Corps de l’article

Un ensemble d’éléments identitaires et socioculturels influencent la relation que les premières nations du Québec entretiennent avec le territoire. Leurs discours témoignent d’une conception du territoire qui est politique, écologique, spirituelle, culturelle, économique et sociale. Bien entendu, cette conception n’est pas figée, et les nombreux bouleversements des dernières décennies ont transformé l’usage que les autochtones font de ce territoire. Leur attachement à celui-ci semble, cependant, toujours aussi important et n’a pas cessé d’être l’un des pivots de leur identité et de leur culture.

Cette relation que les autochtones entretiennent avec le territoire intéresse depuis de nombreuses années les anthropologues. Leurs travaux ont mis en évidence l’aspect souvent qualifié d’holiste de cette relation et ont décrit sous différents angles d’analyse les multiples rôles que le territoire joue dans les différentes institutions : spiritualité, savoirs, éducation. L’objectif de cet article est d’emprunter une des portes qui donnent accès au territoire matériel et symbolique autochtone : la forêt. Cette avenue nous semble importante à explorer car « la forêt et la question du rôle des premières nations dans sa gestion sont devenues, en relativement peu d’années, l’un des thèmes principaux des relations entre Autochtones et non Autochtones » (Commission d’étude sur la gestion de la forêt publique québécoise 2006 : 127). Les enjeux socio-économiques liés à l’exploitation industrielle des ressources forestières ont, au cours des dernières années, conduit les autochtones à investir la scène politique pour défendre la forêt en tant que constituante centrale de leur territoire et de leur culture. Ils ont à cette occasion articulé un discours mettant celle-ci au coeur de leur historicité, tout comme ils avaient affirmé, lorsqu’ils s’étaient opposés dans les années 1970-1980 aux grands projets hydroélectriques de la Baie James, que la survie de leur mode de vie dépendait de la préservation des rivières et des lacs, c’est-à-dire de l’eau en tant que source de vie et de culture.

En effet, la rhétorique de défense de la forêt, érigée en « forêt-territoire » puisqu’elle dépasse les arbres pour inclure toutes les autres entités forestières : animaux, couvert végétal, lignes de trappage, etc., tenue par les groupes autochtones durant la commission Coulombe et en marge de ses travaux est très similaire au discours de protection de l’eau en tant qu’essence même du territoire utilisé pour s’opposer aux projets hydroélectriques de la Baie James. Aujourd’hui, cette relation est exprimée par plusieurs dans le cadre de la commission Coulombe en substituant à l’eau les arbres comme fondement du territoire physique, humain et social, tel que l’illustre cet extrait d’un mémoire.

La forêt est l’héritage reçu du Créateur afin que tous les êtres vivants puissent vivre en harmonie. Pour nous les Anicinapek la forêt n’est pas seulement synonyme d’arbres à couper. [...] C’est le jardin des êtres vivants. La forêt nourrit, la forêt protège, la forêt guérit, la forêt donne la force, la forêt éduque, la forêt est source d’inspiration et un lieu de prière. [...] Les arbres sont les cheveux de la terre.

Conseil des Anicinapek de Kitcisakik 2004 : 3

En somme, ces éléments, « eau » et « forêt », ne sont que des médiums circonstanciels que les autochtones utilisent pour faire comprendre à leurs interlocuteurs que leur culture est consubstantielle au territoire et donc définie par la relation qu’ils entretiennent avec celui-ci et réciproquement (Guay et Martin 2008), quelle que soit la manifestation matérielle de cette consubstantialité. L’objectif de cet article est de comprendre comment les premières nations expriment, aujourd’hui, cette relation au territoire et ce que cela implique en termes de rapports avec les autres acteurs du domaine forestier.

Au-delà de l’anthropologie

Depuis quelques années, des nouvelles disciplines, au-delà des sciences sociales, s’intéressent à la foresterie d’un point de vue social. Ainsi, les départements de foresterie de plusieurs universités commencent à envisager la question de la forêt non plus des seuls points de vue économique et écologique mais en tenant compte aussi des problématiques sociales, notamment de celles qui concernent les autochtones. L’identité et les droits ancestraux sont les questions les plus souvent identifiées comme devant être prises en considération pour véritablement comprendre l’ensemble des enjeux de la foresterie (Doyle, Badwell et Cohen 2001). Ainsi, Stephen Wyatt (2006) considère que la représentation de la foresterie est avant tout identitaire, Brunois ajoute que « chacune [des] définitions de la forêt relève […] de la cosmologie[2] propre à chacun des acteurs exogènes et de l’ontologie qu’elle supporte » (Brunois 2004 : 90). Selon ces auteurs, il est important de prendre conscience qu’aucun partenariat ne peut être véritablement équitable si on ne tient pas compte du fait que la relation des nations amérindiennes avec la forêt en tant qu’espace social autant que naturel est intimement liée à leur vision du monde et s’inscrit donc dans une rationalité qui n’est pas exclusivement économique.

