Résumés
Résumé
L’objectif de ce texte est de tenter de comprendre la persistance du phénomène de la croyance aux miracles dans un monde dominé par la science et la technologie. Le texte comprend cinq parties. Au cours de la première partie, nous présentons quelques sondages concernant la croyance aux miracles ainsi qu’une définition des miracles. Puisque la prière est au coeur du processus miraculeux, l’analyse de son efficacité fait l’objet de la deuxième partie. Nous examinons par la suite le fonctionnement du processus miraculeux en s’inspirant de ce qui se passe à Lourdes. Dans la quatrième partie, nous nous interrogeons sur la possibilité de concilier science et religion. La dernière partie comprend trois sections : quatre critiques méthodologiques concernant l’efficacité de la prière, l’importance des notions de hasard et de probabilités nécessaires à la compréhension de la notion de miracle et la présentation de six hypothèses alternatives de nature médicale aux explications des miracles reconnus par l’Église.
Mots-clés :
- Miracle,
- guérison,
- efficacité de la prière,
- science,
- religion
Abstract
The objective of this text is to try to understand the widespread belief in the existence of miracles in a world otherwise dominated by science and technology. This paper is divided into five parts. Firstly, we present various surveys which encompass the question of the belief in miracles, while also defining the phenomenon per say. In consideration of the fact that the prayer is at the very heart of the miraculous process, the analysis of its efficiency is discussed in the second part of the text. Subsequently, we examine the functioning of the seemingly inexplicable events by referring to the miracles which would have occurred in the town of Lourdes. In the fourth part, we ponder on the possibility of reconciling science and religion. Finally, the last part of this text is constituted of three subsections: four methodological criticisms regarding the efficiency of prayer, an overview of the apparent failure to assess the notions of randomness and probability when attempting to understand the origin of miracles, and lastly, we present six hypotheses in an effort to offer an alternative to the explicatory models provided by the Church.
Keywords:
- Miracle,
- healing,
- effectiveness of prayer,
- science,
- religion
Corps de l’article
« Les miracles ne sont pas en contradiction avec les lois de la nature, mais avec ce que nous savons de ces lois. »
De Doctrina Christiana. IVe siècle
Les miracles au péril de la science
La croyance aux miracles s’inscrit dans l’histoire de l’humanité (Pawlikowski, 2007) et le XXIe siècle n’y échappe pas même si certains sont d’avis que, dans la culture actuelle dominée par la science et la technologie, ce dossier devrait faire partie des affaires classées. De toute évidence, tel n’est pas le cas, comme en témoignent de nombreux ouvrages dont Bouflet (2008), Ellens (2008), Keener (2011), Nickell (1998), Swinburne (1970), Theillier (2001), Woodward (2001) qui visent à montrer que les humains sont justifiés d’accorder du crédit aux miracles. Pour cerner le phénomène, nous ferons d’abord état de quelques données concernant le nombre approximatif d’individus qui croient aux miracles pour en définir ensuite la notion. L’impact allégué de la prière, habituellement au coeur du processus miraculeux, fera l’objet de la deuxième partie. Au cours d’une troisième partie, nous nous attarderons au phénomène de Lourdes, une ville dont l’attraction touristique dépend directement des miracles. Nous retracerons également les efforts de l’Église pour examiner les circonstances des miracles et éventuellement les valider. La quatrième partie fait la démonstration que science et religion sont deux paradigmes irréconciliables. La dernière partie présente d’abord quatre critiques méthodologiques concernant l’efficacité de la prière, puis insiste sur l’importance de maîtriser les notions de hasard et de probabilités pour comprendre le phénomène du miracle et se termine par la présentation de six hypothèses alternatives susceptibles d’expliquer les miracles.
Qui croit aux miracles?
Quelques sondages
La plupart des sondages dont les résultats sont rapportés ici comprennent des questions non seulement sur les miracles mais également sur d’autres objets de la foi religieuse (par exemple la Bible, le ciel, l’enfer) ou d’autres croyances au paranormal. Dans la mesure du possible, nous nous en tiendrons aux résultats relatifs à la croyance en Dieu et aux miracles.
En 2003, Taylor a interrogé des adultes américains (n = 2 201, 18 ans et plus) quant à leur croyance en Dieu, aux miracles et à la résurrection du Christ. Les résultats montrent que 90 % des Américains (H = 86 %; F = 93 %) croient en Dieu; 84 % (H = 77 %; F = 90 %) aux miracles et 80 % (H = 73 %; F = 86 %) à la résurrection du Christ. Lors d’une étude sur l’importance de la foi religieuse dans le cadre d’un traitement pour le cancer, Silvestri, Knittig, Zoller et Nietert (2003) rapportent que 84 % des Américains croient que Dieu fait des miracles et 48 % disent en avoir été témoins. Un an plus tôt, Mansfield, Mitchell et King (2002) arrivaient sensiblement à la même conclusion. Interrogées sur l’effet de leurs croyances religieuses sur leur santé, 87 % des 1 052 femmes de la Caroline du Nord, majoritairement protestantes, ont déclaré croire aux miracles et 80 % d’entre elles sont convaincues que Dieu agit lors des soins médicaux. Par ailleurs, 40 % d’entre elles, notamment des Afro-américaines, des pauvres et les moins scolarisés, considèrent que la croyance en Dieu est le principal facteur de guérison. De tels pourcentages de croyance ne se retrouvent pas dans toutes les sociétés occidentales. À la suite d’une compilation de 58 sondages réalisés entre 1984 et 2004 au Québec, au Canada, en France et en Angleterre, Ouellette (2004) a montré que le pourcentage d’adultes qui croient aux miracles est respectivement de 79 %, 80 %, 34 % et 15,3 %. Pour ce qui est de la croyance aux miracles, Bibby (2007) obtenait au Canada des pourcentages sensiblement similaires à 15 ans d’intervalle : 74 % en 1990 et 72 % en 2005.
En 2008, l’Opinion Research Corporation a conduit une vaste étude auprès de 1 315 Américains de 45 ans et plus à propos d’un ensemble de phénomènes religieux dont les résultats sont les suivants : 92 % croient en Dieu, 80 % croient aux miracles et 67 % croient que les maladies peuvent être guéries par une intervention divine. Interrogés également à propos des individus dignes d’être miraculés, les répondants (n = 915) désignent prioritairement ceux qui ont la foi (73 %) et ceux qui prient (67 %). À propos de la fréquence des miracles : 41 % considèrent qu’il s’en produit quotidiennement et 10 %, souvent. Enfin, les répondants considèrent que Dieu (84 %), Jésus (75 %) ou l’Esprit Saint (73 %) accordent les miracles (Anderson, 2008).
Également en 2008, l’International Social Survey Program, piloté en France par le CNRS, a mesuré un ensemble de croyances à caractères religieux, dont celle qui a trait aux miracles (Bonneau et Delport, 2014). Les résultats présentés au tableau 1 montrent que 35 % des répondants pensent que les miracles existent.
En novembre 2013, paraissait un Harris Pool qui sondait des adultes américains de 18 ans et plus (n = 2 250) à propos de 17 croyances dont neuf d’ordre religieux, tout en rappelant les résultats de trois précédents sondages. Nous présentons ici les résultats concernant la croyance en Dieu, aux miracles et à la résurrection du Christ obtenus aux quatre sondages consécutifs (2005, 2007, 2009 et 2013). En ce qui concerne la croyance en Dieu, les résultats sont de 82 % lors des trois premiers sondages et de 74 % en 2013. La croyance aux miracles passe de 79 % en 2005 et en 2007, à 76 % en 2009 et à 72 % en 2013. Cette légère diminution s’observe également pour la croyance à la résurrection du Christ, passant de 70 % au cours des trois premiers sondages à 65 % en 2013. Au-delà de cette légère baisse, on observe encore une majorité de croyants en Dieu, aux miracles et à la résurrection du Christ depuis 2005 (Shannon-Missal, 2013).
Kosmin et Keysar (2013) de l’Institute for the study of secularism in society and culture ont interrogé plus de 1 800 étudiants de 18 à 29 ans fréquentant trente-huit collèges et universités de toutes les régions des États-Unis : 59 % des répondants étaient des femmes et 28 % provenaient de groupes ethniques minoritaires. En ce qui concerne leur vision du monde, 32 % se décrivaient comme religieux, 32 % comme spirituels mais non religieux, 28 % comme séculiers (athée ou agnostique) et 8 % n’ont pas répondu. Sans surprise, 70 % du groupe d’allégeance religieuse croient en Dieu; par ailleurs, dans le groupe d’allégeance spirituelle, 24 % croient en Dieu et 27 % croient en un être supérieur, alors que 77 % du groupe séculier ne croient pas en Dieu. À la question, « Croyez-vous aux miracles? », 84 % du groupe d’allégeance religieuse, 55 % du groupe d’allégeance spirituelle et 13 % du groupe séculier disent y croire.
