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Les Malécites au Québec, parce que soit disant « acculturés », furent largement sous-estimés par les ethnographes au profit de groupes autochtones plus « exotiques ». Contre cette idée d’une perte culturelle irrémédiable vécue par les groupes dominés au contact de ­l’Occident, l’anthropologue Marshall Sahlins soutient que les changements culturels se vivent également dans la continuité et la tradition. Les Malécites, tout au long de leur histoire, n’auraient cessé d’interpréter les événements et d’intégrer à leur culture des éléments culturels exogènes, et ce, en regard de leurs traditions. C’est ce processus que Sahlins appelle « indigénisation », processus qui s’accompagne d’un développement des relations sociales traditionnelles, le develop-man.

La méthode de l’ethnographie historique permet d’analyser ­l’impact qu’ont eu sur la culture des Malécites certains événements de leur histoire – comme l’arrivée des Européens, la défaite militaire des Malécites, leur confinement dans des réserves et finalement leur diaspora. Cette double entrée méthodologique que constitue l’ethnohistoire permet en outre d’envisager ces événements du point de vue des « vaincus » (Wachtel 1971 : 22-23). Aux données issues de sources écrites s’ajouteront dans ces pages divers témoignages recueillis au printemps 2006 dans le Bas-Saint-Laurent et en Gaspésie auprès d’une quinzaine de personnes membres de la Première nation malécite de Viger. L’anonymat des personnes citées dans cet article est préservé.

La reconnaissance de l’histoire des colonisés est une voix qui s’élève contre l’ethnocentrisme occidental. Toutefois, dire que les emprunts à l’Occident sont abordés par la tradition indigène ne ferait finalement que renverser les termes du débat en enfermant ces groupes dans un cadre purement autochtone et exagérément homogène (Gruzinski 1999 : 16). La théorie de l’indigénisation de la modernité élaborée par Marshall Sahlins échappe à ce piège, le va-et-vient d’un essentialisme à l’autre. Plutôt que d’une culture de la résistance, marquée par la résistance acharnée à l’impérialisme et à la globalisation, il s’agirait d’une résistance de la culture dans un contexte d’interaction sociale, de dialogue et de confrontation, dont il reste à préciser la nature et les effets.

Le territoire ancestral des Malécites

Le territoire ancestral des Malécites
(Chalifoux et al. 1998 : 21)

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L’histoire d’une rencontre : dépossession territoriale et remaniements culturels

Les Malécites entrèrent en contact avec l’Occident dès les premières tentatives de colonisation par les Européens en Amérique du Nord. Dans ce monde en changement, les Malécites tentèrent de préserver une place qui leur convienne, en regard de leurs traditions. Avec l’appui de témoignages d’aînés malécites, il sera question de montrer qu’au Québec, malgré la perte de la quasi-totalité de leur territoire, les Malécites préservèrent certaines de leurs traditions.

« Le peuple de la belle rivière »

Les Malécites se dénomment « Wulust’Agooga’Wiks[1] », ce qui, dans cette langue de la famille algonquienne, signifie « le peuple de la belle rivière », soit la rivière Saint-Jean. Ils utilisaient également le terme skicinuwok qui dériverait d’une racine signifiant « à la surface (de la terre) » (Leavitt 1995). Samuel de Champlain et les premiers missionnaires nommaient Etchemins les habitants des rivières Saint-Jean et Sainte-Croix. Le terme « malécite », apparu en 1650 (Johnson et Martijn 1994 : 26), est d’origine micmaque et signifie « qui parlent mal, avec mollesse ». C’est de cette façon que les Micmacs ­désignaient leurs voisins de la rivière Saint-Jean (Dickason 1996 : 101[2]).

Le groupe ethnoculturel malécite de l’époque pré­coloniale se composait d’un ensemble de familles essentiellement nomades qui vivaient de chasse, de pêche et de cueillette sur un vaste territoire situé de part et d’autre de la rivière Saint-Jean. Cette vallée, sise à l’intérieur des frontières actuelles du Nouveau-Brunswick et du Maine, mais qui touche également le Québec, constituait alors le coeur étiré de leur territoire (Chalifoux et al. 1998 : 21 ; Michaud 2003 : 40-41). Dès le xviie siècle, ce territoire qui englobait une bonne partie de l’Acadie continentale fut l’objet de conflits entre différentes puissances coloniales. La région exploitée par les Malécites était cependant beaucoup plus vaste. En plus du bassin hydrographique de la rivière Saint-Jean, elle comprenait les bassins des rivières Sainte-Croix, Penobscot et Kennebec, de même que ceux des affluents du fleuve Saint-Laurent entre Lévis et Métis. Les Malécites se rendaient également sur la rive nord du Saint-Laurent pour exploiter les ressources et commercer avec les Innus (Johnson et Martijn 1994 : 26 et 31).

L’organisation sociale des Malécites était la famille étendue. Une grande flexibilité des liens familiaux et une importante mobilité résidentielle devaient caractériser les Malécites au début de la période historique, facilitant ainsi la circulation des individus et des familles à l’intérieur du territoire. Concernant leur organisation politique, les Malécites avaient mis en place une société essentiellement égalitaire, sans chef héréditaire (Erickson 1978 : 131-132 ; Chalifoux et al. 1998 : 123). Ils appelaient sakom les hommes hautement respectés de la communauté. D’autres personnes étaient influentes, comme les ginap, les « grands hommes », qui dirigeaient notamment les raids et les expéditions de chasse (Leavitt 1995). Les motewolon, les guérisseurs, avaient la faculté d’entrer en contact avec les esprits et de guider les chasseurs et les pêcheurs sur le territoire (Leavitt 1995). Le héros culturel des peuples algonquiens des Maritimes s’appelle Glooscap, un géant ermite qui vit à proximité de la mer. Organisateur du monde, créateur de la vie et gardien des animaux, il est à l’origine de tout le savoir malécite (Wallis et Wallis 1957 : 42).

Au printemps et durant la saison estivale, les Malécites se rassemblaient en divers lieux, dont les plus importants se situaient le long du talweg sinueux de la rivière Saint-Jean (Chalifoux et al. 1998 : 123-124). La plupart des chasseurs et des pêcheurs continuaient de parcourir en canot les vallées fluviales et les littoraux en quête de nourriture. Les ressources de la mer n’étaient toutefois pas exploitées de façon aussi systématique par les Malécites que par les Micmacs et les Passamaquoddys. En certains endroits où les ressources abondaient, les Malécites de l’époque précontact pourraient avoir développé un mode de vie plus sédentaire, comme l’atteste la découverte de sites villageois semi-permanents qui pouvaient accueillir jusqu’à deux cents, voire trois cents ­personnes (Chalifoux et al. 1998 : 123-125). Bien que l’horticulture vivrière n’ait pas constitué une activité de subsistance en soi pour les Malécites à l’époque des premiers contacts, se limitant à quelques végétaux tels que le maïs, le tabac et la courge (Wallis et Wallis 1957 : 5), elle occupait une place importante dans leur mythologie (Clark et Edmonds 1995 : 211-214). Avec l’arrivée de l’automne, les Malécites commençaient à se disperser sur tout le territoire en petits groupes familiaux de moins de quinze personnes (Erickson 1978 : 123 ; Chalifoux et al. 1998 : 123 et 125).

