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Faisant suite aux trois premières conférences mondiales sur les femmes organisées par les Nations Unies (Mexico en 1975, Copenhague en 1980, Nairobi en 1985), la Déclaration et le Programme d’action de Beijing en 1995 ont marqué un véritable tournant pour l’autonomisation des femmes et l’égalité des sexes à l’échelle internationale. Depuis, la littérature scientifique sur la question de la participation et de la représentation des femmes en politique s’est substantiellement enrichie. Force est de constater le rôle primordial joué par l’Organisation des Nations Unies pour établir la lutte contre les discriminations à l’égard des femmes comme un objectif majeur de la communauté internationale et d’inscrire celles-ci dans les thématiques de la guerre et de la paix. Adoptée le 31 octobre 2000 par le Conseil de sécurité (CSNU–UNSC), la Résolution 1325 reconnaît non seulement l’impact particulier des conflits sur les femmes, mais aussi le besoin de considérer celles-ci comme parties prenantes à la prévention et à la résolution des conflits. De plus, la Résolution 1325 « sur les femmes, la paix et la sécurité » souligne la nécessité d’intégrer la notion de genre et d’inclure les femmes dans les approches relatives à la sécurité et à la construction de la paix, et d’assurer la protection et le respect du droit des femmes et des filles pendant les conflits.
L’ouvrage Gender, Conflict, Peace, and UNSC Resolution 1325, dirigé par Seema Shekhawat, apporte une contribution significative en examinant les principaux défis posés par la mise en oeuvre de la Résolution 1325 à travers les plans nationaux d’action (PNA). Face à cette initiative onusienne unanimement acclamée, les différents auteurs du collectif interrogent aussi de manière critique l’écart entre la théorie et la pratique. En juin 2018, seuls 74 des 192 États membres des Nations Unies ont appliqué un PNA. Shekhawat regrette par exemple que sur les 664 accords de paix conclus entre 1990 et 2000, à peine 73 (moins de 11 %) aient inclus une référence aux femmes (p. 6). Tel est le point de départ de l’ouvrage : malgré toutes les bonnes intentions avancées par la Résolution 1325, celle-ci n’a pas engagé la révolution sociale et politique espérée, voire le changement de paradigme – au sens khunien du terme –, puisque les études sur le genre constituent encore un objet de recherche périphérique en Relations internationales, discipline toujours marquée par la figure du white (American) male.
Dès les premières pages se voit déconstruite l’idée selon laquelle les femmes forment un groupe monolithique. Pourtant, bien qu’elles ne constituent pas une minorité démographique, les femmes demeurent toutefois les moins privilégiées et les plus vulnérables. L’hyper-masculinité et le patriarcat sont encore intrinsèquement liés aux dynamiques de pouvoir qui structurent les opérations de maintien et de consolidation de la paix. L’ambition de cet ouvrage consiste donc à participer de manière qualitative aux échanges actuels sur l’intersection du genre avec la paix et la sécurité en se concentrant sur la Résolution 1325. Bien sûr, les auteurs ne considèrent pas cette résolution comme une fin en soi, mais plutôt comme un levier devant permettre de rendre crucial le genre – c’est-à-dire ce qui construit socialement et culturellement la différence entre les sexes – dans la formulation et l’implantation des opérations de paix. Au fil des quatorze chapitres que compte l’ouvrage, les différentes études de cas cherchent à démontrer que l’inclusion des femmes dans les processus de paix ne doit plus relever du symbole, d’une obligation normative ou d’une simple tendance (p. 18).
Veronica Fynn Bruey analyse l’importance du Liberian Women Mass Movement et notamment le parcours de deux femmes dans la reconstruction du Libéria, un pays ravagé par quatorze années de guerre civile (1989-2003). Ellen Johnson Sirleaf, première femme élue chef d’État sur le continent africain, et Leymah Gbowee, militante pacifiste, colauréates du prix Nobel de la paix en 2011, ont favorisé une résonnance internationale à la mobilisation des femmes au Libéria et ont ainsi posé les jalons de la Résolution 1325 à la fin des années 1990. Dans leur chapitre consacré à l’activisme des femmes chypriotes, Maria Hadjipavlou et Olga Demetriou s’intéressent en particulier au travail réalisé par le Gender Advisory Team (GAT), formé en octobre 2009, un groupe de femmes engagées dans une démarche visant à intégrer l’égalité des sexes dans les négociations de paix à Chypre. Dans ce conflit qui oppose depuis plus d’un demi-siècle Chypre, la Turquie et la Grèce, les deux auteures proposent d’appliquer à la Résolution 1325 une grille de lecture genrée et ethnique au prisme des enjeux de citoyenneté et d’appartenance.
