Corps de l’article

Introduction

Contrairement à d’autres crimes commis au sein du cercle familial, le crime passionnel, pourtant très visible socialement, n’a jamais fait l’objet d’une critique sociale ou psychologique efficace comme c’est le cas pour l’infanticide depuis longtemps déjà, ou plus récemment pour les abus sexuels ou le viol conjugal.

Sur la base du corpus que nous avons construit et de la diversité de nos outils d’analyse, il nous est permis de porter un triple regard sur la question de la dangerosité.

  • Déni de la dangerosité, en premier lieu : en déconstruisant le discours porté, dans la presse, par le fait divers passionnel, nous avons montré comment sous l’apparente absence de discrimination sexuelle, on assistait à une valorisation souterraine de relations hautement inégalitaires, et comment cette notion, très médiatisée, réactivée par l’expérience de chacun contribuait à consolider des rapports sociaux de sexe fondés sur l’idée d’un droit des hommes sur les femmes.

  • Dangerosité du milieu familial et conjugal pourtant, avec une prévalence estimée, en France, au minimum à une mort de femme tous les trois jours et une mort d’homme tous les seize jours.

  • Dangerosité masquée enfin, tant il est vrai que ces criminels, hommes comme femmes, fonctionnent sur une pseudo-normalité.

Nous nous attacherons à montrer les ressorts qui conduisent à écarter une forme de criminalité, la criminalité passionnelle en l’occurrence, du spectre des violences jugées dangereuses par la société contemporaine. Et nous nous intéresserons pour finir à l’analyse des expertises psychiatriques, à travers lesquelles c’est à la rencontre difficile, fondée souvent sur une véritable confusion des langues, entre institution judiciaire et institution médicale que nous assistons. Les psychiatres sont en effet appelés à évaluer un sujet en fonction des concepts élaborés dans leur discipline de référence, mais ils doivent traduire leur discours en une langue que les magistrats professionnels ou profanes (les jurés) puissent entendre. Et c’est d’autant plus important que le discours médical, en France, a une influence très forte sur les opinions des jurés, à travers la forme et le contenu du rapport d’expertise psychologique. Or, inéluctablement, les modèles du normal et de l’anormal, de ce qui fait symptôme ou pas, diffèrent profondément entre ces groupes aux cultures bien distinctes, ce qui rend la traduction particulièrement délicate.

On constatera à quel point ces expertises viennent conforter l’illusion d’une criminalité passionnelle « normale » et donc peu dangereuse.

Méthode

Le corpus de l’ensemble de notre recherche a été constitué à partir d’un dépouillement systématique de deux quotidiens de la région Rhône-Alpes, en France, Le Progrès de 1986 à 1991 et Le Dauphiné Libéré de 1990 à 1993. Au total, 558 articles se rapportant à 337 crimes ont ainsi été collectés, 50 % des articles émanant du Progrès, pour lesquels les articles postérieurs à 1991 ont été recherchés pour connaître leur issue en justice.

Dès le début de ce recueil de données, il nous est apparu tout à fait impossible de sélectionner des « crimes passionnels » : sur quel critère nous serions-nous fondées pour ce faire, alors qu’il devenait à chaque nouveau fait divers lu plus évident que ce terme ne désigne qu’une interprétation journalistique, sans assise quelconque sur la réalité des relations ou des situations ? Nous avons donc plutôt choisi de retenir les affaires de crime organisées autour d’une relation conjugale, amoureuse ou sexuelle, sans présumer de la « passion » qui pouvait ou non être en jeu dans l’histoire.

Ce large corpus a fait l’objet d’une analyse sociologique quantitative dans laquelle nous avons étudié notamment la proportion d’hommes et de femmes chez les criminels passionnels, le nombre et la qualité des victimes, les mobiles, la position sociale des protagonistes, leurs écarts d’âge et statuts matrimoniaux ainsi que le modus operandi (Mercader et al., 2004). Ce sera l’objet ici de notre point 2. : Réalités du crime dit « passionnel ».

De ce large corpus, nous avons extrait plus d’une centaine d’articles du Progrès — quotidien à grand tirage de la région lyonnaise et qui, comme tel, nous semblait particulièrement représentatif de l’état des représentations sociales populaires aujourd’hui — pour une analyse de contenu qui a porté sur les représentations de l’amour, du couple, de la famille, représentations associées au crime dit passionnel (cf. 1. : Le fait divers passionnel). Cette analyse a cherché à repérer les alliances, connivences ou divergences qui se tissent entre l’accusé, la victime, la presse, l’institution judiciaire ou policière

En troisième lieu, à partir d’un sous-ensemble constitué d’articles ayant trait à des affaires jugées en Rhône-Alpes et à des crimes rhône-alpins suivis du suicide du meurtrier, nous avons identifié 46 affaires jugées par la Cour d’Assises de Lyon pour lesquelles nous avons procédé à une analyse détaillée des pièces des dossiers d’instruction archivés au Tribunal. Cette étude nous a permis de compléter notre travail en analysant les procès-verbaux d’auditions, enquêtes et diverses expertises afin de soumettre ces cas à une étude socio-clinique approfondie (Houel, Mercader, Sobota, 2008). C’est à partir de ce corpus que nous présentons ici, dans une troisième partie, les difficultés de l’évaluation et du pronostic.

Le resserrement progressif de notre échantillon allié à l’élargissement des sources d’information et surtout des outils d’analyse nous permet d’interroger, à travers le crime dit passionnel, la « réalité » socialement construite du couple, dans la perspective d’une interaction entre d’une part, une offre sociale tendue entre modernité et archaïsme, et d’autre part, les processus constitutifs de l’individu au fil de parcours personnels traversés par des crises d’identité qui témoignent des contradictions à l’oeuvre dans le quotidien et l’histoire familiale.

Commençons par cette « réalité » telle qu’elle est socialement construite dans la presse.

1. Le fait divers passionnel

1.1. L’analyse de contenu

Le matériau de l’analyse approfondie des représentations à l’oeuvre dans le fait divers passionnel est composé de 176 articles du quotidien qui avait le plus grand tirage dans la région lyonnaise, en l’occurrence Le Progrès (500.000 exemplaires). Pour les 68 affaires donnant lieu à un procès qui y sont relatées, les articles antérieurs à 1986 ont été recherchés pour avoir le fait divers lui-même, c’est-à-dire la présentation des faits au moment du crime, ce qui nous fait un total de 140 articles : ce corpus est donc constitué aussi bien des récits du fait divers que des récits du procès, sauf dans le cas d’un crime suivi du suicide du meurtrier (36 articles supplémentaires pour 32 affaires), où il ne peut être question alors que du seul fait divers.