Un second axe de réflexion qui ressort des travaux les plus récents concerne la reconnaissance des droits ancestraux des premières nations. Plusieurs estiment que, tant et aussi longtemps que leurs droits ancestraux et le titre aborigène ne seront pas reconnus par les instances politiques gouvernementales, le développement de nouvelles pratiques plus conformes au paradigme forestier autochtone sera limité (Wyatt 2006 : 16 ; Saint-Arnaud, Sauvé et Kneeshaw 2005 : l). D’autres auteurs estiment que la crise forestière actuelle révèle les conflits qui sous-tendent les relations entre l’État, l’industrie et les premières nations. En ce sens, « les régimes de cogestion sont générés et modelés par des histoires locales de conflits, des droits de propriété contestés et des stratégies politico-économiques nationales et mondiales » (Spaeder et Feit 2005 : 156). Malgré le discours actuel d’inclusion des autochtones dans le processus de gouvernance, plusieurs ne croient pas que la relation de pouvoir s’inverse : « le pouvoir de prendre des décisions est […] toujours entre les mains de l’État [et ce malgré l’apparence d’une autochtonisation du processus] » (Roué 2003 : 682). Dans cette perspective, la gouvernance de la forêt s’inscrit dans une histoire coloniale. Toutefois, d’autres pensent que cette relation n’est pas figée et que les transformations dans les pratiques et les politiques forestières, qui accordent une plus grande reconnaissance aux acteurs locaux, refléteraient, comme le suggère Betts (1997), la volonté de redéfinir leur présence dans les régimes forestiers actuels.

Méthodologie

Comme on le constate, l’analyse de la problématique de la place des premières nations dans la foresterie n’est pas homogène. Non seulement les thèmes abordés sont multiples (identité, droits territoriaux, économie, etc.), mais les perspectives théoriques adoptées sont, elles aussi, très diverses. L’objet de cet article est de comprendre comment les Amérindiens eux-mêmes conçoivent leur rapport à la forêt et interprètent les changements qui se produisent aujourd’hui, à la fois ceux qui refaçonnent leurs rapports avec le reste de la société et ceux qu’ils amorcent eux-mêmes afin de définir les modalités de développement du territoire forestier. Pour cela, nous avons choisi d’analyser le contenu des mémoires déposés par les premières nations du Québec auprès de la commission Coulombe. Ce choix de s’intéresser aux seuls mémoires déposés à cette commission plutôt que d’interviewer un ensemble d’acteurs (entrepreneurs autochtones, chasseurs, aînés, jeunes, etc.) limite, on en conviendra, la portée de notre analyse. En effet, les mémoires déposés auprès de la Commission proviennent essentiellement de conseils de bande ou d’autres organismes politiques[3] : leur contenu reflète donc la position du leadership institutionnel et ne peut rendre compte de la construction, au quotidien, de la relation qu’entretiennent les membres des différentes nations autochtones à l’espace forestier. Il nous a toutefois semblé important de nous pencher sur ce « discours » institutionnel car il permet de mettre en évidence comment certains leaders autochtones s’expriment sur le territoire forestier et quelles sont les préoccupations qu’ils veulent transmettre au reste de la société. Ce discours institutionnel, bien qu’il ne reflète pas l’ensemble de ce que pense la population autochtone, est toutefois intéressant car il permet d’observer comment et autour de quels thèmes structurants – certains fédérateurs, d’autres révélant les différences entre les diverses nations – se construit la « réponse » autochtone à ce qu’on appelle la crise forestière. Il atteste aussi une certaine « mise en scène » de la relation des autochtones au territoire forestier, qui dépasse les pratiques du quotidien. Cette « mise en scène » destinée à influencer une audience extérieure est à rapprocher de celle qui a été effectuée par les leaders cris et inuits* lorsque, s’opposant au projet hydroélectrique de la Baie James, ils ont su trouver les « mots » qui rejoignaient la sensibilité d’une partie de la population. Or, ce discours instrumental n’est pas insignifiant puisqu’il a, on s’en souviendra, contribué à mobiliser différents groupes de la société civile contre les développements hydroélectriques. Aujourd’hui, alors que plusieurs artistes, pensons à Richard Desjardins ou à Roy Dupuis, se mobilisent pour « sauver », selon leurs termes, la forêt et arriment leur rhétorique à une certaine image que l’on a de l’Autochtone protecteur – par culture – de la nature, il est pertinent de se demander quelle est justement la nature de cette relation culturelle que les membres des premières nations entretiennent avec le territoire.

Afin de procéder à l’analyse, nous avons d’abord créé une base de données par thématiques générales (culture, identité, développement durable, éducation etc.) et sous-thématiques. Nous avons inséré dans cette base de données les éléments qui se retrouvaient dans les différents mémoires. Lorsque tous les éléments ont été saisis, nous avons codifié et catégorisé les thèmes selon la méthode de Bardin (1998). Puis, nous avons sélectionné les thématiques récurrentes et conceptuelles (par exemple, la relation de l’autochtone au territoire forestier, la relation entre territoire forestier et culture, le territoire forestier comme espace de décolonisation, la définition autochtone du développement durable) en lien avec notre questionnement, et nous avons, au regard des travaux antérieurs sur la forêt autochtone, essayé de comprendre ce que les différentes prises de position par rapport à chaque thème spécifique nous apprenaient de nouveau (ou confirmaient) sur la relation que les autochtones entretiennent avec le territoire forestier, à tout le moins, telle qu’elle est exprimée par les leaders institutionnels. Nous n’avons toutefois pas retenu certains thèmes pourtant abordés dans les mémoires tels que la « patrimonialisation » de la forêt, les processus de certification forestière, les mesures d’harmonisation, ni les éléments techniques relatifs au développement économique car ils dépassent la question spécifique de la relation des autochtones à la forêt, définie en tant que territoire matériel et symbolique de l’identité et de la culture. Cette question est d’ailleurs l’objectif principal de notre recherche.

