Résumés
Résumé
Depuis quelques années, la péréquation fait la manchette au Canada. Tel que suggéré ici, la raison pour laquelle la question de la péréquation a été inscrite à l’agenda politique est liée en grande partie aux efforts de cadrage idéologique du gouvernement albertain, qui mobilise cette question comme arme politique contre Ottawa et le Québec dans les débats sur la construction de pipelines. L’argument formulé souligne la façon dont le premier ministre conservateur de l’Alberta Jason Kenney inscrit cette question à l’agenda politique et prévoit organiser un référendum sur la péréquation dans le but d’augmenter la pression sur Ottawa et les autres provinces dans les dossiers énergétiques.
Mots-clés :
- fédéralisme,
- péréquation,
- Canada,
- Alberta,
- cadrage,
- inscription à l’agenda,
- identités territoriales
Abstract
In recent years, equalization policy has been in the news in Canada. As suggested here, the reason why the issue of equalization has been on the agenda is largely tied to the ideological framing efforts of the Alberta government, which is mobilizing this issue as a political weapon against Ottawa and Quebec in debates on pipeline construction. The argument formulated highlights how Alberta Conservative Premier Jason Kenney is putting this issue onto the political agenda while holding an equalization referendum in an effort to increase pressure on Ottawa and the other provinces on energy issues.
Keywords:
- federalism,
- equalization,
- Canada,
- Alberta,
- framing,
- agenda-setting,
- territorial identities
Corps de l’article
Un aspect significatif de la recherche sur les finances publiques au Canada (Tellier 2020), la péréquation est un programme fédéral particulièrement complexe sur le plan technique, ce qui ne l’empêche pas de faire la manchette depuis quelques années, malgré l’absence de changements majeurs au programme depuis l’imposition en 2009 d’un plafond de croissance à son budget. Tel que suggéré ici, la raison pour laquelle la question de la péréquation a été inscrite à l’agenda politique est liée en grande partie aux efforts de cadrage idéologique du gouvernement albertain, qui mobilise cette question comme arme politique contre Ottawa et le Québec dans les débats sur la construction de pipelines. Ce cadrage idéologique est inséparable de la question de l’aliénation de l’Ouest, un phénomène ranimé au cours des dernières années en raison de deux phénomènes distincts : la chute massive des prix du pétrole en 2014 et l’arrivée au pouvoir des libéraux à Ottawa en 2015. Sur le plan des politiques publiques, les débats concernant la taxe fédérale sur le carbone et, surtout, le projet d’expansion du pipeline Trans Mountain ont mis en évidence les plaintes des conservateurs de l’Alberta, qui sont devenues de plus en plus fortes après l’élection de Jason Kenney comme chef du nouveau United Conservative Party (UCP) de l’Alberta en octobre 2017 et, surtout, après la défaite du Nouveau Parti démocratique (NPD) de Rachel Notley aux élections provinciales d’avril 2019.
Cet article s’efforce d’expliquer l’engouement pour la question de la péréquation des conservateurs albertains. L’argument souligne la façon dont le premier ministre Kenney inscrit cette question à l’agenda politique et organise un référendum sur la péréquation dans le but d’augmenter la pression sur Ottawa et les autres provinces dans les dossiers énergétiques. Même si ce référendum est problématique sur le plan constitutionnel (les provinces ne peuvent modifier la péréquation qui est un programme purement fédéral), elle permet au gouvernement de l’Alberta de cadrer le débat sur la péréquation comme une façon pour les Albertains de manifester leur aliénation régionale tout en exerçant une pression additionnelle sur le gouvernement de Justin Trudeau concernant ses politiques énergétiques.
L’article se divise en quatre parties principales. Premièrement, la section théorique met l’accent sur les identités territoriales, l’inscription à l’agenda politique et le cadrage idéologique. Deuxièmement, le programme de péréquation et son histoire sont brièvement présentés. Troisièmement, la question territoriale et identitaire de l’aliénation de l’Ouest est introduite et discutée en relation avec l’enjeu de la péréquation. Finalement, le discours et les stratégies politiques du gouvernement albertain sur la péréquation sont analysés. Cette dernière section est suivie par une conclusion qui discute notamment de l’impact potentiel de la crise entourant le COVID-19 sur la péréquation.
Identités territoriales, inscription à l’agenda politique et cadrage idéologique
Les politiques publiques sont depuis longtemps enracinées dans des identités territoriales changeantes. D’une part, les identités territoriales existantes peuvent affecter le développement des politiques publiques en favorisant la mobilisation d’acteurs politiques associés au régionalisme ou au nationalisme. Par exemple, en matière de protection sociale, il est clair que le nationalisme québécois a favorisé depuis les années 1960 l’avènement de politiques sociales distinctes au Québec. Au fil des ans, au nom de la nation, le Québec s’est doté d’un système de pension unique à la province (Régime de rentes du Québec) puis, quelques décennies plus tard, d’un régime d’assurance parentale et d’un système de garderies subventionnées particulièrement généreux dans le contexte nord-américain (Béland et Lecours 2012).
D’autre part, les politiques publiques elles-mêmes peuvent altérer les identités territoriales au fil du temps, à travers des formes de « rétroaction politique » (policy feedback) (sur ce concept, voir Pierson 1993). Ainsi, le Programme énergétique national (PÉN) lancé en 1980 par le gouvernement libéral de Pierre Elliott Trudeau contribua à accentuer l’idée d’aliénation de l’Ouest selon laquelle Ottawa serait un prédateur économique et fiscal qui exploiterait l’Alberta. Cette altération des identités territoriales liées aux politiques publiques est toutefois rarement automatique car elle se produit généralement en raison de processus de cadrage idéologique (framing) et d’inscription à l’agenda politique (agenda setting) mobilisés par les acteurs politiques, y compris les partis et leur chef.
Le concept de cadrage idéologique renvoie à la manipulation stratégique de « symboles et de concepts » par les acteurs politiques pour légitimer ou critiquer certaines positions politiques (Campbell 2004 : 94 ; sur le cadrage, voir aussi Schön et Rein 1994). Défini ainsi, le cadrage idéologique est de nature stratégique et politique, car il permet aux acteurs politiques d’utiliser les répertoires culturels existants pour convaincre les électeurs et d’autres acteurs politiques d’adopter ou de rejeter certaines politiques dans le contexte de débats qui prennent souvent la forme de batailles idéologiques.