Notre analyse se situe dans le cadre des travaux de Moscovici (1961) sur les représentations sociales et s’appuie sur cette définition maintenant classique : « Forme de connaissance socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique et concourant à la construction d’une réalité commune à un ensemble social » (Jodelet, 1989 : 36). Jodelet insiste quant à elle sur le fait que « les représentations sociales doivent être étudiées en articulant éléments affectifs, mentaux et sociaux et en intégrant à côté de la cognition, du langage et de la communication, la prise en compte des rapports sociaux qui affectent les représentations et la réalité matérielle, sociale et idéelle sur laquelle elles ont à intervenir » (Jodelet, 1989 : 41). Dans cette prise en compte des rapports sociaux, nous insistons quant à nous sur l’aspect spécifique des rapports sociaux de sexe. Ainsi notre analyse de contenu des représentations porte-t-elle sur celles de l’amour, du couple, de la famille, associées au crime passionnel, tout autant que sur celles du crime lui-même.

Pour l’analyse de ces représentations dans ce vecteur particulier de la communication qu’est la presse, nous nous sommes appuyées sur les conclusions que Guillaumin (1972) a pu tirer pour l’idéologie raciste ; elle montre que la catégorisation s’effectue par le biais, entre autres, de la simple désignation en tant que telle, par la mention d’une ou plusieurs qualités stéréotypiques supposées propres au groupe désigné, et qu’elle remplit une fonction à un autre niveau, celui de l’implicite : « Si le terme catégoriel désigne bien le réel, précise-t-elle, il contient en même temps les fantasmes majoritaires. » (Guillaumin, 1972 :183) Nous avons trouvé des modes de catégorisation tout à fait équivalents pour le sexe. Dans notre cas, ce pourrait être le mari jaloux, pour prendre un exemple des plus courants... Pour ce faire, nous avons, par exemple, relevé systématiquement tous les qualificatifs portant sur le physique attribués aux meurtriers, en distinguant hommes et femmes. C’est assez dire que ce n’est pas l’analyse des mots, l’analyse linguistique au sens classique qui nous intéresse, mais l’analyse de l’articulation entre les deux niveaux de sens, le sens implicite et le sens latent, l’effet de sens étant le résultat finalement obtenu, grâce à tout un ensemble de censures, de lapsus, d’erreurs, d’illogismes, d’équivoques, et de nombreux jeux de mots. Par ailleurs, dans cette approche d’ordre qualitatif, nous avons eu recours plus spécifiquement à la sémiotique greimassienne pour les analyses narrative et discursive de chaque article[1]. Notre analyse se propose de chercher s’il y a une constante des positions d’énonciation, et de sa nature, et des caractéristiques des acteurs principaux des récits, constante qui serait significative du rapport entre les sexes par exemple, ou plutôt de la façon dont la presse se les représente.

Pour ces postions d’énonciation, comme dans notre exemple qui suit, où c’est la jalousie qui tue, nous avons cherché à voir comment se jouent pour ce fait divers particulier qu’est le fait divers « passionnel » les stratégies repérées habituellement quant aux deux fonctions énonciatrices majeures dans un quotidien : le « faire-savoir » et le « faire-croire ». Le « faire-savoir » a pour finalité de produire un effet de réel qui « apparaît, en dernière instance, comme un alibi qui cache les déploiements des savoirs disponibles du journaliste », avancent Mouillaud et Têtu (1989 : 6), alors que le « faire-croire » est la finalité d’un pacte implicite du journaliste avec le lecteur, au service de leur commune « vérité » plutôt que de la réalité.

1.2. « La jalousie a tué »

Dans cet exemple, parmi tant d’autres possibles (cf. (Houel, Mercader, Sobota, 2003), on voit que le sujet de ce crime pourtant masculin n’est pas un homme, ni même un homme jaloux, et n’a d’ailleurs pas même de genre (si ce n’est grammatical).

L’analyse dans son ensemble montre que le crime dit passionnel fonctionne comme une catégorie à part, qui ne se confond pas avec les autres formes de crime. Il ne donne pas lieu à la même désapprobation sociale, ses auteurs ne sont pas redoutés comme dangereux (on suppose a priori qu’ils ont agi sous l’effet d’une impulsion non préméditée et qui ne se reproduira pas…), et ils bénéficient souvent d’une certaine empathie du narrateur et du lecteur, soit parce qu’on les voit victimes d’un conjoint déloyal, soit parce que la misère et la vie les ont blessés, et surtout bien sûr s’ils se sont suicidés après le meurtre. La minorité de crimes présentés comme impardonnables se distingue par des circonstances particulièrement violentes, la récidive, et de façon moins évidente par le fait que le criminel a transgressé le rôle social qui lui est assigné par sa fonction ou son sexe.

Pour expliquer ces crimes, le fait divers recours principalement à des arguments psychologiques centrés sur les thèmes redondants du besoin d’être aimé et de l’enfance malheureuse : ainsi, il délimite clairement le champ de l’analyse socialement admise et admissible de ces crimes, au sein de ce qu’on nomme la vie privée, dont la séparation avec le domaine du public ou de social reste étanche. On peut faire l’hypothèse que cette frontière rigoureuse sert à une défense de la sphère privée, défense d’autant plus acharnée que la vie privée supporte le fantasme d’une intimité régressive et sécurisante, alors même que la sociologie nous apprend qu’en réalité, elle est au contraire le lieu de tous les dangers, pour les femmes et plus encore pour les enfants.

En outre, cette psychologisation concourt à une naturalisation du crime dit « passionnel » : ce serait par nature que l’amour se décline comme aspiration à la fusion ou que le désir d’emprise sur l’autre justifie une mainmise on ne peut plus concrète sur son corps, son temps et sa vie. Ce serait encore par nature que les hommes ont vocation de régner sur leur couple et leur famille, jusqu’à un droit de vie et de mort poussé à l’extrême lorsque le mouvement par lequel un homme tue sa femme ou sa famille avant de se tuer lui-même est confondu avec un suicide collectif. Ce serait aussi par nature que les critères selon lesquels on est bon ou mauvais mari, bonne ou mauvaise épouse, bon ou mauvais père, bonne ou mauvaise mère, sont différenciés selon le sexe.

