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L’ouvrage The H-Word de Perry Anderson vise à enrichir notre compréhension de l’ordre international contemporain en décrivant les différentes formes assumées à travers l’histoire par le concept d’hégémonie, de la Grèce antique à la République populaire de Chine en passant par ses relectures modernes en Europe et en Amérique. Anderson note d’emblée l’ambiguïté de ce concept, qui se situe à la croisée de la force et du consentement, de la menace et de la négociation.
Bien que la construction d’une force hégémonique ait été établie comme une priorité politique dans des contextes aussi variés que l’Athènes de Périclès ou les guerres de libération de 1813-1814 contre les troupes de Napoléon en Allemagne, son interprétation dominante de nos jours est plus étroitement liée aux bouleversements révolutionnaires du XXe siècle. Anderson décrit l’évolution de la pensée de Lénine sur la question des classes et des stratégies de transformation sociale, et notamment l’idée d’une dictature démocratique basée sur une alliance entre le prolétariat et la paysannerie. Cette coalition révolutionnaire devrait imposer sa volonté par la force contre les propriétaires terriens et les capitalistes, tout en reposant sur un gouvernement par le consentement au sein de la coalition elle-même. Une telle stratégie supposait pour Lénine une éducation politique constante de la paysannerie par la classe ouvrière, afin de permettre la constitution d’une coalition ouverte au sein de laquelle le prolétariat composerait la principale force hégémonique.
La constitution d’un bloc hégémonique dirigé par le prolétariat était également perçue comme une priorité stratégique par Antonio Gramsci, bien qu’il ait proposé un changement décisif dans la définition de l’hégémonie en l’étendant à toute forme de gouvernement stable, quelle que soit la classe qui en bénéficie le plus directement. En incluant à la fois l’obtention du consentement et l’usage de la force dans sa conception élargie de l’hégémonie, le dirigeant communiste italien cherchait à comprendre comment l’ordre capitaliste occidental avait résisté à la vague révolutionnaire de 1917-1923. Deux facteurs se dégagent de son analyse, soit le rôle des strates intellectuelles dans la diffusion et l’internalisation des normes dominantes par les classes subordonnées et la densité des associations civiles qui défendent, d’une manière plus ou moins affirmée, les classes dirigeantes. Anderson souligne ici le contraste entre l’approche de Gramsci et celle préconisée par le juriste allemand Heinrich Triepel : là où le premier concevait l’hégémonie comme un ensemble de relations entre les classes au sein d’un État donné, le second comprenait plutôt ce concept comme une caractéristique des relations entre les États.
Après une accalmie dans les décennies qui ont suivi la défaite militaire du Troisième Reich et l’instauration d’une démocratie libérale sous surveillance américaine en Europe occidentale, l’hégémonie a fait son grand retour dans les années 1970. Divers spécialistes des relations internationales ont alors mobilisé le concept d’hégémonie pour mieux saisir le rôle des États-Unis en tant que partenaire commercial central et force impériale dans l’ordre international d’après-guerre et, éventuellement, d’après-guerre froide. L’hégémonie a occupé une place croissante dans les débats politiques, en particulier après la fin des accords de Bretton Woods, la défaite des forces américaines aux mains du Front national de libération du Sud Viêt Nam et le premier choc pétrolier.
À gauche de l’échiquier politique, Anderson associe les relectures d’après-guerre du concept d’hégémonie à des interprétations divergentes de l’héritage de Gramsci, notamment au sein du Parti communiste italien. Tandis que le mouvement eurocommuniste s’efforçait de débarrasser la pensée gramscienne de tout élément léniniste, en associant sa conception de l’hégémonie à l’atteinte pacifique d’une majorité électorale, une lecture alternative insistait plutôt sur le rôle des conseils d’usine et de l’autonomie ouvrière, en se référant aux premiers articles de Gramsci pour l’hebdomadaire Ordine Nuovo.