Le cadrage est lié directement à l’inscription à l’agenda politique parce que ce processus implique nécessairement une compétition entre différents acteurs qui souhaitent attirer l’attention du public et des décideurs sur des enjeux spécifiques qui leur tiennent à coeur. Cette « politique de l’attention » (Jones et Baumgartner 2005) est cruciale car le nombre de questions que le public et les décideurs politiques peuvent considérer à un moment donné est inévitablement limité (Kingdon 2010). Attirer l’attention sur des enjeux particuliers est en grande partie un processus discursif de cadrage à travers lequel les acteurs politiques cherchent à dépeindre des questions économiques, fiscales ou environnementales spécifiques comme étant à la fois urgentes et exigeant une intervention de l’État.
Les stratégies de cadrage et d’inscription à l’agenda mettent généralement en scène des débats sur l’imputabilité politique (Weaver 1986 ; Pierson 1994). Dans le cas de « bonnes nouvelles » comme une augmentation de la croissance économique ou une baisse du chômage, les politiciens au pouvoir s’en attribuent généralement le mérite (credit claiming). Au contraire, ces mêmes acteurs politiques s’efforcent de rejeter sur d’autres la responsabilité pour les « mauvaises nouvelles » du jour, par exemple l’apparition de déficits budgétaires, en pointant du doigt des facteurs externes comme la baisse du prix des ressources naturelles (blame avoidance). Finalement, comme le souligne Kent Weaver (2018 : 260),
Une troisième stratégie que les politiciens peuvent utiliser consiste à faire des reproches [blame generating] ou à générer des messages négatifs [negative messaging] concernant les actions passées, présentes ou futures, ainsi que sur les positions, le caractère et d’autres attributs de leurs opposants politiques. Cette stratégie est moins axée sur les propres actions, positions ou attributs du politicien (qui peuvent ne pas être mentionnés) que sur ceux des opposants, et elle est plus attrayante lorsque la position d’un adversaire est ou peut être définie comme largement impopulaire, soit avec le public dans son ensemble ou avec la majorité du public qui est susceptible de le considérer comme politiquement saillant. [Traduit de l’anglais par les auteurs]
Il s’agit donc ici d’une stratégie visant à attaquer et à réduire la popularité d’adversaires politiques. Pour Weaver (2018), cette stratégie est présente en tout temps et non seulement durant les campagnes électorales.
Les identités territoriales, le cadrage idéologique, l’inscription à l’agenda, et les trois stratégies politiques discutées plus haut par Weaver (2018) sont enracinés dans des logiques institutionnelles qui configurent les relations qui existent entre les acteurs individuels et collectifs au coeur de ces processus (Lecours 2005). Dans le cas de la question de la péréquation, les deux aspects institutionnels les plus importants dans la structuration de ces processus sont le fédéralisme et la nature des relations intergouvernementales centrées sur l’interaction entre les gouvernements provinciaux et fédéral. Bien que le programme de péréquation soit de juridiction fédérale, il n’est pas rare que des premiers ministres provinciaux le critiquent. C’est le cas à la fois de ceux qui dirigent des provinces qui reçoivent des paiements de péréquation et de ceux qui dirigent des provinces qui n’en reçoivent pas. La prochaine section explique le fonctionnement de ce programme et l’histoire des controverses récentes qui l’entourent.
Avant de procéder, il est possible de formuler l’argument théorique de l’article de manière synthétique. En Alberta, la question de la péréquation est liée à une identité territoriale marquée par l’idée d’aliénation de l’Ouest, selon laquelle la province et sa région (l’Ouest) ne jouiraient pas du pouvoir et du respect auxquels elles auraient droit. Dans ce contexte, la péréquation peut être cadrée idéologiquement comme un exemple d’« exploitation » fiscale et politique dont serait victime l’Alberta. Lorsque le contexte économique et fiscal dans la province se détériore, la péréquation devient une cible politique de choix qui la propulse sur l’agenda politique et au coeur des conflits intergouvernementaux entre la province, le gouvernement fédéral et d’autres provinces canadiennes. Inscrite à l’agenda politique par le premier ministre Jason Kenney et ses alliés, la péréquation devient une source de reproches (blame generating) envers le gouvernement fédéral. Loin d’être isolée d’autres enjeux à l’agenda des affaires intergouvernementales, la péréquation est directement liée à des questions économiques et budgétaires, notamment la taxe sur le carbone et la construction de pipelines. La péréquation est donc instrumentalisée comme arme politique dans des conflits intergouvernementaux qui aident Kenney et son gouvernement à augmenter la pression sur le gouvernement Trudeau dans une série de dossiers qui ne sont pas traditionnellement liés au fédéralisme fiscal. Impopulaire en Alberta, la péréquation permet à Kenney de mobiliser les habitants de sa province et de souligner leur « générosité » fiscale et le manque de réciprocité de la part du reste du Canada et surtout du Québec, qui reçoit de la péréquation chaque année depuis la création du programme en 1957, mais qui s’oppose à la construction de nouveaux pipelines sur son territoire. Ainsi inscrite à l’agenda politique, la péréquation devient un outil de cadrage idéologique permettant de blâmer le gouvernement fédéral et le Québec pour les problèmes économiques et fiscaux actuels de l’Alberta tout en soulignant la générosité de cette province et le manque apparent d’égard à son endroit de la part de ceux qui profiteraient de ses largesses, elles-mêmes le produit d’une industrie pétrolière décrite comme faisant l’objet d’attaques politiques sans précédent qui menaceraient sa survie même. Utiliser la péréquation comme arme politique est ainsi présenté comme une forme d’autodéfense illustrée par la décision de Kenney de tenir un référendum sur le sujet, et ce, même si la péréquation est un programme de juridiction fédérale. Ce « bluff » politique est en porte-à-faux avec la réalité institutionnelle du programme ; cependant, sur les plans du cadrage idéologique et de l’inscription à l’agenda politique, il semble fonctionner, du moins pour la base électorale de l’UCP.