Enfin, ces faits divers mettent en scène, sous une forme hautement conflictualisée, donc spécialement explicite et condensée, les interrogations et les contradictions de notre société autour d’une certaine évolution du couple. D’ailleurs, la problématique de ces récits est bien centrée sur les enjeux essentiels de cette évolution : la pratique de la monogamie sérielle, les traitements sociaux différenciés de l’adultère selon le sexe, l’interprétation que font les conjoints ou les concubins de leurs obligations en matière financière, de résidence, de relations sexuelles, de parentalité.

Le tableau du couple d’aujourd’hui que dressent ces récits est, tout comme la scène violente qu’ils racontent, contradictoire, conflictuel, ambivalent. Si au niveau patent ces textes sont à peu près unanimes pour prôner le couple égalitaire et décrier le modèle patricarcal supposé archaïque, on trouve dans ces récits de nombreux indices latents de sa très profonde actualité dans notre société, et du fait qu’il continue à faire référence. La critique du modèle inégalitaire est en définitive nettement plus nuancée qu’une lecture superficielle pourrait le laisser croire. Bien que vilipendé lorsqu’il s’impose trop brutalement, le modèle archaïque du couple ne rencontre pas d’idéal alternatif. Il reste le référent latent à l’aune duquel s’apprécie la manière dont chacun s’acquitte de ses droits et devoirs conjugaux. Dès lors que le récit s’attache à dégager les responsabilités respectives et à comprendre les raisons de l’acte meurtrier, la représentation des rôles conjugaux se durcit, parfois jusqu’à la caricature comme si l’infraction aux préceptes archaïques, supposés universels et intemporels, était seule valide pour analyser les perturbations qui ont dévié le couple de son cours normal.

En d’autres termes, l’idéalisation apparente du modèle égalitaire ne se fait que du bout des lèvres, si l’on peut dire. Le modèle inégalitaire est le seul à connaître une définition en termes positifs, l’égalitaire n’est défini que négativement. C’est-à-dire que le modèle inégalitaire n’est pas du tout, comme le soutiennent souvent les faits divers, « moyen-âgeux », mais porte au contraire des enjeux tout à fait actuels. Ces criminels stigmatisés sont en fait les porteurs d’une image que notre société occidentale et moderne a refoulée, celle d’hommes qui savent se faire respecter par leurs femmes, quitte à jouer de quelques coups de couteau qui participent alors au respect qu’on leur porte. Les attaques dont ils sont l’objet doivent être interprétées comme attaques envieuses. Et ceci permet d’expliquer que les plus attaquées, par leurs hommes mais aussi par les journalistes, soient ces femmes qui apparaissent alors rebelles à un système qui peut encore faire envie à certains.

2. Réalités du crime dit « passionnel »

2.2. Une affaire d’homme, un crime sexiste

Avant tout, le crime dit « passionnel » se présente comme une affaire dhommes meurtriers et de femmes victimes, de femicide donc, pour reprendre le terme de Russel et Harmes (2001), qui désigne spécifiquement les crimes contre des femmes commis par des hommes, ou, dans certaines situations, par des femmes, parce que ce sont des femmes[2]. Bien entendu, dans cette définition entre la problématique des femmes battues, même si elles ne meurent pas toutes sous les coups (Daly & Wilson, 1988, Radford & Russel, 1992), certaines pouvant même retourner la violence contre leur agresseur (Busch, 1999).

Dans l’ensemble de notre corpus global constitué, rappelons-le, de 558 articles portant sur 337 affaires, en effet, on trouve 263 affaires où lauteur du crime est un homme (78 %) et 74 où lauteur du crime est une femme (22 %). Ces proportions présentent une remarquable stabilité historique : létude des crimes dits « passionnels » conduite par Guillais (1986) sur une décennie du XIXe siècle relève que la criminalité privée est dans 82 % une affaire dhommes.

Néanmoins, on pourrait dire aussi que le crime dit « passionnel » est davantage pratiqué par les femmes que les autres formes de criminalité : si lon prend en compte la criminalité en général, on trouve de 1968 à 1978 huit hommes criminels pour une femme (Cario, 1997) et daprès lenquête réalisée par le Ministère de la Justice de 1986 à 1990 sur les homicides volontaires ayant donné lieu à des poursuites du Parquet, les femmes ne représentent que 13 % des mises en cause connues (Laroche, 1994). La proportion plus forte de criminelles mise en valeur par notre étude sexplique par le fait que notre champ dobservation porte précisément sur lune des formes particulièrement caractéristiques de la délinquance féminine, car les meurtres et assassinats commis par les femmes sont le plus souvent accomplis dans le cercle familial ou le cadre de relations conjugales. Laccroissement de la part prise par les femmes pour ces deux types dhomicides est lune des spécificités de la participation des femmes observée en France (Roca, 1989) et à létranger (Holmes et Holmes, 1994).

La part des hommes est encore plus importante si lon prend en compte les complices de crimes (quarante hommes et douze femmes). Près dun quart des femmes sadjoignent des complices (23 %) contre seulement 6 % des hommes. Agir en complicité avec un tiers est un trait connu de la criminalité féminine. Cario (1992) a montré que plus de la moitié des infractions pénales des femmes étaient commises en complicité, un taux plus faible de 38 % étant enregistré pour les atteintes mortelles aux personnes. Dans notre corpus global, les femmes privilégient très nettement lassociation avec une personne de sexe masculin, que ce soit leur amant (neuf affaires), un ami (cinq affaires), un membre de leur famille (trois affaires) ou leurs propres enfants (cinq affaires). Du côté des hommes, le complice est un mercenaire (six affaires) ou lamante (cinq affaires).

La thèse de la criminalité cachée des femmes est souvent invoquée pour nuancer leur sous-représentation dans les statistiques judiciaires. Un certain nombre de leurs infractions demeureraient ignorées car, en raison de leur rôle social, elles auraient davantage dopportunités que les hommes pour perpétrer des actes délictueux difficiles à déceler. Notre étude montre au contraire que la dissimulation de lacte criminel est très fortement corrélée à une participation masculine : sur les neuf femmes qui recourent à lélaboration de tels scénarios, sept ont agi en association avec un complice, toujours un homme. Les treize hommes qui ont essayé de masquer ou de cacher leurs crimes ont tous quant à eux opéré seuls.