Anderson situe ensuite les travaux de Stuart Hall, Ernesto Laclau, Chantal Mouffe, Ranajit Guha et Giovanni Arrighi sur deux axes conceptuels opposés, soit la force et le consentement, d’une part, et les relations intranationales et internationales, d’autre part. En commençant par le « diagnostic gramscien » de Hall, Anderson expose les enjeux et les limites de la lutte politique et culturelle dans le paysage en constante évolution de l’hégémonie mondiale. La « vision d’un autre genre de modernité » proposée par Hall, qui aspirait « non pas à réformer, mais à transformer la société » (p. 89 ; toutes les traductions des extraits du livre sont de nous), est juxtaposée à sa contrepartie populiste dans les travaux de Laclau et de Mouffe, ces derniers étant critiqués pour avoir détaché « les idées et les exigences politiques de leurs soubassements socioéconomiques d’une manière tellement radicale qu’elles peuvent, en principe, être appropriées par n’importe quel acteur pour n’importe quel projet politique » (p. 96).
L’ouvrage Dominance without Hegemony de Ranajit Guha, rédigé dans le cadre des débats internes au mouvement communiste indien dans les années 1970 (Harvard University Press), constitue pour Anderson un prolongement majeur de la pensée de Gramsci. En se concentrant sur les structures de pouvoir dans le contexte de la colonisation britannique de l’Inde, Guha démontre que ces structures se sont maintenues au sein de l’État postcolonial nouvellement indépendant. Anderson souligne l’importance du concept de « composition organique du pouvoir » mis de l’avant par Guha, qui permet de concevoir l’hégémonie à la fois comme un résultat contingent et une « condition fondamentale de la domination » (p. 102-103).
Après avoir dressé un portrait exhaustif des débats stratégiques au sein du Parti communiste chinois sur le rôle de la Chine en tant que force hégémonique, Anderson analyse les structures qui permettent actuellement au capitalisme de se reproduire à l’échelle internationale. La nouvelle Pax Americana a ainsi pris la forme d’un « système hégémonique », qui a été établi « non par des moyens coercitifs ou autoritaires, mais par l’intégration de son modèle inéquitable de pouvoir social dans les arrangements économiques domestiques d’autres États, avec les normes idéologiques, culturelles et politiques qui lui sont associées » (p. 148). Ce système hégémonique a permis au capitalisme de s’épanouir en développant « un bloc transnational d’inspiration néolibérale » (p. 149) qui s’appuie sur une classe moyenne mondiale émergente. Les programmes d’ajustement structurel ont effectivement permis une incorporation politique et sociale des nouvelles classes moyennes du Brésil, de l’Inde et de la Chine au sein du projet hégémonique néolibéral, aux dépens d’un précariat mondial en constante expansion.
Ce système hégémonique représente, pour l’intellectuel Wang Hui, une nouveauté dans l’ordre international contemporain. En ne se limitant plus aux sphères des relations intranationales et internationales, la nouvelle « composante transnationale ou globale » de l’hégémonie, appelée « consumérisme », a ouvert « un terrain de capture idéologique dans le domaine de la vie quotidienne » (p. 151-152). Comme l’avance Anderson, « le capitalisme est fondamentalement un système de production, et c’est dans le travail aussi bien que dans le loisir que son hégémonie est reproduite à travers la “contrainte sourde du travail aliéné”, comme l’appelait Marx, qui adapte incessamment ses sujets aux relations sociales existantes, en limitant leurs énergies et leur capacité à imaginer un monde alternatif et meilleur » (p. 152). Cette capture idéologique constitue la base d’une nouvelle hégémonie transnationale, dans laquelle une classe moyenne (supérieure) mondiale est devenue la plus importante base d’appui du système. De plus, la reproduction du capitalisme n’est plus simplement assurée par les États-Unis, mais est dorénavant administrée à travers une structure qui implique de nouveaux centres impériaux, comme la Chine et l’Allemagne. L’hégémonie n’est alors plus simplement un concept qui décrit comment les structures du pouvoir fonctionnent par la force ou le consentement. Le coup de théâtre est qu’elle est devenue une idéologie dominante : dans l’ordre international du XXIe siècle, la domination converge entièrement avec la gestion.