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Alors que le nombre de personnes déplacées dans le monde ne cesse d’augmenter (41,7 millions de déplacés en 2010 ; 51,2 millions en 2013 ; 65,6 millions en 2016) (HCR, 2011a ; 2017b), la demande d’asile et l’attribution d’un statut de réfugié devient un enjeu de taille pour les administrations et les agents qui en ont la charge. Ces procédures sont le plus souvent le fait d’administrations nationales – à l’instar de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) en France, par exemple – et sont largement abordées par ce biais dans différents travaux récents (Spire, 2008 ; Akoka, 2012 ; Hamlin, 2014 ; Miaz, 2017). Or, le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) est également responsable de la « détermination de statut de réfugié » (DSR) dans 70 pays, en particulier du Sud, dont l’Égypte. Si cette attribution était alors principalement effectuée dans des situations d’encampement et par prima facie, c’est-à-dire sur une base collective, le HCR a aujourd’hui renforcé sa compétence dans les procédures nécessitant l’établissement d’une persécution individuelle. Dans un contexte qu’il qualifie de « migration mixte » – où potentiels récipiendaires d’un statut de réfugiés et migrants se côtoient sur des routes migratoires communes –, le HCR rappelle que les procédures collectives par prima facie doivent désormais rester une exception appliquée dans des circonstances exceptionnelles (HCR, 2015). Le nombre total de demandes d’asile à sa charge n’a donc eu de cesse d’augmenter ces dernières années concomitamment à l’augmentation des procédures individuelles (195 105 demandes reçues en 2013, contre 125 500 en 2012 ou encore 96 800 en 2010) (HCR, 2011a ; 2017b). Si la pratique de DSR n’est pas nouvelle pour l’institution, la façon dont elle est actuellement menée témoigne de la fragmentation des statuts octroyés et du nouvel enjeu qu’elle représente (Zetter, 2007). Pourtant, cette compétence appelée « DSR mandataire » a jusqu’ici peu fait l’objet d’études empiriques.

Or, ces évolutions illustrent une responsabilisation (au sens d’accountability) accrue des acteurs de l’aide en général et du HCR en particulier vis-à-vis des États donateurs et partenaires (Betts et al., 2012, Weiss, 2013 ; Sandvik et Jacobsen, 2016). Les États – qu’ils soient bailleurs du HCR, États hôtes ou États de réinstallation – ont un intérêt accru quant au rôle que peut jouer le HCR dans la catégorisation des migrants. L’organisation internationale peut être par exemple utilisée comme filtre migratoire dans un contexte d’externalisation croissante des procédures de contrôle (El Qadim, 2015 ; Sandvick et Jacobsen, 2016), comme en témoigne l’instauration de processus d’identification biométrique dans ses procédures.

Fort de ce nouveau rôle, le HCR cherche alors à bureaucratiser ces procédures, en harmonisant ses pratiques et en standardisant le traitement des demandes de sorte que ses différentes missions de DSR à travers le monde puissent présenter des procédures et des résultats théoriquement identiques et donc plus fiables. L’organisation est alors prise dans une double dynamique de performance administrative et de pression du chiffre. Au HCR-Caire par exemple, pour traiter les 28 500 demandes reçues en 2016 (soit presque trois fois plus qu’en 2013 – voir tableau 1), soit environ 80 par jour, l’organisation a dû, pour y répondre par le biais de procédures individuelles, agrandir le département de DSR en ressources humaines et former des agents non seulement à cette procédure administrative, mais également au rythme de demandes à traiter.

Cette standardisation est également présentée par le HCR comme un moyen de répondre aux différentes critiques émises à son encontre quant aux carences et autres incohérences juridiques et procédurales de ses programmes de DSR et les conséquences de telles pratiques sur le respect des droits des demandeurs d’asile (Alexander, 1999 ; Verdirame et Harell-Bond, 2005 ; Kagan, 2006a). Au Caire, par exemple, demander l’asile prend en moyenne quatre ans. L’organisation déplorait ainsi, en 2013, sur l’ensemble de ses opérations, une accumulation de plus de 250 000 dossiers enregistrés mais n’ayant pas donné lieu à une décision (voir HCR, n.d.).