Rarement meurtrières, les femmes sont en revanche les principales victimes des crimes dits « passionnels ». Elles constituent deux tiers de leffectif, ce qui représente la même disproportion que dans la criminalité en général : alors quelles ne sont auteur dun homicide volontaire que dans un cas sur dix, les femmes représentent le tiers des victimes (Laroche, 1994). Toutes les données convergent pour souligner la dangerosité de la sphère familiale et conjugale pour les femmes : la moitié des viols sont commis par un conjoint ou un ex-conjoint et la violence est plus forte dans la famille quen tout autre lieu. Un homicide sur trois est de type familial ou conjugal (Chesnais, 1982), l’enquête récente de lInstitut médico-légal de Paris montre que les femmes victimes dhomicides ont été tuées pour 85 % dentre elles par leur mari, partenaire ou intime proche (Coutanceau, 2006). Dans notre corpus, pour 263 hommes meurtriers, on compte 382 victimes dont 288 victimes féminines et 56 enfants tandis que les 74 criminelles font 76 victimes dont 7 victimes féminines et un seul enfant.

Enfin, 19 % des hommes se suicident immédiatement après lacte meurtrier. La moitié de ces suicides se passe après le meurtre de plusieurs victimes, et vingt suicides suivent des meurtres denfants. La surmortalité masculine par suicide est un phénomène connu (2,8 hommes pour une femme) mais reste bien en deçà de celle observée pour notre population (dix-sept hommes pour une femme). Du côté des femmes, les suicides sont beaucoup plus rares, et nettement plus tardifs : trois femmes seulement dont deux se suicident en cellule.

Ce pan de la criminalité passionnelle, estimé à un tiers des affaires par Benezech (1987 : 335) et à un cinquième des cas au regard des résultats de notre étude, reste largement invisible car dans leur grande généralité les meurtres suivis de suicide échappent à toute action de la justice et ne connaissent donc un fugace coup de projecteur dans la presse, essentiellement locale, quau moment de la découverte des faits. Le Code français de procédure pénale impose en effet lextinction de laction publique en cas de décès de lauteur des faits. Dans le cas dhomicides volontaires avérés, une enquête pour « recherches des causes de la mort » est diligentée dans de très rares occasions (42 procédures sur 7 536 affaires enregistrées par la Chancellerie entre 1986 et 1990). Méconnues des statistiques judiciaires et policières, ces victimes réduites au silence viennent sans doute grossir les rangs de cette catégorie assez opaque qui regroupe les empoisonnements et traumatismes, première cause des morts violentes pour les femmes qui y seraient sujettes deux fois plus que les hommes (8 731 cas en 1990 pour les femmes et 4 806 pour les hommes) et dont le taux de fréquence en France est lun des plus élevés dans les pays industrialisés (INED, 1994).

Le rapport Coutanceau (2006) annonce qu’une femme tous les quatre jours et un homme tous les seize jours, en France, meurt victime de son conjoint et/ou à la suite de violences conjugales. Notre recherche, en synthèse, suggère que ce chiffre est sans doute sous-estimé. Une projection nationale réalisée à partir de nos données permettrait de soutenir l’hypothèse que la criminalité passionnelle telle que nous l’avons définie pourrait motiver le quart des homicides volontaires comptabilisés en France de 1986 à 1990 (soit quasiment une affaire par jour) et expliquer plus de la moitié (56 %) des 2465 victimes féminines majeures tuées pendant cette période.

Enfin, ce type de crime survient dans un contexte avéré de violences conjugales, contexte qui, selon l’enquête ENVEFF, toucherait une femme sur dix en France, à condition d’intégrer au comptage les violences sexuelles, physiques et psychologiques (Jaspard et alii, 2003). Le même rapport Coutanceau (2006) précise que la moitié de ces femmes subissait déjà des violences, quun décès sur dix résulte de coups portés sans intention de donner la mort, mais que là encore, la violence préexistait dans deux cas sur trois ; à linverse, un homme meurt tous les seize jours et dans la moitié de ces cas, la femme auteur de lacte subissait des violences de sa part. Dans notre corpus, la presse signale, dans un quart des crimes d’hommes et un tiers des crimes de femmes, un climat de violences conjugales avéré ; tout, et notamment les dossiers d’instruction que nous avons étudiés de plus près, porte à penser que la proportion, en réalité, est bien supérieure. En effet, dans ce corpus plus restreint, parmi les 46 affaires, trois crimes ont été commis en complicité, chaque fois par un homme et une femme réunis : nous dénombrons donc, plus précisément, 16 auteurs femmes et 33 auteurs hommes. Le contexte de violences conjugales est prévalent : 17 hommes, donc la moitié, sont notoirement violents avec leur compagne et parfois leurs enfants (ce qui ne préjuge nullement des pratiques des autres), et 12 femmes sur 16 ont été frappées par leur partenaire, souvent de façon régulière même si cette violence nest pas la raison directe du crime ; en revanche, un seul homme tue sa femme à force de coups, ce qui est logique, puisque les « coups et blessures ayant entraîné la mort sans intention de la donner » ne se trouveraient pas dans notre corpus.

2.2. Une certaine normalité sociologique

La « normalité » relative de linégalité entre les sexes dans la sphère privée sanalyse dans des cadres conceptuels dont les nuances ouvrent plusieurs pistes de réflexion, mais elle fait aujourd’hui l’unanimité des sociologues et des anthropologues (Guillaumin, 1978, Héritier, 1996, 2002, Bourdieu, 1998). Si, donc, linégalité entre les sexes fonctionne comme une norme sociale, on ne sétonnera pas de rencontrer, dans ce phénomène hautement transgressif en apparence quest le meurtre, une certaine dimension de « normalité », lorsquil se produit entre hommes et femmes. De fait, les caractéristiques sociales des protagonistes, dans les crimes que nous avons étudiés, montrent clairement quil ne sagit pas de « délinquants » au sens habituel du terme. Lidée que lhomicide conjugal a plus à voir avec une certaine « normalité » quavec la marginalité est renforcée par le fait que les prédicteurs traditionnels de lhomicide (désorganisation sociale, pauvreté, etc.) sont dans lensemble réputés peu pertinents pour ce type particulier dhomicide, comme dailleurs pour la violence conjugale. Le profil socio-professionnel des protagonistes des crimes que nous étudions présente dimportantes ressemblances avec celui de la population générale, et ne renvoie pas aux inégalités sociales et économiques qui sont généralement associées à une plus forte criminalité. Seules méritent dêtre remarquées une sur-représentation des auteurs de crimes dits « passionnels » appartenant aux catégories « artisans » et « ouvriers » et une sous représentation des retraités. Hommes et femmes de notre échantillon sont aussi plus âgés que les auteurs dhomicides volontaires en général : leur âge moyen est respectivement de 40,4 ans et de 38,7 ans pour les premiers contre 34 ans pour les seconds. Leur activité criminelle qui concerne tous les âges de la vie et reste particulièrement forte après cinquante ans ne coïncide pas avec la courbe par âge dessinée par les statistiques judiciaires (Cario, 1997 ; Laroche, 1994). La présence dantécédents judiciaires, trait spécifique de la délinquance masculine, ne concerne notre population que de manière très marginale (16 sur 263 hommes).