À notre connaissance, un des plus importants sondages (n = 22 463) à propos de la croyance aux miracles a été effectué en 1994 dans le cadre de l’International Social Survey Program. Le Tableau 2 montre, entre autres éléments, que de façon générale, plus la croyance en Dieu est élevée, plus les individus croient aux miracles. Il est surprenant de constater ici que le pourcentage des Américains qui croient aux miracles n’atteint que 45,6 %, ce qui diffère considérablement des sondages précédents (au-delà de 70 %). Il s’agit peut-être là d’un artefact méthodologique.
Le miracle, un mot en quête d’une définition
« Miracle » vient de miraculum, terme latin qui dérive du verbe mirari : s’émerveiller (Bouflet, 2008). Synonyme de « prodige » au sens courant, le terme a pris également un sens théologique par le biais des évangiles qui attribuent à Jésus des miracles, c’est-à-dire des guérisons, des résurrections, des modifications subites d’un élément de la nature, comme la mer, un figuier, etc. Vu cette double définition, quand on pose la question « croyez-vous aux miracles? », le propos est ambigu comme en témoigne un sondage réalisé en France (TNS-Sofrès, 2006). Les sondeurs ont voulu préciser ce que les 35 % de Français qui croient aux miracles entendent par ce terme. De ce nombre, 31 % l’ont défini comme « un phénomène qu’on ne peut pas expliquer », 27 %, comme « un évènement heureux auquel on ne s’attendait pas »; 8 %, « comme une intervention de Dieu » (Baril, 2011).
Un miracle dans l’univers religieux du terme est un évènement extraordinaire qui semble violer ou transcender les lois de la nature et qu’on attribue à une intervention divine, parfois à la suite de l’intercession d’un saint ou de Dieu lui-même. Il s’agit dans presque tous les cas de guérisons qui ne peuvent être expliquées scientifiquement et qui impliqueraient la suspension des lois régissant l’univers. Bref, pour l’Église, une guérison inexplicable par les connaissances médicales actuelles doit survenir dans un contexte de foi religieuse pour être déclarée miraculeuse. Ainsi, pour qu’il y ait miracle, la guérison doit être inexplicable par la science, instantanée, complète et durable. Quand elle survient grâce à un intercesseur, celui-ci doit être déjà mort pour garantir sa communion avec Dieu.
Dans le cadre d’une enquête sur le phénomène des miracles, Duffin (2009), hématologiste et historienne, a fait quatre séjours au Vatican entre 2001 et 2007. Elle a ainsi identifié, entre les années 1588 et 1999, 1 400 miracles reconnus par l’Église qui ont permis d’appuyer 229 canonisations et 145 béatifications. Une estimation conservatrice suggère qu’entre un tiers et la moitié des miracles mis en dépôt aux Archives dites secrètes du Vatican ont été invoquées à des fins de canonisation depuis 1588 (Duffin, 2009). De toute évidence, le Vatican reste prudent quand il s’agit d’attester un miracle, ce qui est tout à son honneur. Pour reconnaître la sainteté d’une personne, une biographie méticuleusement documentée est nécessaire pour établir son existence exemplaire en terme de vertus héroïques. Si la biographie du défunt est acceptée et qu’un miracle lui est attribué, il est béatifié. Pour sa canonisation, un autre miracle doit lui être attribué.
Il est important de spécifier ici que les médecins (qui ne sont pas choisis selon leur affiliation religieuse) ne décident pas si le phénomène est un miracle ou pas, cela est du ressort de l’Église. Le seul rôle des médecins est de tenter d’expliquer la guérison scientifiquement. Lorsqu’ils n’y parviennent pas, le miracle devient alors une possibilité. En somme, l’incapacité des médecins d’expliquer une guérison par une cause naturelle est requise pour la reconnaissance d’un miracle. C’est pourquoi Duffin (2007) affirme que « le Vatican définit et diagnostique un miracle lorsque le docteur est surpris » (p. 31). Nous reviendrons sur la définition du miracle dans la quatrième partie.
La prière, qu’en est-il de son efficacité?
On peut affirmer que la prière est souvent au coeur du processus miraculeux : une personne malade ou ses proches implorent un saint ou un défunt susceptible de le devenir (par exemple Mère Teresa, le Frère André) d’intercéder auprès de Dieu pour la guérir.
La première recherche scientifique sur l’efficacité de la prière a été réalisée par Galton (1872). L’hypothèse, encore actuelle pour certains croyants, voulait que sur l’ensemble des personnes exposées aux mêmes risques de maladies, celles pour qui l’on priait vivaient plus longtemps. Dans le contexte social de l’époque, Galton avait remarqué que tous les dimanches, les fidèles priaient publiquement pour la santé des membres de la famille royale. Les résultats obtenus infirment l’hypothèse de Galton : dans l’ordre, la longévité moyenne des souverains est de 64,04 ans, suivi des membres de l’aristocratie et des médecins (67,31), des avocats (68,14), des membres du clergé (69,49) et de ceux de la bourgeoisie (70,22 ans).
Encore aujourd’hui, l’idée que la prière est efficace se manifeste par la fréquentation des lieux de pèlerinage, dont l’un des plus célèbres est probablement celui de Lourdes en France. Les malades s’y retrouvent en grand nombre espérant que leurs prières soient exaucées. Dans la même veine, la prière pour soi ou pour autrui arrive en tête des dix thérapies alternatives les plus utilisées aux États-Unis (Hall, 2014) et 90,3 % des sujets interrogés croient que la prière contribue à leur guérison (Masters, Spielmans et Goodson, 2006).
Qu’en est-il de l’efficacité de la prière? La méta-analyse de Master et al. (2006) comprenant 14 études et près de 4 000 sujets montre que la taille de l’effet est nulle, confirmant l’absence totale d’effet de la prière en faveur d’autrui. Les résultats de la majorité des études sur l’efficacité de la prière en vue d’obtenir une guérison concluent à son inefficacité. Par ailleurs, Hodge (2007) conclut sa méta-analyse (n=16) par un constat qui traduit bien l’état du débat actuel : tant les partisans que les opposants à la prière seront insatisfaits des résultats. En fait, plus les études sont rigoureuses au plan méthodologique, moins les résultats plaident en faveur de la prière (voir Larivée et Turcotte, 2009; Paul, 2008 pour une synthèse). À cet égard, l’étude de Benson et al. (2006) ne peut être passée sous silence, ne serait-ce qu’en raison du protocole en double aveugle utilisé par les auteurs.
Dans cette étude, financée par la John Templeton Foundation, connue sous le nom de STEP (Study of the Therapeutic Effects of Intercessory Prayer), les auteurs ont étudié l’effet de la prière en faveur d’autrui auprès de patients (N = 1 802) provenant de six hôpitaux américains et répartis au hasard en trois groupes : 604 étaient l’objet de prières sans le savoir, 597 n’en bénéficiaient pas, mais, à l’instar du premier groupe, n’en étaient pas sûrs et 601 étaient certains d’être l’objet de prières. En vue d’obtenir des résultats valides, ni les patients, ni leurs médecins, ni le personnel soignant, ni l’expérimentateur ne devaient savoir quels patients étaient l’objet de prières et lesquels ne l’étaient pas. Cependant, pour assurer que les intercessions concernent les patients du groupe expérimental, les intercesseurs devaient inclure dans leurs prières le prénom et l’initiale du nom de famille. Durant l’étude, trois groupes de chrétiens recevaient chaque soir une liste de patients pour lesquels ils devaient, pendant deux semaines adresser leurs prières à Dieu par une formule standardisée, rigueur oblige : « Pour la réussite d’une intervention chirurgicale avec un bon rétablissement rapide et sans complications ». Les analyses statistiques montrent l’absence de différence entre les deux premiers groupes : les prières à leur intention n’ont eu aucun effet sur les conditions postopératoires des patients. Autrement dit, lorsque les patients ignorent si effectivement on a prié pour eux, la prière à leur intention n’a aucun effet. Cependant, chez les patients conscients d’être l’objet de prière (groupe 3), les risques de complications ont augmenté de façon significative. Les chercheurs émettent l’hypothèse que ces patients ont pu avoir subi un stress supplémentaire en s’imaginant que leur condition devait être désespérée, puisqu’on priait pour eux.
La prise en compte des données médicales eu égard à la santé et à la mortalité au fil des années aurait dû suffire à faire comprendre l’inefficacité de la prière pour l’obtention de guérisons dites miraculeuses. En effet, l’histoire des civilisations constitue de facto un argument contre l’efficacité de la prière et, partant, de l’occurrence de miracles. Ainsi, avant le XXe siècle, les traitements médicaux efficaces faisaient cruellement défaut, ce qui avait un impact majeur sur la mortalité infantile et la longévité. La mortalité dépassait probablement 50 % et elle excédait encore 25 % en 1900 en Angleterre et aux États-Unis. Or, au cours de cette période, la prière d’intercessions et d’autres rites religieux étaient largement en vigueur (Paul et Zuckerman, 2007).