En dépit de ces tentatives, le HCR, devant la recrudescence des demandes qui lui sont déposées, voit sa pratique confirmer au contraire des pratiques discrétionnaires à la fois à l’échelle des bureaux locaux en général et de ses agents en particulier. Ainsi, l’observation menée depuis le bureau de DSR du HCR-Caire permet d’étudier comment le bureau cairote, par le biais de sa direction et de ses différents agents, s’adapte aux pratiques standardisées issues de Genève, en facilitant l’ajustement de ces normes au contexte égyptien, mais également en permettant aux agents de mener à bien leur tâche tout en restant fidèles à leur engagement « humanitaire ».

Dans cette perspective, la compétence de DSR devient un objet de rencontre entre une raison d’État (qui suppose une rationalité de l’action administrative dans une perspective wébérienne) et une raison humanitaire transnationale (qui se fonderait, elle, sur une logique de charité et d’assistance et, de fait, sur un certain pouvoir discrétionnaire) (Agier, 2008 ; Fassin, 2010). Après avoir introduit les enjeux propres à l’ethnographie d’une pratique administrative au sein de la « bureaucratie de rue » transnationale qu’est le HCR, il s’agira ici de voir les modalités de cette standardisation de la procédure de DSR dans l’organisation, pour aborder enfin la confrontation de ces objectifs administratifs au pouvoir discrétionnaire des bureaux locaux et de leurs agents, et les stratégies adoptées en fonction d’un double impératif, humanitaire et sécuritaire.

Ethnographier une pratique administrative au sein d’une bureaucratie transnationale

Approcher les organisations internationales par l’ethnographie

L’influence de la sociologie sur l’étude des organisations internationales (OI) a abouti au décloisonnement d’un objet jusque-là restreint aux approches réaliste et libérale dominantes au sein des relations internationales (Devin, 2013). Ce renouveau dans le monde des internationalistes permet d’ouvrir la « boîte noire » de ces organisations, en analysant leurs modes de fonctionnement et l’application de leurs normes en pratique, notamment par des immersions au sein de ces bureaucraties (Maertens, 2016). Cela souligne leur pouvoir de création d’un savoir propre, notamment par l’expertise, et d’identifier par quels processus les politiques menées sont légitimées, à l’instar de l’investissement de certaines catégories performatives, à la fois propres aux organisations en général et à leur identité organisationnelle en particulier (Barnett et Finnemore, 1999 ; Best, 2013). C’est cette focale « par le bas » qui légitime l’intérêt de l’étude ethnographique de la pratique de l’action publique transnationale. Cela semble d’autant plus crucial que l’analyse des politiques publiques dites « au guichet » a de son côté permis de mettre en avant l’aspect interactionnel présidant aux relations institutionnelles et le rôle clé joué par le « bureaucrate de rue » dans la construction des politiques publiques (Lipsky, 2010 ; Dubois, 2015), contredisant la représentation wébérienne de l’État, fondée sur le rôle d’agents dé-subjectivés. Appliquées à l’objet migratoire en particulier, différentes études ont montré le rôle des agents administratifs dans la co-construction de la politique publique (voir par exemple Spire, 2008).

Le HCR, une « street-level » bureaucratie transnationale

Néanmoins, considérer le HCR comme une bureaucratie de rue comparable à celle d’un État (au sens de Lipsky, 2010) ne va pas de soi et, de ce fait, peu de recherches l’ont abordé en tant que telle. En effet, l’image commune du HCR est celle d’une structure urgentiste prodiguant « aide », nourriture et soins dans des camps où oeuvrent non pas des agents d’une administration, mais bien des « humanitaires ». Et pourtant l’organisation est engagée dans de nombreuses opérations au sein d’États qui ont choisi, parfois depuis très longtemps (1954, dans le cas égyptien), d’attribuer à l’organisation la gestion de l’asile sur leur territoire. Cela conduit à une routinisation de ses pratiques et à une institutionnalisation de son rôle de substitut d’État (Kagan, 2011). La bureaucratisation des pratiques du HCR, déjà dénoncée par l’ancienne Haut-commissaire Sadako Ogata (HCR, 2000), est donc un phénomène qui n’a de cesse de se confirmer, à la fois à l’échelle internationale et locale.