Ceci est surtout vrai pour les crimes commis par des hommes, un peu moins pour les crimes commis par les femmes : les hommes qui tuent dans la sphère privée sont des hommes « sociologiquement ordinaires », alors que les femmes qui tuent dans cette même sphère sont sociologiquement plus proches des délinquantes et des criminelles en général. Globalement, des « problèmes sociaux » au sens très large (climat de violences entre homme et femme, alcoolisme, toxicomanie au moins médicamenteuse, inceste, misère, condamnations antérieures…) sont mentionnés deux fois plus souvent quand lauteur est une femme que quand lauteur est un homme. Contrairement à ce qui se passe pour les hommes, on retrouve pour les femmes les facteurs sociaux habituellement corrélés à la délinquance féminine.

2.3. Une pseudo normalité familiale où se durcit l’asymétrie de genre

Létude du fonctionnement de ces couples, en revanche, met en évidence, sous couvert dune certaine pseudo-normalité, un durcissement assez net de lasymétrie qui régit les relations privées entre homme et femme. Lun des résultats les plus frappants de lanalyse quantitative est la dissymétrie des mobiles de ces crimes selon une vectorisation de genre. Mais ce durcissement sentrevoit aussi à travers dautres indicateurs. Par exemple, plus de la moitié des affaires est liée au contexte du mariage, 65 % quand le meurtrier est un homme et 81 % quand cest une femme.

Les trois-quarts des crimes se produisent dans le cadre de liaisons de plus de deux ans et près de la moitié interviennent après une vie maritale de plus de dix ans. La proportion de divorces selon le nombre dannées de mariage montre que la perspective de vivre longtemps en couple est la plus fragile dans les premières années de mariage avec un nombre maximal de divorces dès trois et quatre ans de mariage[3]. Cependant, en moyenne, le divorce est prononcé après quatorze années de mariage, ce qui signifie quil survient soit très tôt, soit très tard. On voit donc là aussi que les couples auxquels nous avons affaire sont bien particuliers, puisquils nont pas su divorcer à temps. Lécart dâge moyen entre les partenaires, indicateur classique de linégalité entre les sexes est plus important que la normale et témoigne dune forme de mise en couple bien particulière.

Le mode de résidence suggère également une dissymétrie, puisque si 80 % des femmes agissent dans le cadre dune résidence partagée, ils ne sont que 60 % dhommes à être dans ce cas ; dans le même sens, 83 % des crimes commis par les femmes se passent sur leur propre territoire (domicile partagé ou domicile personnel) tandis que le quart des crimes perpétrés par les hommes donnent lieu à une effraction de lespace exclusif des femmes (leur domicile propre ou leur lieu de travail). On sent très bien déjà, à travers ces données, comment le sentiment dêtre en couple, dêtre en droit dattendre quelque chose de lautre, ne fonctionne pas de la même façon selon quon est homme ou femme, comment aussi les limites sont différentes. Cependant, cest à travers les mobiles que lasymétrie est la plus éclatante.

Plus de la moitié des hommes (55 %) tue, en effet, une femme qui les quitte ou menace de le faire, et une proportion presque équivalente (53 %) une femme qui les trompe, ou quils soupçonnent de le faire ; quand on réunit ces deux mobiles, qui peuvent coexister, on obtient une proportion de 75 %. Les femmes ont en revanche des mobiles plus divers, où dominent la mésentente, la violence conjugale (55 % des cas, auxquels sajoutent 16 % pour lesquelles il sagit de supprimer un obstacle à des projets personnels). Les mobiles allégués pour expliquer le crime dit « passionnel » sont donc très différenciés selon les sexes : les hommes tueraient plutôt pour « garder » les femmes, tandis que les femmes seraient souvent amenées à tuer plutôt pour se débarrasser de leur conjoint. Dans son étude sur le crime dit « passionnel » au XIXe siècle, Guillais (1986) avait déjà constaté que les femmes tuaient souvent pour résister à la pression que les hommes exercent sur elles. À lheure actuelle, le divorce peut représenter une issue à cette pression : on peut analyser en ce sens le fait que 75 % des divorces sont demandés par des femmes. Malheureusement, le divorce ne les empêche pas dêtre tuées, parfois il est même au contraire lélément déclencheur du processus meurtrier.

2.4. Maternalisme et autoritarisme : un modèle unique, qui fait des ravages

Néanmoins, l’étude détaillée des dossier d’instruction montre, si lon peut dire de lintérieur, à la fois cette dissymétrie sexuée et la proximité de ces criminels entre eux, au-delà de leur genre, à travers la problématique de dépendance, dune part, la pauvreté de la symbolisation[4], dautre part, quils partagent indéniablement. Finalement, ces criminels, hommes et femmes, malades de ce qu’on pourrait appeler une politique sexuale du genre[5], nous engagent à dresser un panorama des différentes positions subjectives que les hommes et les femmes peuvent prendre par rapport aux modèles sociaux, à dégager une véritable symptomatologie des rôles sexués, dun point de vue psychique et dun point de vue social.

Les femmes peuvent investir la maternité sans sy engloutir, en se laissant partager par elle (être femme et mère à la fois), les hommes peuvent occuper la place du père, si difficile en ce quelle implique den passer par lalliance avec une femme. Mais cette évolution nest pas automatique, encore moins garantie, et ce que Freud (1937) nomme le refus du féminin dans les deux sexes témoigne de sa rareté : cest parce quil reste pour beaucoup (dindividus, de sociétés…) interprété comme castration que le féminin est refusé. Comme nous lavons déjà suggéré, le système sociétal dans lequel grandit un individu, en ce quil sexprime dans sa famille, a une influence considérable sur cette évolution subjective.