Le programme fédéral de péréquation et l’Alberta
La péréquation est un programme fédéral créé en 1957. En vertu de ce programme, financé entièrement par le budget fédéral (les provinces n’y contribuent pas directement), des paiements sont versés aux provinces dont la capacité fiscale est inférieure à une moyenne canadienne afin de les amener à cette moyenne. Seule est considérée la capacité fiscale des provinces, c’est-à-dire les revenus qu’elles pourraient générer à des taux de taxation et d’imposition donnés ; leurs dépenses ne le sont pas. Cette capacité fiscale est calculée à l’aide d’une moyenne mobile de trois ans. Les provinces récipiendaires peuvent choisir que leurs revenus issus des ressources naturelles soient complètement exclus ou considérés à 50 % dans le calcul de leur capacité fiscale. L’objectif des paiements de péréquation, tel qu’enchâssé dans la Loi constitutionnelle de 1982 (36 : 2), est de permettre à toutes les provinces d’être en mesure d’offrir des services publics de qualité comparable à des taux d’imposition comparables, si elles le désirent. La logique institutionnelle du programme fédéral de péréquation est inséparable du modèle interétatique du fédéralisme canadien (Théret 2002). Ainsi, les conflits entre Ottawa et les provinces sont courants, bien que ces dernières n’aient aucun droit formel d’être consultées concernant la péréquation et qu’elles n’aient, encore moins, de droit de véto dans la réforme de ce programme purement fédéral (Béland et Lecours 2010).
Au tout début du programme de péréquation, l’Alberta a reçu des paiements pendant quelques années. Cependant, le boom pétrolier et l’inclusion des ressources naturelles dans la formule de péréquation ont rapidement eu un effet sur le statut de l’Alberta au sein du programme et la province a cessé de recevoir des paiements après l’année financière 1964-1965 (Béland et al. 2017 : 115). Cette réalité signifie que bien que les contribuables albertains, comme ceux de toutes les autres provinces, participent au financement de la péréquation par le biais de leurs impôts fédéraux, la province n’a bénéficié d’aucun versement depuis environ 55 ans. La raison de cette absence de versement est que l’Alberta possède depuis longtemps la capacité fiscale provinciale la plus élevée au pays. Même après la chute rapide des prix du pétrole en 2014 et la détérioration de la situation économique provinciale qui s’en est suivie, l’Alberta demeure la province la plus riche au pays et sa capacité fiscale très supérieure à la moyenne signifie qu’elle ne pourrait pas recevoir de paiement de péréquation même si la formule actuelle était modifiée (Tombe 2018).
Dans ce contexte, comment expliquer la situation fiscale de l’Alberta, qui fait face en ce moment à des déficits budgétaires et même à une campagne d’austérité lancée en octobre 2019 suivant le dépôt du premier budget du gouvernement Kenney ? La réponse est liée en partie à la dépendance fiscale de la province envers les ressources naturelles, qui permet à la province de baisser les impôts et d’engranger d’importants surplus budgétaires durant les périodes de prospérité, mais, lorsque le prix de l’or noir baisse, des bas taux d’imposition et l’absence de taxe de vente provinciale causent des problèmes fiscaux amplifiés par des dépenses publiques souvent plus élevées que la moyenne. Ici, la volatilité du prix du pétrole est un enjeu particulièrement important et il demeure depuis des décennies un défi incontournable pour les gouvernements qui se succèdent à Edmonton (Landon et Smith 2013). À ces réalités économiques s’ajoutent des facteurs politiques et idéologiques comme l’idée, populaire à droite depuis le début des années Klein (1992-2006), que l’absence de taxe de vente provinciale et, plus généralement, un fardeau fiscal plus bas que dans les autres provinces sont des « avantages albertains » et, même, sources de fierté. Cette situation rend la création d’une taxe de vente provinciale, pourtant réclamée depuis longtemps par certains économistes (Tombe 2018), particulièrement risquée sur le plan politique (Salomons et Béland 2020). Chose certaine : la combinaison de ces dépenses élevées avec une sous-utilisation de la capacité fiscale provinciale (l’Alberta est de loin la province avec le fardeau fiscal moyen le plus bas au pays et la seule qui ne dispose pas de taxe de vente provinciale) est une source de maux de tête fiscaux inséparable de choix politiques faits en Alberta au fil des ans, choix qui ne sont liés en rien au programme fédéral de péréquation (Tombe 2018).
Pour comprendre pourquoi la péréquation est un élément central du discours politique de Jason Kenney à la fois dans sa province et en matière de relations intergouvernementales, il faut se tourner vers des enjeux historiques et idéologiques inséparables des identités territoriales et, plus spécifiquement, de la question de l’aliénation de l’Ouest, qui est abordée dans la prochaine section.
L’aliénation de l’Ouest d’hier à aujourd’hui
La notion de l’Ouest canadien, même si elle invoque l’unité, représente en fait un ensemble différentié. Les provinces qui en font partie ont des réalités politiques historiques et contemporaines plutôt différentes. L’Alberta a été gouvernée par des partis de droite aux tendances populistes de manière presque ininterrompue depuis des décennies (le gouvernement du Parti néo-démocrate de l’Alberta de Rachel Notley de 2015 à 2019 faisant exception) (Boily 2013). En Saskatchewan, les partis de gauche (le Parti néo-démocrate de la Saskatchewan ainsi que son prédécesseur le Cooperative Commonwealth Federation [CCF]) ont souvent exercé le pouvoir, même si le parti de droite, le Saskatchewan Party, gouverne depuis 2007. En Colombie-Britannique et au Manitoba, des partis de gauche et de droite ont régulièrement gouverné.
L’idée que l’Ouest canadien soit uni politiquement est donc inexacte. Non seulement l’image de l’Ouest comme société conservatrice ne se vérifie pas sur le plan politique, mais les quatre provinces sont divisées sur plusieurs enjeux cruciaux. Le gouvernement de la Colombie-Britannique, par exemple, s’est fortement opposé au projet d’oléoduc Trans Mountain tant cher à l’Alberta, portant sans succès sa cause jusqu’en Cour suprême du Canada pour défendre l’idée que ce projet nécessite un permis du gouvernement provincial pour permettre au pipeline de traverser son territoire (Rabson 2020). Le Manitoba, province récipiendaire de la péréquation, s’abstient toujours de se joindre aux voix de ses voisines à l’ouest (surtout l’Alberta et la Saskatchewan dans la période contemporaine mais aussi la Colombie-Britannique dans le passé) dans leurs critiques du programme de péréquation. L’Ouest canadien est un ensemble asymétrique dont le centre de gravité est l’Alberta.