Notre démarche repose sur une approche compréhensive. En ce sens, nous avons adopté au sein de notre analyse « une épistémologie de recherche dite “interprétative” qui reconnaît l’importance de la subjectivité comme filtre d’appréhension du monde » (Sauvé et al. 2005 : 86) et qui accorde un espace spécifique à « la perspective de l’autre [car elle] a du sens » (Savoie-Zajc 2003 : 297). Les perceptions et représentations se traduisent dans le discours des mémoires, qui à leur tour reflètent une prise de position dans la construction de leur devenir. Cette analyse discursive ne nous permet pas, mais cela n’est pas notre objectif, de généraliser les différences et les ressemblances entre les premières nations du Québec au-delà de ce qui transparaît dans les mémoires, mais elle est utile car elle révèle comment les leaders de ces nations construisent le sens qu’ils attribuent à leur environnement, à leur action et à leur culture. C’est leur « vérité » qui nous intéresse et non pas la véracité de leur analyse de la crise forestière ou de l’efficacité des solutions qu’ils proposent pour stimuler le « développement économique » ou régler les différends reliés aux processus de certification forestière.

La commission Coulombe

En 2003, le gouvernement du Québec a mis en place une commission d’étude sur la gestion de la forêt publique québécoise, communément appelée commission Coulombe[4], du nom de son président, Guy Coulombe. « Cette commission, scientifique, technique, publique et indépendante, avait pour mandat général de dresser l’état de la situation en ce qui concerne la gestion des forêts publiques du Québec et recommander des améliorations qui permettront de bonifier le régime forestier dans une perspective de développement durable[5]. » La Commission a ainsi servi de forum à différents groupes d’usagers de la forêt, notamment les premières nations du Québec. Les mémoires qu’ils ont déposés[6] à la commission constituent une source documentaire importante qui permet de mieux comprendre la relation privilégiée, mais complexe et non monolithique qu’ils entretiennent avec la forêt. L’analyse des différents mémoires que propose cet article a pour objectif de rendre compte de cette pluralité et de la participation des autochtones à la transformation conceptuelle actuelle du milieu forestier québécois – le territoire forestier étant ici entendu comme un espace dialogique partagé par différents groupes d’acteurs.

La forêt-territoire : une matrice de culture

L’image de l’autochtone entretenant un rapport symbiotique avec la nature est aujourd’hui profondément inscrite au coeur de l’imaginaire occidental. Cette représentation est en partie le fait des représentations historiques (pensons à Rousseau) et de celles provenant de certains scientifiques, mais elle découle aussi des discours des Amérindiens eux-mêmes, qui se sont appuyés sur cet a priori favorable pour faire avancer certaines de leurs revendications. La représentation de ce rapport osmotique entre les communautés autochtones et la nature s’accompagne d’une dichotomisation du monde qui construit l’Autochtone en opposition avec l’Occidental et conduit à une essentialisation des autochtones qui masque les réalités spécifiques à chaque groupe. Certes, une telle représentation mériterait d’être analysée, mais là n’est pas l’objet de ce texte. Il faut souligner que cette construction spécifique de l’Autochtone se fonde néanmoins sur une histoire, des pratiques et des croyances qui leur sont propres. Elle est surtout « vraie » dans ses conséquences puisqu’elle contribue à façonner la vision du monde des uns comme des autres, notamment de certaines communautés autochtones pour qui l’équilibre entre l’humain et son milieu devient un élément important dans l’actualisation du discours qu’elles adressent à l’Autre.

À cet égard, certains mémoires déposés auprès de la commission Coulombe présentent les membres des premières nations comme les gardiens du territoire forestier et déclarent qu’à ce titre, il est de leur devoir de le protéger (Conseil de la Nation huronne-wendat 2004 : 2). Ils en sont les défenseurs non pas simplement parce qu’il s’agit d’une ressource à préserver pour les générations à venir mais plutôt parce qu’elle constitue la matrice de leur culture. Par matrice nous entendons à la fois la mère (principe de vie) mais aussi le « moule » qui façonne chacun sur le même modèle (principe de culture), c’est-à-dire que le territoire est à la fois la mère qui enfante et le creuset de la culture. De la même manière que l’enfant reçoit un double héritage à la fois génétique et culturel puisque sa mère lui « donne » une éducation, l’Autochtone, dans sa propre compréhension du monde, considère qu’il porte en lui l’empreinte « génétique » du territoire puisque celui-ci l’a enfanté et que le territoire est aussi le terreau dans lequel germe sa culture. Tout comme l’enfant et sa mère sont de même nature, l’Autochtone est lui aussi de même essence que le territoire. Cette consubstantialité implique l’obligation de respecter, de protéger celle (la mère) ou celui (le territoire) dont on tient la vie mais aussi de transmettre le bagage génétique et culturel que l’on a reçu. La protection physique du territoire va donc de pair avec la nécessité de pérenniser la culture.

