Résumés
Résumé
La clinique de la violence sexuelle nous confronte au registre du primaire voire de l’originaire. Le corporel, la représentation et le mouvement y sont encore intriqués. Les recours à l’acte prennent racines dans les achoppements de ces fondements identitaires, qui émanent du corporel. Les groupes thérapeutiques permettent l’émergence d’éléments non verbaux, qui peuvent y être contenus et transformés dans le sens d’une décorporation et d’une mise en représentation. Il y est donc question d’articulation entre le registre primaire et secondaire ainsi qu’entre la voie de l’affectif et la voie de l’idéal.
Mots-clés :
- affectif,
- idéal,
- corporéité,
- passage à l’acte,
- soin
Abstract
The clinical symtoms of sexual violence faces us with the primary process field, or even with the primal process field. Bodily aspect, representation and movement remain entangled there. The use of acts are rooted in the stumbling blocks of these identity basis arising from the bodily aspect. Therapeutic groups enable the non-verbal disclosure rising, which may be contained in and so to be decorporated and represented. It is therefore a question of articulation between the primary process field and the secondary process field, as well as between the way of the affective and the way of the ideal.
Keywords:
- affective,
- ideal,
- bodiliness,
- acting out,
- treatment
Corps de l’article
Introduction
Ce travail émane d’une expérience clinique d’une quinzaine d’années issue de la prise en charge d’auteurs de violence sexuelle, en ambulatoire, pour des personnes en pré-sententiel ou post-sententiel. Nous nous appuyons sur une pratique thérapeutique groupale (groupe de parole, psychodrame, groupe à médiation corporelle) et sur une prise en charge groupale des patients (deux espaces de soins dont un avec le Conseiller d’Insertion et de Probation du patient, travail en équipe à partir du transfert actualisé dans chacun des espaces).
S'interroger sur la dimension corporelle dans les soins aux AVS a plusieurs fondements. Dans le passage à l'acte le corps est impliqué; celui de l'auteur ainsi que celui de la victime. Cliniquement, très vite, nous avons observé l'importance des manifestations corporelles des patients (un tonus en tout ou rien, besoin de sentir les limites de leur corps, une non attention aux éprouvés, clivage entre les dires et l’expression corporelle...), mais aussi celles souvent hors langage des thérapeutes. Elles témoignent de l’organisation psychique de nos patients. Le corps laisse passer des éléments traumatiques de la vie interne, déniés dans le discours. L’écoute de ce corporel est une voie d’entrée possible pour aller du côté de ces ressentis clivés et inaccessibles à la représentation pour le patient et pour le thérapeute (dans un premier temps).
Nous tenterons de faire les ponts entre l’inscription corporelle des fondements archaïques de l’identité, les passages à l’acte, et la possibilité d'une reprise du processus de subjectivation par le travail thérapeutique groupal engageant directement le corps. Notre réflexion prend appui sur les travaux de C. Balier concernant les mécanismes psychiques et défensifs des AVS. il évoque le passage par l'acte. Recourir à l’acte devient une nécessité absolue pour survivre psychiquement, lorsque l'identité souvent fragile est déstabilisée par un ou des éléments faisant échos à des traumatismes.
Concernant la construction de l'identité nous ferons référence aux travaux d'André Green sur l'hallucination négative et l'importance du travail du négatif, ainsi que ceux d’Eliane Allouch qui insiste sur l’importance de l’éprouvé corporel dans les fondements de l’identité. Elle développe notamment deux voies d'accès à l'identification primaire qu’elle nomme la voie de l’affectif et la voie de l’Idéal. Nous verrons comment le clivage de l’affect et de la représentation prend racine dans un manque d’articulation entre ces deux voies.
Nos propos seront ponctués d’exemples cliniques en liens avec l’histoire du sujet, les passages à l’acte ou l’espace du soin.
Enfin, nous proposerons une illustration d’un travail thérapeutique autour de ce corporel par l’étude d’un patient en séances de psychodrame. Il nous semble que le travail groupal permet l'émergence de ces mouvements psychiques issus de l’originaire au sein duquel le travail du négatif doit se déployer, nous percevons l’importance d’une rencontre au niveau de l’hallucinatoire, et de sa transformation dans un espace transitionnel borné par le cadre du groupe et des thérapeutes. Ce sera au thérapeute et à l'équipe de faire le travail de connexion entre les différents registres, pour qu’à terme les clivages s’assouplissent et qu'advienne une reprise du processus de symbolisation. De la trace corporelle à la trace psychique... .
