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Ouvrage dense de quelque 500 pages, Les élections au Québec propose un parcours minutieux dans les 41 élections générales et les campagnes correspondantes tenues au Québec de 1867 à 2017. Écrit à quatre mains par Jean-Herman Guay, politologue, et Serge Gaudreau, historien (tous les deux de l’École de politique appliquée de l’Université Sherbrooke), ce livre présentait d’abord le défi d’une matière à la fois abondante, variée et inégale selon les moments historiques considérés, car de plus en plus fournie à mesure que l’on se rapproche de la période la plus récente. Ce sont précisément cette abondance et cette variété qui constituent l’armature de l’ouvrage, construit à partir d’un vaste corpus de sources primaires telles que presse, discours ou comptes rendus (p. 9). L’étude expose chacune des élections générales, réparties sur cinq périodes principales et autant de chapitres.
Le premier chapitre traite de l’ancrage des partis libéraux et conservateurs dans la vie politique nationale (1867-1887), fortement liés alors à la scène fédérale. C’est ensuite le temps de « la grande ère libérale » (1900-1935), mais également de la diversification des organisations partisanes. Y succède le moment de la « tradition et [de l’]autonomie » (1936-1960), avec la domination de l’Union nationale. La dernière période du vingtième siècle (1960-2000) balance « entre le lys et l’érable », moment d’apogée de la question nationale dans les débats et les élections. De « nouveaux enjeux » dominent les années les plus récentes (2000-2017), caractérisées entre autres par la distanciation de la question nationale et par l’enracinement de tiers partis dans la vie politique québécoise.
Chacun des chapitres est articulé de manière identique : une présentation générale de la période (éléments démographiques, événements économiques et sociaux les plus marquants…), trois synthèses portant successivement sur la « vie démocratique » (la situation concernant le droit de vote, les lois de financement des élections, le découpage des circonscriptions…), la « vie partisane » (les grandes évolutions concernant les différents partis québécois, leurs relations avec les forces politiques fédérales, les principales idées politiques dominantes) et la « vie gouvernementale » (la place de l’État dans la vie sociale et économique de la province). Une analyse succincte de chaque élection générale est proposée dans des « carnets de campagne » comprenant également les résultats nationaux des élections et de brefs extraits d’articles de la presse contemporaine.
De la sorte, le parti pris chronologique et la méthode d’exposition choisie aboutissent à une saisissante et fourmillante chronique électorale, restituant dans leur contexte acteurs, partis et stratégies. Le lecteur suit pas à pas les chefs dans leur préparation, leurs choix, quelques-unes de leurs grandes décisions, et peut se laisser prendre au rythme palpitant de ces campagnes menées tambour battant – par exemple cette lutte entre Louis-Alexandre Taschereau et l’organisation Paul Gouin–Maurice Duplessis lors des élections de novembre 1935 (p. 189-195) ou les derniers mois du gouvernement d’Union nationale en 1959 et 1960, marqués à la fois par la disparition successive du chef du gouvernement et de son successeur Paul Sauvé, et par l’irruption d’un nouveau chef libéral, Jean Lesage, qui adopte ensuite le slogan de campagne « C’est le temps que ça change » qui conduit son parti au pouvoir (p. 306-314).
Cette chronique électorale fouillée constitue une porte d’entrée remarquable dans la vie politique québécoise depuis 1867. Au fil des pages, les idées et les enjeux politiques revêtent une épaisseur historique, s’incarnent dans des personnalités ou à des moments particuliers : citons entre autres l’ancrage canadien-français des deux grandes forces partisanes, conservatrice et libérale, à la fin du dix-neuvième siècle et la relation au nouveau gouvernement fédéral (p. 20-25) ; l’ultramontanisme et le poids du clergé (p. 35-37, 101, 205, 286) ; le droit de vote des autochtones, qui ne sera accordé qu’en 1969 au Québec (p. 101-102, 288-289) ; les débats portant sur la conscription, particulièrement lors de la Seconde Guerre mondiale (p. 234-236) ; la place des femmes en politique, avec le combat des suffragettes, le droit de vote accordé en 1940 (p. 204-205), ou les visages de Thérèse Casgrain, militante et syndicaliste (p. 216), et de Claire Kirkland-Casgrain, première femme députée en 1961 (p. 490-491) ; le contrôle des élections par l’instauration d’un « président général des élections » en 1945 (p. 205), et plus largement les tentatives régulières de limiter les fraudes électorales et la corruption ; le rôle esquissé des médias émergents dans les campagnes : radio, télévision, puis Internet (p. 267, 277, 312, 322, 414) ; la place des tiers partis dans le paysage partisan québécois ; sans oublier, bien sûr, la question nationale, omniprésente tout au long de ces 150 années mais s’exprimant diversement selon les périodes.
On le constate, c’est un volume particulièrement riche qui est offert à la lecture. La contrepartie s’impose : l’entreprise réalisée par Guay et Gaudreau a supposé des choix, compte tenu de l’ampleur de la matière. Le premier choix relève de l’approche retenue : l’objet « élections », dont l’étude a été renouvelée au cours des dernières décennies dans les champs tant de l’histoire politique que de la science politique ou de la sociologie, s’inscrit ici dans une approche traditionnelle de la pratique politique, tel qu’un Maurice Duverger (d’ailleurs cité, p. 20) a pu la définir dans ses travaux séminaux portant sur les partis. Il en résulte un récit linéaire, qui s’intéresse d’abord aux figures dominantes du pouvoir étatique et national que sont les organisations politiques formelles, leurs principaux leaders et les résultats. Les acteurs sociaux, l’évolution des idées politiques, la culture politique, ne sont pas la focale première de l’ouvrage, même s’ils peuvent ponctuellement être abordés.
Les thèmes débattus sont nécessairement limités, tant dans leur nombre que dans le traitement qui leur est accordé. Les auteurs s’en expliquent dans l’introduction (p. 9-10). Ainsi, précisent-ils, le caractère régional des élections, ou les élections partielles, ne sont pas retenus dans l’analyse. C’est cependant l’un des tours de force de l’ouvrage qui ouvre l’appétit pour approfondir tel ou tel aspect de la réalité des élections générales au Québec et, au-delà, de la vie politique québécoise. Parmi d’autres, la manière de faire campagne et les répertoires d’action mobilisés par les différents protagonistes, mentionnés au détour d’une page, interpellent : que ce soit par des assemblées (p. 245), des rassemblements publics (p. 322), évoqués en passant, ou à d’autres moments par des « assemblées de cuisine », forme inédite de mobilisation politique remise à l’ordre du jour au cours des dernières campagnes, la fabrique des élections au Québec a présenté des modalités différentes selon les périodes – sinon les lieux. D’autres interrogations naissent à la lecture des pages de l’ouvrage : ainsi de la professionnalisation et de la socialisation du personnel politique au long des 150 ans parcourus, de la prise en compte des minorités à la fois dans les thématiques de campagne et dans les organisations partisanes, ou encore des interactions entre les élections générales et les autres scrutins québécois (fédéral, municipal) ou de la différenciation éventuelle entre un vote urbain/rural.
Ainsi, récit détaillé des élections générales constituant un guide précieux pour tout lecteur, l’ouvrage de Jean-Herman Guay et Serge Gaudreau est également une invitation à poursuivre l’exploration de la vie politique québécoise, à travers ses rendez-vous réguliers constituant autant de baromètres que sont les élections.