Aux côtés des études de cas, d’autres chapitres répondent à des logiques plus transversales. Par exemple, dans sa contribution intitulée « The Commodification of Intervention : The Example of the Women, Peace and Security Agenda », Corey Barr observe les effets pervers des fonds versés au titre du développement international. Reposant majoritairement sur des dons, les projets ont en effet tendance à mettre l’accent sur la vulnérabilité des femmes et leur besoin de protection, participant ainsi à l’enracinement d’une image des femmes comme victimes. Selon Barr, la présence de bailleurs de fonds accroît la compétition plutôt que la coopération entre acteurs (p. 120).
Enfin, les différents chapitres de l’ouvrage représentent autant d’occasions de faire valoir l’apport théorique de l’intersectionnalité des approches féministe ou encore décoloniale dans les débats en Relations internationales. Elisabeth Porter examine l’importance du facteur religieux dans la mise en oeuvre des PNA de la Résolution 1325. Bien que le texte du Conseil de sécurité ne mentionne ni la religion ni aucun système de croyances, l’auteure note que 22 États (en juin 2016) ont inclus les organisations et les représentants religieux dans les opérations de maintien de la paix. Porter invite donc à dresser des ponts entre les communautés religieuses, ethniques et politiques afin de laisser s’exprimer une praxis féministe qui remet en cause les institutions religieuses patriarcales, les injustices et l’insécurité que reproduisent bien souvent les États dans leur lecture militariste de la paix. Aurora E. Bewicke, quant à elle, livre un regard féministe sur les binarités – reflet des dynamiques de pouvoir – à l’ère des mouvements migratoires de masse. Elle remarque avec justesse que depuis l’adoption de la Résolution 1325, la nature des conflits a changé et, en particulier, le statut des femmes migrantes n’a que trop rarement fait l’objet d’une attention politique sérieuse auprès des gouvernants et des institutions internationales. Au-delà des dichotomies classiques relevées par les écrits féministes – Ouest–Est, souveraineté–anarchie, masculin–féminin, rationalité–émotivité (le premier étant privilégié, le second se trouve implicitement inférieur) –, Bewicke propose de réévaluer l’ontologie « agent versus victime » qui exclut de fait l’agentivité féminine. Son approche, qu’elle qualifie d’empathique, vise une « égalité d’agence », rappelant que ce qui est perçu comme la « paix » par certains groupes peut pour d’autres n’offrir aucune sécurité vis-à-vis de problèmes immédiats tels que la violence domestique, l’absence de logement, la peur de la police ou la peur liée à la présence de proches à l’étranger (p. 138). Le chapitre de Priscyll Anctil Avoine, Yuly Andrea Mejia Jerez et Rachel Tillman revient en détail sur l’accord de paix historique signé le 24 novembre 2016 entre les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) et le gouvernement, mettant fin à un conflit long de soixante ans. Bien que les femmes aient été largement exclues de la table des négociations et que la question du genre n’ait pas été introduite dans les processus de désarmement, démobilisation et réintégration (DDR), les citoyennes colombiennes se sont toutefois mobilisées dans des organisations de femmes dont le rôle a été déterminant dans le processus de paix, bien avant l’implantation de la Résolution 1325. Les auteures analysent leur cas d’étude suivant une perspective décoloniale qui critique vigoureusement le modèle impérial en Amérique latine qui contribue à perpétuer la violence armée et la marginalisation sociale. Il s’agit selon cette approche de discréditer les cadres épistémiques qui défendent l’idée d’une « paix libérale » importée du « Nord ». La théorie décoloniale analyse d’un point de vue endogène, basé sur les expériences de vie quotidienne, la mobilisation des femmes dans le processus de paix, et invite à réfléchir plus largement sur la possibilité de « paix multiples » au prisme des interactions local–global.
Gender, Conflict, Peace, and UNSC Resolution 1325 offre une remarquable synthèse des débats sur le genre dans le domaine de la guerre et de la paix. On pourra cependant regretter l’absence d’une véritable conclusion générale qui aurait servi de liant aux nombreux chapitres qui se succèdent de manière somme toute un peu rigide. Le livre de Seema Shekhawat permettra aux étudiant·e·s en science politique de se familiariser avec les études féministes et sur le genre, dans le sillage des travaux fondateurs de Cynthia Enloe ou de Laura Sheperd. Les très nombreuses références bibliographiques serviront par ailleurs aux chercheurs confirmés désireux de mettre à jour leurs connaissances sur les approches féministes et la très grande variété des traditions épistémologiques qui en découlent.