1.Les fondements corporels de l’identité
Ce qu’a écrit E. Allouch (Allouch, 1999) sur le sujet, nous a paru particulièrement pertinent concernant nos patients. Elle a longtemps travaillé auprès de jeunes avec autisme, elle a étudié avec précision le rôle de la dimension corporelle à l’oeuvre dans l’accès à l’identification primaire, là où la clinque de nos patients nous conduisait. La lecture de ce qu’a développé C. Balier (Balier, 2009) dans son livre Violence en Abyme concernant le concept de l'hallucination négative comme préalable à la décorporation, nous a confirmé la nécessité de nous pencher sur les fondements corporels de l'identité. Après un bref rappel de la place donnée par A.Green à l'hallucination négative dans la construction du psychisme, du lien que nous pouvons faire entre l'échec de l'intégration de celle-ci et les recours à l'acte tels que les comprend C.Balier, nous verrons comment les éléments développés par E.Allouch centrés sur les fondements corporels de l'identité permettent, dans le registre des soins, de penser un travail centré sur les éprouvés, .permettant une reprise du processus d'hallucination négative.
1.1.L'hallucination négative
Pour A. Green l’hallucination ne consiste pas en une mise en scène du désir inconscient au niveau du psychisme, mais résulte d’une confrontation avec le réel, réel du manque, réel du hors soi, réel de la différenciation. L’hallucination négative est d'abord celle de la mère.
La mère est prise dans le cadre vide de l'hallucination négative, et devient structure encadrante pour le sujet lui-même. Le sujet s'édifie là où l'investiture de l'objet a été consacrée au lieu de son investissement. Tout est alors en place pour que le corps de l'enfant puisse venir se substituer au monde extérieur.
A.Green, 1983, p. 139
La représentation de la mère peut être effacée, annulée, au profit de la constitution d'un fond de sécurité qui est intériorisé. L'enfant peut faire face à l'absence de la mère sans se la figurer, se la représenter (ce qui constituerait une hallucination positive). L'hallucination négative est le résultat de la perception du réel du négatif (absence, manque, hors soi...). Le sujet convoque ce manque, cette absence avec ses outils du moment, c’est-à-dire les outils de l’originaire: images, mouvements. Pour qu’il puisse y avoir hallucination négative, le manque doit pouvoir être perçu, il doit donc y avoir eu du vide mais aussi du plein, il a d'abord fallu la rencontre avec "une mère suffisamment bonne" au sens donné par Winncott. Ainsi, une rencontre au niveau de l'hallucinatoire c'est-à-dire à un niveau d'indifférenciation, soi/l'autre, interne /externe, représentation /affect-sensation a pu avoir lieu et, l'expérience de la disparition et de la réapparition de la mère a pu être faite sans vécu de destruction. Un investissement suffisant de l'objet a du pouvoir être fait….Il permet que la mère soit hallucinée positivement, puis négativement. Ce qui permet que l’objet puisse être détruit (de façon hallucinatoire) tout en étant retrouvé dans la réalité. Le sujet doit pouvoir faire l’expérience que cette destruction au niveau hallucinatoire ne provoque ni sa destruction, ni celle de l’objet. Il doit pouvoir projeter sur la structure encadrante ainsi constituée son agressivité, ses tensions sur l'objet sans que lui ou l'objet ne disparaissent, ne soient détruit. Le cadre interne ainsi constitué fait fonction de pare excitation, peut accueillir le négatif et participer à sa liaison, sa transformation symboligène. La destructivité peut alors devenir force de créativité.
Si ces conditions ne sont pas remplies l'enfant reste en proie à des angoisses intenses et l'hallucination négative n'est alors que la confrontation avec la seule déliaison, le vide, la destructivité, comme si les traces avec l'objet étaient néantisées et qu'il y avait confrontation avec son inexistence, son vide.
L’hallucinatoire négatif est une force de déliaison, nécessaire à la vie, qui, bien intriqué à l’hallucinatoire positif de vie, produira un pare excitation, une barrière de contact dynamique mais qui, non psychisé, égaré, va susciter des phénomènes autodestructeurs considérables…
Guy Lavallee, 2004
Une fois une structure encadrante constituée suite à un processus d'hallucination négative intégrée, pourront se détacher la présence de l’objet et le fond de sécurité qu’elle amène. Il y aura « décorporation » au sens où un vécu de sécurité pourra être ressenti corporellement, indépendamment d’un contact corps à corps avec l’objet d’abord, puis indépendamment de la présence de l’objet. Cette hallucination négative intégrée et cette décorporation réussie, ouvrent accès aux identifications, à la constitution de l'affect, aux représentations et à l’auto-érotisme.