Ainsi, dans plusieurs mémoires, il est affirmé qu’il existe une relation de réciprocité entre la forêt et les autochtones. Certains en font la source de leur propre existence. « Le territoire constitue toujours une partie de nous-mêmes, nous continuons de lui appartenir. » (Conseil de la Nation atikamekw 2004 : 2) Ainsi, bien que les Attikameks nomment le territoire Nistaskinan[7] (Conseil de la Nation atikamekw 2004 : 3) et les Innus, Nitassinan[8] (Premières Nations de Mamit Innuat 2004 ; Conseil tribal Mamuitun mak Nutashkuan 2004), il ne faut pas voir dans le possessif « notre » de « notre territoire » qui est utilisé pour traduire ces termes (Nitassinan, Mamit) une quelconque revendication de propriété mais plutôt une affirmation de l’indissociabilité de l’homme et du territoire qui l’a engendré (c’est là que se distingue la philosophie autochtone de celle des religions occidentales où Dieu est le père de l’homme mais où l’homme n’est pas de même nature que le Père car il a seulement été créé à son image et ne lui est donc pas consubstantiel). En effet, ces appellations précèdent les revendications territoriales contemporaines, on ne peut donc leur attribuer une signification instrumentale (appuyer les revendications territoriales). Leur sens doit donc être recherché dans l’esprit des mots tels qu’ils habitaient le vocabulaire de ces groupes avant la Grande Rencontre.

Le deuxième volet, celui de cette relation consubstantielle, présente le territoire forestier comme matrice de culture. Cela se traduit dans plusieurs mémoires, qui décrivent la forêt comme étant le fondement, le lieu d’expression et l’élément qui rassemble les cultures des nations amérindiennes. L’accent est notamment mis sur le rôle important de la forêt en tant que gardienne des langues amérindiennes. Les Anicinapeks de Kitcisakik affirment : « notre culture et nos rituels prennent leur origine dans cette terre d’où jaillissent les bruits de la nature qui sont exprimés par notre langue, nos chansons et nos danses » (Conseil des Anicinapek de Kitcisakik 2004 : 3). On en conviendra, une telle affirmation fait de la « terre » l’institution porteuse de la culture. L’appartenance au territoire et la relation à la forêt constituent la pierre angulaire des identités et des cultures amérindiennes du Québec. Le vocabulaire étant vecteur de la culture, les mots n’existent que parce qu’ils expriment les « bruits » de la nature, de la forêt. Ces mots cesseront d’être porteurs de sens, et donc de culture, le jour où ils ne pourront plus se faire l’écho d’une nature devenue muette. Finalement, les mémoires soumis à cette commission par les autochtones font presque tous état du rôle majeur que joue le territoire forestier dans l’organisation sociale de la communauté. En fait, ce serait lui qui assurerait et perpétuerait le lien social (Conseil de la Nation atikamekw 2004 : 4), et, tel que l’exprime ici la Première Nation de Timiskaming, « l’utilisation des terres a toujours été un élément clé de l’organisation sociale et politique des Algonquins » (Première Nation de Timiskaming 2004 : 2). Le lien spirituel que les membres des premières nations entretiennent avec la Terre est aussi garant de la pérennisation des pratiques culturelles collectives (IDDPNQL 2004 : 3). La forêt est aussi, et ce malgré les changements récents, un lieu de pratiques à caractère symbolique, sacré, spirituel, ou encore religieux (Conseil tribal Mamuitun mak Nutashkuan 2004 : 4 ; Conseil de la Nation atikamekw 2004 : 6) et, pour certains groupes autochtones qui se sont exprimés, la forêt posséderait à la fois des propriétés qui guérissent, nourrissent le corps et purifient l’âme. À cet égard, les Anicinapeks de Kitcisakik ont, pour leur part, mis sur pied un comité forêt dont l’objectif premier est de définir une foresterie autochtone adaptée au contexte socio-environnemental contemporain. Leur communauté privilégierait, en ce sens, « les bases d’une écologie nouvelle qui miserait sur la promotion de la santé mentale » (Conseil des Anicinapek de Kitcisakik 2004 : 14). Ainsi, comme le résume Brunois, les premières nations « ne dissocie[nt] pas le domaine social des domaines écologique et cosmologique ou, pour être plus juste, [...] elle[s] ne peu[ven]t les dissocier » (2004 : 92). En effet, elles ne peuvent pas les délimiter car le territoire est doublement mère puisqu’il donne naissance au corps matériel des autochtones et qu’il est aussi la matrice de leur culture.

Le développement durable en question

Les membres des premières nations qui ont participé à la commission Coulombe y ont exprimé leurs inquiétudes face au mode d’exploitation actuel et la plupart ont réclamé un arrêt « immédiat » de la surexploitation de la forêt et de l’utilisation de techniques, telle la coupe à blanc, qu’ils jugent dangereuses puisque, comme le souligne le Conseil des Anicinapek de Kitcisakik (2004 : 13) « il est évident que cela entraîne des conséquences dramatiques sur la vie animale et végétale des écosystèmes ». Les différents conseils considèrent que les industries forestières exploitent leurs terres ancestrales sans leur en avoir demandé l’autorisation, sans les dédommager et les faire bénéficier des retombées économiques. De surcroît, la préoccupation pour une biodiversité en santé revient constamment dans les mémoires présentés, notamment dans celui de l’Institut de développement durable des Premières Nations du Québec et du Labrador (IDDPNQL), qui considère qu’en l’état actuel des choses et malgré les prétentions inverses de l’industrie, le mode de développement actuel de la forêt n’est pas durable. Leurs critiques laissent apparaître que leur conception du développement durable diffère de celle de l’État et des industriels pour des raisons autant techniques qu’épistémologiques.