La féminité a été analysée comme mascarade depuis longtemps (Riviere, 1929), la virilité, nous semble-t-il, devrait lêtre aussi, comme le suggère dailleurs Chodorow (2003).

On peut envisager lattachement extrême aux valeurs traditionnelles comme un mouvement défensif lié à langoisse de castration. Il appartient au même registre que le mécanisme défensif désigné comme « virilité » par Dejours : la virilité se mesure à laune de la violence quon est capable de commettre contre autrui, les dominés et singulièrement les femmes, au nom de lexercice, de la démonstration ou du rétablissement de la domination ; elle « doit être radicalement distinguée de la masculinité, qui se définirait précisément par la capacité dun homme à se distancier, à saffranchir, à subvertir ce que lui prescrivent les stéréotypes de la virilité » (1998 : 100). La parade virile (Dejours, 1993), dont le ressort psychologique est la honte de passer pour une femme auprès des autres hommes si lon se révèle incapable de maîtriser la peur au travail, si lon seffondre devant une situation difficile (Molinier, 2000), concerne aussi, dans la vie privée, le courant tendre des émotions. Mais cette prétendue capacité de lhomme viril à maîtriser ses affects est plutôt une répression, elle repose sur une rigidification du comportement affectif qui lappauvrit et le fragilise, et constitue donc une véritable « normopathie » virile.

La virilité mascarade peut se dévoyer en machisme, et on retrouve dans le machisme la terreur dêtre assimilé à une femme, puisque le féminin ne peut être entendu que comme léquivalent de « châtré » (Fain, 1990 ; Cournut, 2001). Et « pénétré », avec des angoisses de pénétration anale qui expliquent la mise en place de défenses particulièrement rigides, de type anal elles aussi, qui sincarnent dans les rituelles expéditions « punitives » contre les homosexuels. Voilà pourquoi, dit Cournut, « le macho sidentifie à un père viril, actif et volontiers sadique » (Cournut, 2001 : 272), ce qui permet de comprendre, dans la plupart des cas, la grande soumission de ces criminels aux modèles paternels dans un mouvement didentification à lagresseur qui transforme toute évolution en trahison, abandon ou déshonneur insoutenable, le déshonneur nétant jamais, après tout, que la face socialisée de la castration.

Or, les criminel-le-s dits passionnels nont eu quun accès restreint à cette gamme de positions psychiques. De leur parcours, on retiendra surtout le maternalisme et lidée dautoritarisme, dans une époque où tant dacteurs sociaux, et parmi eux des psychanalystes, prônent le retour à une « Autorité » supposée régler les divers problèmes de notre société. Cantonnées au domestique, les femmes sengouffrent dans le maternalisme ; figés dans la parade virile, les hommes ne savent faire preuve que dautoritarisme. Devenus parents, ils ne peuvent quengager leurs filles à la répétition de la muliérité, et leurs fils à rester des petits garçons déguisés en machos, dont on ne voit pas comment ils pourraient accéder à une authentique tiercéité paternelle, cest-à-dire à sortir du modèle duel des relations. Lautoritarisme du père, qui est une emprise psychique, associé au maternalisme, qui en est une aussi, est délétère pour nos sujets en ce quil les a empêchés de devenir eux-mêmes, empêchés de différer : pas dautre choix que dêtre exactement comme la mère, le père, aucun jeu dans les identifications possibles. Cette adhésion obligée est matérialisée par lempêchement familial à investir lécole, donc la culture, la mobilité sociale… Par ailleurs, si maternalisme et autoritarisme sont associés à une certaine négligence éducative, ce nest nullement un hasard : ces positions sont contradictoires avec la prise en compte de lenfant comme sujet.

3. Les difficultés de l’évaluation et du pronostic

3.1. La capacité pénale et L’expertise

Finalement, ces constats d’ordre sociogique et clinique ne peuvent que nous amener au terme logique de toutes ces histoires tel quil se joue au niveau public, sur la scène de la Justice.

Le rapport de la clinique et de la justice est par essence ambigu, partagé entre souci de réintégration et danger d’exclusion. La problématique du choix entre soigner ou punir prend à l’époque moderne des formes diverses : indication ou obligation de soin, pronostic de récidive, jusqu’à glisser parfois vers l’idée que la sanction pourrait en elle-même comporter des aspects « thérapeutiques » pour le prévenu, voire pour les victimes ou leurs familles. Difficile d’évaluer l’état du sujet au moment de l’acte sans faire référence à l’organisation de sa personnalité dans son ensemble : la démarche de l’expertise implique un examen clinique qui aboutit à un diagnostic, puis une analyse rétrospective de l’état mental au moment de l’action, l’évaluation du rapport entre l’état mental et les faits, et enfin une prédiction, on ne peut plus risquée... D’autant plus que la situation est ambiguë aussi dans la mesure où, bien qu’il s’agisse d’une étape fondamentale dans le processus judiciaire, et du seul fait que l’entretien se passe avec des cliniciens, il n’est pas a priori exclu qu’une véritable rencontre s’instaure, avec toutes ses dimensions transféro-contre-transférentielles, et le poids de représentations sociales très partagées quant aux rôles sexués.

Ainsi, à côté des diagnostics qui puisent leur vocabulaire dans un lexique habituel, on relève des formulations beaucoup moins classiques. Pour les femmes, sont notés « un fonctionnement personnel centré sur limaginaire de la volonté de puissance », « un mensonge de mise au monde qui a entraîné une revendication dattributs imaginaires pris comme identité », « une action passionnelle excessive », « une personnalité pathologique très mal structurée avec un Moi faible et rigide et des éléments de perversité », « de très puissants mécanismes de contre-investissements en réaction à sa famille », « une structure de personnalité qui sappuie sur la dénégation des mouvements internes », « le refuge dans limaginaire ». Pour les hommes, on relève « un vécu danxiété et dinsécurité », « un fonctionnement personnel marqué par la dénégation constante », « une pensée opératoire fonctionnelle sans association mentale libre », « un homme passionné, égocentrique, impulsif et volontiers écrasé par des idéaux de trop grande exigence », « un homme mal structuré, durci et rigide », « un dysfonctionnement structural de la personnalité où seul est pris en compte laspect imaginaire de la personne ». On ne peut que remarquer la dissymétrie des registres à loeuvre et ce quils doivent aux représentations sexuées, du côté des femmes, lanomalie dune volonté de puissance, les stéréotypes du mensonge, de la perversité et de la passion féminine, la dépendance familiale ; du côté des hommes, lexigence didéal et lexercice du libre-arbitre.