Selon V. Lemaître (Lemaître, 2009), il y a amorce d’organisation pulsionnelle et de sublimation. Il est pour cela essentiel que l’entourage de l’enfant soit référé à un autre et plus d’un autre, qu’il réfère l’enfant à un autre et plus d’un autre, et fasse en sorte de lui permette de le ressentir. Si ces conditions sont remplies, la confrontation à la différence des sexes et au désir des parents permettra de commencer à disjoindre l’activité représentative de l’activité auto-érotique. Ce qui revient à désexualiser le lien à la mère phallique. Pour le dire autrement, il y aura une ouverture vers les plaisirs de fonctionnement, d’exploration, et le plaisir de se maîtriser dit V. Lemaître (Lemaître, 2009). C’est le début de la sublimation. On sort de la nécessité de maîtriser l’autre.
Concernant nos patients, C. Balier signale la fréquence de l’échec de l’intégration de l'hallucination négative, ou du fait du contexte familial global, ou du fait d’éléments traumatiques très ponctuels. Suivant les cas donc, le fonctionnement psychique global ou des zones de celui-ci ne sont pas construites sur ce modèle. La décorporation ne peut s’opérer et le vécu de sécurité reste lié à la perception directe de l’objet, sa présence doit être ressentie corporellement.
L’auto-érotisme ne se constitue pas alors en tant que tel. Des processus auto-calmants apparaissent clivés de la représentation de l’autre. Ils permettent la survie psychique.
La perception de l’autre est à la fois indispensable et menaçante, des mécanismes défensifs vont être mis en place pour faire face à ces antagonismes. Parmi eux, on trouve le déni, le clivage, la confusion soi-l’autre, l’emprise.
Le clivage qui se met en place a deux dimensions. Il se constitue entre l’objet interne et l’objet externe, l’intérieur et l’extérieur d’une part, et entre les phénomènes inconscients des différents registres (originaire, primaire, et secondaire). Par exemple, les phénomènes inconscients d’ordre originaire ne pourront pas être traités par les outils du secondaire, donc ils ne peuvent être mis en représentation. Leurs mises en sens représentent une menace pour le sujet. Elle nécessite une distanciation réveillant une angoisse d’anéantissement, voire de morcellement massive. Remarquons que l’activité représentative dans ces conditions n’a pu se disjoindre du corporel, certes, mais aussi du sexuel. L'affect ne peut se constituer, la sublimation ne peut se mettre en oeuvre.
Selon C. Balier, lors des recours à l’acte, l’auteur recherche le bon objet, mais du fait de l’échec de l’intégration de l'hallucination négative (il n’a pu convoquer l’autre absent tout en expérimentant la continuité d’exister, la sienne et celle de l’objet), retrouver du bon objet réveille à la fois la nécessité de la présence de l’objet et la menace de sa disparition, ce qui donne lieu à des vécus terrifiants. Le recours à l’acte sert alors à colmater la menace en empêchant la représentation, la mise en sens qui nécessite la confrontation au négatif, au vide, au manque. L’agressivité est agie, dans la réalité, non différenciée de l'espace imaginaire. Ce qui au départ pouvait être compris comme une tentative de rejouer l’hallucination négative de façon à l'intégrer, échoue. Notons qu’il est question de la recherche de l’objet d’avant le processus de décorporation, d’avant la désexualisation d’une partie de la pulsion.
En fonction de ce qui précède, dans les soins il nous semble que nous ne pourrons pas faire l'économie de rencontrer nos patients au niveau de l'hallucinatoire, de l'indifférenciation dedans dehors, soi/l'autre, dans un en deçà des mots. Il va de soi que les corps, celui du patients, ceux des soignants seront sollicités, impliqués. Il faudra en passer par là pour que le patient puisse halluciner positivement les soignants, puis constituer un cadre à partir du lien créé avec eux pour pouvoir halluciner négativement leur présence et se constituer un cadre interne susceptible de contenir, de lier sa destructivité. Il nous faut donc nous intéresser aux liens précoces avec l'objet, les liens d'avant l'hallucination négative et qui permettront l'intégration de celle-ci. Il y est question des fondements corporels de l'identité. Comme nous l'avons dit précédemment, ce que développe Eliane Allouch concernant ces questions, nous a semblé en échos avec nos observations cliniques et les éléments théoriques qui précèdent.