Encore aujourd’hui, les États-Unis, qui sont parmi les sociétés les plus riches et ont le plus fort pourcentage de citoyens qui pratiquent la prière, ont également le plus haut taux de mortalité infantile (8 pour 1000 naissances). A contrario, les pays où la pratique de la prière est la plus faible (Scandinavie, France et Japon) obtiennent le plus faible taux de mortalité infantile (Economica, 2004).
Quoi qu’il en soit, la John Templeton Foundation, un organisme dont la mission est de prouver l’existence de Dieu et qui entend le démontrer en finançant des recherches, joue sur les deux tableaux. Ce faisant, nous pensons qu’elle est en porte-à-faux tant sur le plan théologique que sur le plan scientifique. À l’évidence, elle ne contribue pas au progrès des connaissances puisque tout résultat empirique contraire à ses croyances ne modifie en rien celles-ci. Affirmer alors que « les voies de Dieu sont insondables », c’est adopter une attitude qui se prémunit contre l’échec et permet toujours de retomber sur ses pieds. Les 2,4 millions de dollars investis dans la STEP auraient certainement été plus utiles pour réduire la pauvreté ou améliorer la qualité de vie dans les pays de l’Afrique subsaharienne et même en Occident. Compte tenu de l’absence de données probantes sur l’efficacité de la prière d’intercession, la conclusion de Masters et al. (2006) s’impose : cessons de financer à coup de millions ce type de recherche. Par contre, ceux qui prétendent à l’efficacité de la prière de demande ne devraient-ils pas avoir « l’obligation éthique de démontrer la véracité de leur affirmation, ne serait-ce que pour réduire les frais reliés à la santé et aider ceux qui peuvent l’être » (Larivée et Turcotte, 2009, p.248).
Lourdes[1]
Lorsqu’on cherche à comprendre le fonctionnement du processus de la reconnaissance des miracles, ce qui se passe à Lourdes apparaît incontournable. On ne compte plus d’ailleurs le nombre d’ouvrages sur le phénomène de Lourdes, dont la qualité varie grandement (par exemple : Amiotte-Suchet, 2007; Chiron, 2000; Claverie, 2008; Harris, 2000; Laurentin, 2002; Mangiapan, 2010; Nickell, 1998, 2013; Ogorzelec-Guinchard, 2014; Omnès, 2009; Perrier, 2008; Theillier, 2008b). Au cours de cette partie, nous présenterons plutôt deux hypothèses moins connues concernant les apparitions à Bernadette Soubirous. Par la suite, nous analyserons brièvement les grandes lignes du processus des miracles.
La petite histoire de Lourdes : miracle ou hallucination?
Le 11 février 1858, Marie-Bernade Soubirous, surnommée Bernadette, alors âgée de 14 ans, ramasse du bois près de la rivière, le Gave de Pau, accompagnée de sa soeur et d’une amie. Elle raconte avoir entendu et vu « quelque chose de blanc » ayant la forme d’une jeune fille. Les deux autres filles n’ont rien vu, rien entendu. Trois jours plus tard, Bernadette y retourne avec plusieurs autres filles. De nouveau, elle seule constatera une apparition. À la troisième occasion, l’apparition lui dit de revenir pendant les 15 prochains jours. Entre février et juillet 1858, la « Dame Blanche » serait apparue à 18 reprises à la jeune bergère. Des milliers de gens assistent aux rencontres subséquentes et des rumeurs de guérisons miraculeuses vont en s’intensifiant (Nickell, 2013). Le 1er mars 1858, près de 1 500 personnes sont présentes à la grotte. Le jeudi 25 mars 1858, la « Dame Blanche » annonce, dans le dialecte de Bernadette, qu’elle est l’Immaculée Conception. Rappelons que quatre ans plus tôt, le pape Pie IX a fait de cette appellation de Marie un dogme.
Au-delà de l’apparition, deux hypothèses sont susceptibles d’expliquer les apparitions de la « Dame blanche » à Bernadette Soubirous; la première probable et la seconde, plus spéculative.
Dans Les Archives secrètes de Lourdes, Eschapasse et Omnès (2008) ont trouvé un rapport médical daté du 27 mars 1858, signé par trois médecins qui ont examiné la jeune fille. En ce qui concerne les apparitions, leurs conclusions sont prudentes. Bernadette aurait pu, selon eux, être victime d’hallucinations. Compte tenu des conditions insalubres dans lesquelles elle vivait et de sa santé fragile, cette hypothèse demeure plausible.
La famille Soubirous (les deux parents et leurs quatre enfants) vit en effet au « cachot », une ancienne prison désaffectée pour cause d’insalubrité. De plus, Bernadette a une santé fragile. Frappée par le choléra en 1855, elle en garde des séquelles : en plus de rester petite et chétive, elle souffre d’asthme et de tuberculose des os dans le genou droit. Elle mourra d’ailleurs le 16 avril 1879, à l’âge de 35 ans (Nickell, 2013; Vernin, 2008). Même si les hallucinations peuvent relever d’un problème de santé mentale, dans son cas, deux causes physiques peuvent être évoquées. Premièrement, pour soulager son asthme, Roux (2011) suggère qu’elle a pu utiliser des plantes hallucinogènes. Deuxièmement, compte tenu de ses conditions de vie, elle a probablement été victime d’ergotisme, une maladie qui s’attrape principalement en mangeant du pain contaminé par le Claviceps purpurea, un champignon qui se développe sur les grains de seigle, et se trouve incidemment à la base du LSD (Beaulieu, 2012; Coumans, 2002). Avec un peu de chance, les sujets intoxiqués s’en tirent avec des symptômes d’ordre digestif (nausée, brûlures d’estomac, diarrhée, vomissements) et des hallucinations. « On pense aujourd’hui que de nombreuses visions de saints et de saintes, comme celle de la résurrection du Christ chez Thérèse d’Avila, ont pu être causées par une intoxication à l’ergot de seigle. On pense que les témoignages de visions de l’enfer et d’apparitions de la Vierge au cours des siècles sont peut-être le résultat d’une alimentation au pain contaminé » (Plamondon, 2013, p. 134). Notons au passage que plusieurs autres substances peuvent créer des hallucinations.
La seconde hypothèse a trait au fait qu’un dysfonctionnement du cerveau peut également produire des hallucinations. On a pu ainsi établir un lien entre des expériences religieuses intenses et l’épilepsie du lobe temporal (TLE) (Devinsky et Lai 2008). En effet, une zone précise du lobe temporal du cerveau peut induire non pas une crise d’épilepsie ordinaire, mais plutôt une sorte de convulsion cognitive non musculaire marquée par, entre autres manifestations, une hyperreligiosité. Dans cette circonstance, un individu peut avoir le sentiment erroné de la présence d’une personne (Dieu, la Vierge Marie) qui lui enjoint de poser des gestes de nature religieuse (Eagleman, 2013).
Selon Trimble et Freeman (2006), plusieurs prophètes, martyrs et chefs religieux auraient, à travers l’histoire, soufferts de TLE et plusieurs conversions lui seraient également attribuables. Dans l’histoire de la catholicité, ce pourrait être le cas de Jeanne d’Arc qui a changé le cours de la guerre de Cent Ans après avoir réussi à convaincre les autorités qu’elle entendait, entre autres voix, celles des archanges saint Michel et saint Gabriel (Foote-Smith et Bayne, 1991; d’Orsi et Timper, 2006). Le cas de Paul de Tarse est particulièrement célèbre. Avant sa chute de cheval sur le chemin de Damas, il était farouchement hostile aux chrétiens. La voix entendue alors par Paul ne fait aucun doute : c’est celle de Jésus qui l’envoie en mission. Pour des chercheurs (Brorson et Brewer, 1988; Landsboreough, 1987; Mordillat et Prieur, 1999; White, 2016) qui ont analysé cet épisode des actes des apôtres et des documents afférents, les visions de Paul ainsi que la voix entendue pourraient être attribuables à un épisode de TLE. Étant donné l’importance que l’Église accorde à saint Paul (Sachot, 1997) – n’est-il pas le seul auteur du Nouveau Testament à être présenté par la critique comme un témoin direct de la résurrection de Jésus? –, Comings (2008) se demande si le christianisme serait devenu aussi dominant en Occident en l’absence de cet épisode. On sait maintenant que si un cerveau est stimulé au bon endroit, l’individu entend des voix. Par contre, à la suite de la prise d’un antiépileptique, les voix se taisent (Eagleman, 2013) (Pour de nombreux exemples de TLE, voir Comings, 2008).