Le HCR est en effet victime de son propre succès : actif dans 126 pays dans le monde, il doit faire face à une multiplication de ses terrains d’intervention, de ses partenaires et de ses actions. Différentes critiques – qui ne se réduisent pas au seul HCR – ont souligné la façon dont l’expansion considérable du champ humanitaire dans le monde résultait en une désorganisation pratique de la distribution de l’aide, préjudiciable aux populations bénéficiaires comme aux États bailleurs. Ces constats ont abouti à la mise en place de nouvelles structures organisationnelles, et donc administratives, à l’instar de l’approche par « clusters » adoptée par les Nations Unies en 2005, qui définit des aires de compétences et les acteurs responsables dans la gestion de divers secteurs des « crises humanitaires ». De la même façon, la standardisation des pratiques du HCR peut se lire comme une réponse à l’expansion considérable de son champ d’action (Fresia et von Känel, 2016).

Ces pratiques ont été peu étudiées, notamment en raison d’une tendance à aborder le HCR depuis son siège. Peu d’études ont traité des pratiques « de rue » de différents bureaux du HCR pour montrer l’enjeu que représente celui-ci en tant que bureaucratie transnationale au contact permanent de bénéficiaires (voir Fresia et von Känel, 2016). Or, l’étude des « pratiques » de la demande d’asile, et non simplement des règles qui la régissent, permet de dépasser une approche simplement numéraire de la DSR (nombre de demandes reçues ou validées par exemple) pour voir ce qui se joue au coeur de cette procédure administrative (Brodkin, 2017). C’est dans cette perspective que le présent article espère apporter une contribution originale et utile à la sociologie des organisations internationales en particulier.

Méthodologie de l’enquête de terrain

Cette recherche se fonde donc sur une ethnographie des interactions quotidiennes « au guichet » du HCR, et plus précisément au sein de l’opération du HCR-Caire, deuxième bureau de « DSR » en nombre de demandes d’asile déposées (voir tableau 1). Un unique bureau situé dans la ville du Six Octobre (à une quarantaine de kilomètres du Caire) est habilité à attribuer le statut de réfugié en Égypte[1]. C’est là que s’est déroulée mon immersion dans ce département entre août et novembre 2014, en qualité de stagiaire (les stagiaires n’ont pas de pouvoir statutaire, ils assistent les agents d’éligibilité dans la recherche d’information et dans la préparation des dossiers). Lors de ce terrain, l’équipe inaugurait tout juste de nouveaux locaux situés dans un bâtiment entièrement attribué au département de DSR, et l’équipe, constituée jusque-là d’une dizaine d’agents de DSR, en comptait 25.

Grâce à ce poste d’observation, j’ai été autorisée à assister à une vingtaine d’entretiens de DSR (menés en anglais ou en arabe – langues que je maîtrise), ai eu accès à l’intégralité des dossiers des requérants, ai pu participer aux formations prodiguées régulièrement aux agents ainsi qu’aux différentes et nombreuses réunions d’équipe. Cela m’a permis d’étudier dans l’action les mécanismes d’éligibilité en y étant formée, en les observant dans les pratiques des agents d’éligibilité et en les appliquant dans la pré-rédaction d’une vingtaine de comptes rendus d’entretiens. Un questionnaire distribué aux 25 agents que comptait alors le bureau a facilité, entre autres, l’obtention de données biographiques des agents du HCR. Par ailleurs, le guichet étant une frontière poreuse entre deux univers, celui des agents et celui des requérants, un travail ethnographique de deux ans auprès des demandeurs d’asile au Caire informe en filigrane une partie de ce travail.