Elle distingue deux voies primaires de la figurabilité donnant accès à la différenciation, à la représentation et à la constitution de la pulsion, la voie de l’affectif ou de la consubstantialité et la voie de l’idéal.
1.2. La voie de l’affectif et de la sensation
L’émergence du patient à la vie psychique se manifeste par l’éprouvé du plaisir dans une partie ou dans l’ensemble du corps. Cet éprouvé diffuse depuis la couche interne de la surface du corps et irradie jusqu’à l'induction d’une impression de bien être généralisé, qui permet en même temps de sentir la limitation corporelle.
La voie de l’affect et de la sensation permet que se développe une illusion de toute jouissance soutenue par un affect de sensation-fusion propre à la première modalité de l’identification primaire, base du « sens intime d’une familiarité essentielle entre le Moi et la réalité », que D. Wildocher (1969) et P.-C. Racamier (1980) ont appelé consubstantialité ou sens du réel.
Allouch, 1997
Ces sensations, source de plaisir que l’on a envie de retrouver servent de support à l’investissement du corps. En ce sens, elles constituent la base du moi-corps et de la corporéité. Nous sommes au niveau d'un narcissisme de la consistance.
Dans les cas favorables, ces éprouvés ont lieu au sein d’une relation primaire sécure. Doivent exister à la fois, une grande proximité et un plaisir partagé articulé au désir maternel, ce plaisir doit irradier tout le corps. Se fonde alors la familiarité avec le non-moi. Le hors soi peut être associé au plaisir.
En même temps, se produit un retournement de l’activité en passivité conduisant à un retournement sur la personne propre ouvrant la voie aux premières représentations (dont les représentations-actions décrites par V. Lemaître) et à l’auto-érotisme.
Les représentations-actions résultent d’un ajustement entre la mère et l’enfant. En effet très vite la relation devient inter-active. Par exemple, l’enfant percevant la contenance maternelle fragilisée (mère anxieuse, inaccessible…) va chercher à la restaurer. Il va tenter de « ramener la mère vers lui ». Il va par exemple tenter de s’approcher, de sucer un doigt ou le nez, d’agripper un « morceau du corps maternel »…Ce sont ces comportements que V. Lemaître nomme « représentations-actions » (Lemaître, 2009). Elles constituent un socle pour la mise en place des représentations de choses puis de mots.
Parfois l’enfant va tenter de ramener la mère vers lui, mais va recevoir en retour du rejet, ou, de la violence. Il peut alors se refermer et ne plus chercher à communiquer, mais souvent il persiste, dans le rejet ou la violence. Il s’y sent exister pour sa mère, même si c'est sous un mode négatif. Quelque chose peut alors se cristalliser et se retrouver plus tard dans le mode de relation à l’autre.
Ainsi, normalement, se construisent les capacités à faire face à l’absence, au vide, autrement que par l’excitation. Il n’y a pas encore constitution d’affects. Les représentations, « la pensée », qui se forment alors sont directement en référence avec le sensoriel. La pensée est plastique et figurative. C’est une pensée en mouvements et en actes. P. Aulagnier concernant cet espace originaire dit qu’il emprunte ces modèles de représentation au sensoriel, E Allouch rajoute et au mouvement avec ses limitations.
Lors des soins nous nous proposons de repriser là ou des accrocs ont eu lieu. Il est donc indispensable de partir de là où apparaissent les traces des éléments traumatiques, et de les recevoir au niveau psychique où elles s'expriment, ici au niveau originaire. Ensuite peut commencer un travail de transformation menant à la représentation et l'élaboration. Ce travail inclura le passage par la voie de l'affectif. Il faudra que le patient sente notre engagement dans la relation y compris au niveau corporel.
Il devra sentir que nous partageons un vécu, que celui-ci peut être source de plaisir et que ce n'est dangereux, ni pour lui, ni pour le(s) thérapeute(s), ni pour les autres quand il est en groupe. Alors, pourront apparaître des représentations actions, des capacités à échanger, à jouer… Le désir (le sien ou celui de l'autre) pourra être perçu sans apparition d'une angoisse d'anéantissement massive.