Le processus de reconnaissance des miracles
Jusqu’à ce jour, 69 guérisons ont été reconnues par l’Église à Lourdes. En 1884, l’Église crée le Bureau des Constatations Médicales (BCM) composé de médecins généralistes afin de vérifier l’authenticité des miracles. En 1947, l’Évêque de Tarbes et Lourdes, Monseigneur Théas, met en place le Comité Médical International de Lourdes (CMIL) composé de trois médecins spécialistes dont la tâche est de passer au crible les miracles reconnus par le BCM afin de s’assurer du caractère inexpliqué de la guérison dans l’état actuel des sciences (Chiron, 2000). C’est seulement une fois ces deux premières étapes franchies que le dossier est transmis à l’évêque du lieu de résidence de la personne « guérie » qui, à l’aide d’une commission canonique diocésaine, détermine si – au regard de la foi – la guérison peut être déclarée miraculeuse. Avec une telle procédure, il est clair que l’Église prend d’énormes précautions. Outre le fait qu’il doit y avoir l’assurance de l’absence de traitement – ou si tel est le cas, son action ne peut avoir d’impact – la maladie doit être grave, avec un pronostic fatal (Corre, 2012).
De manière générale, les statistiques relatives au nombre de miracles reconnus par l’Église devraient remettre en question la pertinence du phénomène. Deux éléments sont ici à considérer : la répartition du nombre de miracles au fil des ans et l’âge des miraculés. Dans le premier cas, l’histoire des miracles de Lourdes n’est pas sans réserver quelques surprises. Dès 1858, sept guérisons miraculeuses auraient eu lieu et elles seront toutes reconnues par l’Église quatre ans plus tard. Par la suite, sur une période de 43 ans (1863-1906), aucune guérison miraculeuse n’est survenue. L’année 1908 sera une année prolifique pour la reconnaissance des miracles. L’Église en reconnaitra 20 sur un total de 33 entre 1907 et 1913. Suivra une autre période de 31 ans de disette entre 1914 et 1945. Les deux décennies suivantes (1946-1967) seront marquées respectivement par 12 et 10 miracles. Au cours des quatre décennies suivantes (1968-2010), un seul miracle par décennie sera reconnu par l’Église. Enfin, les deux dernières guérisons miraculeuses datent de 2012-2013 (voir Figure 1).
Comment expliquer d’un point de vue religieux, d’une part, l’absence de miracles à Lourdes au cours de deux longues périodes et, d’autre part, leur nombre plutôt restreint, voire anémique, au cours des autres années. D’abord, à la suite de la création du CMIL, l’Église a resserré ses critères de reconnaissance des miracles, ce qui est tout à son honneur et on peut penser que les progrès de la médecine ont permis de réduire le nombre d’erreurs de diagnostic et, en conséquence, le nombre de miracles (Theillier, 2008a).
Par ailleurs, plusieurs indices permettent de penser que les guérisons sont explicables naturellement. Selon Mangiapan (1983), qui a réalisé une enquête auprès de 20 000 malades venus à Lourdes, 80 % d’entre eux avaient plus de 50 ans et 45 % plus de 65 ans. Or, sur 62 miracles reconnus, 55 (89 %) proviennent de pèlerins malades âgés de moins de 50 ans. En postulant que l’âge moyen des pèlerins malades est resté stable au fil des années, on peut conclure qu’un malade sur cinq, ayant moins de 50 ans, accapare près de 89 % des miracles reconnus (voir Tableau 3). En somme, il y a de fortes chances pour que leur forme physique soit un atout en faveur de leur guérison. En tout cas, on peut s’interroger sur un tel choix divin qui exclurait les malades âgés priant avec sincérité et dévouement?
En somme, Lourdes ne semble pas une terre de prédilection pour l’accomplissement des miracles : 69 guérisons miraculeuses en 156 ans. Un tel score est probablement bien en deçà des guérisons spontanées en milieu hospitalier. Il faut considérer que « la publicité faite autour d’un miracle constaté à Lourdes est beaucoup plus importante que celle dont peut bénéficier une rémission en milieu hospitalier. Elle va donner lieu à des reportages télévisés, radiophoniques, à des articles de presse. Des entrevues du ou de la miraculé (e) seront réalisées » (Bronner, 2007, p. 35-36).
Par contre, le fait que plusieurs guérisons ne figurent pas dans la liste des miracles reconnus à Lourdes – à défaut d’une enquête et d’un jugement canonique – fait dire à certains que « celles que l’on connaît ne sont que la partie visible de l’iceberg » (Theillier, 2008b, p. 50). Et Chiron (2000) d’ajouter que sur 7 000 dossiers signalés, une guérison sur trois est extraordinaire et donc que « le nombre de guérisons authentiques et complètes dépasse de très loin le nombre des miracles canoniquement reconnus » (p. 139). Néanmoins, l’Église n’a reconnu que 69 miracles, ce qui est à peine près de 1% des cas totaux. Ce faible nombre de cas pourrait facilement être revu à la baisse si on prend en compte les hypothèses alternatives que nous évoquerons dans la dernière partie du texte (erreurs de diagnostic, fausses déclarations, rémissions spontanées, maladies psychosomatiques, effet placebo, etc.).
Peut-on concilier science et religion?
La proposition de Gould (2002) à propos du non-empiètement des magistères (NOMA : Non-Overlapping MAgisteria), selon laquelle la science et la religion gèrent leur domaine respectif indépendamment l’une de l’autre, semble en satisfaire plus d’uns. L’Église n’y adhère toutefois pas complètement puisqu’elle attend le verdict de la science quant à son incapacité à expliquer une guérison avant de conclure au miracle.
L’Église a compris depuis longtemps qu’elle ne pouvait pas faire abstraction du prestige de la science. Avant de conclure à un miracle, et pour séparer le bon grain de l’ivraie dans les nombreux témoignages, elle adopte au départ une attitude scientifique : elle doute. Elle fait appel à des médecins dont la tâche est de trouver une explication naturelle à la guérison. À cet égard, un miracle n’est donc reconnu comme tel qu’à la suite d’une longue enquête basée sur l’expertise médicale à partir de laquelle l’évêque décidera s’il y a miracle ou pas (Ogorzelec-Guinchard, 2014). La médecine a certes beaucoup progressée, mais elle a dû reconnaître du même souffle qu’elle n’est pas une science exacte. Les médecins de Lourdes ne peuvent donc plus garantir les certitudes que l’Église attend d’eux, d’où probablement la rareté des miracles depuis la fin des années 1960. À défaut d’une explication scientifique, l’Église modifie les règles du jeu à son avantage. Une nouvelle conception de la guérison émerge. « Les médecins du sanctuaire n’hésitent plus à parler de ‘‘guérison intérieure’’, de ‘‘délivrance’’ et de ‘‘libération’’ en relation avec ‘‘la paix du coeur retrouvée’’ » (Ogorzelec-Guinchard, 2014, p.231). Une véritable guérison est désormais reconnue comme telle si elle permet « l’expérience d’une réconciliation, que ce soit avec les autres, avec soi-même ou avec Dieu » (Theillier, 2008, p. 212).
Les organisateurs de pèlerinages emboîtent le pas. Désormais, l’objectif d’un séjour à Lourdes est d’abord le ressourcement spirituel (Amiotte-Suchet, 2007). Ce faisant, l’évêque de Lourdes, en accord avec les médecins, introduit une deuxième catégorie de guérisons – les guérisons intérieures – basée cette fois sur les témoignages. Les médecins de Lourdes auront désormais la lourde tâche de « trouver un chemin qui permettent un témoignage crédible, sans prendre le risque d’affirmer des choses inexactes, sans discréditer l’Église; un chemin qui soit donc acceptable scientifiquement pour le milieu médical et scientifique, humainement pour la communauté des fidèles, spirituellement pour l’Église » (Theillier, 2008b, p.127).
Une des conséquences de cet élargissement de la notion de miracle se traduit par un nouveau vocabulaire. Il ne s’agit plus de guérisons inexplicables, mais de guérisons hautement improbables et exceptionnelles. La manière dont on se permet de jouer avec le sens du mot « miracle » contribue ainsi à maintenir l’incompatibilité entre les démarches scientifique et théologique. Il n’est donc guère surprenant que le terme miracle ait débouché sur une définition séculière qui désigne des phénomènes quotidiens surprenants ou heureux qui permet à certains croyants de maintenir une confusion au profit de la croyance. Par exemple, dans Lettres ouvertes : correspondance entre un athée et un croyant (Barrette et St-Arnaud, 2013), le jésuite St-Arnaud confond miracle au sens courant et miracle au sens théologique. L’échange entre le religieux et le biologiste à propos du miracle illustre bien la double acception du terme et l’incompatibilité de la science et de la religion. Puisque les croyants monothéistes attribuent l’existence elle-même à une action divine, toute la création devient un miracle. S’appuyant alors sur une pirouette linguistique, Saint-Arnaud déplore que les hommes ne sachent pas reconnaître les milliers de miracles qui nous entourent. D’ailleurs, ajoute-t-il, « pour qui a conservé ainsi sa capacité d’émerveillement, la vie ordinaire nous réserve des miracles à profusion, qui n’ont pas fini de nous étonner […] Je pense au retour des oies blanches au Cap Tourmente et à Montmagny » (p.187). Puis, il assimile les découvertes scientifiques à des miracles qui « doivent tout autant réjouir les savants que nous, les incultes en la matière » (p.188). Bref, le mot « miracle » devient un mot fourre-tout (Orr, 2007).