Selon les premières nations, l’obstacle majeur au développement durable de la forêt est le « rendement soutenu », approche actuellement adoptée par l’industrie. Cette approche, qui a pour objectif de prélever autant de bois que possible sans toutefois mettre en péril la pérennité de la ressource, est considérée par certains, notamment la Première Nation de Timiskaming, comme dangereuse. Celle-ci souligne que l’objectif de rendement est facile à définir alors que celui de pérennité de la ressource est complexe, ce qui conduit l’industrie forestière à privilégier le rendement plutôt que le principe de précaution. À la place d’une stratégie de « rendement » uniquement fondée sur l’extraction du bois qui, malgré toutes les bonnes intentions, menace à long terme le territoire forestier, les auteurs des mémoires insistent à plusieurs reprises sur la nécessité d’adopter d’autres stratégies. L’IDDPNQL affirme notamment qu’il faut « éviter de penser productivité et profit lorsqu’il est question de matière ligneuse. La forêt offre une multitude d’autres avenues très intéressantes » (2004 : 20). En ce sens, les Malécites de Viger mentionnent que la forêt comporte un fort potentiel touristique, notamment dans le domaine émergent de l’éco-récréotourisme (ibid. : 6).

Plusieurs mémoires (Conseil de la Nation atikamekw, Conseil tribal Mamuitun mak Nutashkuan, Conseil des Anicinapek de Kitcisakik, Première Nation malécite de Viger, Premières Nations de Mamit Innuat) soulignent que les premières nations pourraient contribuer de différentes manières au renouvellement des modes d’exploitation de la forêt. Pour cela il faudrait, selon les Premières Nations de Mamit Innuat, s’appuyer sur « les enseignements des ancêtres et les façons de faire transmises de génération en génération [qui] ont permis de développer une expertise autochtone en matière de gestion du territoire et des ressources » (2004 : 8). Cela dit, il ne faut pas simplement « consulter » les savoirs autochtones et les traiter comme des informations complémentaires ; il faut plutôt les mettre sur un pied d’égalité avec les expertises scientifiques, spécifie la Première Nation de Timiskaming (2004 : 5). Selon le Conseil tribal de Mamuitun mak Nutashkuan, un véritable développement durable serait plus facilement atteignable si les lois en place étaient modifiées afin de laisser plus de place aux premières nations et à leurs savoirs (2004 : 10). En somme, ces auteurs souhaitent une remise en cause du mode de développement actuel et appellent à une redéfinition des pratiques de gestion et de planification qui s’appuierait sur les savoirs et les expériences des nations amérindiennes en matière de gestion de la forêt, ce qui constituerait la base du « développement durable équilibré » que proposent les premières nations.

Le territoire forestier, objet de développement durable équilibré

L’analyse des mémoires révèle que les premières nations du Québec souhaitent définir collectivement un modèle de développement dont la gestion du territoire forestier serait un des éléments clés. Ce modèle de développement « autochtone » doit, selon l’IDDPNQL, être une application des connaissances écologiques traditionnelles qui ont prouvé leur durabilité (Johnson et Basile 2006 : 10). Ainsi, toute pratique de développement durable devrait avant tout être élaborée en accord avec les principes traditionnels de conservation et de respect de la nature – principes qui devraient avoir préséance sur les techniques modernes de gestion de la forêt.

Le développement durable équilibré reprend la définition conventionnelle du concept de développement durable en ce sens qu’il cherche à construire un équilibre entre les dimensions économique, écologique et sociale du développement. Cependant, l’IDDPNQL propose une définition relative des « besoins », ce qui n’est pas le cas de la définition conventionnelle et fait même de cette relativité une des conditions de la durabilité du développement. En effet, selon l’Institut, les nations amérindiennes partagent une conception commune du développement qui s’enracine dans leur relation consubstantielle au territoire. L’Institut affirme toutefois du même souffle que les pratiques de développement n’ont pas à être homogènes mais doivent plutôt être définies localement. En effet, le grand principe de durabilité doit être « équilibré », c’est-à-dire qu’il doit se décliner en fonction des particularités et réalités territoriales de chaque communauté. En fait, les mémoires proposent des projets de développement différents, voire quasi contradictoires ; ils envisagent également différents modes de partenariat avec l’État québécois, l’industrie forestière et les autres usagers du milieu forestier. L’Institut nomme « développement durable équilibré » cette nécessité de décliner localement le projet collectif.

Du reste, le concept de développement durable équilibré comporte surtout une autre dimension : celle de la reconnaissance des droits des premières nations. Le respect de ces droits est en fait, selon l’IDDPNQL, la condition pour que les trois piliers du développement durable aient une fondation légitime. En somme, le développement durable équilibré est un élément fédérateur qui crée les conditions d’une culture, d’un avenir commun au sein duquel se retrouvent les différentes nations amérindiennes. Ainsi, par-delà les différentes conceptions et modèles de « développement » de la forêt, deux points communs rapprochent les communautés : leur vision de la préservation du milieu forestier et, plus largement, du territoire, qui s’inscrit dans une épistémologie enracinée dans les savoirs ancestraux, ainsi que leur conviction que le fondement du développement durable est la reconnaissance de leurs droits ancestraux.