1.3. La voie de l’idéal
Selon E. Allouch, le refoulement originaire sera confirmé par la voie de l’idéal. Concernant la voie de l’idéal, elle parle d’identification au père de la préhistoire personnelle. Il est question de tout ce qui permet à l’enfant de se sentir corporellement appartenir à un ensemble, famille, communauté, société … C’est la référence de l’entourage à l’histoire d’un groupe d'appartenance qui permet cela. Il sera donc question de comment l’enfant est inscrit dans ces espaces, dés, et avant sa naissance, ce qui est en lien avec l’inscription de la « mère » dans ces derniers et son désir d’y inscrire son enfant. Cela apparaît dans les mimiques, le portage…
Au niveau des soins il sera donc indispensable de tenter de faire des liens entre ce qui se vit dans l'espace soignant et les éléments de l'histoire du sujet. Il sera aussi important de prêter attention à l'histoire que nous créons avec lui.
Le travail en groupe thérapeutique semi-ouvert par exemple, permet de rattacher les patients à l'histoire du groupe, à leur histoire dans le groupe, à y faire référence au cours des séances etc…Un espace leur permettant de se sentir exister dans une histoire est ainsi proposé. Des échos avec leur histoire dans leur propre famille ne manqueront pas d'apparaître.
1.4. L’intrication des deux voies
Chacune des deux voies constituent des bases de la différenciation, de l’accès à la symbolisation et de l’élaboration de l’absence ou de la perte. Par contre, une véritable élaboration de la position dépressive ne pourra avoir lieu sans l’intrication des deux voies.
Il est nécessaire que puisse se rencontrer la sensation de plaisir en lien avec un autre à la pulsionnalité symbolisée, nous anticipant comme sujet relié à une histoire pour que se dégage une sensation d’unité permettant la construction d’un moi différencié, que le circuit pulsionnel soit efficace à la liaison des excitations et tensions.
L'hallucination négative intégrée nous semble constituer un moment de ce nouage des deux voies. La rencontre avec un objet qui peut anticiper le sujet en devenir en lien avec une histoire permet que la rencontre entre le besoin et le réel de l'absence puisse aboutir à une hallucination négative de l'objet, non destructrice de soi ou de l'objet. Il en résulte un éprouvé d'unité et de continuité permettant que se bâtisse un cadre interne permettant la permanence de l’objet et la constitution d'un pare-excitation interne.
E. Allouch évoque le stade du miroir, pour elle lorsque l'enfant se reconnait dans le regard de l’autre le regardant, et capte dans ce regard son unité et son investissement par l'autre en tant que sujet relié à une histoire. Lorsque l’enfant reconnait son image dans le miroir, à travers le regard de la mère le regardant se produit un " décollement du narcissisme de la consistance vers un narcissisme de la forme" (Allouch, 1997). Celui-ci est perceptible physiquement par le sentiment de triomphe et le mouvement du redressement du corps qui accompagne ce moment. Pour qu'il y ait nouage des deux voies, il sera nécessaire que ce sentiment de triomphe soit accueilli et que le plaisir soit partagé. On retrouve l'importance du contact regard à regard chère à C.Balier.
Pour comprendre plus précisément de quoi il est question nous allons reprendre brièvement l'illustration clinique proposée par V. Lemaître dans "Violence en abyme" (Lemaître, 2009) concernant l'accès à la sublimation. Elle évoque une petite fille, Lily, 20 mois. Celle-ci est dans les bras de son père pendant qu'il est au téléphone avec la mère de l'enfant. Lily attrape le nez de son père. Celui-ci se dégage en prenant la main de sa fille fermement dans la sienne. Il la regarde alors dans les yeux, son regard à la fois confirme l'interdiction et sourit. L'enfant se met alors le doigt dans le nez en regardant son père. Celui-ci est d'abord dégouté et troublé, puis il le raconte à sa femme en disant qu'il ne devrait pas la laisser faire cela. Lily descend alors des genoux de son père et va explorer la pièce. Cette situation clinique nous semble bien illustrer la transformation de l'énergie pulsionnelle. On peut y observer le passage à l'auto-érotisme puis à un intérêt pour l'extérieur. Ces passages sont rendus possibles par la rencontre à la fois de l'interdit posé en référence avec l'appartenance familiale (la mère est présente au téléphone), avec l'appartenance sociale (ça ne se fait pas) et de la reconnaissance par le père du plaisir de sa fille. Il sait accueillir celui-ci, le partager tout en maintenant l'interdit. Il y a nouage de la voie de l'affectif et de la voie de l'idéal.
La concomitance éprouvée permet la décorporation. Elle peut s'éloigner, n'a plus besoin de toucher le père…c'est un début d'élaboration de la position dépressive, de la capacité à se différencier. Ainsi, ce phénomène constitue le substrat de l’accès à un désir propre, le seuil du narcissisme secondaire et du processus de symbolisation. C'est le début de la sublimation.