On aura compris que les propos de St-Arnaud ne s’inscrivent guère dans un sens religieux stricto sensu. La suite de son propos est cependant sans surprise : pour les chrétiens, les miracles, au-delà du fonctionnement normal du monde sont « un témoignage de l’action de Dieu dans notre vie concrète » (p.189). Il ne manque pas alors de rappeler que le miracle de la résurrection du Christ confirme à ses yeux la pertinence de tous les autres inscrits dans la foi catholique. Prolongeant la confusion, St-Arnaud souligne l’écart entre la science et la foi en insistant sur le fait que les « miracles n’ont de sens que pour celui qui a la foi […] puisqu’ils […] supposent et confirment la foi » (p.190). Il reconnaît que la difficulté d’accepter la présence des miracles tient essentiellement au fait que ceux-ci contredisent les lois de la nature. Qu’à cela ne tienne, considérant que les lois de la nature sont mises en évidence par l’homme, il s’interroge « sur la pertinence de ces restrictions, alors qu’il paraît que nous n’utilisons à peine 10 % de notre cerveau » (p. 191-192). Si c’est « la rationalité de la foi » (p.203) qui lui permet de tenir de tels propos, force est de constater que St-Arnaud ignore qu’on a démontré depuis longtemps que cette affirmation n’est qu’un mythe qui a la vie dure (Larivée, Baribeau et Pflieger, 2008), partagé malheureusement par les deux tiers des Américains (Chabris et Simons, 2009).
L’attitude de St-Arnaud fait dire à Barrette : « l’approche scientifique de l’Église est donc un simulacre de science […]. En ignorance de cause, l’Église invoque le miracle; ce faisant, c’est sa foi aveugle qu’elle exprime et non pas une foi éclairée par la science » (p. 197,199). En effet, il est tout de même curieux qu’en l’absence d’explications scientifiques, l’Église conclut au miracle comme si l’inexpliqué renvoie forcément à une intervention surnaturelle. L’Église ne commet-elle ici un sophisme du type faux-dilemme ou appel à l’ignorance : une opinion est vraie simplement parce qu’on n’a pas prouvé sa fausseté? Pourtant, que quelque chose ne soit pas impossible ne prouve nullement son existence.
Selon le modèle biomédical, le corps est totalement gouverné par les lois de la nature. Pour la science, les miracles, à titre d’interventions surnaturelles, n’existent donc pas. Tout miracle allégué doit être compris comme un phénomène naturel non encore élucidé (Stempsey, 2002). La seule manière honnête et sensée de réagir à un événement incompréhensible est d’admettre humblement qu’on ne le comprend pas. Invoquer tout de go une intervention divine revient à baisser les bras sur le plan intellectuel. Par contre, en admettant l’incapacité de résoudre le problème, on se place en meilleure position pour chercher une explication.
Déjà, en 1748, David Hume soutenait qu’il est irrationnel de croire aux miracles. Comme la probabilité qu’un individu soit témoin d’un miracle au cours de sa vie est quasiment nulle, un tel événement relève souvent du témoignage. Or, comme il existe des individus victimes de leurs illusions et d’autres qui cherchent sciemment à tromper les autres, il est plus rationnel de conclure, à la suite de la narration d’un miracle, que quelqu’un se trompe ou veut tromper son interlocuteur. La conséquence du raisonnement de Hume s’impose d’elle-même : exiger des preuves d’autant plus crédibles que le phénomène en question est incroyable. En fait, comme le note Bricmont (2005), le doute raisonnable que suscitent les miracles devrait se généraliser aux événements qu’on nous raconte et aux diverses opinions auxquelles nous sommes confrontés : « Quels arguments me donnez-vous pour qu’il soit plus rationnel de croire ce que vous dites plutôt que de supposer que vous vous trompez ou que vous me trompez? » (p.25).
Au strict plan physique, personne ne songerait à une explication surnaturelle si, par exemple, quelques récits contredisaient la loi de la gravité. Ainsi, devant l’affirmation qu’un caillou lancé d’un dixième étage d’un immeuble s’est envolé au lieu de tomber, aucune personne sensée ne songerait à invoquer une explication surnaturelle. Elle exigerait plutôt de solides preuves. Dans ce cas précis, il s’agirait tout simplement de répéter l’expérience. Alors que plusieurs hypothèses alternatives, comme on le verra plus loin, sont susceptibles d’expliquer les miracles reconnus par l’Église, on attend encore des miracles qui seraient vraiment inexplicables.
Par exemple, supposons qu’un homme perd son bras droit et que celui-ci repousse en quelques jours ou instantanément, que devrait-on penser? Au strict plan scientifique, on devrait temporairement conclure à un fait pour le moins surprenant. Il se peut que des mécanismes similaires à ceux de la queue de la salamandre (qui se régénère à la suite d’une coupure) puissent être invoqués, mais jusqu’à maintenant ce serait la première fois que le phénomène surviendrait chez un humain et il est clair que cela contredirait certaines règles biologiques. Notre compréhension de la biologie devrait donc être repensée (Hitchens, 2007). Signalons au passage que dès 1894, Anatole France, dans le Jardin d’Épicure, tenait exactement le même discours. Si seuls les bras des catholiques repoussent, on pourrait alors conclure que la cause de ce surprenant phénomène semble fortement liée à la foi catholique. Par contre, on ne pourrait affirmer avec certitude qu’il s’agit là d’une intervention divine. Il serait même difficile, par exemple, d’éliminer avec certitude l’hypothèse qu’il s’agirait de l’oeuvre du diable pour tromper les humains. Bien sûr, une guérison exceptionnelle et inexpliquée, compte tenu des connaissances médicales actuelles, n’est pas déclarée miraculeuse en dehors du contexte religieux. Cette réserve est d’autant plus nécessaire que le progrès scientifique a expliqué maints phénomènes autrefois tenus pour surnaturels ou mystérieux (Maldamé, 2013). On peut dès lors imaginer sans peine que des miracles reconnus comme tels au siècle dernier pourraient aujourd’hui recevoir une explication.
La question a d’ailleurs été posée par la journaliste Marie-Pier Élie (2010) au cardinal Saraiva Martins : « Votre éminence, révoque-t-on la sainteté si on finit par trouver une explication 30, 40 ou 50 ans après le miracle? Qu’arrive-t-il le jour où la science explique l’inexplicable? » (p.31). Visiblement secoué par la question, le cardinal conclut tout de même : « Si la science ne peut pas expliquer une guérison aujourd’hui, il en sera de même dans 50 ans… » (p.31). Pourtant, compte tenu de l’avancée incessante des sciences, la question d’Élie est tout à fait raisonnable. La probabilité que les phénomènes inexplicables aujourd’hui le soient dans l’avenir est somme toute assez élevée. L’exemple de la tuberculose est à cet égard tout à fait remarquable. Mot inventé dans les années 1830, la tuberculose est probablement la maladie la plus souvent mentionnée dans les Archives secrètes du Vatican (Duffin, 2009). Une dizaine de symptômes différents lui sont attribués. Jusqu’au XIXe siècle, les experts s’entendaient sur son caractère terminal et incurable. Faut-il rappeler que « parmi les 69 guérisons miraculeuses de Lourdes, la tuberculose a été, indéniablement, la maladie la plus souvent guérie » (Chiron, 2000, p. 119). Par contre, à partir des années 1970, le diagnostic de tuberculose a disparu des archives avec l’avènement de traitements médicaux et chirurgicaux. On a même constaté que cette maladie peut parfois guérir spontanément (Keener, 2011).
Par la suite, l’espérance de vie augmentant, les diagnostics de cancer ont aussi augmenté. La similitude des symptômes de la tuberculose et de certains cancers a probablement conduit à confondre les deux maladies dans des centaines de cas. Le problème se complique lorsqu’en plus du cancer et de la tuberculose, certaines des maladies neurologiques retrouvées dans les Archives par Duffin (2009) (par exemple, maladie des yeux, des oreilles, paralysie, méningite ou polio) sont susceptibles de rémissions spontanées. Un autre indice laisse entendre que bien des miracles peuvent s’expliquer. Par exemple, après le XXe siècle, toutes les résurrections (n = 21) disparaissent des Archives (Duffin, 2009; Hines, 2003). Cette décision est probablement due aux méthodes plus rigoureuses pour détecter la mort car certains états inconscients étaient alors confondus avec les décès.
