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Dirigé par Maïka Sondarjee, cet ouvrage s’insère dans le vaste champ des relations internationales, en ayant pour but de présenter, de démystifier et de différencier les divers regards féministes sur l’international. Ce recueil intrinsèquement féministe propose un éclatement dans les approches et les sujets, au fil de chapitres qui se démarquent tous par leur originalité. La thèse commune est toutefois explicite : les féminismes sont multiples et ils peuvent traiter d’une multitude de sujets. Né d’un vide dans la littérature francophone, cet ouvrage se veut une référence pour les universitaires souhaitant s’initier aux approches féministes en relations internationales dans leur pluralité (p. 11). Le livre s’ancre donc dans un éclectisme unique en abordant les études féministes en relations internationales selon des points de vue géographique, linguistique, disciplinaire et thématique. On peut dire que l’objectif est rempli, considérant qu’au fil de ses 290 pages, les auteurs démontrent qu’il n’existe certainement pas qu’une seule perspective féministe pour étudier l’international.
Le travail cumulé de 31 personnes s’est soldé en 27 chapitres qui mobilisent des perspectives très variées allant de l’écoféminisme au décolonialisme. Les thématiques sont d’autant plus nombreuses si l’on considère que la sécurité, les normes, l’économie, le colonialisme et l’ethnocentrisme ne sont que quelques-unes des facettes explorées dans cet ouvrage. Fondamentalement, la force de Perspectives féministes en relations internationales réside dans la mobilisation de recherches féministes provenant du Sud global, ainsi que dans le positionnement du genre en tant qu’élément structurant des relations internationales. Loin de se restreindre aux classiques études anglo-saxonnes, l’aspect multidimensionnel de ce livre en fait un produit novateur qui enrichit réellement le champ des relations internationales.
La première partie de l’ouvrage a pour thème commun la colonialité du pouvoir et l’ethnocentrisme, discutant du tournant décolonial en relations internationales. Leila Celis ouvre le bal sur des considérations épistémologiques de la recherche féministe ; elle insiste sur l’impérativité de ne pas reproduire les rapports de domination, en embrassant les postulats critiques et le positionnement politique plutôt que la neutralité et l’objectivité. Procédant ainsi, il serait possible de faire des études féministes sur les rapports de pouvoir même depuis le Nord global. Sur cette base, les deuxième et troisième chapitres abordent l’importance du processus de décolonisation du savoir, afin de comprendre les relations internationales selon une variété de perspectives non issues du Nord global. À cet égard, Celia Romulus insiste sur les risques de dépolitisation et de « blanchiment » du processus de décolonisation du savoir en excluant les personnes issues de minorités de cette démarche, ce à quoi Christine Verschuur renchérit qu’il est nécessaire d’inclure les contributions du Sud global pour mener cette discussion. Suzy Basile poursuit dans cette veine en proposant la considération des peuples autochtones comme solution aux enjeux internationaux, expliquant notamment qu’en mobilisant une approche intersectionnelle considérant le genre, l’ethnicité et l’expérience du colonialisme, cela pourrait offrir des réponses à des problèmes tels que la crise climatique. Leila Benhadjoudja clôt cette première section avec un texte portant sur « la guerre contre la terreur », en mettant en garde contre les récits occidentaux qui perpétuent la subjectivation coloniale des femmes musulmanes.
La seconde partie de l’ouvrage discute du phénomène des solidarités et des mobilisations féministes sous une variété de perspectives. Successivement, les chapitres de cette section abordent les mobilisations féminines en Afrique, la migration associée au travail domestique, la mobilisation des femmes innues face à l’exploitation minière, la marche mondiale des femmes, ainsi que la migration féminine du Sud global vers le Nord. Dans l’ensemble de ces chapitres, bien que les enjeux abordés soient précis, on recoupe la thématique de la mobilisation dans une perspective féministe comme moyen de reprendre le pouvoir (p. 96). Par la différenciation de ces cas et l’alternance entre les échelles micro et macro, on saisit très bien la diversité des problématiques internationales que peuvent adresser les féminismes, mais on comprend également les ponts possibles entre les diverses situations et analyses, notamment en reconnaissant l’agentivité des femmes partout dans le monde. Pascale Dufour le résume bien dans son chapitre : il existe des tensions au sein des mouvements féministes en raison des dédoublements de visions et des objectifs de mobilisation, mais le respect de ces différences peut être gage d’un avenir prometteur et peut-être même d’une propagation des féminismes à l’échelle internationale.