Selon plusieurs politiciens et intellectuels albertains, une condition fondamentale de l’Ouest canadien est qu’il est aliéné du reste du pays (Gibbins et Berdahl 2003). Cette notion d’aliénation est associée à l’idée que les provinces de l’Ouest sont marginalisées dans la fédération canadienne au profit du Québec et de l’Ontario. Plusieurs facteurs expliquent la force politique de cette idée, surtout pour l’Alberta. Le premier est lié aux institutions politiques canadiennes. La Chambre des communes offre une représentation basée sur la population, ce qui fait que le poids démographique des quatre provinces de l’Ouest (32 % de la population du pays) ne facilite pas l’exercice du pouvoir politique au niveau fédéral. Aussi, contrairement à plusieurs autres fédérations, le Canada ne possède pas de chambre haute qui puisse efficacement représenter les provinces, puisque le Sénat canadien n’est pas élu. Le deuxième facteur est la dynamique partisane qui s’arrime avec cette réalité institutionnelle. Le Parti libéral du Canada (PLC) qui a gouverné le pays pour la majeure partie de son histoire a sa base au Québec et en Ontario, mais n’a jamais connu de succès en Alberta et, dans une moindre mesure, dans les autres provinces de l’Ouest (Carty 2015). À l’inverse, le Parti conservateur doit compter sur des appuis solides dans l’Ouest s’il espère former un gouvernement (Johnston 2017). De plus, la forte discipline de partis au Canada fait que les députés fédéraux de l’Ouest, à la fois libéraux et conservateurs, peuvent être vus par leurs électeurs comme impuissants à promouvoir les intérêts de leur province. Le troisième facteur qui a contribué au sentiment d’aliénation dans l’Ouest a trait aux négociations constitutionnelles de la fin des années 1980 et du début des années 1990. La saga de l’accord du lac Meech, surtout, a fortement amplifié l’impression que l’énergie politique du pays n’était pas déployée pour le bien des provinces de l’Ouest. Elle a aussi mis le Québec, dont les revendications pour une reconnaissance comme société distincte paraissaient pour beaucoup dans l’Ouest comme profondément injustes, au coeur du sentiment d’aliénation, alors que l’Ontario y occupait auparavant une part au moins égale. La création et le succès électoral (dans les quatre provinces de l’Ouest mais pas ailleurs) du Parti réformiste à partir de 1993 exprimaient bien ce sentiment d’injustice que ressentaient beaucoup de gens dans l’Ouest du pays dans ce contexte de négociations méga-constitutionnelles. Le slogan du Parti réformiste (The West Wants In) ainsi que ses propositions de réformes politiques (notamment pour le Sénat, que le parti souhaitait « Triple E » : élu, efficace et égal) dérivaient directement de ce sentiment d’aliénation régionale. Le Parti réformiste démontra non seulement le potentiel de mobilisation de l’idée d’aliénation régionale dans les provinces de l’Ouest, mais aussi l’importance pour les partenaires de la fédération, ainsi que les partis politiques fédéraux, de porter attention aux préoccupations politiques des gouvernements de ces quatre provinces.
Un quatrième facteur, peut-être le plus crucial, derrière le sentiment d’aliénation dans l’Ouest est la présence d’importantes ressources naturelles dans ces provinces. La relation entre les provinces de l’Ouest et le gouvernement fédéral autour des ressources naturelles à l’ouest de l’Ontario a toujours été difficile. À leur entrée dans la fédération canadienne, le Manitoba (1870), la Saskatchewan (1905) et l’Alberta (1905) n’ont pas obtenu, contrairement aux autres provinces, la propriété de leurs ressources naturelles terrestres, le gouvernement fédéral arguant que les revenus issus de ces ressources étaient nécessaires pour construire le chemin de fer et peupler l’Ouest. Ce n’est qu’après quelques décennies de revendications que ces trois provinces ont finalement acquis la propriété de leurs ressources (Janigan 2012). La découverte de pétrole à Leduc en 1947 a marqué les débuts de l’industrie pétrolière albertaine moderne et orienté la province vers un nouveau type de développement économique qui a permis à l’Alberta de devenir une des plus riches provinces canadiennes. Depuis, les revenus issus du pétrole (et dans une moindre mesure du gaz naturel) ont permis au gouvernement albertain d’offrir des services publics de haute qualité à des taux de taxation et d’imposition comparativement bas dans le contexte de la fédération canadienne (Sayers et Stewart 2016). Cette combinaison a été politiquement déployée avec succès par les gouvernements conservateurs albertains (particulièrement celui de Ralph Klein) sous le thème de « l’avantage albertain » (Alberta Advantage) mentionné plus haut. En 2019, Kenney avait d’ailleurs placé l’idée de restaurer cet « avantage albertain » (présument éliminé par le gouvernement néo-démocrate) au centre de sa campagne électorale.
L’avantage albertain repose presque entièrement sur les revenus pétroliers de la province. Pour cette raison, toute action de la part d’autres gouvernements de la fédération pouvant être jugée comme portant atteinte aux revenus pétroliers de la province provoque une vive réaction politique, typiquement cadrée idéologiquement par les idées d’injustice et de marginalisation inhérentes à la notion d’aliénation de l’Ouest. L’épisode du PÉN en représente l’exemple parfait. En réponse aux crises pétrolières de 1973 et 1979, le gouvernement libéral de Pierre Trudeau mit en place ce programme de régulation du prix du pétrole au pays, une décision qui eut pour effet de limiter les revenus pétroliers de l’Alberta. Le premier ministre albertain de l’époque, le conservateur Peter Lougheed, qualifia le PÉN d’« action la plus discriminatoire prise par le gouvernement fédéral contre une province dans l’histoire de la confédération » (Chastko 2004 : 155 ; traduit de l’anglais par les auteurs). Même si la majeure partie du PÉN fut éliminée quelques années plus tard, cette initiative fédérale exacerba la méfiance en Alberta à l’égard du gouvernement fédéral et du PLC. L’épisode du PÉN amena aussi les provinces à demander (et obtenir) un amendement constitutionnel (dans la Loi constitutionnelle de 1982) renforçant leur contrôle sur les ressources naturelles présentes sur leur territoire (Cairns, Chadler et Moull 1985).
Critiquer la péréquation
L’Alberta n’a pas reçu de paiements de péréquation depuis le début des années 1960. De plus, il n’existe pas de scénarios réalistes par lesquels un programme de péréquation, quelles que soient sa structure et sa formule, générerait des paiements pour l’Alberta tant et aussi longtemps que l’exploitation pétrolière massive continuera dans la province (Tombe 2018). En somme, il n’y a pas de raison objective pour que le gouvernement de l’Alberta cherche à apporter des réformes au programme de péréquation car la province ne sera vraisemblablement jamais récipiendaire.