Redonner une plus grande place aux premières nations dans le développement économique du territoire forestier

Bien que les premières nations qui se sont exprimées à la commission insistent grandement sur les dangers que représente l’industrie forestière pour leur culture respective, plusieurs estiment néanmoins que toute exploitation du milieu forestier n’est pas à écarter si elle s’inscrit dans cette perspective du « développement durable équilibré ». Plusieurs communautés affirment ainsi ne pas être opposées au développement économique. À cet égard la Première Nation de Mashteuiatsh déclare sur son site Internet :

[…] composante essentielle du progrès, du mieux-être et de l’autonomie de la communauté, le développement économique demeure une priorité pour le Conseil des Montagnais du Lac-Saint-Jean qui, outre sa responsabilité globale dans ce domaine, joue également un rôle de partenaire et facilitateur[9].

C’est ainsi qu’un bon nombre d’entreprises, privées ou publiques, et de coopératives forestières autochtones participent à l’épanouissement économique et social des premières nations ; pensons à celles de Mashteuiatsh, de Waswanipi, d’Obedjiwan, de Pessamit et de Pikogan. Le chef de Mashteuiatsh, Gilbert Dominique, déclarait en 2006 que « le développement d’une filière d’entrepreneurs issus des Premières Nations fait sûrement partie d’une des pistes de solution pour dynamiser nos milieux » (2004 : 15). À cet égard, de plus en plus d’entreprises privées « québécoises » considèrent aujourd’hui les communautés ou entreprises autochtones comme des partenaires, ce qui indique que cette culture entrepreneuriale autochtone est déjà bien accueillie par les autres acteurs du milieu forestier. C’est ainsi que la Première Nation Abitibiwinni s’est associée avec deux coopératives forestières pour créer le Groupe forestier CFOR inc. En somme, les mémoires présentés à la commission Coulombe font état de l’esprit entrepreneurial autochtone considéré, tout comme les autres pratiques sociales souvent qualifiées de « traditionnelles », comme porteur du développement durable équilibré de la forêt. Cela dit, comme les mémoires le suggèrent, les premières nations ne veulent toutefois pas de n’importe quel développement mais souhaitent orienter les pratiques de manière à ce qu’elles soient adaptées à leurs besoins et à leurs aspirations culturelles. « Présentement, comme la majorité des communautés du Québec, les Pekuakamiulnuatsh cherchent à influencer les planifications forestières en intervenant directement auprès des compagnies forestières et en tentant d’harmoniser les activités forestières avec le mode de vie traditionnel de ses membres. » (IDDPNQL 2004 : 22) En ce sens, la participation au développement économique nécessite l’institutionnalisation de pratiques culturelles des premières nations (IDDPNQL 2006).

Le territoire forestier : un espace de remise en cause d’une relation néocoloniale

Depuis la Seconde Guerre mondiale, la volonté de remettre en cause le monopole des grandes entreprises multinationales a poussé Québec à « se poser comme véritable gestionnaire de la ressource forestière et du territoire afin de contrôler le rythme d’utilisation des stocks » (Blais et Boucher 2008 : 20). En 1986, le gouvernement du Québec a introduit une nouvelle Loi sur les forêts. La logique de cette loi assimile dorénavant le « bien environnemental […] à un bien cessible et monnayable » et constitue une vision économique et « humanocentrique » de la forêt (Brunois 2004 : 98). L’étude des mémoires met en lumière la relation antagonique que les nations amérindiennes développent envers cette loi. Le Conseil des Anicipanek de Kitcisakik affirme que cette loi « assujettit les populations locales en les rendant dépendantes d’une économie primitive » (2004 : 7). Cet assujettissement dépasse toutefois le seul contexte économique car il s’accompagne d’une dépossession territoriale et exclut les premières nations des processus de prise décision, puisque tout se passe entre l’État et les industriels. Voilà autant d’éléments qui révèlent que « toute rencontre avec les Amérindiens se situe dans le contexte d’une histoire coloniale » (Goulet 2004 : 111) dont ils veulent s’émanciper.

Ces rapports de pouvoir historiques entre l’État québécois et les premières nations sont illustrés au sein de plusieurs mémoires qui dénoncent les relations de type néocolonial et paternaliste caractérisées par des tentatives d’assimilation et de maintien de la dépendance. Selon la Première Nation de Timiskaming, « la culture qui prévaut au MRN [ministère des Ressources naturelles] a toujours restreint la valeur et l’importance des peuples autochtones » (2004 : 6). Ces relations ont certainement contribué par « un processus d’objectivation extrême » (Poirier 2004 : 11) à la banalisation des différences culturelles. En réaction, plusieurs communautés refusent de reconnaître la légitimité de la Loi sur les forêts. Le Conseil de la Première Nation de Wolf Lake conteste ainsi l’appartenance des forêts au domaine public considérant qu’elles sont d’abord de la responsabilité des premières nations : « Le fait est que les premières nations ont des titres ancestraux sur la plupart des forêts et que le gouvernement du Québec n’a pas de compétence ni la propriété exclusive de celles-ci. » (Wolf Lake First Nation 2004 : 2)