Les Malécites à l’époque ­coloniale : dialogue et confrontations

Durant toute la période de la Nouvelle-France, le mode de vie des Malécites ne connut pas de changements majeurs, relativement à ce qui allait se produire par la suite. L’interaction entre ces divers univers culturels demeura principalement marquée par la négociation des – et à travers les – différentes manières de se représenter le monde qui orientent les échanges et les emprunts (Sahlins 1980 : 120). L’interaction se présentait alors sous la forme d’un « dialogue des formes symboliques » (Comaroff et Comaroff : 1992). Cette période de contact eut cependant pour les Malécites d’importantes répercussions sociales et démographiques, avec l’apparition d’une vive concurrence commerciale autour des ressources naturelles et le développement des épidémies. L’ampleur de ces épidémies sur la population malécite[3] s’explique en partie par la situation géographique de ce peuple. Le territoire des Malécites constituait un point carrefour particulièrement couru qui favorisa du même coup leur insertion dans les marchés français et anglais (Johnson et Martijn 1994 : 25[4]).

Journée de la Fête-Dieu à Kingsclear (N.-B.) vers 1887

Journée de la Fête-Dieu à Kingsclear (N.-B.) vers 1887
(Archives provinciales du Nouveau-Brunswick, Fredericton, N.-B., Fonds George Taylor, n° P5-170)

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Les Français échangeaient volontiers avec les Malécites des fourrures contre divers articles, tels des haches de fer, des armes à feu, des marmites en cuivre, du tissu, du fil, de la broderie, des perles de verre et « autres petites jolivetés » (Champlain 2001 : 38-40). Ces éléments de la culture matérielle française souhaités par les Malécites étaient intégrés à leur mode de vie, en regard de leurs traditions. Le contact culturel ne se limita toutefois pas à ces échanges de produits manufacturés. Par exemple, un style européen (baroque ou rococo) s’incorpora dans l’art malécite, un art métis, comme le qualifierait l’historien Serge Gruzinski (1999), et dont les origines remontent à l’époque de la Nouvelle-France (Moussette 2002). En mêlant de nouveaux modèles stylistiques à leurs motifs traditionnels, les Malécites ont notamment développé un thème décoratif, celui de la double courbe, qui est devenu le plus populaire dans leur art (Leavitt 1995 ; Speck 1914 : 6-7).

Dans le récit que fit Samuel de Champlain de l’alliance commerciale et militaire qui fut scellée avec les Etchemins à la rivière Norembègue (Champlain 2001 : 38-40), la question de la mise en culture des plantes est abordée, ainsi que celle du commerce des pelleteries. Dans ce processus de « civilisation » et de « développement », les Malécites firent là également appel à leurs références culturelles. L’agriculture prendra de l’ampleur non pas tant du fait de la présence française à proximité que de celle d’Abénaquis qui fuyaient les désastres de la guerre du Roi Philip de 1675-1676 (Johnson 1996 : 67). L’exploitation des animaux à fourrure était quant à elle une pratique immémoriale qui prit cependant une dimension industrielle et fortement concurrentielle à l’époque coloniale.

Village à Nerepis Bridge, basse vallée de la rivière Saint-Jean, N.-B.

Village à Nerepis Bridge, basse vallée de la rivière Saint-Jean, N.-B.
(Carte postale, collection Musée du Nouveau-Brunswick, n° X14851, Saint John, N.-B.)

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Dès 1613, des missionnaires récollets et jésuites commencèrent à s’installer aux côtés des commerçants ­français, le long de la rivière Saint-Jean, pour convertir les Malécites (Michaud 2003 : 96-98 et 118). Toutefois, durant plus d’un siècle, le christianisme rudimentaire des Malécites restera fortement imprégné de traditions ­amérindiennes, au grand dam des missionnaires qui ne purent se réjouir de les avoir « civilisés ». Après 1830, la politique de conversion et de mise en réserve des Indiens donnera un nouvel élan à l’évangélisation des Malécites (ibid. : 204).

À partir de 1672, les Malécites commencèrent à intégrer à leur univers les représentations et les manières des Européens relativement à l’occupation du territoire. À cette date, leur territoire commença à être encerclé par des seigneuries, ce qui signifiait un découpage et un partage des terres qui leur était jusque-là inconnu. Se familiarisant avec l’idée de propriété privée, les Malécites prirent conscience de ce que sous-tendait la présence française à leurs côtés. Aussi rappelèrent-ils périodiquement aux Français qu’ils ne devaient pas allégeance à leur roi et que le territoire continuait de leur appartenir.

En 1713, alors que le traité d’Utrecht privait définitivement la France de son ancienne Acadie (à l’exception du territoire qui correspond à l’actuel Nouveau-Brunswick), fut ratifié à Portsmouth un traité de paix et d’amitié entre les Britanniques et des Indiens, en majorité des Malécites (Dickason 1996 : 174). Ce traité protégeait ces derniers sur les territoires qu’ils habitaient et reconnaissait leurs droits de jouir d’une « liberté absolue de chasse, de pêche, de chasse au gibier à plumes et de ­l’ensemble de leurs autres libertés et privilèges légitimes » (cité dans Dickason 1996 : 174). À la suite de nouveaux conflits entre les Malécites et les Anglais qui durèrent de 1721 à 1725 (Savard et Proulx 1982 : 35), les ­opposants signèrent une nouvelle fois la paix lors d’une conférence qui se tint à Boston (Morin 1997 : 121). Devenant sujets britanniques, ce qui signifiait en théorie le renoncement à leur ­autonomie, les Malécites continuèrent malgré tout de vivre selon leurs propres coutumes, sans être régis par le droit colonial (Morin 1997 : 121-122).

En définitive, durant toute la période des guerres coloniales, les Malécites se trouvaient confrontés à une forme de « domination sans hégémonie » (Sahlins 2007 : 291), l’État colonial prenant note de leurs particularismes pour les gouverner. Une disposition particulière fut incluse à l’entente de paix de 1725, reconduite en 1749 puis en 1760, qui reconnaissait aux Malécites et aux Micmacs des droits dans les domaines de la chasse et de la pêche (Michaud 2003 : 145 et 157). Les termes de ces ententes révèlent qu’au cours du xviiie siècle les Malécites vivaient encore essentiellement de chasse et de pêche, puisque ce sont ces activités qu’ils ont cherché à protéger.

