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« Le nationalisme est l’idéologie politique la plus puissante des temps modernes » (p. 1). D’est en ouest, du nord au sud, on a observé l’émergence, voire la résurgence de divers nationalismes, chacun investi d’un sens qui lui est propre et unique. La pandémie de COVID‑19 a démontré la connectivité entre États-nations tout en solidifiant les frontières physiques et symboliques entre ces mêmes entités. L’invasion russe de l’Ukraine a remis sur la table le nationalisme comme moteur d’agression mais aussi comme force de résistance, le drapeau bleu et jaune s’affichant dans le monde entier. Autant en théorie qu’en pratique, la pertinence de ce concept est donc aujourd’hui indéniable, d’où le besoin d’un cadre pour son étude. Dans cet ouvrage court mais indispensable, Harris Mylonas et Maya Tudor offrent un guide organisé en sept chapitres pour l’étude comparative des conséquences du nationalisme, réfléchissant à l’expérience unique de chaque pays tout en permettant des comparaisons plus générales entre les différentes variétés de ce concept et phénomène. Partant du constat selon lequel les études sur le nationalisme manquent de clarté conceptuelle malgré la persistance durable des nationalismes dans le monde, ils se posent trois questions clés, autour desquelles ils développent la structure du livre : 1) La nation existe-t-elle ? 2) Comment les récits nationaux varient-ils ? 3) Quand les récits nationaux deviennent-ils importants ? Les réponses proposées à ces questions s’articulent autour de cinq dimensions selon lesquelles le nationalisme peut varier : fragmentation de l’élite et fragmentation populaire des communautés nationales ; « ascriptivité » (ascriptiveness) et épaisseur des récits nationaux ; et saillance des identités nationales.

Mylonas et Tudor ouvrent leur livre en proposant un état de l’art, revenant sur une littérature très riche en la matière. Les deux premiers chapitres font donc un tour d’horizon du domaine d’étude, identifiant les principales lacunes et mettant de l’avant les principales définitions et conceptions de la nation et du nationalisme, rappelant entre autres les écrits des penseurs et auteurs piliers du champ tels que Johann Gottfried Herder (1772), Ernest Renan (1882), Clifford Geertz (1963), Ernest Gellner (1983), Benedict Anderson (1983), Eric Hobsbawm et Terence Ranger (1983), Anthony Smith (1986) et Rogers Brubaker (1996). Ces sections apparaissent comme fondamentales car elles offrent une synthèse à un lecteur moins aguerri, le mettant à niveau et justifiant alors la pertinence même de l’objet.

Les auteurs entament par la suite une discussion approfondie portant sur les questions identifiées plus haut. Le chapitre 3 s’interroge sur l’existence même d’une nation, basée sur le degré la cohésion nationale au niveau des élites ou du peuple. Ils traitent donc du degré d’accord sur la définition de la nation entre les principales élites politiques, d’une part, ou de la population et des membres d’un mouvement national apatride, d’autre part. En présentant les fragmentations des élites et du peuple comme des axes sur lesquels fluctuent les nationalismes, Mylonas et Tudor rappellent que ces variations donnent lieu à des conséquences différentes. En prenant les exemples des États-Unis et de la France du XIXe siècle, puis de l’Inde et du Pakistan postcoloniaux, ils concluent que les degrés de fragmentation des élites ont eu des répercussions sur la stabilité des régimes postindépendance, la capacité de l’État et la démocratie de manière générale et peuvent aussi expliquer divers autres résultats politiques tels que la capacité fiscale ou la prestation de biens publics.

Le chapitre 4, répondant à la question de la variation des récits nationaux, présente les deux axes sur lesquels ces derniers peuvent fluctuer : selon leur degré d’« ascriptivité » (ascriptiveness) et « d’épaisseur » (thickness). Le premier se réfère à la propension d’un récit national à mettre l’accent sur des formes d’identité sociale fixées ou « ascriptives », telles que la race, la religion ou l’ethnie – points de référence socialement attribués et héréditaires plutôt que choisis. Le second représente, quant à lui, la richesse en contenu du récit national, reconnu par le nombre de repères partagés et la profondeur de ces repères. Mylonas et Tudor se distancient de la dichotomie traditionnelle du nationalisme « civique » et « ethnique », ce qui rend leur argument particulièrement original dans le contexte. En effet, ils soutiennent que la mesure de l’« ascriptivité » plutôt que celle du civisme/ethnisme d’un nationalisme est moins normative et plus empirique, ce qui rend l’axe plus intéressant pour une analyse, d’autant plus que le sens attribué aux divers points de référence peut varier dans l’espace et dans le temps. Amenant quelques exemples pour démontrer leur point, les auteurs justifient leur choix de terminologie par une volonté de clarté conceptuelle ainsi qu’un désir de se détacher des carcans normatifs souvent élaborés en contexte colonial.

La dernière dimension abordée par Mylonas et Tudor concerne la saillance des identités nationales, ce qui vient répondre à leur question initiale sur l’importance des récits nationaux. Dans ce bref chapitre 5, ils s’attardent sur la mobilisation collective en temps de menace externe, mais aussi lors de phénomènes internes, tels que les manifestations pour l’indépendance dans certains pays postcoloniaux ou encore les événements sportifs. S’inspirer de la psychologie sociale, disent-ils, est central pour comprendre cette dernière dimension dans la mesure où les diverses conséquences des degrés de saillance relèvent davantage de la confiance entre individus et de leur engagement social.

Les auteurs concluent en déconstruisant l’idée selon laquelle le nationalisme serait désuet. Au contraire, son étude est aujourd’hui plus importante que jamais, puisqu’il s’agit d’un des rares phénomènes multiformes, allant de nationalismes violents et exclusifs à des nationalismes démocratisants qui motivent la création de biens publics. Varieties of Nationalism aurait toutefois bénéficié de davantage d’exemples empiriques. En effet, bien qu’il s’agisse d’un guide à portée conceptuelle, il est par moments difficile de se projeter sur des contextes réels. Les auteurs réussissent à le faire dans le chapitre 3 ; on se serait donc attendu à une telle structure pour les autres sections également. Par ailleurs, lié au point précédent, on note une différence dans la longueur des discussions sur les cinq dimensions du nationalisme, autant sur le plan du nombre de pages que sur celui de la profondeur de l’analyse.

En somme, le récent ouvrage de Harris Mylonas et Maya Tudor est un guide nécessaire pour tout chercheur en sciences sociales, aguerri ou novice, qui s’intéresse à l’étude comparative des nations et des nationalismes, notamment dans une perspective postcoloniale brûlante d’actualité aujourd’hui.