Tableau 1

Opérations de DSR les plus importantes du HCR et évolution du nombre de demandes d’asile déposées, 2013-2016

Opérations de DSR les plus importantes du HCR et évolution du nombre de demandes d’asile déposées, 2013-2016
Source : HCR, 2017b

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Standardiser la procédure de DSR : la politique juridique et managériale du HCR

Depuis plusieurs années, le HCR a, pour différentes raisons, effectué une rationalisation de son action de DSR, à la fois au sein de chaque bureau-pays et entre eux. Des « orientations stratégiques » définies en 2016 ont ainsi pour objectif d’« accroître l’efficacité dans la détermination du statut de réfugié » (HCR, 2016 : 4). Cette « standardisation » se réfère à la mise en place d’instruments juridiques et managériaux ayant pour but de diminuer la part subjective d’interprétation des agents, qui doivent, par l’application de certaines normes, être capables d’agir de façon objective, centralisée et, de fait, rentable. La formation des agents à la pratique de la DSR au HCR, dont la plupart détiennent un diplôme de licence et/ou de maîtrise en relations internationales ou en science politique et qui n’ont souvent aucune compétence juridique particulière, voire aucune expérience auprès de demandeurs d’asile, devient une pièce centrale de l’« amélioration de l’efficacité et la qualité de ses opérations » (ibid. : 5). La formation d’une durée d’une semaine, prodiguée dès l’arrivée des nouveaux agents par leurs pairs, permet l’homogénéisation des normes appliquées et des représentations des agents, par la transmission d’une politique juridique et managériale commune.

La légitimation de la fonction de tri, entre compétence mandataire et enjeux sécuritaires

Lors de cette formation en DSR introductive et obligatoire pour tous les nouveaux agents, les premiers modules les forment à l’histoire de la « protection internationale » et au rôle central joué par le HCR dans l’institutionnalisation de ce régime de l’asile. Ces formations participent au « processus d’incorporation des normes bureaucratiques » (Spire, 2007b : 7) et à la formation d’une « culture institutionnelle[2] » spécifique, particulièrement forte au HCR (Wigley, 2005). Elles sont donc un outil d’homogénéisation cognitive, par la création d’un espace de partage de connaissances, de représentations, mais également de légitimation des actions entreprises (Willemez, 2002 : 58-59 ; Fresia, 2009).

La DSR y est en effet décrite comme un des piliers fondamentaux du mandat et de la mission du HCR. En effet, pour pouvoir offrir sa « protection », le HCR doit avant tout identifier ses bénéficiaires : la DSR est ainsi « un outil indispensable pour la protection des réfugiés » (HCR, 2016 : 3). Il ne s’agit donc pas de tri ou de sélection, mais d’une procédure d’identification des bénéficiaires nécessiteux de la protection de l’organisation internationale. C’est ce que l’on pourrait appeler l’argument mandataire. On retrouve sans surprise cette représentation chez certains des agents interrogés sur leur conception de la tâche de DSR qu’ils qualifient de « pierre angulaire du système de protection international de l’asile », ou encore de « barrage contre la déportation ». Chaque agent est alors sensibilisé à l’idée d’une neutralité de la procédure, comme en témoigne cette introduction au module portant sur « L’établissement de la crédibilité » : « Quand vous dites aux gens ce que vous faites, ils vous diront toujours “Mais comment est-ce que tu peux décider ?” Mais je vous assure, il existe des moyens objectifs de statuer » (Carnet de terrain, 18 août 2014).

Pourtant, la procédure de DSR va parfois, du propre aveu du HCR (2016), à l’encontre de la notion de protection des réfugiés ardemment défendue et il faut alors légitimer la pratique par d’autres canaux. Dans sa version individualisée, la procédure de DSR nécessite en effet d’importantes ressources supplémentaires (financières mais surtout humaines), qui grèvent d’autres activités de protection souvent plus directement utiles aux requérants que la DSR (soutien à des projets collectifs, ouverture d’une structure éducative ou sanitaire, etc.)[3]. Par ailleurs, la procédure individuelle est entachée de reproches chroniques : manque de transparence et d’informations disponibles aux demandeurs d’asile ou encore temps d’attente interminable (sur le cas spécifique du Caire, voir Kagan, 2006b ; et Brücker, 2013). Conséquemment, le taux très élevé des reconnaissances par le HCR-Caire (environ 85 %) (entretien avec la directrice du département de DSR, Le Caire, 27 octobre 2014), comparativement au coût d’une telle procédure, interroge sur sa pertinence.