La troisième portion de l’ouvrage est dédiée à la gouvernance globale et aux normes de genre à l’international. Cette section traite de l’omniprésence des normes genrées à l’international, phénomène entraînant son lot d’obstacles et de problèmes sous-jacents, notamment au sein de la gouvernance globale. Magalie Saussay et Aurélie Damamme abordent le sujet sous un angle d’instrumentalisation et de dépolitisation des normes de genre, tandis que Danielle Coenga-Oliveira traite plutôt des normes sur les plans de l’hétéronormativité et des droits des femmes et des personnes LGBTQI+ dans les relations internationales. Quant à elles, Marianne Bouchard et Stéfanie Von Hlatky explorent les normes de genre au sein des opérations de paix de l’OTAN (Organisation du traité de l’Atlantique Nord), alors que Jennifer Thompson et Maïka Sondarjee parlent de la transposition d’une perception occidentale des normes genrées dans d’autres pays par les politiques étrangères dites féministes. Romain Lecler et Yann Goltrant concluent cette section en s’attardant à la surdétermination des identités de genre dans les postes de leadership au sein de la diplomatie française. À leur façon, tous ces chapitres discutent de l’influence du patriarcat et de l’hétéronormativité dans la conception des normes genrées à l’échelle mondiale. Cependant, ils proposent aussi des solutions afin d’élaborer une nouvelle perspective féministe dans la gouvernance globale, notamment en incluant plus efficacement les femmes de tous les horizons dans le processus.
La quatrième partie du livre aborde l’économie politique internationale sous un angle féministe, notamment en discutant de la division genrée du travail. Agnès Berthelot-Raffard traite plus précisément de cette division dans le secteur des chaînes globales du care, soit les domaines pourvoyeurs de soins. Blandine Destremau et Isabel Georges abordent ensuite le cas des politiques nationales liées aux services et à l’aide – le social care – en Amérique latine. Gwenola Ricordeau parle du marché mondial de la migration des femmes par mariage, alors que Magalie Quintal-Marineau dénonce que le Canada relaie au second plan l’intégration des femmes dans le développement de l’Inuit Nunangat au profit d’un développement purement économique. Nora Nagels finit la section en analysant les résultats des programmes de transferts conditionnés de la Banque mondiale pour les objectifs d’égalité des genres, qui reflètent très mal la réalité en raison de leur simplification et de leur caractère subjectif. Ensemble, ces chapitres témoignent bien des luttes qui sont encore à faire pour l’inclusion du genre dans un développement plus égalitaire et durable au niveau mondial.
La cinquième et dernière portion de cet ouvrage collectif examine les enjeux de sécurité et de violence sous un prisme féministe. Pour mettre la table, María Martín de Almagro Iniesta présente les études féministes de la sécurité internationale en incorporant le genre comme élément central de la sécurité, et souligne les faiblesses de l’agenda « Femmes, paix et sécurité » de l’ONU (Organisation des Nations unies). Fenneke Reysoo discute ensuite des représentations genrées qui sont faites des personnes terroristes, en comparant les portraits féminin et masculin au sein de ces mouvements transnationaux violents. Ludivine Tomasso-Guez poursuit dans son chapitre avec l’analyse des phénomènes de politisation et de sécurisation des violences basées sur le genre dans l’agenda international. Priscyll Anctil Avoine souligne subséquemment l’absence de discussion sur les corps et les émotions en relations internationales, en prenant pour exemple le cas de la réincorporation des femmes combattantes des guérillas dans la société colombienne. Elena Waldispuehl termine ce volet en faisant le lien entre les violences, les inégalités de genre et le cyberespace, qui ont tendance à reproduire les stéréotypes et à exacerber les normes de genre. Cette section très large démontre très explicitement la variété d’enjeux sécuritaires pouvant être analysés selon des perspectives féministes, trop souvent omises.
Pour conclure l’ouvrage dans son entièreté, Rauna Kuokkanen aborde finalement la mondialisation comme phénomène d’ensemble. Elle recoupe ainsi les grandes thématiques des cinq sections précédentes en exposant le caractère genré de la mondialisation et des effets de ce processus sur le développement, la militarisation et la violence à l’échelle globale. Par une perspective autochtone intersectionnelle, elle souligne les conséquences nocives de la mondialisation particulièrement sur les femmes autochtones. Elle termine cependant sur une note plus positive, qui résume très bien le livre dans son ensemble : « au lieu d’être des victimes, ces femmes sont des citoyennes de leurs nations qui luttent pour la reconnaissance de leurs droits » (p. 260). En misant sur l’importance des luttes pour l’équité des genres, de la variété des perspectives féministes et sur l’agentivité des femmes dans une variété d’enjeux mondiaux, Perspectives féministes en relations internationales est réellement pionnier dans la littérature francophone en relations internationales.