Sur les 46 dossiers d’instruction archivés au Tribunal d’affaires jugées par la Cour d’Assises de Lyon auxquels nous avons pu avoir accès, nous disposons de lexpertise psychiatrique pour 38 d’entre eux, mais un avis argumenté n’a été émis que dans 22 cas. Globalement, et sur la base des éléments retenus en conclusion, les thèses psycho-cliniques retenues par les experts se distribuent entre des problématiques de carences affectives précoces (trois cas), des mécanismes de dépression ou de dépendance (quatre cas), des personnalité psycho-rigides (un cas), des fonctionnement sous le mode psychotique (cinq cas), des structures obsessionnelles (un cas), des problématiques narcissiques (cinq cas), dans trois cas, les experts ne retiennent aucune anomalie mentale.

Dans moins dun tiers des rapports, les experts prennent soin dindiquer que la description de la personnalité à laquelle ils se livrent ne relève pas dune affection psycho-pathologique grave aisément repérable dans la nosographie. Il est donc largement présumé que le magistrat saura lui-même faire la part des choses entre les organisations psychiques qui se situent dans le spectre de la normale et celles qui présentent des composantes psycho-pathologiques plus ou moins structurées, sachant que létat de démence au sens de larticle 64 du Code pénal a été explicitement écarté dans tous les cas.

Cette question de lévaluation de létat mental sous le triple faisceau de la normalité, du caractériel et du pathologique est pourtant centrale lorsque lon resitue lexpertise comme un moyen permettant daider le magistrat dans sa connaissance de la personne à juger et plus généralement daccroître la fiabilité du jugement pénal (Edmond-Mariette, Lavielle, 2007). Autour dun même rapport, les experts distinguent deux niveaux dattentes : la logique de laccusation et la logique de jugement. La logique du juge dinstruction est centrée sur la qualification du niveau de responsabilité du sujet dans les faits reprochés, tandis que celle du juge du siège, au Parquet, est centrée vers la recherche de renseignements dordre psycho-criminologiques. Dans le cours de laffaire, la confrontation entre des ordres de discours discordants et des horizons dattente en décalage est donc parfois bien délicate.

Après avoir posé le diagnostic et dégagé le sens de lacte, et bien que la commande judicaire ne requière lexplicitation dun lien avec linfraction criminelle quen cas de détection de pathologie psychiatrique majeure, les psychiatres concluent sur lexistence dune relation entre le fonctionnement psychique du sujet et lacte dans plus de deux tiers des rapports, sur un mode relativement standardisé du type : « les faits rapportés sinscrivent directement dans cette problématique » ou « sont en relation directe avec les composantes psycho-pathologiques ». Jaugée seulement à laune de son intensité, directe, étroite ou probable, la nature de cette relation est posée plus quelle nest qualifiée ou interprétée. Aux magistrats qui cherchent à travers cette question à sassurer du degré dintentionnalité du crime, à doser la responsabilité du prévenu et à détecter les désordres mentaux susceptibles de justifier linvocation de circonstances atténuantes, les psychiatres par leur réponse massive et leur débordement du cadre imparti signifient limportance quils accordent à larrière-plan psychologique, dans lexplication du passage à lacte dun crime dit passionnel. Dans le même temps, le discours sur les processus psychologiques étant banalisé, les rapports ne facilitent ni le repérage des personnes qui souffrent de troubles psychiques sérieux, sans incidence toutefois sur leur capacité pénale, ni la compréhension de lorigine des processus pathologiques quils repèrent.

Le flou des principes directeurs qui guident lévaluation médico-légale est particulièrement perceptible dans lestimation de la capacité pénale du sujet. Si un avis est émis sur cette question dans toutes les expertises examinées, à une exception près, il nest préparé par la discussion médico-légale que dans un cinquième des rapports, et sous forme plutôt elliptique. Dix expertises concluent à une capacité pénale entière sans fournir le moindre élément pour létayer. Six autres adjoignent une distinction quant aux critères dappréciation : totale du point de vue psychiatrique, elle est estimée plus relative eu égard aux « éléments conjoncturels » ou au « contexte particulier de lexplosion passionnelle ». Linvitation à prendre en compte les circonstances atténuantes sy fait explicite comme si lexpert ne résistait pas à lenvie de participer aux débats judiciaires. La légère, moyenne ou large atténuation de la capacité pénale diagnostiquée dans 13 rapports nest pas toujours justifiée. Les neuf expertises qui sen donnent les moyens assortissent leur avis dune large gamme de motivations : difficultés daccès à la souffrance dautrui, signification psychologique de lacte, composantes pathologiques de la conduite, indifférence à la mort de la victime, reconnaissance partielle de sa responsabilité dans lacte criminel, rapport à la culpabilité, à la détresse et… à la passion.

Dans deux expertises qui se rapportent à des personnalités particulièrement pathologiques, il est relevé pour lune que « sa responsabilité est quasi nulle car lautre nest pas placé en position daltérité », et pour lautre quil est « peu accessible à la sanction pénale car il refuse tout ce qui vient de lextérieur ou dune quelconque autorité ». Une lourde peine sera pourtant prononcée dans ces deux cas, perpétuité pour lun, 16 ans demprisonnement pour lautre.

Cest donc manifestement un dialogue difficile qui prévaut entre justice et psychiatrie en matière de définition de la responsabilité pénale des prévenus. Aucune corrélation ne peut être relevée entre la peine prononcée et lestimation de la capacité pénale par les experts. Les fourchettes de peines prononcées sont parfaitement comparables : elles se situent entre cinq et 20 ans en cas de capacité pénale déclarée entière et entre deux et 18 ans quand son atténuation est plaidée. On peut en conclure que, sur ce point, lavis des experts ne semble exercer aucune influence sur le cours de la justice et paraît a fortiori dénué de toute portée décisionnelle.

La distribution des peines prononcées semble confirmer la tendance nationale à une surpénalisation des justiciables souffrant de troubles psychologiques (Lameyre, 2007 ; Paulet, 2007 ; Portelli, 2007). Parmi les 13 criminels condamnés à une peine supérieure ou égale à 16 ans, les experts révèlent des troubles graves pour neuf dentre eux, dont trois cas de « dangerosité » (sept hommes et deux femmes). Dans le groupe des neufs affaires ayant donné lieu aux sanctions les plus légères (quatre hommes et cinq femmes), en revanche, aucune affection psychiatrique nest décelée à lexception de deux cas par lesquels lexpert diagnostique une structure psychotique sans toutefois conclure à la dangerosité sous langle criminologique.