Les différents mémoires critiquent par ailleurs les processus de consultation actuellement en vigueur, incluant la commission Coulombe. Un des reproches concerne les échéanciers trop courts et qui ne permettent pas aux premières nations de développer leur argumentaire. Selon plusieurs mémoires, ces délais imposés par le gouvernement ne tiennent pas compte du manque de ressources humaines, techniques et financières de plusieurs communautés. À ce sujet, le Conseil de la Nation micmac de Gespeg considère que « le fait, de ne pas répondre à une demande de consultation ne devrait pas être interprété comme un consentement. […] Le silence ne peut être considéré comme un renoncement à ses droits » (2004 : 5). D’autres mettent en doute la légitimité de la consultation elle-même affirmant que les premières nations sont consultées mais sans qu’il y ait de véritable intention de tenir compte de leur opinion (Première Nation de Timiskaming). En ce sens, le Conseil de la Première Nation de Timiskaming mentionne que les communautés autochtones se retrouvent constamment en position de réaction à des initiatives déjà enclenchées. La Première Nation malécite de Viger affirme pour sa part que le processus n’est parfois instauré qu’après que les actions ont été entreprises. De plus, même si elles sont consultées, les premières nations constatent que leurs recommandations ne sont pas nécessairement appliquées. En somme, pour plusieurs, les processus de consultation, dont les tables d’harmonisation sont aujourd’hui l’expression la plus achevée, s’inscrivent dans cette logique d’inégalité qui révèle une attitude paternaliste caractéristique de la relation coloniale (Wolf Lake First Nation 2004 : 2).

Néanmoins, depuis, les jugements Haïda et Taku River, les nations autochtones sont devenues des acteurs incontournables du développement régional. En s’exprimant à la commission Coulombe elles ont affirmé leur détermination à participer activement au développement régional en s’appuyant sur leurs savoirs et leurs expériences. Elles ont aussi exprimé leur volonté d’obtenir une plus grande autonomie politique (Conseil de la Nation atikamekw 2004 : 7). Le gouvernement québécois, auprès duquel elles ont manifesté le désir de négocier de nation à nation, est d’ailleurs interpellé dans les textes à ce sujet, mais, aspect relativement nouveau, ces demandes des premières nations ne s’expriment pas tant dans une perspective de résistance que dans une volonté d’être incluses à titre d’égales dans le processus de gouvernance. Certes, les propositions concrètes pour en arriver là prennent toutefois de nombreuses formes.Il s’agit cependant d’un basculement important puisque, dans les années 1970-1980, l’enjeu des mouvements de revendications autochtones était d’empêcher l’État de s’approprier leurs territoires matériellement (par le biais du développement hydroélectrique) et symboliquement (par l’aliénation du titre ancestral). Aujourd’hui certaines nations autochtones demandent plutôt un droit de participation à la fois à la gouvernance et au développement du territoire (Premières Nations de Mamit Innuat ; Première Nation malécite de Viger ; Conseil de la Nation huronne-wendat ; Conseil tribal Mamuitun mak Nutashkuan). Faut-il voir dans ce changement d’échelle des revendications une forme de repli des premières nations ? Nous ne le pensons pas et croyons plutôt qu’il atteste la relation spécifique que les autochtones entretiennent au territoire. En effet, les autochtones ne chercheraient pas tant à faire reconnaître leur titre aborigène sur le territoire pour affirmer qu’ils en sont propriétaires qu’à s’assurer par l’obtention de ce titre l’accès au territoire physique et symbolique nécessaire à la production de leur mode de vie. En somme, le territoire autochtone doit être compris comme une matrice de culture et non pas comme un espace géographique avec des frontières et des propriétaires, de sorte que le processus d’émancipation a moins pour objet le retour à une souveraineté exclusive sur le territoire physique que le contrôle de celui-ci en tant que source du mode et du milieu de vie autochtones (Guay et Martin 2008).

Pour une plus grande participation des premières nations dans la gouvernance et le développement économique du territoire forestier

Cette nouvelle stratégie de décolonisation se traduit par l’affirmation, dans la majorité des mémoires, qu’une certaine forme de développement économique peut être compatible avec la production du mode de vie autochtone – voire y contribuer – et que la participation des acteurs non autochtones avec les autochtones à la gouvernance du développement forestier peut elle aussi être un élément de ce processus de décolonisation. Certes, alors que certaines communautés souhaitent utiliser les outils mis à leur disposition par la société moderne québécoise (Première Nation malécite de Viger), d’autres les rejettent quasi systématiquement, les considérant comme incompatibles avec leur culture. De même, bien que la majorité des conseils de bande ayant déposé un mémoire souhaite s’engager dans une forme ou une autre de partenariat ou de cogestion (Conseil de la Nation atikamekw ; Conseil de la Nation huronne-wendat ; Conseil tribal Mamuitun mak Nutashkuan ; Première Nation malécite de Viger ; Premières Nations de Mamit Innuat), d’autres envisagent plutôt ce partenariat comme un mal nécessaire, un état transitoire devant mener à une gestion uniquement « autochtone » de la forêt (Wolf Lake First Nation ; Conseil des Anicinapek de Kitcisakik). Ainsi, « cette requête nécessite [pour les Anicinapeks de Kitcisakik] une approche beaucoup plus globale et un double horizon de travail incluant des mesures à court terme de partage de la gestion du territoire et des mesures pour assurer une transition vers une autogestion d’une partie du territoire traditionnel » (Conseil des Anicinapek de Kitcisakik 2004 : 6). Notons que, quelle que soit la position prise dans chaque mémoire par rapport à la cogestion, dans tous les cas celle-ci est vue comme un moyen pour les premières nations d’exercer une influence sur les pratiques d’exploitation de la forêt. Il ne faut donc pas considérer la protection de la nature comme antagoniste au développement mais voir les deux comme les deux faces d’un même projet de société.