À une époque où s’accentuait la colonisation des terres[5], l’impérialisme britannique finit par peser lourdement sur le mode de vie et les repères traditionnels des Malécites. Le xixe siècle est l’époque où l’Occident proclama sa supériorité sur les autres cultures et où le droit international cautionna l’impérialisme des puissances européennes (Morin 1997 : 131). Le mixage de ces mondes culturels divers s’opérait dès lors davantage sous la forme de ce que les Comaroff ont appelé un processus « dialectique des forces sociales » (Comaroff et Comaroff 1992). De plus en plus dépendants des aides gouvernementales, les Malécites cherchèrent le moyen d’améliorer leurs conditions de vie. Ils adressèrent des pétitions aux divers gouvernements afin que des terrains leur soient réservés. En 1801, le gouvernement du Nouveau-Brunswick accorda 16 000 acres de terre à l’usage des Malécites, au confluent de la rivière Tobique et de la rivière Saint-Jean.

Vingt-cinq ans plus tard, de l’autre côté de la chaîne des Appalaches, une requête fut adressée au gouvernement général du Canada en vue d’obtenir une terre dans la région de l’île Verte (Johnson 1996 : 77-80). Ces revendications témoigneraient de l’« acculturation ­juridique » des Malécites au droit canadien (Lajoie et al. 2006 : 257). Autrement dit, les Malécites firent le choix de se saisir des dispositifs juridiques et politiques coloniaux pour protéger leur mode de vie et préserver leur autonomie économique. Un établissement agricole réservé aux Malécites s’ouvrit en 1827 sur le canton de Viger, à l’arrière des seigneuries de Rivière-du-Loup et de L’Isle-Verte. Toutefois, sous la pression des colons, le surintendant des Affaires des Sauvages à Ottawa mit en place le processus de rétrocession des terres de la réserve de Viger, processus qui fut achevé en octobre 1869 (Lechasseur 1993 : 245).

Les réserves des Malécites au Québec

Les réserves des Malécites au Québec

(Réalisé d'après deux cartes de la base de données géographiques et administratives du ministèredes Ressources naturelles et de la Faune du Québec)

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Le mode de vie des Malécites au Québec : fin xixe – début xxe siècle

À l’époque de la réserve de Viger, les hommes continuaient de s’enfoncer l’hiver dans les terres pour chasser. Ils laissaient cependant plus fréquemment leur famille dans les cabanes de planches construites dans la réserve. L’été, ils étaient nombreux à se rendre sur la rive sud du Saint-Laurent toute proche pour pêcher, chasser les mammifères marins mais aussi pour vendre l’artisanat, essentiellement à Cacouna et sur la pointe de Rivière-du-Loup (Brière 2006). Après cette nouvelle dépossession que constitua la perte de cette réserve, les conditions de vie des Malécites de Viger se détériorèrent rapidement. De nombreuses familles de Viger quittèrent la province pour rejoindre les communautés malécites du Nouveau-Brunswick et du Maine.

Malgré tout, les liens de parenté n’étaient pas rompus. Comme le mentionnait un informateur malécite au sujet de ses ancêtres, les familles continuaient de se rendre visite périodiquement : « Ils traversaient les lignes américaines, ils traversaient voir leurs amis à Tobique. » De plus, à cette époque, si le métissage biologique avec des Canadiens-français s’accélérait, il arrivait que ce soit ces derniers qui adoptent le mode de vie malécite, comme en témoignait un aîné malécite : « En 1864, un Canadien du nom de Louis Dionne épousait Marie Launière, une Malécite de Viger […]. Et puis, il [Louis Dionne] allait s’intégrer aux Malécites de Viger en adoptant leur mode de vie. » Les Malécites de Viger demeurèrent également en contact avec certaines familles ­micmaques et abénaquises. Un aîné malécite mentionnait par exemple que l’une de ses aïeules épousa un Micmac au lac de l’Est tandis que son grand-père maria une Abénaquise. Si bien qu’aujourd'hui, disait-il, « moi, j’ai du sang abénaquis, j’ai des cousins micmacs ».

En 1876, l’année même où fut promulguée la Loi sur les Indiens appelée alors l’Acte des Sauvages, dix-huit familles s’installèrent sur un établissement d’une superficie de 399 acres situé à Whitworth, pour l’abandonner dès la fin de l’hiver. Quelques familles s’installèrent alors sur une pointe rocheuse à Cacouna, un terrain qui ne leur appartenait pas (Lechasseur 1993 : 246). Par l’entremise de leur agent, ils demandèrent qu’un terrain leur soit concédé à Gros Cacouna, pour y exploiter les ressources de la mer, encore abondantes. Cette requête indique que les Malécites de Viger s’étaient accoutumés à une vie sur le littoral. Des événements importants, à commencer par la colonisation des terres et l’amenuisement des ressources du fait de la déforestation notamment, expliquent ce choix de mettre de l’avant certains éléments de leur tradition qui étaient autrefois secondaires. Le 9 juillet 1891, le département des Affaires des Sauvages acheta finalement une partie du terrain occupé par les Malécites à Cacouna, un lopin de terre de 0,18 hectare. Ce terrain se trouvait sur l’un des lieux les plus fréquentés du Bas-Saint-Laurent, donc propice à la vente d’artisanat (Johnson 1998 : 118).

Le guide malécite Gabriel Acquin de St. Mary's, N.-B. (à gauche sur la photographie) lors d'une expédition de chasse

Le guide malécite Gabriel Acquin de St. Mary's, N.-B. (à gauche sur la photographie) lors d'une expédition de chasse
(Archives provinciales du Nouveau-Brunswick, Fredericton, N.-B., Fonds George Taylor, n° P5-181)

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Plusieurs familles, même si elles continuaient de se rassembler sur la côte en période estivale, préférèrent s’installer dans les terres. Un aîné dont les ancêtres s’établirent au lac de l’Est, dans la municipalité de Mont-Carmel, décrit ainsi leur vie à la fin du xixe siècle :

Mon arrière-grand-père était blanc mais il a adopté le mode de vie des Malécites avec sa femme. Ils sont restés au lac de l’Est […] pour faire du trappage, puis récolter des herbes, du frêne […] pour faire des raquettes, puis faire des tambours, et puis toute sorte de produits autochtones. Des paniers… Ils s’y établirent en 1880. Ils se procuraient l’essentiel. […] Quelques années plus tard, il est arrivé d’autres cousins-cousines qui sont venus rester là avec eux autres. Ça a formé un village.