Selon Theillier (2008b), le médecin responsable du Bureau Médical de Lourdes affirmait jusqu’à tout récemment que « les guérisons ne vont pas contre les lois de la nature, [elles] consistent bien à rétablir les lois physiologiques normales. […] il n’y a pas de maladie incurable parce que nous ne sommes pas faits pour la mort mais, fondamentalement pour la vie » (p.131). L’exemple du choléra contredit ses propos quant à l’absence de maladies incurables. Responsable de millions de morts dès 1832, personne n’aurait été guéri miraculeusement du choléra. Cela signifie-t-il qu’aucun saint ou Dieu lui-même ne fut jamais invoqué pour la guérison de cette maladie?
La différence entre la science et la religion porte essentiellement sur leurs méthodes respectives pour obtenir des connaissances fiables. Les vérités théologiques sont souvent dictées par des dogmes devenant ainsi immuables, alors que les vérités scientifiques fondées sur la démonstration sont soumises à la révision constante et en quelque sorte souvent biodégradables. Il est certes relativement facile de trouver des réponses plausibles à presque n’importe quelle question, mais difficile, voire impossible, en l’absence de vérifications, de savoir laquelle est la bonne (Bricmont, 2000). En présence d’un miracle, une attitude sceptique s’impose. Devant l’impossibilité d’expliquer un phénomène, il est en effet préférable de suspendre notre jugement au lieu de conclure à une cause surnaturelle. La science est ouverte à tout résultat pourvu qu’il découle d’une expérimentation transparente sur le plan méthodologique et qu’on puisse le reproduire. À cet égard, la science et la foi constituent des territoires étrangers l’un à l’autre puisque la croyance en une vérité révélée et codifiée par des dogmes relève d’une conviction qui, par définition, se passe de démonstration (Sloan, 2006). Tenter de les rapprocher, non seulement dilue leur essence, mais ne profite ni à l’un ni à l’autre.
Critiques méthodologiques et hypothèses alternatives
Cette partie comprend trois sections. La première présente quatre critiques méthodologiques concernant les recherches sur l’efficacité de la prière : la contamination des sujets, la définition opérationnelle de la prière de demande, les intercesseurs et la testabilité des énoncés théologiques. Dans la deuxième section, nous montrons que si les individus maîtrisaient mieux les notions de hasard et de probabilités, la notion de miracle deviendrait une hypothèse peu plausible. Dans la troisième section, nous abordons six hypothèses alternatives aux explications des miracles reconnus par l’Église.
Quatre critiques méthodologiques concernant les études sur la prière de demande
Sujets contaminés. Même dans les rares études expérimentales à large échantillon et fidèles au principe de la randomisation, comment s’assurer que personne ne prie pour les sujets du groupe contrôle? Les prêtres et les pasteurs des diverses confessions religieuses n’incitent-ils pas leurs fidèles à adresser leurs prières à Dieu pour que celui-ci vienne en aide à tous ceux qui sont dans le besoin, y compris, par le fait même, les malades du groupe contrôle? (Larivée et Turcotte, 2009).
Définition opérationnelle de la prière de demande. À vouloir situer l’impact de la prière de demande sur le terrain de la science, il faut, à l’instar des autres traitements médicaux, disposer d’une définition opérationnelle de la dose « prière » (Ragle, 2006). Parmi ces variables, notons le type, la fréquence, la durée, l’intensité de la prière ainsi que le nombre d’individus constituant une dose, le temps consacré à la prière (une prière de deux minutes équivaut-elle à deux prières d’une minute?), etc. Au strict plan méthodologique, les définitions opérationnelles de ces variables sont essentielles pour déterminer l’efficacité ou non de la prière. Or, force est de constater que la dose « prière » varie d’un individu à l’autre et même d’un groupe à l’autre.
Les intercesseurs. Les pratiques et les applications diffèrent selon les groupes religieux. Comment interpréter alors une éventuelle différence significative entre deux groupes selon que les intercesseurs sont chrétiens ou musulmans? Comment évaluer la motivation des intercesseurs et l’importance de la prière à leurs yeux? Les prières ont-elles lieu individuellement ou en groupe? La différence dans le nombre d’années d’expérience des intercesseurs a-t-elle une importance? Certains individus sont-ils naturellement doués pour la prière?
Les énoncés théologiques peuvent-ils être testés? Des résultats prédictibles et reproductibles démontrant l’efficacité de la prière situeraient celle-ci en dehors du monde de la foi pour rejoindre celui de la science, ce qui poserait bien des problèmes aux croyants dont la foi n’a pas besoin de preuves. Il n’est donc guère surprenant que les théologiens soient peu préoccupés de vérifier l’efficacité de la prière (Flamm, 2006).
En effet, si les actes de Dieu devaient se conformer aux paramètres de la science, cela pourrait signifier que son pouvoir est restreint. Pour la majorité des religions, Dieu ne peut être soumis à des calculs statistiques de probabilité. Prier Dieu, c’est l’implorer et non le tester. Tenter d’imposer à Dieu les lois statistiques, n’est-ce pas remettre en question son pouvoir? (Chibnall, Jeral et Cerullo, 2001). Cette question rejoint la préoccupation du théologien anglais Richard Swinburne à propos de l’échec de la STEP présenté plus haut lorsqu’il affirme : « Dieu ne répond aux prières que si elles sont motivées par de bonnes raisons. Ce n’est pas une bonne raison que de prier pour une personne plutôt que pour une autre simplement sur un simple coup de dés selon le protocole de l’expérience en double aveugle. Dieu n’aura pas été dupe » (Swinburne, 1970 dans Dawkins, 2008, p.79).
Par ailleurs, une guérison dite miraculeuse est évidemment interprétée par la majorité des croyants comme le fruit d’une intervention divine. Comme la majorité des demandes de guérison ne sont pas exaucées, ne doit-on pas se demander sur quelle base Dieu accepte de guérir une personne et pas une autre. Devrions-nous conclure que Dieu s’intéresse à certaines maladies et pas à d’autres ou qu’il a été imploré par de mauvais intercesseurs ou que les mots utilisés dans la prière étaient inadéquats? En fait, la prière d’intercession a quelque chose de paradoxal. Elle suppose que l’être humain est capable d’influencer Dieu dans ces choix. Or, Dieu sait tout, il connaît parfaitement la réalité des choses et on ne peut donc rien lui apprendre qu’il ne sache déjà quand on lui adresse nos prières. Dieu ne fait-il pas ce qu’il veut, quand il veut? À quoi bon, dès lors, lui adresser des prières? En bout de ligne, croire à l’efficacité de la prière, n’est-ce pas placer Dieu sous l’influence de l’humain? (Métayer, 2013) Bien sûr, les gens qui ont la foi n’ont certes pas besoin d’études pour croire que la prière de demande est efficace, mais certaines questions pourraient tout de même créer de la dissonance cognitive (voir Encadré 1).
Incompréhension des notions de hasard et de probabilités
Penser en termes statistiques et probabilistes n’est pas naturel à l’homme d’où la confusion des notions de hasard, de coïncidence, de corrélation et de causalité (Stanovich, 2009). Cette confusion permet alors d’alimenter cette machine qu’est le cerveau humain à chercher des explications à tout prix. Ce faisant, des gens refusent que des événements puissent survenir sans une cause qui leur donne du sens, sans une explication qui, en quelque sorte, calme l’esprit, ce que conclure au miracle leur permet d’avoir. À l’opposé, la pensée scientifique accepte l’absence de sens et son corolaire, le doute. Elle a même incorporé le hasard dans les estimations statistiques et le calcul des probabilités comme moyen de tenir compte de notre ignorance des causes et de les quantifier.
La confusion dont font l’objet les notions de coïncidence et de hasard tient probablement, au mieux, à l’oubli du rôle de la notion de hasard et, au pire, à son incompréhension (Gauvrit, 2009). Les travaux piagétiens concernant La genèse de l’idée de hasard chez l’enfant (Piaget et Inhelder, 1951) ont d’ailleurs clairement mis en évidence que la notion de probabilité n’est pas acquise avant l’adolescence. Des travaux subséquents ont par la suite montré que près de 50 % de la population adulte ne maîtrisent pas cette notion (Bond, 1998; Larivée, 1986, 2007). Les croyants en quête de « signes » sont dès lors assurés d’en trouver, tout en oubliant que le quotidien est parsemé d’événements rares.
