreprise de comparaison. Cela dit, cet exemple démontre que l’inclusion, dans le cadre de régulation d’un projet, de critères prédéfinis visant à favoriser l’intégration de celui-ci dans un processus de développement plus large, peut être envisagée, contrairement à ce que les valeurs et principes à l’origine de la réforme des législations minières africaines tendaient à indiquer.
Il en va de même pour la capacité des gouvernements à veiller à la mise en application de la réglementation en vigueur. À cet égard, tous les contextes nationaux présentent certains défis. Au Québec par exemple, la capacité du gouvernement à garantir des retombées positives de l’exploitation minière pour le trésor public a clairement été mise en doute par un rapport récent du Vérificateur général qui concluait que
[l]es analyses fiscales et économiques produites par le [ministère des Ressources naturelles et de la Faune] ne lui permettent pas d’établir de façon claire et objective si le Québec retire une compensation suffisante en contrepartie de l’exploitation de ses ressources naturelles. La question se pose notamment en ce qui concerne les droits miniers perçus par l’État. Pour la période allant de 2002 à 2008, 14 entreprises n’ont versé aucun droit minier alors qu’elles cumulaient des valeurs brutes de production annuelle de 4,2 milliards de dollars. Quant aux autres entreprises, elles ont versé pour la même période 259 millions de dollars, soit 1,5 p. cent de la valeur brute de production annuelle.
Québec 2009
Les débats récents entourant la réforme de la Loi sur les mines au Québec, et le dépôt de près de quatre-vingts mémoires par des citoyens et organisations dans le cadre de la consultation générale tenue à cette fin en 2010, témoignent par ailleurs des préoccupations multiples encore aujourd’hui soulevées par la définition et l’opérationnalisation des régimes miniers. Ils révèlent également l’importance de garder ouverts les espaces politiques qui permettent non seulement de remettre en question les pratiques qui posent problème, mais aussi d’envisager, ici comme en Afrique, un processus d’adaptation des lois qui permet l’amélioration des stratégies de gouvernance en vue d’une contribution positive de l’exploitation minière pour les régions qui en font l’objet.
Conclusion
Une expérience de réforme législative obéit nécessairement à de nombreux facteurs complexes et historiquement ancrés dans chaque contexte national. Nous avons ici suggéré qu’en se penchant sur les principes qui sous-tendent l’élaboration des régimes légaux, ainsi que sur les relations de pouvoir existant entre les acteurs concernés et qui fondent cette expérience, il est possible de mettre en lumière les contraintes et les possibilités offertes par ces mêmes régimes.
L’expérience canadienne en matière de réforme des régimes miniers révèle que les règles et procédures peuvent faire l’objet de modifications importantes au fil des ans sans pour autant que les principes et les normes sur lesquels s’appuient les lois s’en trouvent modifiés. Et, en vertu de l’analyse présentée au cours des pages précédentes, nous considérons qu’il en va de même pour la structure de pouvoir entre les acteurs. Cette structure est apparue, dès l’inscription du principe de free mining dans les régimes miniers canadiens, comme fondamentalement asymétrique, et elle le demeure à plusieurs égards aujourd’hui. Elle semble en effet toujours prioriser la reconnaissance des intérêts des investisseurs en matière de liberté d’action et d’accès au territoire, devant celle de l’intérêt de groupes particulièrement concernés (les autochtones par exemple) ou de l’intérêt général (notamment dans les cas où le secteur minier contribue peu aux revenus nationaux).