Le père et le grand-père de cet informateur semblent avoir pratiqué une chasse commerciale au caribou, vendant la viande au Maine : « Mon père, il me contait qu’il allait à Bangor, il allait porter du stock à Bangor, du caribou. » Outre la pêche et la chasse commerciales qui eurent un impact négatif sur les sources de subsistance traditionnelle, en forte diminution à l’époque, certains Malécites furent engagés comme guides de chasse et de pêche, notamment dans la région touristique du Témiscouata (Michaud 2003 : 273). Une artiste malécite mentionnait que son grand-père, qui vivait au Bic près de Rimouski, travaillait l’été comme guide : « Moi, mon grand-père, c’était un guide pour les Américains quand ils venaient sur la rivière Mitis. La pêche au saumon, la chasse et puis tout ça. C’est un guide de ça… » Lorsque la saison de pêche et de chasse sportives était terminée, son grand-père se consacrait alors à la confection ­ de paniers tressés : « Ma mère me contait que mon grand-père faisait des paniers, et puis il les vendait quand avec les Américains c’était fini. »

Durant la seconde moitié du xixe siècle, la vente ­d’arti­sanat prit une importance accrue dans l’économie des Malécites au Québec. Les hommes partaient de plus en plus loin dans le bois, non plus pour chasser, mais essentiellement pour récolter de l’écorce et du bois de frêne nécessaires à la confection des paniers. Un aîné malécite mentionnait que dans les années 1880, ses arrière-grands-parents installés au lac de l’Est poursuivaient un mode de vie semi-nomade, marqué par la chasse et la pêche mais aussi par des activités liées à l’artisanat :

L’été, ils se logeaient dans une tente. Puis l’hiver, ils descendaient dans une petite maison en bois rond près du ­village, […] pour construire les

raquettes, les tambours. Il y avait tout ce qu’il fallait en nourriture, en viande : ils attrapaient des castors, des loups, des chevreuils… […] Ils bûchaient pour du frêne, pour vendre des paniers et des raquettes.

Les grands-parents et les parents de cet informateur poursuivirent la tradition : « Ils descendaient à Rivière-du-Loup pour vendre ça [leur artisanat]. Ils restaient là des jours, parfois des semaines. » Une informatrice née en 1917 mentionnait avoir été élevée dans la culture malécite à la pointe de Rivière-du-Loup, où sa grand-mère et sa mère faisaient et vendaient de l’artisanat : « Tant que ma mère a vécu [elle mourut en 1927], on passait l’été à la pointe de Rivière-du-Loup. On faisait de l’artisanat […] avec ma grand-mère. Et puis, ça parlait indien. » Cet endroit était à l’époque, avec la pointe de Cacouna, un lieu de rassemblement estival pour les Malécites de Viger. Pour se nourrir, expliquait notre informatrice, les Malécites regroupés sur la pointe de Rivière-du-Loup allaient pêcher : « On pêchait, on se nourrissait de poissons et tout… » Ce mode de vie devait être également celui des familles regroupées à Cacouna.

Selon les données du recensement de 1901 concernant le district du Témiscouata[6], dix-huit Malécites vivaient à Cacouna : des Aubin, des Athanase, des Brière (Brillère), des Denis et des Launière. Il y avait quatre bûcherons et un braconnier. Ailleurs, les Malécites semblent s’être intégrés à la population canadienne-française puisqu’il n’est plus fait mention de personnes identifiées comme Malécites dans les données du recensement. Pour ne prendre qu’un exemple, Jean-Baptiste Launière, ­draveur de métier, et sa femme Marie, tous deux des Malécites de Viger, étaient identifiés en 1901 comme des Canadiens-français. Ils vivaient à Rivière-du-Loup (anciennement Fraserville). En 1911, les 109 personnes recensées et identifiées comme « Amalécites sauvages », vivaient dans toute la province. Vingt-huit Malécites demeuraient à Cacouna, treize à Rivière-du-Loup (Fraserville), onze au Bic, treize à Saint-Pamphile et cinq du côté de Sainte-Blandine près de Rimouski. Quant au reste, ils vivaient en dehors du territoire ancestral. En ce temps-là, les Malécites identifiés comme tels pratiquaient divers métiers. Principalement journaliers, il y avait toutefois un menuisier, deux charpentiers et quatre bûcherons.

Poste de traite de Wolastoqiyik à Browns Flat, dans la basse vallée de la rivière Saint-Jean

Poste de traite de Wolastoqiyik à Browns Flat, dans la basse vallée de la rivière Saint-Jean
(Reproduit avec la permission du Penn Museum, Philadelphia, n° 174896)

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L’agriculture ne semble pas avoir été davantage pratiquée par les Malécites de Viger durant les premières décennies du xxe siècle qu’auparavant. Après la perte de leur établissement agricole à Viger, les Malécites ne purent que difficilement entretenir des fermes au Québec. Selon l’un de mes informateurs les plus âgés : « Ils étaient tous dispersés, tu sais, ils ne pouvaient pas avoir en ce temps-là des fermes pour cultiver. Ils cultivaient un peu mais c’étaient des nomades. »

Les Malécites installés dans les terres pouvaient en revanche trouver du travail auprès des compagnies forestières. Un aîné mentionna qu’en arrière de Rivière-du-Loup, dans les terres, il y avait autrefois des moulins à scie qui appartenaient notamment à la compagnie Fraser. Proche du lac de l’Est et du lac Pohé­né­ga­mook, plusieurs Amérindiens – malécites ou autres – trouvèrent du travail comme bûcherons : « Il y avait des Micmacs, il y avait des Montagnais qui travaillaient là-dedans l’hiver, au lieu de chasser. » L’oncle de cet informateur (qui n’est pas malécite) ainsi que ses deux grands-pères opérèrent des moulins dans la région au début du xxe siècle. Cet informateur indiqua également que la cohabitation avec les compagnies forestières était difficile à l’époque : « Ils ont eu beaucoup de problèmes avec les compagnies de bois qui sont arrivées. Ils se sont fait tasser un peu parce que des grosses compagnies arrivaient là pour construire des moulins à scie. » Un autre aîné mentionna que son grand-père, qui vivait à Trois-Pistoles, a travaillé comme bûcheron et draveur pour des compagnies forestières sur la rivière Trois-Pistoles : « Il allait couper du bois, il envoyait ça sur la rivière… Il y avait des moulins ici. » Et, selon ce même informateur, à cette époque « il ne fallait pas trop dire qu’on était autochtone parce que ces compagnies-là, elles passaient à côté des autochtones ».