En fait, le gouvernement de l’Alberta avait assez peu critiqué la péréquation avant les années 2000. Lors des discussions entourant la création du programme en 1957, seuls l’Ontario et la Colombie-Britannique émirent des réserves, considérant que le programme allait peut-être trop loin (Janigan 2020). Puis, lors des négociations qui allaient mener à l’enchâssement du principe des paiements de péréquation dans la Constitution canadienne en 1982, seule la Colombie-Britannique exprima des doutes sur le bien-fondé de cette idée (Romanow, Whyte et Leeson 1984). Le reste des années 1980 et les années 1990 furent tranquilles sur le plan politique en matière de péréquation.
Au milieu des années 2000, sous les gouvernements de Paul Martin et de Stephen Harper, la péréquation a fait l’objet de controverses. Ce sont surtout des provinces traditionnellement récipiendaires, mais dont l’exploitation récente de ressources pétrolières leur faisait perdre les paiements de péréquation (la Saskatchewan et Terre-Neuve), qui sont montées aux barricades contre les décisions fédérales en la matière (Lecours et Béland 2010).
En 2006, des voix albertaines se sont élevées contre la péréquation alors que des discussions entourant une nouvelle formule incluaient la question de la prise en considération des revenus issus des ressources naturelles non renouvelables dans le calcul de la capacité fiscale des provinces. L’Alberta demandait l’exclusion complète de ces revenus de la formule de péréquation alors que la plupart des provinces de l’est du pays préféraient leur inclusion complète, qui aurait eu pour effet d’augmenter l’enveloppe fiscale totale allouée à la péréquation. Cette position de l’Alberta invoquait deux considérations, une première d’ordre symbolique et une seconde d’ordre économique. D’une part, d’un point de vue symbolique, l’Alberta n’acceptait pas que les revenus pétroliers soient associés, de près ou de loin, à un programme fédéral ; il s’agit là d’un héritage politique et idéologique du PÉN. D’autre part, d’un point de vue économique, si le programme de péréquation était de taille plus modeste, il existait une possibilité au moins théorique qu’une partie des fonds fédéraux qui auraient été consacrés à la péréquation si l’enveloppe totale avait été plus importante soient alloués en Alberta à travers d’autres transferts ou investissements fédéraux. En 2006, ces considérations ont mené le premier ministre albertain Ralph Klein à déclarer qu’il allait s’opposer vigoureusement à ce que d’autres provinces profitent de la richesse pétrolière albertaine (Brownsey 2007). Dans la même veine, il a menacé de soustraire la participation de la province au programme de péréquation (Globe and Mail 2006). Éventuellement, la mise en oeuvre, en 2007, par le gouvernement conservateur de Stephen Harper de la majorité des recommandations du groupe d’experts mis sur pied par le gouvernement libéral de Paul Martin (et présidé par un Albertain, l’ancien sous-ministre du Trésor de l’Alberta, Al O’Brien), y compris un compromis sur l’inclusion de 50 % des revenus issus des ressources naturelles non renouvelables dans le calcul de la capacité fiscale provinciale comme règle générale (Expert Panel on Equalization and Territorial Financing Formula 2006), a fait peu de remous en Alberta (contrairement à ce qui s’est passé à Terre-Neuve ou en Saskatchewan ; Lecours et Béland 2010). Cette situation s’expliquait sans doute en partie par la domination électorale des conservateurs de Stephen Harper en Alberta, qui rendait beaucoup plus difficiles des attaques du gouvernement provincial à l’encontre des politiques fiscales du gouvernement fédéral.
Durant les dix années suivantes, marquées par la domination conservatrice à Ottawa, il y a eu assez peu de critiques du programme de péréquation provenant du gouvernement de l’Alberta. Les gouvernements conservateurs d’Ed Stelmach (2006-2011), d’Alison Redford (2011-2014) et de Jim Prentice (2014-2015) avaient peu à dire sur ce sujet ; leurs bonnes relations avec le gouvernement Harper et des prix du pétrole plus favorables aidaient ici beaucoup. Néanmoins, l’idée que la péréquation représentait une source d’injustice pour l’Alberta dans le contexte d’une fédération canadienne où les intérêts de cette province seraient ignorés au profit de ceux des provinces de l’est (en particulier le Québec) qui s’était développée pendant les années Klein a trouvé d’autres voix. Une de ces voix est celle de l’universitaire Ted Morton, qui est devenu député conservateur provincial en 2004 puis ministre des Finances en 2010 et ministre de l’Énergie en 2011, en plus d’être deux fois candidat à la chefferie du Parti progressiste-conservateur de l’Alberta, en 2006 et 2011. En tant que ministre des Finances, Morton avait déclaré que le programme de péréquation était dépassé (CBC News 2010). Plus généralement, celui-ci faisait partie de la fameuse « École de Calgary » (Boily 2007), un regroupement informel d’intellectuels de droite qui mettait de l’avant l’idée d’un traitement injuste de l’Alberta au sein de la fédération canadienne et qui recommandait un certain détachement politique et économique de la province par rapport au reste du pays.
Une autre voix importante qui s’est élevée contre la péréquation en Alberta au début des années 2010 est celle du Wildrose Party. Créé en 2008, il s’agissait d’un parti politique situé à droite du Parti progressiste-conservateur de l’Alberta sur l’échiquier politique et qui cherchait à en finir avec la domination électorale de ce dernier, alors au pouvoir de façon continue depuis 1971. En matière de cadrage idéologique, le Wildrose Party misait entre autres sur le sentiment d’aliénation régionale dans la province pour convaincre les Albertains qu’ils avaient besoin d’un gouvernement qui adopterait une position plus ferme, sinon plus combative, envers Ottawa et envers les autres provinces. Évidemment, la péréquation faisait partie de cette opération de cadrage idéologique ancrée dans l’idée d’aliénation de l’Ouest. Par exemple, en 2016, le Wildrose Party a rendu public le rapport d’un comité d’experts qu’il avait mis sur pied (Equalization Fairness Panel) et qui dénonçait l’injustice du programme de péréquation envers l’Alberta. Le comité recommandait de revoir l’obligation constitutionnelle du gouvernement d’offrir des paiements de péréquation aux provinces les moins riches et de changer la formule de péréquation afin de prendre en considération le coût des services publics offerts par chaque province[2] (Graney 2016). Malgré des sondages favorables avant les élections provinciales de 2012, le Wildrose Party n’a jamais été en mesure de former un gouvernement en Alberta. Il a néanmoins réussi à gagner un nombre important de votes qui seraient normalement allés au Parti progressiste-conservateur de l’Alberta. Aux élections provinciales de 2015, le Wildrose Party a terminé au deuxième rang derrière le Parti néo-démocrate, qui, lui, a profité de la division du vote de droite pour récolter une majorité de sièges et former un gouvernement. Cette victoire a mis fin à la dynastie politique du Parti progressiste-conservateur qui avait dominé l’Alberta depuis plus d’un demi-siècle.