De même, tout en s’appuyant sur des valeurs et principes à certains égards similaires, l’expérience de plusieurs pays africains illustre les risques associés à l’institutionnalisation, par les régimes miniers, de rapports de pouvoir ayant des implications concrètes sur les capacités de régulation de l’État. Nous avons constaté que ces capacités se trouvaient en effet souvent soit davantage affaiblies (par la signature de contrats de stabilité fiscale verrouillant les conditions de taxation pour plusieurs années, par exemple) ou contournées (par la création des « nouveaux régimes locaux ou transnationaux » que l’on a abordés). Dans le contexte économique et politique bien particulier des pays qui sont concernés par les réformes minières en Afrique, le rôle joué par les acteurs extérieurs a clairement posé de sérieuses contraintes pour la renégociation, par les gouvernements, des contrats et des régimes miniers eux-mêmes. La tendance à aborder les enjeux de gouvernance du secteur comme des questions avant tout techniques ne permet pas, quant à elle, de toujours distinguer clairement quelles sont les responsabilités respectives des acteurs publics et privés, notamment dans la gestion des impacts – positifs comme négatifs – des projets miniers. Elle passe également souvent sous silence le rôle fondamental joué par d’autres acteurs intervenant directement dans les modes de gouvernance du secteur (institutions financières multilatérales, organisations non gouvernementales, etc.) et leurs responsabilités politiques propres. Ce qu’on a observé ici c’est que cette absence de clarté pour ce qui est des rôles et des responsabilités est susceptible de donner lieu, à terme, à des problèmes de légitimité qui peuvent être lourds de conséquence pour les activités des investisseurs miniers.
Du fait que, par le passé, leurs grandes orientations ont souvent été définies à partir d’initiatives dont l’impulsion était extérieure aux pays concernés et, parfois, sur la base de solutions de gestion et de valeurs considérées comme universellement valides et applicables à des situations très différentes, nous concluons que le processus de réforme des législations minières africaines a contribué à éroder plutôt qu’à renforcer la légitimité des États, et à dénier aux pays concernés la capacité et le droit de déterminer les conditions selon lesquelles les activités minières doivent être développées sur leur territoire. Au Canada comme en Afrique, un réel renouvellement des lois minières doit pourtant faire en sorte de rendre possible l’exercice, par les citoyens, d’un pouvoir décisionnel clair concernant les modes de développement du territoire et des ressources qui doivent être retenus et mis en oeuvre par leurs élus, et ce, dans l’intérêt de l’ensemble des collectivités concernées.
Parties annexes
Notes biographiques
Bonnie Campbell, Ph. D. en études du développement (Sussex University, 1974), est professeure d’économie politique à la Faculté de science politique et de droit de l’Université du Québec à Montréal. Elle est présentement directrice du Centre interdisciplinaire de recherche en développement international et société (CIRDIS) ainsi que du Groupe de recherche sur les activités minières en Afrique (GRAMA). Membre du Conseil scientifique du Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD, Paris) de 2003 à 2009 et titulaire de la Chaire C.-A. Poissant de recherche sur la gouvernance et l’aide au développement de 2006 à 2011, elle a participé à différentes conférences et débats scientifiques sur ces sujets, notamment à la CNUCED et à la Commission économique pour l’Afrique des Nations unies (UNECA), et elle a, entre autres, présidé l’Association canadienne des études africaines et le conseil d’administration de l’Institut Nord-Sud. Outre de nombreux articles, elle a publié une dizaine d’ouvrages, dont les plus récents sont Ressources minières en Afrique. Quelle réglementation pour le développement ? (Pluto Press, 2010) et Qu’allons-nous faire des pauvres ? (L’Harmattan, 2005).
Myriam Laforce est titulaire d’une maîtrise en science politique et chercheure au Groupe de recherche sur les activités minières en Afrique (GRAMA) du Centre interdisciplinaire de recherche en développement international et société (CIRDIS) à l’Université du Québec à Montréal. Ses recherches récentes ont principalement porté sur les processus politiques entourant la gestion des impacts des activités minières étrangères au Pérou et sur les implications des réformes des législations dans le secteur. Depuis 2006, elle participe activement à un projet de recherche du GRAMA qui porte sur les processus de régulation ayant conduit à la signature d’ententes particulières entre entreprises minières et populations autochtones au Canada dans les années 1990. Elle est auteure ou co-auteure d’une dizaine d’articles scientifiques, chapitres d’ouvrages et mémoires politiques.
