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La question des rapports entre art et politique a traversé le dernier siècle de plusieurs manières, à commencer par les différents courants d’avant-garde (futurisme italien, constructivisme russe, dadaïsme, etc.) qui ont mis leur travail artistique au profit d’un projet de transformation de la société, que ce dernier soit d’inspiration communiste, fasciste ou autre. Le livre de Michael Feola, professeur au Département d’études gouvernementales et de droit de l’Université Lafayette, se propose d’interroger ces mêmes rapports à partir de la notion de politique de la sensibilité, conçue comme un complément à la politique discursive qui se situe davantage au niveau de l’échange d’idées, tandis que la politique de la sensibilité renvoie à l’échange d’affects. Après quelques allusions à la présence sociale et concrète de l’esthétique au sein du politique (la thèse de l’esthétisation du politique, qu’on retrouve notamment chez Walter Benjamin), l’auteur expose ses intentions. Il s’agit d’un examen en trois temps des ressources que peuvent apporter Theodor W. Adorno, Michel Foucault et Jacques Rancière dans la mise en lumière des rapports entre certains aspects propres à l’esthétique et ceux qui caractérisent la vie démocratique. Le projet s’annonce tout de même intéressant, puisque ces trois penseurs ont effectivement traité, à divers degrés, de l’esthétique et de ses rapports au politique.

Feola présente, dans son premier chapitre, les thèses connues d’Adorno, notamment celles portant sur les caractéristiques d’une « esthétique-refuge », sorte de promesse de bonheur et d’autonomie face à un monde asservi à la raison instrumentale, avant d’analyser la dialectique négative et ce fameux « idéal du noir » dont Adorno traite dans sa Théorie esthétique (p. 29). L’auteur expose également, à la lumière des critiques fréquemment adressées à Adorno (p. 43), les limites de ces thèses pour la définition d’un quelconque projet politique démocratique. Feola, à l’instar d’autres critiques d’Adorno, n’entrevoit guère de possibilités sur ce plan précis, après avoir analysé la critique adornienne des industries culturelles ou les thèmes de l’informalité et du non-identique (p. 26).

Au deuxième chapitre, Feola aborde de front des propositions bien connues de Foucault concernant l’esthétique de soi (ou le souci de soi, pour reprendre le titre du dernier volume de son Histoire de la sexualité). Les thèmes du corps, de la discipline et de la gouvernementalité sont également au programme de cette analyse sommaire (p. 47). C’est encore à travers un survol des critiques adressées au philosophe que l’auteur examine le potentiel des thèses foucaldiennes pour la définition d’une pratique politique (p. 56). Un détour par les théories plus actuelles, proches des body politics et de cette idée de la lutte politique « spécifique », lui permet de constater que les propositions politiques foucaldiennes comportent certaines limites ; ces « arts du soi » sont peu appropriés, ou plutôt limités, pour penser l’action politique proprement collective (p. 69).

Le troisième chapitre aborde le travail du philosophe Jacques Rancière, en y reconnaissant une réflexion sur la politique comme irruption de sujets non pris en compte auparavant dans la distribution des rôles et des droits à s’exprimer dans l’espace public. Cette définition esthétisante de la politique chez Rancière, comme interruption du régime d’apparition ordinaire des positions d’autorité et des sujets assignés à ces positions, est critiquée par Feola à deux égards, soit ce qui précède ces mêmes interruptions et ce qui leur succède. D’une part, le travail d’organisation, de préparation et d’éducation qui permet de contester une certaine distribution du pouvoir et un certain régime de visibilité tend à être négligé par Rancière et, d’autre part, la postérité institutionnelle de ces mêmes épisodes de contestation n’est peu ou pas prise en compte, ce qui le limite à une vision spontanéiste de la politique (p. 87).

Feola conclut son ouvrage avec une synthèse des réflexions propres aux trois auteurs abordés et des critiques qu’il leur a adressées. Il nous invite ainsi à élargir notre conception de la politique, au-delà de sa réduction à l’échange d’idées sur le pouvoir et la vie commune, en y intégrant directement une dimension sensible. L’auteur mentionne aussi que les injustices ne sont pas simplement nommées, mais qu’elles sont aussi éprouvées par ceux et celles qui les subissent (p. 95), et qu’un des objectifs d’un nouveau projet démocratique devrait être d’élargir le régime de visibilité de la citoyenneté (p. 102). Le projet annoncé par Feola est intéressant, mais l’auteur ne nous semble pas le mener à terme, en partie à cause des insuffisances se situant au coeur même des théories examinées (et qui sont d’ailleurs reconnues par Feola), mais aussi à cause de la faiblesse de certaines analyses de Feola lui-même. Le chemin dessiné est correctement emprunté, mais le projet semble déjà voué à l’échec puisque, d’une part, l’application des « ressources de l’esthétique » dans le champ politique comporte plusieurs limites et, d’autre part, parce que l’analyse des rapports entre esthétique et politique proposée par Michael Feola est, dans l’ensemble, à courte vue. Une piste qui nous semblerait plus intéressante à examiner dans des travaux ultérieurs serait celle d’une autonomie des sphères esthétique et politique qui, sans exclure un dialogue entre ces deux dimensions de la pratique sociale, reconnaîtrait leurs possibilités et leurs limites respectives.