Surprenant à l’époque, ce résultat électoral, combiné avec la victoire des libéraux quelques mois plus tard aux élections fédérales de l’automne 2015, a donné une nouvelle impulsion à l’expression de l’aliénation de l’Ouest en Alberta. Le nouveau gouvernement néo-démocrate de Rachel Notley a mis en oeuvre des politiques publiques de centre-gauche, quelquefois alignées avec celles du gouvernement fédéral libéral (comme la taxe sur le carbone), qui ont été fortement dénoncées par les deux partis d’opposition de droite. Ces deux partis, le Parti progressiste-conservateur et le Wildrose Party, ont décidé de fusionner en 2017 afin de former le United Conservative Party (UCP). Cette fusion, qui a mené à une course à la chefferie entre le chef du Parti progressiste-conservateur de l’Alberta et ancien ministre conservateur fédéral sous Harper, Jason Kenney, et le chef du Wildrose Party, Brian Jean, a ainsi abouti à la création d’un nouveau parti dont les principaux chevaux de bataille étaient l’opposition à la taxe fédérale sur le carbone introduite par le gouvernement Trudeau et, surtout, le soutien tous azimuts pour la construction ou le prolongement de pipelines pour amener le pétrole albertain vers de nouveaux marchés.
À la fin de l’année 2017, alors que Kenney a remporté la chefferie de l’UCP, la source de conflit la plus importante entre le gouvernement albertain et plusieurs autres gouvernements de la fédération, y compris le gouvernement fédéral, était justement cette question des pipelines. Pour le gouvernement de l’Alberta, même sous l’ère néo-démocrate, l’expansion de la capacité de transporter du pétrole afin qu’il soit acheminé vers des marchés internationaux a toujours représenté une condition essentielle au développement économique de la province. En 2015, le projet Keystone XL, qui devait amener du pétrole albertain jusqu’au Nebraska et qui était fortement appuyé par le gouvernement Harper, a été l’objet d’un veto de la part du président Barack Obama[3]. En 2017, dans le contexte d’une opposition féroce du gouvernement néo-démocrate de la Colombie-Britannique, au pouvoir depuis juillet, de plusieurs nations autochtones ainsi que d’environnementalistes, le gouvernement fédéral libéral a rejeté le projet de pipeline Northern Gateway, qui aurait amené le pétrole albertain vers les côtes de la Colombie-Britannique pour ensuite l’acheminer jusqu’en Asie de l’Est, le jugeant contraire à l’intérêt public. Également en 2017, évoquant de manière vague un nouveau contexte (changing circumstances), la compagnie TransCanada a à son tour annoncé qu’elle abandonnait son projet de développement du pipeline Energy East, qui aurait traversé la Saskatchewan, le Manitoba, l’Ontario et le Québec afin d’acheminer du pétrole albertain vers le Nouveau-Brunswick pour qu’il puisse être exporté (GlobeNewswire 2017). Le Québec avait été un adversaire particulièrement féroce de ce projet. De plus, toujours en 2017, l’avenir du projet de prolongement du pipeline Trans Mountain entre l’Alberta et la Colombie-Britannique semblait incertain. Lorsque l’UCP a formé un gouvernement majoritaire en Alberta et que Kenney est devenu premier ministre en 2019, le gouvernement fédéral s’est porté acquéreur de Trans Mountain, mais la réglementation fédérale actuelle laisse entrevoir des difficultés importantes pour tout autre projet d’infrastructure de transport de pétrole et de gaz naturel au Canada.
Pour le nouveau gouvernement conservateur albertain, le refus du gouvernement fédéral et de celui de certaines provinces d’appuyer d’une manière qu’il considère adéquate le développement de pipelines trahit une incompréhension de l’Alberta, voire un mépris envers la province et son industrie pétrolière. Dans sa bataille pour promouvoir les projets de pipelines, le gouvernement conservateur a mobilisé les sentiments historiques d’aliénation autour d’un élément bien précis : la péréquation. Dans un exemple classique d’inscription à l’agenda politique, Kenney a explicitement lié l’enjeu des pipelines à la péréquation, promettant que son gouvernement tiendrait un référendum sur le programme s’il jugeait insatisfaisants les progrès faits concernant le développement de nouveaux pipelines au pays (Mertz 2019). Évidemment, l’Alberta ne peut ni se retirer de la péréquation, ni forcer son annulation, car, tel que souligné plus haut, le programme est strictement fédéral et ses principes sont enchâssés dans la Constitution canadienne. Il est possible que le résultat d’un tel référendum puisse aider l’Alberta à faire pression sur Ottawa pour qu’il réforme le programme de péréquation (par exemple en diminuant l’enveloppe totale), ou encore pour qu’il modifie un autre aspect du fédéralisme fiscal canadien (par exemple le programme de stabilisation fiscale) à l’avantage de l’Alberta, mais rien n’est moins sûr. En fait, dans cette opération de cadrage idéologique ancrée dans l’idée d’aliénation de l’Ouest, le gouvernement conservateur de l’Alberta met l’accent sur la péréquation et l’inscrit à l’agenda politique pour l’associer directement aux problèmes économiques et fiscaux de la province dans le contexte de la baisse mondiale des prix du pétrole qui affecte négativement l’économie de la province depuis 2014. Le premier ministre Kenney et son gouvernement construisent ainsi une cible idéologique à partir d’un programme fédéral déjà impopulaire dans la province, la péréquation, ce qui lui permet de faire porter le blâme politique pour la situation économique et fiscale de l’Alberta à d’autres gouvernements de la fédération canadienne (Weaver 2018).