Pour certaines personnes que nous recevons, les deux processus d’identification, liés aux deux voies précédemment décrites ont subi des accrocs ; elles ont eu lieu, c’est la rencontre entre les deux voies qui a échoué. Il en résulte une angoisse d’anéantissement importante. Chacun y fait face avec ses propres mécanismes de défense.
Par exemple, on constate souvent un idéal fort, déconnecté des dimensions affectives ou des affects présents, mais non reliés à une dimension idéale. L’accès à leur mise en lien avec l’histoire du patient semble barré. Un phénomène de répétition tentant de remettre au-devant de la scène cet échec de liaison des deux voies est régulièrement observable cliniquement, au niveau transférentiel et au niveau de ce qu’amène le patient dans la rencontre (discours et éprouvés). Un travail d’élaboration à notre niveau sera nécessaire pour parvenir à proposer un espace intriquant ces deux voies. Le plus souvent, un appui sur le fonctionnement groupal de l'équipe est nécessaire.
Le dispositif de soins devra donc permettre à la fois une rencontre au niveau de l'hallucinatoire dit C.Balier, avec un partage des éprouvés et une zone d'indifférenciation, et une rencontre référencée à l'humain, à une histoire institutionnelle, une histoire avec les soignants, à l'histoire du patient. E. Allouch fait l’hypothèse que lors de soins engageant le corps (techniques du corps ou psychodrame) on peut prendre appui sur les manifestations corporelles issues de la voie de l’affectif et de l’idéal qui témoignent de l’histoire du sujet. Le travail consiste à permettre à ces éléments de s’articuler.
Nous pensons que le groupe thérapeutique constitue aussi un espace favorisant la rencontre au niveau hallucinatoire (espace intermédiaire: ni dedans, ni dehors), permettant l'émergence du sentiment d'appartenance à une histoire celle du groupe réliée à l'histoire institutionnelle. Celle-ci pourra dans un second temps être référée à l'histoire propre de chaque patient.
2. Illustration du travail effectué dans les soins
3.1. Le jeu du « pot au feu »
Dans la période de l’histoire du groupe où ce jeu est proposé, circule une insécurité liée à la maladie, la perte de la mère (la mère de Mr P est en phase terminale d’un cancer). L’angoisse d’anéantissement est en arrière-plan.
Face à cette angoisse, le recours à l’image d’une femme attirante, mais pas vulgaire, rassure. Il est question de la reconnaissance, de la différence des sexes, en s’appuyant sur des critères sociaux. D’autre part, désirer permet de se sentir vivant (dimension sensorielle).
Ces éléments prennent racines dans les histoires personnelles de chacun et de leur rencontre.
En début de séance, il est question de cuisine, des goûts de chacun, de comment être ensemble. Nous proposons de jouer quelque chose autour de cela.
Quatre membres de l’association de football sont chargés de cuisiner un pot au feu pour une soirée organisée. Le groupe est protagoniste (pas un patient en particulier). Une thérapeute est choisie pour jouer, l’autre est maîtresse de jeu.
Très vite, Mr D veut prendre la direction des opérations, il se positionne comme connaissant « le secret de la réussite du pot au feu ». Corporellement il se tient droit et est tonique. Les autres sont un peu sidérés, mais se laissent guider ; ils vont chercher les légumes, les épluchent … Un dit ne pas être spécialiste de la cuisine, l’autre semble éviter le conflit. Par contre, la thérapeute qui joue, conteste et revendique aussi un savoir-faire. Son idée est alors de conflictualiser et de faire émerger différentes dimensions du savoir-faire et du goût.
Rapidement, le conflit est bloqué. Malgré les tentatives de la maîtresse de jeu de faire émerger la dimension affective en soufflant à un participant « moi, j’aime bien le pot au feu de ma grand-mère et elle ne fait pas comme ça », le conflit se cristallise sur la dimension sociale. Quel est le « vrai » pot au feu ? La discussion se met à tourner autour des secrets des grands chefs, du moment de mettre les pommes de terre, du nombre de clou de girofle ….
Après le jeu, au moment où on échange sur ce que chacun a ressenti, la thérapeute réalise avec surprise l’enfermement dans lequel elle s’est trouvée.
Un autre participant évoque la manière familiale de faire le pot au feu. Il donne à vivre au groupe le plaisir qu’il y associe.