Dans les premières décennies du xxe siècle, quelques familles malécites dépendaient toujours en grande partie de la vente d’artisanat pour vivre. La vie était difficile, comme me l’expliquait cette aînée malécite : « On vivait une vie de misère. […] Là, le seul métier, c’était faire des paniers et puis l’artisanat. […] La vie a été dure pour nos ancêtres, très dure. » Touché par la concurrence huronne, le commerce d’objets d’artisanat n’aida pas, ou si peu, les Malécites à se prémunir contre la pauvreté (Lechasseur 1993 : 246). Pour survivre, certaines personnes faisaient dès lors feu de tout bois, vendant jusqu’à leur identité, comme en témoigne ce commentaire d’un aîné :

Dans le temps de la guerre, quand les gens crevaient de faim, ils ont offert aux autochtones l’émancipation contre un chèque. Mon grand-père a accepté. Il a vendu ses droits d’être Indien à ce moment-là pour venir à bout de nourrir sa famille.

Au cours du xxe siècle, pour échapper au mépris, à l’indigence et à leur dépendance envers les gouvernements, la population malécite du Québec s’assimila massivement à la société québécoise. Durant près d’un siècle, seuls de rares chiffres inclus dans les données statistiques gouvernementales faisaient encore allusion aux Malécites de Viger. L’histoire locale elle-même vint à perdre le souvenir de leur existence (Michaud 2003 : 281 et 292). C’est ainsi que les Malécites du Québec tombèrent dans l’oubli pendant près d’un siècle (Lechasseur 1993 : 223-250).

Les Malécites de Viger aujourd’hui : dynamique d’un renouveau culturel

Après un siècle de dispersion et d’assimilation, que reste-t-il de ce pouvoir d’inclusion culturelle, de ces « continuités logiques et ontologiques des différentes réponses et interprétations données […] à la conjoncture impérialiste » (Sahlins 2007 : 270), examinés en première partie. Nous supposerons que tout cela n’a pas été entièrement oublié dans la culture des Malécites de Viger, autrement dit qu’ils ne forment pas un « néo-peuple sans histoire » (ibid. : 304).

« Qui sommes-nous[7] ? »

En 1982, la Loi constitutionnelle reconnut et confirma les droits ancestraux et issus de traités des peuples autochtones du pays. Trois ans plus tard, des modifications importantes furent apportées à la Loi sur les Indiens. Le 30 mai 1989, une résolution de l’Assemblée nationale, corrigeant celle du 20 mars 1985, reconnaissait non plus dix mais onze nations autochtones au Québec (Michaud 2003 : 294). Selon un aîné malécite : « On est un nouveau peuple, autrement dit c’est une nouvelle Nation. […] Nous autres, on a déjà existé, mais on était mort pendant 100 ans. » Ce réveil identitaire des Malécites de Viger profita d’un contexte favorable, mais il indique également que certaines personnes n’oublièrent pas leurs origines autochtones. Selon un aîné malécite : « Quand le monde disait qu’il était autochtone, l’ouvrage était rare, hein ! [...] On savait qu’on était descendants d’autochtones mais on n’a jamais fait cas de ça, nous autres. »

Dès l’origine, et avant même la reconnaissance officielle de cette nation autochtone, les membres de la Première nation malécite de Viger (PNMV) passèrent outre aux règles imposées par l’État. En effet, le 27 juin 1987, un code de citoyenneté fut adopté. Celui-ci détermine qui est malécite et qui ne l’est pas selon des critères définis par la bande. Une compétition entre deux ordres juridico-politiques, deux normes, apparaît donc d’emblée. C’est que cette rigidité de l’identité imposée de l’extérieur – qui consiste en une « immobilisation juridique » concernant les critères d’identification autochtone (Otis 1996) – impose aux descendants malécites qui demandent à être reconnus officiellement « Indiens », au sens de la Loi sur les Indiens, de fournir un travail généalogique souvent long, difficile et coûteux, comme l’indiquait une jeune femme malécite : « On a pris un notaire pour faire des recherches parce que c’était ­vraiment compliqué. »

Mais le vrai problème est ailleurs car, finalement, le gouvernement fédéral, via sa Loi sur les Indiens, continue d’imposer aux autochtones un choix drastique entre ­l’assimilation à la société canadienne et l’enfermement dans des réserves. Sans territoire où se regrouper, les Malécites restent dispersés et les mariages mixtes sont prédominants, ce qui, à terme et en regard de la loi fédérale, sonnerait une nouvelle fois le glas de cette nation. Car cette communauté renaissante est déjà vieillissante. Comme l’expliquait en 2006 un dirigeant de la nation malécite, la Loi sur les Indiens « est une loi faite par le gouvernement qui fait qu’à un moment donné, des Indiens, il n’y en aura plus ». D’où la nécessité d’imposer plus fortement encore leurs propres critères d’appartenance, selon des valeurs et des représentations qui leur sont propres, ce qui est d’ailleurs en accord avec ­l'article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 du Canada et avec la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones[8].

Comme l’expliquait l’un des dirigeants malécites de la PNMV, rencontré en 2006 : « Je me sentirais plus indien si c’était un Indien qui me donnait ma carte, pas un gouvernement blanc : on n’a pas besoin de me dire que je suis indien. » Le code de citoyenneté adopté par les Malécites de Viger permet d’intégrer à la nation toute personne descendant en ligne directe ou collatérale d’une personne reconnue citoyenne malécite, ou encore toute personne d’une autre nation autochtone qui souhaiterait devenir malécite pour diverses raisons. Cette ouverture aux membres d’autres communautés autochtones témoigne de l’existence d’une catégorie ethnique très large, celle d’« Indien », à laquelle s’identifient bon nombre de Malécites. C’est ce dont témoignait un responsable malécite : « Que je sois malécite, que je sois huron, que je sois abénaquis, je suis un Indien. […] Qu’il y ait un Huron qui rentre dans notre communauté, moi, personnellement, il va être le bienvenu. »

Les Malécites de Viger pourraient chercher aujourd’hui à faire valoir leur indianité à travers une forme d’essentialisme stratégique. Il est intéressant, par exemple, de voir plantés devant la maison du conseil de bande de la PNMV trois tipis typiques des Plaines américaines entourant une cabane de planches grossièrement équarries telle qu’on en trouvait sur la réserve de Viger, ainsi qu’un wigwam. Se trouverait là sous les yeux du visiteur comme un rappel historique : après la période d’assimilation que symbolise la cabane et qui mit un terme à la vie d’antan représentée par le wigwam, vint la reconquête culturelle panindienne, comme semble l’indiquer la pré­sence des tipis. Ou peut-être, d’une façon synchronique cette fois, cela démontrerait la complexité de l’identité culturelle malécite qui s’imprègne d’éléments épars et allogènes.

