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Dans son essai Théorie du super soldat, Jean-François Caron explore les enjeux éthiques qui accompagnent l’émergence des technologies d’augmentation et de dépassement de la condition humaine (l’endurance, la force, la cognition, les amplifications sensorielles, la tolérance à la douleur et au stress) (p. 1) rattachés à la construction d’un « super soldat ». L’essai s’ouvre sur quatre prémisses morales défilant dans l’ouvrage pour en constituer en quelque sorte les piliers : 1) les Forces armées ont l’obligation de protéger la vie de leurs soldats en les exposant à un minimum de risques ; 2) elles doivent traiter humainement leurs membres, ne pouvant les utiliser comme des moyens ou des choses jetables ou modifiées impunément à des fins de recherche ; 3) les innovations techniques du super soldat se doivent de respecter les principes de la guerre juste ; 4) elles ne peuvent briser le principe d’égalité entre les êtres humains (p. 7).

Le premier chapitre se livre à un exercice de clarification concernant les technologies ayant pour but de restaurer progressivement les fonctions organiques et corporelles, soit après une blessure, soit suivant une maladie ou un traumatisme psychologique, en opposition aux technologies d’augmentation qui cherchent plutôt à développer et à propager de nouvelles techniques. Plus les militaires sont présentés comme de simples humains, partageant avec eux les mêmes atteintes à leur santé, les mêmes fragilités et des vulnérabilités semblables, plus cela indique qu’ils n’ont plus rien d’extraordinaire qui pourrait les différencier du citoyen ordinaire ; l’exception guerrière disparaît alors. En revanche, stimuler artificiellement la force musculaire, l’endurance et l’énergie du soldat revient à « transposer sur le champ de bataille les mêmes types de capacités que la nature a données à certains animaux » (p. 16). Le super soldat imaginé peut exécuter une course fulgurante. Il escalade les parois à l’image de Spiderman. Les projectiles pleuvent sur lui, mais une quantité de capteurs intégrés à son casque lui permettent de percevoir des signaux visuels ou sonores imperceptibles en temps normal. Il les esquive avec une force et une endurance physiques décuplées, bénéficiant en quelque sorte de molécules chimiques qui évacuent douleurs et stress. À chaque fois, il s’agit de rehausser le corps par des moyens techniques, par des organes technologiques surpuissants qui, au fond, ne sont autres que les prolongements extériorisés des organes biologiques. Cependant, dit Caron, ces avantages n’abolissent aucunement l’éventualité pour le super soldat de devoir affronter la mort, voire de subir des blessures, même « si la menace qu’il présente à la vie de l’ennemi dépassera largement la menace que l’ennemi présente pour sa vie » (p. 27). C’est ce qui conduit l’auteur à formuler sans doute la thèse la plus étonnante de son ouvrage : l’asymétrie militaire créée par l’émergence des super soldats n’est pas moralement questionnable, simplement du fait qu’ils ne seraient jamais vraiment complètement invulnérables.

Les trois chapitres suivants examinent les manières d’encadrer la recherche militaire en conciliant, premièrement (chap. 2), l’obligation qui est faite aux armées nationales de faire tout ce qui est en leur pouvoir pour assurer la sécurité de leurs personnels ainsi que celle d’améliorer leurs chances de survie. Les blessures physiques et les chocs psychologiques empêchent souvent les soldats de renouer avec une vie normale après leur retour à la vie civile. Ainsi, ce qui serait immoral pour l’armée serait dans ce cas « de ne pas agir pour limiter ou prévenir une telle situation, alors qu’elle en a les moyens, [cela] équivaudrait à une forme de négligence de la part de l’institution militaire et un manque de respect pour les soldats comme êtres humains ayant le droit de poursuivre leur conception spécifique du bonheur comme n’importe quelle autre personne » (p. 47).

Deuxièmement (chap. 3), ce qui pourrait limiter la recherche de nouvelles technologies d’augmentation de même que leur utilisation serait d’arriver à mesurer leur impact préalable sur l’intégrité morale et le jugement des militaires, notamment sur l’exigence de maintenir coûte que coûte leur capacité à désobéir à un ordre allant à l’encontre du droit de la guerre (p. 76).