L’autre participant mentionne qu’il était surtout important pour lui que le pot au feu soit prêt à temps et, qu’étant donné les discussions, c’était mal parti.
Mr D perçoit alors qu’il était enfermé dans sa vision et voulait tout diriger. Nous pouvons en rire ensemble.
Une articulation entre la voie de l’affectif et la voie de l’idéal a pu être vécue à plusieurs niveaux. Par exemple, nous accueillons la dimension de l’identification à la voie de l’idéal présentée par Mr D (le pot au feu référence sociale), sa jubilation à être en position de s’en revendiquer héritier. Le partage de cette jubilation est du côté de la voie de l’affectif.
Au niveau du contenu, chacun a été amené à percevoir :
La dimension liée à la voie de l’affectif à l’oeuvre autour de l’alimentation, partager, être ensemble, apprécier…
La dimension liée à la voie de l’idéal, articulation des attitudes et des goûts aux idéaux familiaux et sociaux.
On notera comment Mr D s’accroche à la dimension idéale pour éviter la dimension affective, vécue comme menaçante, il en résulte un conflit projeté à l’extérieur, avec la thérapeute. Il en est ensuite affecté.
On notera le parallèle avec les faits d’agression sexuelle reprochés. Il s’est profondément attaché à cette femme, alors qu’elle ne correspondait pas à ses valeurs concernant le couple. Mr D ne supportait pas de s’être trompé : « si j’avais su qu’elle était comme ça, je n’aurais pas été avec elle, mais je ne voulais pas le voir et y croire » a-t-il rajouté récemment. Vivre seul à nouveau était insupportable sans qu’il puisse se l’avouer. La violence est montée. Mr D s’est accroché à l’idéal, il voulait la contraindre à rentrer dans ses critères.
Dans d’autres jeux, Mr D a été amené à percevoir qu’il prenait la place des autres. À chaque fois, nous avons pu accueillir l’enthousiasme qu’il ressentait alors, puis sa gêne lorsqu’il percevait ne pas avoir laissé d’espace aux autres. Peu à peu, il a aussi pu sentir qu’il agissait ainsi pour éviter d’être happer par une angoisse d’anéantissement (rejet, mise à l’écart, se retrouver seul face à une montée de l’affect, situations faisant écho avec des épisodes de son histoire).
Le jeu suivant illustre comment cette fois Mr D a été happé par la dimension affective.
3.2. Le jeu du « retour à la marche »
Dans ce jeu, c’est Mr P qui est protagoniste, la situation jouée: il a été immobilisé pendant plusieurs années (2 ans), il a été opéré et peut à nouveau marcher. Il a environ 6 ans. Mr D est le kiné, sont aussi présents les 2 parents.
À ce moment, dans le groupe, les discussions tournent autour de comment prendre soin, comment transmettre, les liens intergénérationnels sont interrogés.
C’est au départ sur le registre de l’idéal que Mr D se positionne. « On doit faire attention aux autres ». Il accepte donc de jouer et joue au kiné bienveillant. Cependant, les liens tissés avec Mr P dans le groupe, les résonnances internes font que Mr D est très affecté dans sa place de kiné. Il est fortement ému, touche Mr P légèrement (normalement, on ne se touche pas dans les jeux). Le temps semble suspendu.
Dans le 3ème temps, lorsque nous retournons nous assoir, il faudra un laps de temps et notre aide pour que Mr D puisse s’extraire de la dimension affective dans la laquelle il était. Corporellement, l’attitude de Mr D a changé pendant le jeu. Au début du jeu, il se tenait droit, était sûr de lui, peu à peu, il a perdu son assurance, son corps s'est relâché, puis il n'a semblé ne plus faire qu’un avec Mr P. Lorsqu'on retourne s'assoir le corps de Mr D semble lourd de souffrance. Mr P, mais aussi tout le groupe a senti la proximité. Nous accueillons l’émotion de Mr D, puis nous l’aidons à reprendre contact avec son identification à la voie de l’idéal. Par ailleurs nous pouvons, sans le nommer, relier ce qui s'est passé pour lui au niveau affectif à son histoire (décès etc...).
3.3. Le jeu de « la préparation du réveillon de Noël »
Dans ce jeu, c’est Mr B qui est le protagoniste. Une semaine avant le réveillon, Mr B se rend chez sa mère avec ses 2 fils, 14 et 3 ans, son frère aîné (Mr D) est là, c’est une habitude, ils vont décider du menu du réveillon et de qui fait quoi.