On peut donc dire qu’avec sa condensation en quelques lignes par le juge dinstruction, puis en un mot par le président, des dimensions majeures de lexpertise sont délaissées au fil de la chaîne pénale comme le rapport du sujet à son acte, les limites de son accessibilité à la sanction pénale et la nécessité dune prise en charge psycho-thérapeutique.

3.2. Les limites du pronostic

De lexpert, on attend dans un troisième temps de son rapport quil se prononce sur la capacité psychique du sujet à supporter les effets de la peine, mais aussi quil donne un avis sur le traitement ou la mesure de rééducation à envisager : encore faudrait-il quil puisse connaître la peine envisagée et la manière dont la peine sera exécutée. Aussi les experts, sans indiquer de thérapie, sen tiennent-ils souvent au pronostic, malgré les limites inhérentes à un exercice de ce style, puisque pronostic, littéralement, signifie « connaître davance », ce qui outrepasse clairement le champ de toute compétence humaine… On comprend alors quune expertise se contente de renvoyer la question au prévenu par cette formule singulière : « le pronostic lui appartient », ou quune autre témoigne de quelque trouble, en tout cas décriture, puisquon peut lire que « le pronostic pénal » est bon !

Derrière la question du pronostic se profile pourtant toute une série de thématiques comme le risque de récidive, les capacités de réinsertion du sujet, sa dangerosité, sa curabilité dont dépend le niveau de sévérité de la peine. Si lon accepte lidée que létat dangereux sanalyse comme une articulation dynamique des rapports dun sujet à ses objets, dans un contexte donné, la capacité prédictive de lexpert psychiatre rencontre très vite ses limites. La survenue de lacte criminel étant associée à une conjonction dinteractions, le phénomène de la dangerosité et le risque de répétition ne peuvent de fait guère se laisser saisir à la faveur dexamens ponctuels et sur lunique base des données psychopathologiques. Pour procéder à cette évaluation, le magistrat paraîtrait mieux armé car il peut se référer au casier judiciaire du prévenu, aux circonstances concrètes du passage à lacte, aux éléments recueillis sur le contexte socioculturel comme à son expérience des processus criminogènes. De plus, le crime passionnel étant dans limaginaire collectif lantithèse du crime sexuel, il profite de cette dichotomie manichéenne au point de se retrouver exclu du registre du dangereux, domaine où il était pourtant accepté un temps, en tout cas dans le monde de la médecine légale ou de la police judiciaire (Pouget et Costeja, 1988). Concept clé autrefois, le terme de dangerosité est tombé en désuétude pour celui plus souple de malades dangereux, quitte à y faire entrer des malades aussi bien repérés par ailleurs que les schizophrènes (Senninger et Fontaa, 1996).

La probabilité dune évolution favorable est retenue pour 11 sujets et déclarée réservée ou défavorable dans 18 cas, un état dangereux est relevé dans trois rapports. Les hommes sont plus souvent que les femmes crédités dune perspective dévolution favorable. Ainsi, le pronostic sannonce positif pour huit hommes et trois femmes et plutôt inquiétant pour 14 hommes et sept femmes. Du côté des hommes, lespoir est permis, soit parce que lon peut compter sur une réinsertion individuelle réussie, soit parce que toute dangerosité peut être écartée. Lun peut se remettre au soutien moral de sa famille et de sa mère retrouvée, lautre ne devrait pas avoir de problèmes majeurs pour son retour dans le cadre familial et socio-professionnel, un troisième dispose dun atout majeur pour lavenir avec la qualité de son insertion sociale et professionnelle. La pseudo-normalité dont les criminels ont fait preuve jusquà présent semble tenir lieu de modèle thérapeutique, et non pas délément de diagnostic. Le travail est pris comme vertu et non comme symptôme : « Pour cet homme bien intégré socialement dont lunivers entier est centré sur le travail, le pronostic nest pas mauvais compte tenu du caractère conjoncturel du passage à lacte. Il ny a aucune mesure particulière à proposer. » Il sagit dun homme condamné à neuf ans de réclusion pour avoir agressé sa femme de 13 coups de couteau. Quand largumentation porte sur le rapport à la violence, les experts soulignent quuntel nest pas un délinquant habituel et quil est très probable quil renonce à jamais à pareil acte agressif, ou quun autre est capable à lavenir de mieux se contrôler. Pour les femmes, cest la certitude que des circonstances analogues ne se reproduisent plus et la capacité à réintégrer une place de mère qui fonde lavis. Lorsque les perspectives dévolution sont peu encourageantes, les experts dressent un tableau beaucoup plus sombre pour les hommes que pour les femmes. Du côté des hommes est relevée la difficulté de sadapter aux exigences du groupe social, la confrontation à la réalité par la violence, le déni des faits, ou encore linéluctabilité des tendances pathologiques. Pour les femmes, ce sont les traits pathologiques qui constituent la principale source dinquiétude mais sont systématiquement renvoyés au cadre thérapeutique. La probable répétition des scènes damour et de violence et les incertitudes sur la possibilité de réinsertion familiale complètent les réserves nourries quant à leur avenir. Pour juger de lévolution probable des sujets examinés, les experts ne recourent manifestement pas à la même échelle de valeur pour les deux sexes. La réinsertion sociale comme la dangerosité ou plutôt sa relativité sont des critères qui se discutent exclusivement dans les affaires dhommes, tandis que la qualité de la relation à lautre constitue la base des avis formulés au sujet des femmes.

Conclusion

Notre étude, comme les études sur la prédiction des comportements violents menées ces dernières années, confirme cette nécessité pour les cliniciens de se doter dinstruments dévaluation de plus en plus fiables (Gravier, 2007 ; Millaud et Dubreucq, 2007).

Car si la récidive, meurtrière en tout cas, ne concerne notre population que de manière très marginale, elle nen est pas pour autant exclue. Et en France, on voit maintenant beaucoup de ce type de procès de crimes dits « passionnels » prendre en compte cette dimension des violences conjugales : une grande partie de nos hommes meurtriers sont effectivement des hommes qui frappaient leur femme.