En ciblant la péréquation, le premier ministre Kenney et son gouvernement poursuivent en quelque sorte une tradition albertaine car plusieurs gouvernements précédents, y compris celui de la néo-démocrate Rachel Notley, ont critiqué le programme fédéral de péréquation. Ainsi, en 2018 et dans un contexte économique et budgétaire déjà défavorable, Joe Ceci (cité dans Tombe 2018), ministre des Finances du gouvernement néo-démocrate de Notley, a déclaré que la péréquation avait « besoin d’être réparée » et ne fonctionnait pas pour l’Alberta. Sous Kenney tout comme sous Notley, mais de façon plus radicale, en allant en crescendo, l’inscription de la péréquation à l’agenda, son cadrage idéologique comme enjeu d’aliénation régionale et la nécessité politique de blâmer d’autres juridictions pour les coupures budgétaires et les problèmes fiscaux qu’affronte la province convergent de manière directe.
Plus spécifiquement, ce cadrage idéologique de la péréquation déployé en Alberta est ancré dans l’idée d’aliénation de l’Ouest d’au moins trois manières. Premièrement, l’argument que l’Alberta est victime d’injustice dans la fédération canadienne, qui est inséparable de l’idée d’aliénation de l’Ouest, résonne fortement dans le contexte du débat sur la péréquation. Actuellement, l’Alberta ne reçoit pas de paiement de péréquation puisque la capacité fiscale de la province reste supérieure à la moyenne canadienne, et ce, même si l’économie albertaine tourne au ralenti. À cette situation s’ajoute le manque de compréhension chronique de la population (qui existe par ailleurs dans le Canada entier) du fonctionnement de la péréquation, qui est souvent (faussement) décrite comme impliquant un transfert direct et unidirectionnel des provinces plus riches comme l’Alberta vers les provinces moins riches. Le programme est en réalité financé par tous les contribuables canadiens, y compris ceux des provinces qui reçoivent de la péréquation (Lecours et Béland 2010). Cette perception aide le gouvernement Kenney à cadrer la péréquation comme une profonde source d’injustice. Ainsi, s’adressant à la Chambre de commerce de la province en 2019, le premier ministre albertain avait simplement déclaré, sans trop s’expliquer : « Nous savons que le programme de péréquation est injuste envers cette province. » (Turnbull 2019) À l’automne 2019, le gouvernement Kenney a d’ailleurs mis sur pied un Fair Deal Panel dont la mission est de consulter les Albertains au sujet des stratégies à adopter pour que la province soit mieux traitée (obtenir un « fair deal ») dans la fédération canadienne (Government of Alberta 2020). La péréquation fait partie intégrante de ce discours sur le manque d’« équité » apparent du gouvernement fédéral et de certaines provinces envers l’Alberta. Dans le contexte récent, seule la Saskatchewan a appuyé de manière presque inconditionnelle la position albertaine. Cet alignement entre l’Alberta et la Saskatchewan, conjugué avec des positions divergentes de la Colombie-Britannique et du Manitoba sur les pipelines et la péréquation, respectivement, redéfinit la notion de l’Ouest canadien.
Deuxièmement, l’adversaire principal de l’Alberta dans le contexte de ce cadrage idéologique de l’idée d’aliénation de l’Ouest est un gouvernement fédéral libéral dirigé par Justin Trudeau, le fils du père du PNÉ, qui, comme lui jadis, occupe un siège au Québec. Ce contexte facilite les critiques albertaines envers la péréquation, un programme qui semble bien servir les intérêts du Québec car c’est la province qui reçoit le plus d’argent depuis longtemps, du moins si l’on regarde les chiffres bruts plutôt que les chiffres par habitant (Lecours et Béland 2010). Le gouvernement de l’Alberta peut blâmer le gouvernement fédéral pour un programme qu’il considère contraire aux intérêts de la province, même si (encore une fois) aucune réforme de la péréquation ne serait en mesure de faire de l’Alberta une province récipiendaire en raison de sa capacité fiscale encore très supérieure à la moyenne[4]. Le premier ministre Kenney mentionne d’ailleurs souvent que la formule de péréquation prend en considération les revenus pétroliers de l’Alberta en connaissant la sensibilité qui existe dans la province, surtout depuis le PÉN, lorsque le gouvernement fédéral semble s’approcher, de près ou de loin, des ressources naturelles albertaines. Bien sûr, le gouvernement fédéral libéral est aussi vu comme l’obstacle principal à l’expansion des pipelines malgré l’achat de Trans Mountain. Sa loi C-69 qui régira l’évaluation de nouveaux projets énergétiques est jugée trop contraignante. C’est cette notion que l’Alberta est prisonnière de décisions du gouvernement fédéral qui limite son développement économique qui a ultimement amené le gouvernement de la province à mobiliser politiquement la péréquation, symbole important de la contribution (jugée non reconnue) que fait l’Alberta à la fédération.
Troisièmement, une idée qui a nourri les sentiments d’aliénation de l’Ouest au moins depuis les années 1980, soit que le Québec est l’enfant chéri de la fédération, trouve écho dans le cadrage idéologique de la péréquation comme un programme dont le Québec est le plus important bénéficiaire. Les détracteurs de la péréquation mentionnent souvent qu’une grosse partie des paiements vont au Québec (Béland et al. 2017). Cet énoncé est vrai en termes absolus, mais il est aussi trompeur puisque les paiements de péréquation représentent une plus grande partie des budgets d’autres provinces, par exemple le Manitoba qui a reçu des paiements de péréquation sans interruption depuis 1957. Les généreuses politiques sociales du Québec (par exemple, des frais universitaires plus bas qu’ailleurs au pays, un service de garderie fortement subventionné et un programme d’assurance-médicaments) contribuent à donner l’impression que la province sort grande gagnante de la péréquation et qu’elle peut se payer tous ces programmes à cause d’elle et non en raison d’un fardeau fiscal provincial beaucoup plus élevé que celui qui existe en Alberta. L’opposition du Québec face à tout nouveau projet de pipeline sur son territoire, conjuguée à de fortes critiques de l’exploitation pétrolière de la part de la classe politique québécoise[5], rend le programme de péréquation encore plus frustrant dans une perspective albertaine centrée sur l’idée d’aliénation de l’Ouest et d’injustice territoriale. En même temps, le gouvernement conservateur albertain croit que les méthodes québécoises d’influence dans la fédération canadienne, perçues comme étant basées sur la menace d’indépendance et son poids électoral important, ont porté fruit. Le premier ministre Kenney a souvent dit qu’il comptait s’inspirer du Québec dans sa recherche de « justice » pour l’Alberta (Markusoff 2019) et le Fair Deal Panel contemple « émuler le Québec » (Government of Alberta 2020) en considérant des options pour accroître l’autonomie de l’Alberta, telles que la création d’un régime de retraite provincial et le développement d’une meilleure capacité de la province en matière de relations internationales. La stratégie d’un référendum sur la péréquation semble calquée sur l’expérience québécoise, surtout que le premier ministre Kenney a explicitement mentionné qu’il comptait sur le Renvoi relatif à la sécession du Québec de la Cour suprême du Canada pour forcer le gouvernement fédéral à négocier à ce sujet (Markusoff 2019). Le Québec est ainsi au coeur du cadrage idéologique de la péréquation comme une manifestation de l’injustice du Canada dans la perspective de l’aliénation de l’Ouest tout en étant décrit comme une source d’inspiration dans le projet autonomiste albertain face aux politiques du gouvernement fédéral de Justin Trudeau (Béland et Thomas 2019).