C’est alors un argument sécuritaire qui entre en jeu. En effet, pour la directrice du département de DSR-Caire, abandonner un système de reconnaissance individuelle est une option inenvisageable dans un contexte de terrorisme international :

Quelqu’un avait proposé que l’on passe à un système de prima facie, mais je m’y suis fermement opposée parce que les cas que nous traitons ont tous de gros problèmes de crédibilité, que cela concerne la nationalité ou le récit individuel. Prenez les Érythréens. Ils disent qu’ils ne peuvent pas repartir, mais ce n’est jamais très clair, leurs histoires. Si vous avez dix personnes, au moins une ou deux abusent du système. Alors, oui, nous réalisons qu’avec l’histoire qu’ils présentent, et le niveau de preuves que nous avons, nous ne pouvons pas sérieusement les rejeter. Nous avons un taux de reconnaissance de 99 % pour les Érythréens, ce qui souligne clairement que nous pourrions simplifier la procédure. Mais en même temps, nous sommes dans un pays où il est fréquent que des Éthiopiens prétendent être Érythréens, des Somalis se disent Érythréens ou de Djibouti… Les gens peuvent toujours nous indiquer une fausse nationalité.

Entretien avec la responsable du département de DSR, HCR, Le Caire, 27 octobre 2014

Le HCR-Caire s’est également soumis à de nouvelles mesures sécuritaires imposées par le gouvernement égyptien en 2014 et allant à l’encontre des prescriptions internationales, comme l’interdiction d’enregistrer des demandeurs d’asile n’ayant pas de papiers d’identité à présenter. En acceptant d’endosser cette nouvelle tâche, le HCR se porte garant d’un nouvel ordre sécuritaire de l’asile, comme le justifie la directrice de la section de DSR :

Récemment, le gouvernement s’est inquiété auprès de nous du fait qu’un nombre croissant de réfugiés étaient entrés sans documents d’identité. En droit international, ne pas avoir de documents d’identité ou être entré illégalement ne devrait pas l’exclure du statut de réfugié, ce n’est pas un acte punissable de refoulement. Mais ils ont exprimé des inquiétudes. Alors nous avons décidé qu’à partir de la fin de l’année, nous n’accepterions plus de réfugiés sans documents. Nous sommes, il ne faudrait pas l’oublier, dans un monde de terrorisme et de suspicion. Vous dites que vous êtes du Soudan, et que vous vous appelez Abdel Kader, mais donc quoi ? Comment pouvons-nous en être sûrs ?

Entretien avec la responsable du département de DSR, HCR, Le Caire, 27 octobre 2014

Dans ce contexte, des formations obligatoires « antifraudes » sont dispensées à tous les employés du HCR pour les initier à la fraude d’identité, à celle de composition du foyer familial ou encore à celle des motifs pour demander l’asile. « Les réfugiés peuvent inventer tellement de choses, ils sont bien plus intelligents que nous », explique l’un des agents chargés de cette formation (carnet de terrain, 14 octobre 2014). Cette formation se termine sur des cas d’études proposés aux agents qui doivent, en groupe, s’entraîner à qualifier la fraude et à choisir la sanction à adopter.

Ainsi, la DSR n’est plus seulement une affaire d’identification de bénéficiaires à protéger, mais bien un outil de tri entre les « vrais » réfugiés et les « fraudeurs » dans un contexte de « crise » migratoire et sécuritaire. Ce double argument illustre bien ce que Barb Wigley (2005 : 18) appelle l’objectif « comme si » au sein du HCR, c’est-à-dire le passage de l’objectif théoriquement premier – la protection des réfugiés telle que définie dans le mandat de l’organisation – à des objectifs sécuritaires et chiffrés, propres aux intérêts des États bailleurs et des États hôtes.