Les Malécites de Viger sont les descendants de personnes ayant vécu dans la réserve de Viger, d’où leur nom, mais ils sont surtout les héritiers d’une longue histoire dont on peut dire qu’elle est particulièrement lourde à porter (Lajoie et al. 2006 : 251). Sans territoire qui leur soit propre et partageant une langue commune, le français, les Malécites de Viger pourraient trouver dans leur histoire l’un des fondements de leur « réseautage ». Ils formeraient ainsi ce que Joseph-Yvon Thériault appelle une « communauté mémorielle » (2007 : 118). Ces gens-là possèdent effectivement une histoire qu’ils se représentent à leur façon, une histoire « qui a laissé des marques dans la conscience collective » (Lajoie et al. 2006 : 255). Certains événements se trouvent au coeur de la mémoire partagée par cette communauté diasporique, touchant de diverses façons les Malécites. Une aînée racontait ainsi son expérience de la dispersion vécue dans sa jeunesse :

Je me retrouvais toute seule. […] Pas d’argent, pas rien… J’pouvais pas continuer. J’ai plus personne, j’ai plus de parenté, j’ai plus personne. J’suis partie m’installer à Montréal. J’avais mon frère, il était là. Mais mon frère je l’ai pas trouvé.

L’importance du territoire

Le 27 juin 1987, un code d’éthique a été adopté. Il prône le respect des lois de la Première nation malécite de Viger, la mise en valeur de la culture et de l’identité malécite, ou encore la protection du territoire et des ressources. Les Malécites de Viger, dans leurs pratiques discursives, parlent de culture, de la culture, de leur culture. Une dame âgée disait : « Je n’ai pas pu vivre ma culture. » Soulignons qu’il s’agit d’un concept occidental repris par les Malécites et qui, dans leur cas, s’agrémente parfois d’un sentiment de perte sans profit, et donc baigné de tristesse, de déception, voire de colère, comme l’atteste ce témoignage d’une artiste malécite :

Ça me fâche énormément, ça m’attriste […]. Oui, je suis en colère, parce que ça nous a été enlevé et puis ils nous donnent de l’argent pour dire : « Regarde, on va faire des choses de guérison mais prouvez-nous que vous avez subi des dommages. » Mais, regarde, si je ne parle plus ma langue, c’est-tu un dommage ? Je pense que oui !

La culture est une valeur consciente qu’il faut défendre et, si nécessaire, réinventer (Sahlins 1992 : 24-25). Les responsables malécites de la PNMV travaillent depuis une vingtaine d’années à donner une nouvelle vie à un groupe culturel et historique, aujourd’hui dispersé, et dont les liens sont des plus ténus. Toutefois, tout n’est certainement pas à refaire, à réinventer, pour les Malécites de Viger, ne serait-ce que parce que, comme l’indiquent les propos d’un aîné, la mémoire et le corps conservent le souvenir de pratiques ancestrales : « Quand j’étais jeune, je partais à la pêche et à la chasse. C’est dans le sang, ça. » Une artiste malécite expliqua à sa fille que son attrait pour la chasse ne pouvait être qu’une question de gènes : « Mon père c’était pas un chasseur et puis mon mari c’était pas un chasseur. Et puis elle a pas appris ça là… […] Les gènes c’est fort pareil ! » Malgré leur intégration dans la société québécoise, la chasse et la pêche alimentaires font toujours partie intégrante de la vie de nombreuses familles malécites, comme le montre ce commentaire d’un autre chasseur :

On a été élevé avec des… au travers des Blancs. Excepté ce que j’ai dans le sang par exemple, ça je l’ai ! Quand l’automne se ­repogne, là, il faut que je reprenne le bois. Je l’ai en moi. Pourquoi ? Je l’sais pas, ça a toujours été là. J’ai commencé à chasser j’avais 7 ans ou 8 ans. […] Je dois avoir des gènes de mes grands-parents qui font qu’à un moment donné… Et puis mes frères, c’est pareil. Mes neveux aussi sont pareils.

Aujourd'hui, le maintien, sinon les souvenirs, d’un certain mode de vie sur un territoire particulier guide l’idée que les Malécites se font de leurs droits ancestraux. Comme lors des ententes signées au xviiie siècle, ils affirment leur culture et leur identité, cela afin de pouvoir s’inscrire à leur manière dans la société dominante. Il ne paraît guère étonnant, dans un contexte historique de dépossession territoriale et de dispersion au Québec, et compte tenu du fait que ce sont ces événements qui aujourd'hui marquent particulièrement l’esprit des Malécites, que ce soit l’accès à un territoire qui figure comme la préoccupation dominante de la PNMV (Lajoie et al. 2006 : 255).

Une jeune artiste installée à Cacouna expliquait que « ça prend du territoire pour construire une culture ». Selon une autre personne, « une nation sans territoire, c’est une nation sans âme, sans identité ». Cette idée va dans le sens des propos de John Clammer, de Sylvie Poirier et d’Éric Schwimmer qui expliquaient, dans un ouvrage collectif (2004 : 5), que la perte de la terre n’est pas seulement la perte de la propriété mais de quelque chose qui s’assimile davantage à la perte de l’âme, de ce qui permet de faire le lien entre les humains et l’univers. Un ancien membre du conseil de bande avançait quant à lui l’idée que le territoire et la culture permettent à un groupe de s’affirmer et d’être reconnu comme groupe ethnoculturel. Tout cela est lié : « Ça vient tout avec la culture, le territoire, la langue, et puis l’identité des Malécites. Là ils pourront plus dire : "vous n’êtes pas des Malécites". »

De plus, le développement d’une vie communautaire sur un territoire favoriserait notamment les mariages entre Malécites, ce qui contrebalancerait les effets de la Loi sur les Indiens concernant la reconnaissance du statut ­d’Indien : « Une fois qu’on va avoir un village, il y aura éventuellement des mariages », précisait Anne Archambault, Grand chef des Malécites de Viger. Aujourd’hui, cette nation se présente comme un type de formation culturelle, sociale et politique, sinon nouveau du moins original, comme un « village social » dont les frontières débordent de celles du Québec (Sahlins 2007 : 329). Cependant, les liens restent trop ténus pour, semble-t-il, faire vivre à long terme ce « village », d’où l’urgence ressentie, notamment par Anne Archambault, de permettre aux Malécites qui le souhaitent de se réunir physiquement sur un territoire collectif. Dispersés à l’échelle du Québec, sans territoire à eux, il existe entre les membres de la PNMV un manque de communication qui complique considérablement le projet de revitalisation culturelle. Les propos d’une femme malécite engagée politiquement dans les affaires de la nation viennent illustrer cette situation :

Comment voulez-vous retransmettre une culture à des gens qui sont dispersés ? […] Malgré les facilités qu’on a en 2006 […], la communication pour les Malécites n’a jamais été aussi difficile. Ce qui fait que la transmission des traditions […] ce sera pas facile à faire.