Notes
-
[1]
On recourt parfois en français à l’expression « libre accès » pour désigner le principe du « free mining » (aussi appelé par certains « free entry »). Or, considérant que le principe renvoie à diverses garanties qui vont au-delà du seul accès à la ressource et considérant son usage fréquent dans les débats qui ont cours en matière de réglementation minière dans le monde francophone, nous employons dans cet article l’expression anglaise pour le désigner, laquelle rappelle par ailleurs les assises historiques du système qu’il fonde.
-
[2]
Voir l’article de Lebuis et King-Ruel dans ce numéro.
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[3]
Il faut préciser que les territoires sur lesquels des concessions minières ont déjà été accordées sont automatiquement exclus (« grandfathered ») des zones susceptibles d’être classées inaliénables. Selon Virginia Gibson, le free mining aurait ainsi pour effet, puisque instauré en système depuis des décennies, de favoriser encore aujourd’hui le concept de terra nullius, lequel contraint les démarches de reconnaissance de l’inaliénabilité des terres, telles que mises de l’avant par les groupes autochtones : « Le gouvernement fédéral n’est jamais tenu de prouver l’absence de revendications territoriales effectives dans la région avant que des droits miniers ne soient concédés. À l’inverse, les droits miniers sont concédés et des portions importantes de terres sont exclues de possibles démarches de reconnaissance de leur inaliénabilité ». (Gibson 2008 : 161-162)
-
[4]
Bien que ne constituant pas le coeur de l’analyse présentée ici, le lien formel à tracer entre la conceptualisation des régimes miniers canadiens et la réforme de ces régimes dans d’autres régions du monde existe à la fois de manière indirecte (notamment à travers le rôle que joue le Canada dans les institutions financières multilatérales responsables des réformes) et directe (alors que le Canada fournit un support financier et technique pour la mise en oeuvre de telles réformes dans certains pays spécifiques) (voir Campbell 1999). Ce lien pourrait d’ailleurs s’avérer encore plus direct en considérant que l’Agence canadienne de développement international développe des programmes affichant précisément de tels objectifs (voir à ce sujet Campbell et al. 2011).
-
[5]
Cette analyse s’appuie sur dix ans de recherche sur les implications des réformes des régimes miniers en Afrique (voir Akabzaa 2000 ; Belem 2008 ; Campbell, Bonnie, 2004, 2006a, 2006b, 2010 ; CNUCED 2005).
-
[6]
Les programmes d’ajustement structurel correspondent à des programmes de stabilisation économique adoptés dans les années 1980 par les pays africains endettés comme condition pour l’obtention de prêts de la part des institutions financières multilatérales. Ces programmes incluaient des réformes structurelles en profondeur touchant à l’ensemble de l’économie et aux arrangements institutionnels de ces pays.
-
[7]
L’expression fait écho à l’expérience de pays riches en pétrole où certains auteurs ont observé l’institutionnalisation d’une « politique du pétrole » (politics of oil) particulière. Voir par exemple les travaux de Cyril Obi sur le Nigeria (2001, 2004).
-
[8]
La contribution décevante du secteur au développement des pays africains a été révélée par de nombreuses études (voir notamment Campbell 2010 ; Campbell, Belem et Coulibaly 2007 ; CNUCED 2005 : 45-60 ; Collier 2007 ; Mainhardt-Gibbs 2003 ; Pegg 2003).
-
[9]
On peut définir la notion de « mode de gouvernance » dans le secteur minier, à l’invitation de Gisèle Belem, comme représentant « l’ensemble des formes de régulation pour chacune des dimensions (économique, sociale et environnementale) déterminant, à une période donnée, les conditions d’exploitation des ressources minières » (Belem 2008 : 232). Cette définition met l’accent sur les acteurs responsables des formes de régulation et sur l’évolution de telles formes résultant de l’évolution du positionnement de ces acteurs. Cette notion permet d’identifier les implications pour les relations sociales des arrangements institutionnels émergeant, de même que le rôle des acteurs qui représentent des valeurs distinctes de celles privilégiées (Belem 2008 : x).
Ouvrages cités
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