L’objectivation des critères d’éligibilité : définir les réfugiés a priori

Après l’établissement d’une représentation homogène de l’importance humanitaire et sécuritaire de la procédure de DSR auprès de ses agents, le HCR s’attèle également à homogénéiser leur traitement des demandes d’asile. En effet, la procédure dite d’inclusion étant au coeur de la détermination de statut, c’est à cela qu’est dévolue la majeure partie de la formation des agents, qui doivent intégrer les « fondamentaux » de la DSR[4].

En l’absence de dispositif législatif national – comme c’est souvent le cas où le HCR est compétent – les dispositions internationales et régionales deviennent le fondement juridique de la politique de DSR, complétées par divers documents internes au HCR. Un « Guide » issu de Genève (Guide et principes directeurs sur les procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut des réfugiés au regard de la Convention de 1951 et du Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés), publié pour la première fois en 1979 et réédité de nombreuses fois par la suite, reprend point par point les éléments constitutifs de l’éligibilité du demandeur d’asile (l’inclusion, l’exclusion et la cessation, et enfin le déroulement de la procédure) (UNHCR, 2011b). Considéré comme la fondation de la politique de DSR, un des agents formateurs s’y réfère en ces termes : « Si vous voulez être un agent de DSR, vous devez lire ce manuel qui deviendra votre guide, votre bible » (Notes de terrain, 15 août 2014).

Cette « bible » est complétée par différents Principes directeurs sur la protection internationale émis par le siège de Genève depuis les années 2000, visant à « fournir des orientations juridiques et interprétatives aux gouvernements, aux praticiens du droit, aux agents instructeurs et aux juges ainsi qu’au personnel du HCR chargé de la détermination du statut de réfugié sur le terrain » (UNHCR, 2008 : 1). Ces « orientations » sont des outils de clarification de certains motifs d’inclusion[5]. Il y a des « principes » qui traitent par exemple de la persécution liée à la religion, au genre, ou encore à l’orientation sexuelle (respectivement UNHCR, 2004 ; 2008 ; 2012).

Le HCR établit également a priori des profils vulnérables objectivés en fonction de l’origine nationale, ethnique ou raciale des requérants, basés sur des « lignes directrices par orientations-pays » émises par le bureau de Genève (HCR, 2016 : 5). En 2009, des lignes directrices sont par exemples émises à l’égard des demandeurs d’asile érythréens et stipulent que « la plupart des Érythréens fuyant leur pays devraient être considérés comme réfugiés » (HCR, 2009 : 10). Les bureaux locaux sont tous censés accorder leur pratique aux grandes orientations définies par ce type de document, en dépit des difficultés d’interprétation qui peuvent en résulter (« la plupart » restant en l’occurrence vagues). Dans des cas politiquement plus complexes, entre autres celui du Soudan, le HCR peut adopter un document de « position » juridiquement moins contraignant que des lignes directrices, à l’instar de celui adopté en 2006 pour les demandes d’asile issues de Soudanais originaires du Darfour. Genève y recommande que « les États fournissent une protection internationale aux demandeurs d’asile soudanais du Darfour de l’origine ethnique “non-arabe” » (HCR, 2006 : 4). Ces définitions « externalisées » – en ce qu’elles définissent a priori et par attributs collectifs ethno-raciaux indépendants du parcours individuel de la personne concernée, des profils types de réfugiés – permettent donc théoriquement aux bureaux locaux, d’une part, d’agir de façon cohérente entre eux dans la perspective d’une procédure universalisée et, d’autre part, de faciliter et donc d’accélérer la procédure (voir également Fresia et von Känel, 2016).