Voyons quelques exemples. La chute d’une tuile qui tombe sur la tête d’un passant constitue l’exemple classique de ce qu’est le hasard : la coïncidence fortuite d’événements totalement indépendants les uns des autres. Autrement dit, les raisons de la chute de la tuile et la présence du passant découlent de deux chaînes d’événements totalement indépendantes l’une de l’autre. Préoccupés de trouver des causes à ce qui leur arrive, les humains abusent en quelque sorte des relations de cause à effet, même dans une situation totalement accidentelle.
C’est également le cas des rêves prémonitoires. Sur les milliers de rêves qui ont lieu au cours d’une vie, il est inévitable – c’est le contraire qui serait surprenant – que le contenu de quelques-uns coïncide avec des événements qui se produiront par la suite. À cet égard, une des histoires souvent entendues est celle de la personne qui rêve ou pense au décès d’un ami ou d’un parent qui lui est confirmé par la suite. Par exemple, compte tenu des 295 millions d’Américains, la probabilité que 77 personnes par jour aient une telle « prémonition » a une chance sur un million de survenir 295 fois par jour. Centrés sur cet événement qu’ils considèrent unique, les individus oublient tous les rêves « prémonitoires » dont la trame ne s’est pas réalisée (Shermer, 2002, 2004, 2012).
Plusieurs miracles ne sont probablement que des hasards ou des coïncidences dont la survenue est tout à fait normale dans un monde où vivent sept milliards de personnes. Imaginons un événement inhabituel qui arrive seulement à une seule personne sur un million au cours d’une période de 24 heures. Convenons ici qu’une chance sur un million, c’est rare. Et si en plus, l’événement en question arrive dans un contexte religieux, par exemple à Lourdes, la probabilité de conclure à un miracle est élevée. La conclusion d’un raisonnement probabiliste serait toutefois bien différente. Comme il y a sept milliards d’habitants sur la terre, cela signifie que l’événement en question (un sur un million par jour) arrivera sept mille fois par jour et donc 2 555 000 fois par année. On aura compris qu’un événement extraordinaire survient à tout moment quelque part dans le monde. Toutefois, pour les individus qui vivront l’événement, celui-ci sera un cas isolé et non une application de sa probabilité générale. Les gens oublient également que l’absence d’événements rares serait plus extraordinaire que leur présence relativement fréquente. Vu sous cet angle, les miracles sont-ils encore aussi miraculeux (Harrison, 2012)?
Hypothèses alternatives
Errare humanum est! Les médecins ne sont pas à l’abri d’un diagnostic erroné. Il est particulièrement périlleux de se prononcer sur la guérison de cancers diagnostiqués avant la seconde moitié du XXe siècle. À titre d’exemple, durant cette période, la différence entre une leucémie et un déficit vitaminique (en vitamine B12 ou en acide folique) n’était pas claire (Mukherjee, 2011). Encore de nos jours, de nombreux tests utilisés pour poser un diagnostic de cancer comportent un risque de faux positif. Le risque est particulièrement élevé lors du dépistage de cancers précoces asymptomatiques (Crothers et al., 2014; Roman et al., 2013). Si, à la suite de ce mauvais diagnostic, le patient se rend à Lourdes ou prie un saint d’intercéder auprès de Dieu pour que celui-ci le guérisse, il sera facile de conclure au miracle. De la même façon, un pronostic trop pessimiste eu égard à un cas de cancer, mais par ailleurs justifié d’un strict point de vue statistique, peut favoriser la confusion entre un miracle et une guérison ou une survie prolongée tout à fait naturelle.
Le traitement a finalement fait effet. Le miracle attribué à Mère Teresa pour sa béatification constitue probablement un bel exemple de ce type de confusion. Une villageoise d’une trentaine d’années du nord du Bengale occidental est convaincue que Mère Teresa l’a guérie grâce aux prières des religieuses et de la médaille bénite par Mère Teresa, que celles-ci lui ont attachée autour du ventre (Prakash, 2003). Les médecins qui l’ont examinée ont une toute autre version : ni cancer, ni miracle, mais une tuberculose et un kyste ovarien soigné à l’aide de médicaments pendant neuf mois selon le médecin traitant. Plusieurs habitants de son village auraient d’ailleurs affirmé, selon Probhir Ghosha, que la tumeur de Monica Besna « avait disparu progressivement sur une période de plusieurs mois » et que « ce miracle est une invention et une insulte à la mémoire de Mère Teresa qui m’a elle-même dit plusieurs fois qu’elle ne croyait pas aux miracles et qui, pour sa santé personnelle, ne s’en remettait qu’à la médecine » (Prakash, 2003, p. A6). À deux reprises, Saku, le mari de Monica, a confié au Time Asia : « Ma femme a été guérie par les docteurs et non par un miracle : ce miracle est une fraude » (15 octobre 2002); « On s’énerve pour rien, ma femme a été guérie par les docteurs et non par un miracle [ . . . ] Monica croit encore au miracle mais elle continue de se faire soigner à l’hôpital » (22 octobre 2002) (Ghosha, 2006, p. 59 et 61) (Pour plus d’informations voir Larivée, Sénéchal et Chénard, 2013, p. 337-339).
La maladie a suivi son cours normal. Beaucoup de cancers sont dits indolents ou de faible malignité. Même sans traitement, les sujets atteints mourront avec leur cancer mais pas de leur cancer. Cela est particulièrement fréquent pour certains types de cancers comme la leucémie lymphoïde chronique et le cancer de la prostate (Gribben, 2010; Tosoian et al., 2013).
Certaines maladies sont cycliques. L’arthrite, la sclérose en plaques, l’asthme, les allergies, les migraines, les affections gynécologiques et gastro-intestinales constituent des exemples de maladies qui comportent des variations cycliques d’intensité. Si un individu affligé d’un tel problème de santé se rend à Lourdes durant la phase minimale du cycle, l’amélioration du patient pourrait alors être attribuée à tort à un miracle.
Effet placebo. L’histoire de la médecine est jalonnée de cas qui, avec le recul, apparaissent complètement farfelus mais auxquels les chercheurs, les médecins et leurs patients ont innocemment prêté foi. L’effet placebo était probablement à l’oeuvre dans plusieurs de ces cas d’illusion (Barrett et Jarvis, 1993; Hamilton, 1986; Larivée et Baruffaldi, 1993; Skrabanek et McCormick, 1990). En médecine, l’effet placebo réside dans le résultat curatif d’un produit administré au patient sans que ce produit contienne le moindre élément curatif. Quand le résultat se révèle positif, on tend à l’attribuer à des facteurs d’ordre psychologique (Couturier, 1994; Fecteau, 1997).
Or ces facteurs psychologiques sont pour une bonne part tributaires du contexte du traitement. On sait, par exemple, que si le soignant et le soigné partagent les mêmes attentes et les mêmes croyances eu égard à l’efficacité du traitement, celui-ci a plus de chances de réussir, ce qui est habituellement le cas chez les partisans des médecines alternatives et complémentaires. Or si certains placebos n’apportent que des améliorations subjectives, c’est-à-dire aucun changement objectif mesurable, d’autres placebos peuvent modifier les conditions physiques d’un individu, en stimulant, par exemple, la sécrétion d’endorphines, analgésiques naturels du corps humain (Ulett, 1996).
Dans la mesure où les endorphines sont chimiquement similaires aux opiacés dont le rôle est de soulager la douleur, on peut penser que l’effet placebo stimule la production d’endorphines dans le cerveau. Levine, Gordon et Fields (1978) ont en effet montré depuis la fin des années 1970 que la noloxone, un agent qui bloque les effets physiques d’opiacés, est également capable d’annuler le soulagement de la douleur attribuable à l’effet placebo. Des effets analgésiques similaires peuvent également être bloqués par le peptide cholécystokinine, probablement par un mécanisme analogue (Benedetti, Amanzio et Maggi, 1995). Décidément, il est grand le mystère du placebo!
La psychoneuroimmunologie, qui étudie les rapports entre les systèmes nerveux, hormonal, immunitaire et comportemental, a montré qu’il est possible, par exemple, de moduler les réponses immunitaires par voie de conditionnement (Ader et Cohen, 1993; Freixa i Baqué, 1991 pour un compte rendu historique). On comprendra ici qu’il est éminemment souhaitable que les scientifiques s’intéressent au phénomène placebo pour en évaluer les éventuels effets notamment parce que des méta-analyses suggèrent que les effets objectifs attribués aux placebos ont peut-être été sous-évalués ou surévalués dans bon nombre d’études (Hrobjartsson et Gotzche, 2001; Tavel, 2014).
Rémission spontanée. Tant en sciences humaines qu’en médecine, le phénomène de la rémission spontanée est connu depuis longtemps (Lambert, 1976; Subotinik, 1972). Définie par la disparition complète ou incomplète des signes cliniques d’une maladie ou d’un symptôme en l’absence d’un traitement médical ou de tout autre traitement alternatif, la rémission spontanée concerne un large éventail de maladies même si le cancer est le plus souvent en cause (O’Regan et Hirshberg, 1993).