Remettre en branle une vie communautaire digne de ce nom serait finalement ce par quoi le projet de revitalisation culturelle qu’ont à coeur les Malécites de Viger devrait inéluctablement et prioritairement passer. Pour un aîné, il est important de communiquer et de vivre en communauté pour faire perdurer la culture :

Ça se perd beaucoup. […] Nous autres, on se parlait beaucoup, on allait à la chasse, on allait à la pêche, on allait dans le bois. Ma mère, elle nous racontait toutes sortes de choses, l’histoire qui se passait, et puis… C’est de même qu’on a appris, que j’ai appris. Mes autres frères ont pas appris ça parce qu’ils ont été à l’école.

Toutefois, le désir de se rassembler sur un territoire commun n’est pas partagé par tous. Pour certaines personnes, organiser sur quelques jours des rencontres annuelles sur un territoire commun, par exemple l’une ou l’autre des réserves de la PNMV, suffirait à développer le sentiment d’appartenance des membres de la nation. Chacun retournerait ensuite vaquer à ses occupations, ce qui, en soi, peut rappeler un certain mode de vie nomade, tel que brossé à grands traits en première partie de cet article. Jusqu’à présent, les Malécites de Viger ne se retrouvent que tous les quatre ans, à l’occasion des élections. Et cela suffit, au dire de certains, à créer du lien et à développer le sentiment d’appartenance :

J’ai tellement de liens affectifs avec des gens que je ne connais pas. On se rencontre une fois par quatre ans… Quand on se rencontre, c’est une grande fête. […] C’est comme si c’était une grande famille. […] Je fais vraiment partie d’un groupe, même si ce groupe-là est dispersé.

Pour finir sur cette question du territoire, notons que des intérêts économiques sont également en jeu. Pour certains Malécites, les ressources naturelles constituent une voie privilégiée pour favoriser le développement économique de la PNMV. Un ancien dirigeant malécite disait ainsi :

Quand on s’en va en revendication, je dis tout le temps : « Insistez pour revendiquer notre territoire ancestral. » Toute usine, toute industrie qui sera construite dessus, qu’on ait des redevances… Pas des redevances pour mettre le monde dans le trou, des redevances normales pour notre communauté.

Changements et continuités : le processus d’indigénisation

Comme le rappelle le sociologue Joseph Yvon Thériault (2007 : 253), en prenant fait de leur différence, les cultures minoritaires ont tout intérêt à s’articuler au sein d’ensembles plus larges. Car, à l’inverse, si elles se construisent en rupture avec le reste du monde en proclamant une culture de l’exiguïté, le « risque » est grand qu’elles se muent en cultures ethniques. Les Malécites n’ont jamais eu l’occasion de se refermer sur eux-mêmes puisque leur territoire ancestral constituait une sorte de carrefour culturel et que, par la suite, l’expérience des réserves a toujours tourné court pour eux au Québec. Aujourd’hui, le projet culturel des Malécites de Viger profite des relations qu’ils entretiennent avec d’autres groupes autochtones, notamment les Malécites du Nouveau-Brunswick et du Maine. Mais, comme par le passé, ce mouvement s’imprègne d’ondes culturelles qui émettent de bien plus loin. Les propos d’une femme malécite vont dans ce sens :

Quand je suis allée au Mexique, j’ai trouvé que c’était un peuple merveilleux, coloré, et avec une mentalité différente parce que le climat est différent. Mais là on peut apprendre des choses, on peut amener des choses aussi. Je dis pas copier, mais se servir de belles choses qui se passent en France et qui fonctionnent, et les emmener ici. L’échange entre cultures […], grandir là-dedans.

Les Malécites admettent visiblement mieux que les Occidentaux que des éléments à la fois indigènes et exogènes soient constitutifs de leur culture, dans la mesure où les seconds ne sont pas simplement « copiés ». Dans ce processus d’indigénisation d'éléments culturels occidentaux, des marchandises aussi bien que des logiques singulières, les Malécites ont fait appel aux aînés. Ils ont créé un conseil des sages, une structure parallèle au conseil de bande (Lajoie et al. 2006 : 265). En 2006, certaines personnes avaient également le projet de nommer des mères de clans. Si ces structures dérogent à la Loi sur les Indiens, nous ne pouvons toutefois pas en conclure que ces gestes sont posés délibérément contre le législateur fédéral. Les Malécites se feraient une place dans l’ordre culturel mondial, non pas en prenant toujours délibérément les règles imposées par l’État à contre-pied, mais plutôt en « indigénisant la modernité » (Sahlins 2007 : 282-283 et 310-311). Ces structures décisionnelles sont traditionnelles, selon un aîné malécite qui me parlait de l’organisation politique ancestrale : « Le grand conseil [est] nommé par les sages et les mères de clan. Les chefs de clan traditionnels [sont] nommés par la mère de clan. »

L’exemple de la pêche commerciale illustre bien cette idée d’indigénisation de la modernité et de develop-man. Au xixe siècle, dans un contexte historique difficile pour eux, les Malécites de Viger commencèrent à exploiter préférentiellement les ressources du Saint-Laurent. Aujourd'hui, depuis la reconnaissance de leurs droits de pêche commerciale[9], les Malécites de Viger peuvent ­s’engager efficacement dans cette industrie lucrative que représentent la capture et la commercialisation des ­produits de la mer : « C’est la pêche, la chasse… c’est là-dessus que nos ancêtres ont vécu et c’est là-dessus qu’on vit aujourd’hui encore, qu’on essaie de la faire vivre cette nation-là. »

À ces pêches industrielles s’ajoutent les chasses et les pêches communautaires et de subsistance. Les Malécites de Viger se sont vu octroyer des permis pour chasser l’orignal, le caribou, l’ours noir, le phoque, et pour pêcher la truite, le saumon et l’éperlan[10]. La nation malécite de Viger compte de nombreux chasseurs et pêcheurs, jeunes parfois, qui s’investissent pour leur communauté. Une artiste malécite me parlait ainsi de sa fille qui a été à « la chasse communautaire, et puis la chasse individuelle pendant deux ans aussi, deux étés. […] Elle est heureuse quand elle est dans le bois ». De nombreuses personnes, hommes et femmes, contribuent à perpétuer ces pratiques ancestrales. Un aîné malécite racontait :

Ma fille […] elle chasse et pêche. Comme moi, quand j’étais jeune […] On allait à la chasse, on allait trapper l’automne. On allait chercher des lièvres et puis des perdrix. C’était pour la famille. Si on en avait amplement, on le redistribuait aux autres.