Conclusion

L’analyse que nous proposons des mémoires déposés par les premières nations à la commission Coulombe met en lumière l’existence de points communs entre les différentes nations autochtones bien que leurs positions et leurs stratégies face au développement économique et aux enjeux de la gouvernance soient plurielles. De plus, leur engagement face au développement durable a aussi pris différentes formes depuis la commission Coulombe, si bien que les conclusions que nous proposons ici tissent un portrait à resituer dans un moment donné. Il serait donc risqué de tirer des généralisations quant aux orientations que prendront dans le futur les premières nations. Néanmoins, il n’est pas inutile de dresser un tel portrait car il permet, à partir d’une analyse d’un événement charnière tel que la tenue de la commission Coulombe, de mieux comprendre comment les premières nations se construisent en interaction avec le reste de la société, dans un monde en perpétuel changement.

Il apparaît tout d’abord, du moins dans les discours institutionnels des premières nations, qu’un des objectifs premiers de celles-ci est de mettre en place des modes de gouvernance et de développement de la forêt qui leur redonneraient un contrôle important dans le processus de prise de décision, ce qui leur permettrait de regagner ainsi une certaine forme de souveraineté, bien que l’ampleur de ce contrôle et de la souveraineté souhaitée varie en fonction des communautés. Cela nous incite à en déduire que plusieurs nations amérindiennes semblent maintenant considérer que la sphère juridique n’est plus la seule capable de leur offrir des moyens de regagner un certain contrôle de leur territoire et de leur destinée. Leur participation dans la gouvernance et dans le développement économique est aussi vue comme un moyen de se réapproprier la souveraineté dont ils ont été spoliés. Il s’agit là d’une approche différente de celle adoptée par les leaders autochtones face aux développements hydroélectriques des années 1980. En effet, tant au Québec qu’au Manitoba, l’opposition à ces projets s’est faite au nom de l’inaliénabilité du territoire ancestral et visait l’arrêt des développements de forme industrielle afin de préserver les traditions (Martin et Hoffman 2008). Aujourd’hui, les mémoires étudiés indiquent qu’une partie importante du leadership autochtone ne cherche plus à empêcher le développement industriel ; elle veut plutôt s’y engager afin qu’il soit non seulement compatible avec le mode de vie autochtone mais qu’il puisse également y contribuer. De même, la plupart des leaders ne structurent plus leurs discours autour de l’idée que l’État n’a aucun droit sur leurs territoires mais cherchent plutôt à institutionnaliser la reconnaissance des droits ancestraux inscrits dans la constitution canadienne. Ainsi, en mettant à la base du développement durable l’obligation de reconnaître les droits autochtones, l’IDDPNQL dresse la table pour un nouveau contrat social. En effet, lorsque les premières nations et les autres acteurs du développement, incluant l’État, se mettent d’accord pour définir ensemble des modèles de gouvernance et des stratégies de développement durable, cela implique que les premiers admettent que l’État a des droits sur le territoire. Simultanément les autres acteurs, en les reconnaissant comme partenaires à part entière, admettent implicitement que les premières nations ont aussi des droits intrinsèques sur ce même territoire. En somme, celles-ci sont prêtes à accepter différentes légitimités et formes de gouvernance au lieu de les considérer comme incompatibles. Cette surimposition de légitimité ne doit toutefois pas être considérée comme un processus purement transitoire, c’est-à-dire qui conduirait à terme à une gouvernance purement traditionnelle ou communautaire – donc extra-étatique (Lajoie 2007) – mais elle est au contraire le résultat de la reconnaissance par les nations autochtones de différentes rationalités de gouvernance.

La crise qui a frappé l’industrie forestière a contribué à l’ouverture d’un dialogue entre le gouvernement québécois, les industriels forestiers, les différents usagers du territoire et les premières nations. Certains conseils et instituts autochtones ont choisi d’emprunter la tribune que leur offrait la commission Coulombe pour présenter leurs revendications, leur conception du monde ainsi que les différents modes de gestion et de gouvernance qu’ils souhaitent voir mis en place. Ces orientations, tel qu’on l’a vu, varient selon les mémoires. En ce sens, il semble possible de répondre par l’affirmative à la question posée par Brunois (2004 : 89) dans le titre d’un article : « La forêt peut-elle être plurielle[10] ? » La forêt autochtone est plurielle, certes, mais elle demeure partout la matrice d’un mode de vie défini par des principes ontologiques communs mais se déclinant en fonction des réalités locales.