Considérer le phénomène des rémissions spontanées importe d’autant plus qu’on ne parvient pas à en expliquer le mécanisme. Cependant, même s’ils sont conscients du phénomène, les médecins et les chercheurs ne semblent guère intéressés à y prêter une grande attention, se contentant d’en prendre acte. L’impression de rareté des rémissions spontanées serait due alors en partie à la faible déclaration des cas. Silverman (1987) a recensé 12 cas de rémissions spontanées sur les 6000 cas de cancer qu’il a traités. Dans ce contexte, la bibliographie annotée d’O’Regan et Hirshberg (1993) constitue un travail colossal sur le sujet. Ils ont en effet analysé de façon exhaustive les publications portant sur ce genre de guérisons entre 1864 et 1992. Ils ont ainsi répertorié 1 385 articles dont 1 051 portent sur des cas de cancers et 334 sur d’autres maladies. Nonobstant l’importance du phénomène de la rémission spontanée pour les cas de cancer, ce qui importe pour notre propos, ce sont les autres cas. La Commission Médicale Internationale de Lourdes est en effet peu intéressée par les cas de cancer en raison de la difficulté de départager la part éventuellement attribuable au miracle et celle attribuable aux traitements, une préoccupation qui est tout à leur honneur. Mais comme les rémissions spontanées surviennent en milieu hospitalier sans que le miracle religieux ne soit évoqué, la réserve du monde médical à leur sujet est étonnante.
O’Regan et Hirshberg (1993) avancent cinq explications quant au peu d’attention accordée au concept de rémission spontanée : a) la rémission est souvent considérée comme un artefact créé par une erreur de diagnostic; b) elle ne se prête pas à la recherche puisqu’elle est généralement constatée après les faits, ne laissant pas ou peu de traces de la façon dont elle est survenue; c) les cliniciens pourraient être réticents à publier leurs cas dans la littérature médicale par crainte de porter atteinte à leur propre crédibilité; d) la qualité des rapports de rémission est très variable, ce qui rend l’occurrence réelle de rémission spontanée très difficile à estimer; e) les cas cliniques rapportés disent peu de choses à propos de l’histoire personnelle des patients. Pourtant, le phénomène de la rémission spontanée pourrait constituer un domaine extrêmement riche de recherche sur d’importants processus biologiques et psychologiques encore peu connus, mais impliqués dans les processus d’autorégulation à l’oeuvre dans la guérison (O’Regan et Hirshberg, 1993). Dans cette perspective, trois autres données permettent d’éclaircir le phénomène de la rémission spontanée : le rôle du système immunitaire et des maladies infectieuses, le rôle des bactéries et des virus ainsi que le rôle des cellules humaines.
Système immunitaire et maladies infectieuses. Comprendre les mécanismes impliqués dans les rémissions spontanées et s’en servir adéquatement pourrait déboucher sur de nouveaux traitements thérapeutiques. C’est précisément ce que croient de nombreuses équipes de recherche travaillant surtout sur l’immunothérapie du cancer. Opérationnellement, le système immunitaire obéit à trois règles (analogues à celles des robots d’Isaac Asimov) : a) distinguer le soi du non-soi, b) tolérer le soi (nos cellules normales) et le non-soi non dangereux (notre flore microbienne normale) et c) éliminer le non-soi dangereux (les microbes pathogènes) (Boehm, 2011; Matzinger, 2002). Le signe de la dangerosité est la réaction inflammatoire : un microbe est considéré dangereux s’il provoque une réaction immunitaire. Par ailleurs, que se passe-t-il lorsqu’une cellule cancéreuse apparaît? Puisqu’une telle cellule présente à sa surface des molécules anormales (non-soi) et qu’elle détruit l’architecture normale des tissus (créant une réaction inflammatoire), elle est le plus souvent éliminée par le système immunitaire (Hanahan et Weinberg, 2011; Vesely, Kershaw, Schreiber et Smith, 2011). Cependant, quelques cellules cancéreuses parviennent à échapper au système immunitaire. Deux stratégies leur permettent d’y arriver : masquer leur non-soi et supprimer l’inflammation dans les tissus où elles résident et prolifèrent.
Bactéries et virus à la rescousse. À la fin du XIXe siècle, certains observateurs, dont William Coley (1891), ont noté une corrélation entre infection et régression (habituellement temporaire) du cancer. Coley a d’ailleurs traité des sujets en injectant des bactéries dans leurs tumeurs. Les résultats de cette approche très risquée (les comités d’éthique de la recherche n’existaient pas à l’époque) sont généralement jugés non concluants. Néanmoins, ces études ont servi d’inspiration à des approches mieux ciblées visant à transformer la tumeur en site inflammatoire. Ainsi, il est désormais possible de guérir certains types de cancer de la peau par application topique d’une crème contenant des substances pro-inflammatoires (Micali, Lacarrubba, Nasca, Ferraro et Schwartz, 2014). Une autre approche prometteuse pour traiter des cancers généralisés (inaccessibles à des traitements topiques) est basée sur un défaut des cellules cancéreuses : elles sont incapables d’éliminer certains virus dits oncolytiques. Ces virus agissent comme des chevaux de Troie. Ils infectent préférentiellement les cellules cancéreuses, y prolifèrent allègrement et les font mourir tout en déclenchant une réaction inflammatoire (Bell et McFadden, 2014). La cellule cancéreuse est ainsi doublement attaquée, par le virus et par le système immunitaire. Ce faisant, il semble alors plausible de croire qu’un nombre substantiel de rémissions spontanées ont plus à voir avec ce genre d’infection qu’avec un miracle.
Cellules humaines à la rescousse. Les cas les mieux documentés de rémissions spontanées portent sur des sujets atteints de leucémie. Cela tient probablement au fait que les tests permettant d’identifier les cellules leucémiques sont particulièrement fiables et qu’il est facile pour ce type de néoplasie de mesurer précisément le nombre total de cellules cancéreuses dans l’organisme (par un simple prélèvement sanguin). Une révision des cas les mieux documentés montre qu’outre les infections, un autre facteur semble coïncider avec les rémissions spontanées : les transfusions sanguines (Fozza et al., 2004). L’explication généralement admise est que le non-soi sur les cellules cancéreuses est reconnu plus facilement par les globules blancs d’un donneur génétiquement distinct du receveur que par les globules blancs du patient. Les rémissions induites par des transfusions sont de courte durée. Cependant en injectant la moelle osseuse (site de production des globules blancs) d’un donneur, les globules blancs du donneur se multiplient indéfiniment chez le receveur. C’est ainsi que des dizaines de milliers de sujets ont été guéris de la leucémie par la transplantation de moelle osseuse (Vincent, Roy et Perreault, 2011).
Conclusion
De nos jours, les miracles ne résistent guère à l’oeil critique pour peu qu’on les soumette au raisonnement scientifique. Dans cette étude, nous avons illustré notre propos avec les miracles de Lourdes dont une argumentation dûment appuyée sur la statistique, les découvertes médicales récentes, les contingences et les probabilités, en déconstruisent l’éventualité. Cela dit, l’Église Catholique continue de fonder ses processus de béatification et de canonisation sur ce genre d’événement, ce qui est difficile à comprendre et ne fait probablement pas l’unanimité chez ses fidèles. Bien sûr, les chrétiens (comme tous les monothéistes) endossent la croyance à un Créateur de l’univers. Néanmoins, une fois la création établie et maintenue par lui, Dieu intervient-il dans l’univers des êtres humains? Voilà la question que nous avons posée sous l’angle du miracle dont se réclament des témoins oculaires et les expertises au service du Vatican. Cette question n’a rien de nouveau. Autrement dit, poser la question des miracles c’est poser une question théologique : Dieu agit-il dans sa création? Les scientifiques ne prétendent pas répondre à cette question qui n’entre pas dans leur paradigme, mais qui débouche tout de même sur une question connexe : à supposer que Dieu n’intervienne pas dans ce qu’on croit être des miracles, à quoi rime la prière d’intercession?
Parties annexes
Notes
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[1]
Nous remercions Michel Belley, Michel Chambon, Éric Coulombe, Geneviève Chénard, Lorraine Doucet, François Filiatrault, Normand Giroux, Père Claude Grou, csc, Arthur Marsolais, Jean-Paul Pearson, religieux, Andrée Quiviger et Gilles Roy dont les commentaires ont permis d’améliorer sensiblement le texte.
-
[1]
De 1858 à 1972 à Lourdes :
34 guérisons miraculeuses reconnues par les autorités médicales;
72 guérisons miraculeuses constatées par les autorités religieuses;
4272 accidents mortels de la circulation sur la route du pèlerinage.
Michel Audiard (http://dicocitations.lemonde.fr/citations./citation-30070.php)
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