Troisièmement (chap. 4), Caron note qu’il n’est pas suffisant de s’en remettre au seul consentement du personnel militaire en cas de besoin d’essais cliniques ou encore lorsque vient le moment d’utiliser les technologies concernées. Non seulement un soldat qui refuse d’y avoir recours se rendrait, du coup, plus fragile et beaucoup plus vulnérable que ses camarades améliorés, mais son geste ferait peser un risque supplémentaire sur son unité entière (p. 102). L’auteur formule également des propositions pour arriver à se passer de ce consentement, puisque les soldats sont conditionnés à obéir aux ordres, particulièrement si l’occasion leur est offerte de bénéficier d’un avantage décisif pendant la bataille : « contrairement aux civils, les soldats sont formés à obéir aux ordres et à défendre leur pays. Cela constitue une incitation implicite de leur part à accepter des situations que plusieurs civils refuseraient. » (p. 104) En ce sens, il serait plus avisé de s’en remettre à la décision d’un comité d’éthique, indépendant de l’armée et qui serait chargé d’approuver ou non les essais sur des sujets humains et leur déploiement futur (p. 112).

Le dernier chapitre s’intéresse aux manipulations génétiques et cherche à démontrer plus largement comment les militaires peuvent se transformer indirectement en relais inconscients du transhumanisme. Ce concept propose des représentations, des mythes et des utopies qui sont métabolisés rapidement dans la constitution d’un imaginaire technique capable en retour de s’immiscer dans la recherche scientifique, au premier rang duquel se trouvent les institutions militaires, certainement les lieux les plus susceptibles de concrétiser dans le réel cet imaginaire. Caron passe en revue les risques de rupture avec le principe d’égalité hérité de l’humanisme, créant une nouvelle noblesse qui ne devrait sa supériorité qu’à ses moyens de procréation techniquement assistée : une élite constituée de manipulations génétiques lui apportant des capacités particulières qui les distinguent de la masse résultant de la loterie génétique naturelle (p. 130). Dans la mesure où aucune innovation technique passée et façonnée au départ pour la guerre n’est jamais restée cloîtrée très longtemps dans le monde militaire – l’ordinateur, le GPS, le cellulaire et la robotique sont d’ailleurs là pour nous le rappeler au quotidien –, il serait illusoire de penser qu’il pourrait en être autrement en matière d’ingénierie génétique.

Les propositions de Théorie du super soldat font preuve d’une tentative bienvenue – c’est là la grande force de l’essai – d’identifier les critères de moralité qui pourraient servir à juger et à départager ce qui est acceptable de ce qui est inadmissible à propos de certaines innovations menant au super soldat. Ce sont ces propositions d’encadrement et elles seules qui, pour l’auteur, exigent les clarifications les plus pressantes – ce qu’il réussit parfaitement à faire –, et qui devront nécessairement conduire à l’édification de balises éthiques pour accompagner le développement prochain de technologies d’amplification à usage militaire. Cela dit, on cherchera en vain la théorie dans cette Théorie du super soldat. Le titre fait d’ailleurs écho à un ouvrage semblable, Théorie du drone (La Fabrique, 2013) de Grégoire Chamayou, mais on y notera l’absence de la même épaisseur conceptuelle. Bien que l’inventaire des technologies d’augmentation possibles soit bien présenté, aucune doctrine militaire n’est décrite, aucun concept stratégique et encore moins une tentative de saisir comment le super soldat s’inscrit plus largement dans la généalogie du rôle de l’innovation technique dans la transformation de la guerre. En effet, il est question ici de la réapparition potentiellement massive de l’armure sur le champ de bataille, donc d’un retour à une certaine conception ancienne du corps du soldat comme principal outil de combat, ce qui mériterait une analyse plus poussée.

Par ailleurs, bien que des références aux super-héros servent ici et là à soutenir l’argumentation, l’ouvrage aurait gagné à puiser plus audacieusement dans les études culturelles, de façon à démontrer comment la culture populaire participe plus insidieusement à un ordre culturel dominant, signalant les préférences qui expriment la hiérarchie des pouvoirs en place. La culture populaire n’est pas un agent neutre, mais elle agit plutôt comme le moulage des perceptions productrices de sens, afin de créer des préconceptions scientifiques qui orienteront peut-être les potentialités et les possibilités techniques du super soldat. La science-fiction joue ici un rôle important, puisqu’elle plonge l’individu ordinaire dans un système de représentation largement acquis pendant ses moments de loisir, qu’on peut concevoir comme des périodes d’entraînement à un imaginaire devant être assimilé et guidant l’innovation dans la recherche militaire. La science-fiction est également un exercice de prospective qui tente de définir et d’anticiper les mutations technologiques à venir, ce qui fabrique en même temps un consensus autour de buts communs, soit dans ce cas-ci la légitimation de développer des super soldats. Théorie du super soldat de Jean-François Caron est malheureusement sans enracinement dans les contextes social, politique et économique du néolibéralisme servant de foyer d’émergence au transhumanisme, à la surhumanisation valorisée à travers l’idéal du super soldat comme le premier stade de colonisation d’une culture de l’amélioration technoscientifique appelée à gagner le reste de la société.