En plaçant la péréquation au coeur de l’agenda politique de son parti et de son gouvernement, Kenney attire l’attention de ses électeurs vers un programme fédéral plutôt que vers des décisions fiscales prises en Alberta depuis longtemps qui rendent la province particulièrement vulnérable sur le plan budgétaire en cas de baisse des prix du pétrole, comme c’est le cas depuis 2014. Dans ce contexte, l’inscription à l’agenda de la péréquation, son cadrage idéologique ancré dans l’idée d’aliénation de l’Ouest et la possibilité au sein d’un système fédéral de blâmer d’autres juridictions pour les problèmes fiscaux de sa province s’articulent dans une stratégie politique qui exploite le ressentiment et les sentiments régionalistes des électeurs face à un « ennemi » fédéral et/ou provincial contre lequel les Albertains, surtout ceux à droite de l’échiquier politique, doivent lutter en s’unissant derrière Kenney et ses alliés pour sauver leur province en protégeant son autonomie en temps de crise.
Conclusion
Notre analyse souligne l’importance de l’idée d’aliénation de l’Ouest dans la stratégie de cadrage et l’inscription à l’agenda de la péréquation en Alberta dans le contexte de la baisse des prix du pétrole, de la situation économique et fiscale difficile de la province et de la présence depuis novembre 2015 d’un gouvernement libéral à Ottawa qui est largement impopulaire en Alberta, au point qu’aucun député libéral n’ait été élu ou réélu en Alberta lors des élections fédérales d’octobre 2019. Dans ce contexte, il semble relativement facile sur le plan politique de blâmer Ottawa pour les problèmes qu’affronte l’Alberta tant sur le plan fiscal qu’économique. Dans le contexte de ressentiment et d’anxiété économique qui est celui de l’Alberta d’aujourd’hui, attaquer Ottawa et le Québec est une bonne stratégie politique pour le gouvernement Kenney. C’est particulièrement le cas parce que ce dernier est critiqué pour ses coupures budgétaires récentes et que, dans ce contexte, il ne souhaite pas amorcer un débat sur la sous-utilisation de la capacité fiscale de l’Alberta et notamment l’absence de taxe de vente provinciale, dont la création permettrait de réduire la dépendance de la province envers les revenus pétroliers tout en lui permettant de bénéficier de revenus plus stables (Tombe 2018).
La croisade des conservateurs albertains contre la péréquation est loin d’être terminée. Même si la crise de la COVID-19 a momentanément réduit les tensions intergouvernementales au Canada (Grenier 2020), et même si des enjeux tels que la bonification permanente du transfert fédéral sur la santé allieront toutes les provinces contre le gouvernement fédéral durant la sortie de crise, la question de la péréquation risque fort de demeurer inscrite à l’agenda du gouvernement albertain pour quelque temps encore, surtout après que l’annulation en janvier 2021 du projet Keystone XL par la nouvelle administration Biden eut provoqué l’ire du premier ministre Kenney. Publié six mois plus tôt, en juin 2020, le rapport du Fair Deal Panel (2020 : 7) recommande au gouvernement albertain d’aller de l’avant avec son projet de référendum sur la péréquation toujours prévu pour octobre 2021 afin de faire pression sur Ottawa pour qu’il soit réformé. Ce référendum maintiendra pendant encore au moins un bout de temps le programme au coeur de la question de l’aliénation régionale en Alberta.
Parties annexes
Notes biographiques
Daniel Béland est professeur James McGill au Département de science politique, directeur de l’Institut d’études canadiennes de McGill et directeur du Programme d’études sur le Québec à l’Université McGill. Ses travaux portent principalement sur les transformations des politiques sociales et fiscales dans les sociétés contemporaines. Il a publié 20 livres et plus de 160 articles dans des revues avec comité de lecture. Ses deux ouvrages les plus récents sont Universality and Social Policy in Canada (University of Toronto Press, 2019, codirigé avec Gregory P. Marchildon et Michael J. Prince) et How Ideas and Institutions Shape the Politics of Public Policy (Cambridge University Press, 2019).
André Lecours est professeur titulaire à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa. Il est le directeur de New Institutionalism. Theory and Analysis (University of Toronto Press, 2005) ; l’auteur de Basque Nationalism and the Spanish State (University of Nevada Press, 2007) ; le coauteur (avec Daniel Béland) de Nationalism and Social Policy. The Politics of Territorial Solidarity (Oxford University Press, 2008) ; le co-auteur (avec Daniel Béland, Gregory P. Marchildon, Haizhen Mou et Rose Olfert) de Fiscal Federalism and Equalization Policy in Canada : Political and Economic Dimensions (University of Toronto Press, 2017) ; et l’auteur de Nationalism, Secessionism, and Autonomy (à paraître chez Oxford University Press).
Notes
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[1]
Les auteurs souhaitent remercier Nikola Brassard-Dion pour ses suggestions.
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[2]
L’ancienne cheffe du Wildrose Party, Danielle Smith (2018), a qualifié le Québec de « grosse sangsue » (grand leech) de la fédération.
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[3]
Le président Donald Trump a approuvé le projet après son entrée en fonction au début 2017. En 2020, le gouvernement de l’Alberta a annoncé un investissement de plus d’un million de dollars dans la construction du pipeline. En 2021 le président Joe Biden y a apposé son veto.
-
[4]
De plus, Kenney était membre du gouvernement de Harper lorsque la formule actuelle de péréquation a été adoptée.
-
[5]
Par exemple, en 2018, le premier ministre François Legault avait qualifié le pétrole albertain d’énergie « sale ».
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