Le partage et la générosité étaient autrefois de rigueur. Ils le sont à nouveau aujourd’hui au sein d’une communauté déterritorialisée à la recherche de nouveaux liens pour souder les membres dispersés. Ces activités économiques à buts communautaires, bien que dépendantes des technologies mises à leur disposition par la société occidentale, n’en sont pas moins constitutives de la culture des Malécites de Viger aujourd'hui. Ceux-ci ne souhaitent ni revenir aux temps anciens ni abandonner les traditions aux archives. Comme l’expliquait un membre du conseil de bande rencontré en 2006 : « Il faut remettre sur pied tout l’aspect culturel et traditionnel… Ben, traditionnel… on est quand même des autochtones des années 2000 ! » Autrement dit, les Malécites ne se font pas les otages de leur propre histoire. Ils s’ouvrent aux autres, conscients qu’« une culture est majestueuse quand elle en côtoie une autre », comme le soulignait une Malécite.

Les fers de lance de la renaissance culturelle malécite ont commencé à composer un mouvement, une politique de survie culturelle qui consiste à faire vivre de nouveau les enseignements de leur culture traditionnelle dans un ordre devenu global. Les Malécites de Viger auraient ainsi à la fois beaucoup et très peu changé : les technologies de production allogènes seraient en partie « manipulées dans le cadre des relations coutumières de production et de distribution » (Sahlins 2007 : 315). Aussi, durant ce siècle que nous avons qualifié d’oubli, apparaît en définitive une certaine résistance de la culture aux forces du capitalisme, une certaine constance malgré la dispersion, une continuité relative de la culture malgré l’intégration des Malécites à la société dominante. Comme l’indique le témoignage suivant, des habitudes de vie sur un territoire particulier ont persisté :

Mes grands-parents ont déménagé très tôt dans leur vie, de Rivière-du-Loup à la région de Joliette, parce qu’il y avait de la famille ici. Mais tous les étés, ils me ramenaient à Rivière-du-Loup […]. On allait à la pêche à l’éperlan toujours aux mêmes endroits parce que c’étaient des lieux, je pense, qui devaient leur dire quelque chose, probablement plus… Donc même encore aujourd’hui […] quand j’arrive à Rivière-du-Loup, je me sens chez moi. […] Il y a quelque chose de viscéral qui me ramène toujours à Rivière-du-Loup. […] C’est difficile à expliquer parce que ça n’a rien de concret.

Toutefois, il faut bien reconnaître aussi que le contact avec l’Occident a eu depuis plus de quatre siècles sur cette communauté un impact tel que la langue malécite a été oubliée au Québec et que de nombreuses autres pratiques culturelles et savoir-faire traditionnels se sont perdus, par exemple la fabrication des canots, des mocassins et des raquettes. Parmi les Malécites de Viger, bien peu cautionnent le projet de revitaliser la langue malécite au Québec, un projet jugé irréalisable au sein d’une communauté dispersée. De nombreuses personnes, par contre, souhaitent apprendre quelques mots de cette langue, une manière de mettre en relief leur appartenance, d’afficher publiquement une identité revendiquée :

Même à mon âge, j’aimerais apprendre quelques mots. […] Ça montre qu’on est autochtone. Notre langue, c’est notre langue. On l’a jamais parlée. […] Entre nous autres, être capables de se dire quelques mots.

Conclusion

À première vue, l’histoire des Malécites restés vivre au Québec après le démantèlement de la réserve de Viger conduirait à leur assimilation dans la société québécoise. Pourtant, en ethnographiant l’« indigénisation » de la modernité par les Malécites, et ce depuis qu’ils mettent des éléments européens au service du développement de leur existence, il ressort que certains éléments culturels se sont maintenus. Les Malécites font appel aux aînés, considérés comme les détenteurs de la mémoire vive et les gardiens de la tradition. Celle-ci sert encore aujourd’hui de moyen à l’innovation et de mesure de l’acceptabilité du changement. La pêche commerciale, qui se munit des moyens de production les plus modernes selon des modalités culturelles qui sont propres aux Malécites, contribue ainsi à un develop-man.

D’un autre côté, les revenus de ces pêches a pu favoriser ce qu’Alain Babadzan appelle un develop-chief (2009 : 111), puisque l’accumulation de richesses nouvelles, puisées à même leur territoire, a parfois attisé les intérêts des chefs et engendré certains conflits sociaux (Michaux 2007). Faisant la critique des thèses de Sahlins, Babadzan remarquait aussi fort justement que la culture occidentale ne se limite pas à ses seules productions matérielles (2009 : 108). Les Malécites, pour se procurer ces marchandises ou pour contribuer à leur production, ont dû délaisser jusqu’à un certain point les relations sociales traditionnelles pour entrer dans des rapports sociaux et économiques de type capitaliste. Par exemple, avec le développement du travail salarié, il n'est pas certain que les relations de type communautaire précapitaliste aient survécu longtemps à l’individualisme, surtout après leur dispersion.

Malgré tout, les Malécites de Viger d’aujourd’hui ne sont pas moins malécites qu’autrefois. Cela tout simplement parce que, et c’est la leçon retenue depuis les travaux de Franz Boas, « les cultures sont généralement étrangères par leur origine et locales dans leur style » (Sahlins 2007 : 321). Les peuples autochtones ­d’Amérique comme ceux d’Europe constituaient déjà, avant leur rencontre, des mondes profondément entremêlés, marqués par l’interaction. Aujourd'hui, parfaitement conscients de leurs héritages et influences multiples, les Malécites de Viger souhaitent créer leur espace culturel différencié au Québec. Autrement dit, par-delà l’observation généa­logique de l’hybridité de leur identité et de leur culture, malgré leur dépendance assumée envers la modernité, les Malécites de Viger s’affirment comme tels au Québec. Il appert ainsi que leur rencontre historique avec la modernité occidentale ne consiste pas en un processus funeste d’a-culturation entre une force immuable et un Autre qui s’efface. Puisque le contact culturel n’aboutit jamais à quelque chose de définitif (Cuche 2004 : 54), l’analyse doit porter sur un processus, non sur un résultat. Il s’agit d’une dynamique, celle d’une culture en perpétuel changement dans un contexte historique d’interactions sociales, c’est-à-dire d’ad-culturation (Bastide 1998 : 14). Un projet donc, une création culturelle qui ne va pas sans rappeler que toute culture n’est pas seulement un héritage mais qu’elle représente un ensemble inépuisable de réponses aux défis du monde, et non pas seulement au modèle occidental – si tant est qu’il y ait bien des modèles (Sahlins 2007 : 334).