En tout début de cette séance, Mr D avait mentionné aimer cette période de noël, tout le monde semble heureux ; lui, il sera content d’accueillir ses petits-enfants …Mr B, lui, est plus sur le registre c’est une tradition à laquelle il faut se plier.
Pendant le jeu, Mr D est vraiment là, content d’être présent ; par contre, il n’a pas envie de faire d’efforts. Après quelques souhaits concernant le repas retenu par le reste de la famille, il se laisse guider. Il aura un léger mouvement d’humeur concernant un des enfants qui fait des caprices. Corporellement il semble rassemblé.
Lorsqu’on retourne s’assoir, Mr D, mais aussi les autres participants, sont surpris de son attitude. Dans un premier temps, il exprime s’en vouloir, il n’a pas été attentif aux enfants, il n’avait pas envie de faire quelque chose, il voulait se laisser porter. Nous valorisons cet état, nous lui faisons remarquer qu’il nous semblait être en accord à la fois avec ses ressentis et avec ses conceptions, mais de façon articulée. Il n’était ni happé par un côté, ni par l’autre. Mr D est soulagé. Il enchaîne sur son changement de position dans sa vie: Il n’a plus envie de s’obliger à certaines choses, en même temps il s'aperçoit écouter davantage les autres…
Le psychodrame a permis à Mr.D de faire progressivement l'expérience d'une articulation non menaçante de la voie de l'affectif et de la voie de l'idéal. Il parvient aujourd'hui à pouvoir procéder lui-même à cette articulation dans des situations où avant, la montée de l'angoisse lui en interdisait l'accès.
Conclusion
Pour conclure, nous pourrions dire, que dans l’espace de soin, tout comme lors du passage à l’acte sexuel, se rejouent quelque chose de la relation primaire du nourrisson à son entourage. La dimension corporelle et sensorielle en est un des fondements. Dans la relation thérapeutique avec les auteurs de violence sexuelle, il nous semble indispensable de prendre en compte cette dimension et de travailler à sa liaison avec le symbolique afin d’assouplir les clivages et laisser place aux représentations plutôt qu’aux perceptions sensorielles.
Comme V. Lemaître, nous pensons que la clé de cette relation se situe dans le rapport symétrique ou non des deux protagonistes. L’enjeu fondamental, pour le devenir du futur sujet dans cette « séduction narcissique » éminemment dissymétrique mais soudée comme du « ciment » dirait P-C Racamier (Racamier, 1995), va être le rôle et la place pris par chacun.
Dans le groupe à médiation corporelle ou de psychodrame, par exemple, nous privilégions la réciprocité de l’échange et l’attention conjointe. Cette rencontre avec l’autre et son corps au niveau de l'hallucinatoire expose les thérapeutes et elle suppose de se laisser être agi mais elle permet de rejoindre le patient dans son fonctionnement. Parallèlement, un travail d'équipe permet une mise en sens et la référence à une histoire.
Pour V. Lemaître, le plaisir (la consubstentialité d’E. Allouch) « vient plutôt pour chacun des partenaires de l’interaction, des efforts couronnés de succès pour réparer les échecs d’accordage... Ce n’est pas seulement l’harmonie de la relation qui est satisfaisante, mais la façon dont chacun perçoit qu’il y contribue activement » (Lemaître, 2005). Voilà une autre façon d’explorer le sens de la « good enough mother » de Winnicott : une mère juste assez bonne pour que le bébé ait le plaisir de l’améliorer.
On peut également penser l’acte sexuel agressif comme une remise en scène de cette séduction narcissique. L’auteur va aller chercher dans la réalité, faute de pouvoir l’halluciner, la trace mnésique satisfaisante qui lui fait défaut. L’exhibitionniste parvient à capter, furtivement, l’attention de l’autre, l’accordage n’a pas lieu. Le père incestueux ou le pédophile trouvent le plus souvent ce plaisir partagé qui passe par l’éprouvé corporel, mais dans un glissement de place et de rôle qui accentue la dissymétrie de la relation et entraîne la confusion. Ce qui achoppe c’est l’articulation de cette voie de l’affectif avec la voie de l’idéal.
Percevoir les actes de violence sexuelle de ce point de vue, amène à envisager les soins sous un axe de réflexion différent. Il est question de faire preuve d'implication et de créativité pour permettre une rencontre où l'accordage aura lieu et où les différences des sexes et des générations seront respectées.
Parties annexes
Bibliographie
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