Ces pré-catégorisations se traduisent par la mise en place de formulaires dits « simplifiés », dans lesquels la seule caractéristique évaluée est celle permettant leur reconnaissance (ethnie dans le cas darfouri ; nationalité dans le cas érythréen) – et non l’existence d’une persécution ou d’un risque de persécution. Le HCR encourage le recours à ces formulaires, outils d’une « stratégie globale de protection » plus objective et efficace (HCR, 2016 : 5). Or, certains formulaires de ce type sont mis en place localement sans s’appuyer nécessairement sur des normes issues du siège genevois. Ainsi, le HCR-Caire a pu décider unilatéralement de mettre en place des procédures simplifiées dans le cas des demandeurs d’asile sud-soudanais issus de certaines ethnies en particulier (Dinka, Nuer et Shilluk) considérées comme davantage « victimes » du conflit alors en cours, tandis que les personnes issues d’autres groupes ethniques doivent passer par une procédure régulière. Sur la base de cette objectivation a priori des entretiens, se créent des inégalités au sein de migrants d’un même groupe national qui ne se voient donc pas soumis à la même procédure pour des raisons d’appartenance ethnique. Ces procédures différenciées, que l’on pourrait considérer comme contrevenant au principe de non-discrimination tel que défini par l’article 3 de la Convention de 1951[6], sont ouvertement revendiquées par le HCR comme un acte d’« amélioration » de la DSR (HCR, 2016 : 6).

Dans les cas de « formulaires simplifiés » – termes par lesquels sont également désignés par extension les requérants, l’entretien se transforme : il n’est plus dédié à établir une persécution, mais plutôt une appartenance à un groupe national ou ethnique particulier. Or, la connaissance par les agents du HCR des contextes géopolitiques dont sont issus les requérants étant souvent très approximative (en raison de leurs origines diverses et leur non-spécialisation sur une aire régionale, caractéristiques propres aux agents d’une organisation universaliste), ils suivent alors des fiches préparées à l’avance, avec des questions/réponses prédéfinies : Quelle est la danse traditionnelle de votre ethnie ? Quel plat est cuisiné pour les grandes occasions ? Comment se déroulent les mariages dans votre communauté ? Le directeur de la division légale de la plus importante organisation dédiée à l’assistance juridique des demandeurs d’asile au Caire résume ainsi l’évolution ethnicisée de la procédure de DSR :

Au final ce qu’ils font, c’est qu’ils […] font une évaluation de leur ethnicité. En gros, de quelle tribu tu viens, l’endroit où tu es né, où tu as grandi, si tu connais la langue de ta tribu, les traditions culturelles, les cérémonies, les chansons, les danses, la façon de cultiver, n’importe quoi qui peut servir à prouver ton ethnicité. Et s’ils sont contents avec ça, ils donnent au requérant une carte bleue [de réfugié statutaire][7], et le voilà réfugié.

Entretien avec C.E., directeur juridique du Africa and Middle East Refugee Assistance-Caire [AMERA], Le Caire, 3 mars 2013

Ces formulaires simplifiés, instrument de standardisation des procédures administratives, permettent aux agents de poser des questions courtes, directes, diminuant ainsi le temps d’entretien mais également le temps de traitement du dossier, puisqu’il s’agit de vérifier la seule véracité des réponses factuelles apportées par le requérant. Dans un extrait de rapport d’éligibilité, l’ethnie est évaluée comme crédible car le demandeur en question « a été capable de parler moro et a réussi le test de langue effectué durant l’entretien […] Le requérant a également mentionné des danses traditionnelles comme le Murtam Singera et Kerang qu’il a également été capable de danser pendant l’entretien » (Évaluation de DSR, 15 septembre 2014). Si je n’ai pas été personnellement témoin d’une telle mise en scène dans mes observations d’entretiens, il n’est pas rare d’entendre un agent raconter une interaction analogue – le réfugié dansant ou mimant un acte considéré comme « ethniquement valide ». Cette forme de manifestation de la preuve réduit le requérant à sa qualité ethnique qu’il doit être capable de mettre en scène.

Ainsi, par l’établissement de catégorisation a priori fondée notamment sur des attributions nationales et ethno-raciales, et par la rédaction de différents documents de clarification des critères d’inclusion, le HCR homogénéise et accélère son traitement de la demande d’asile, indépendamment des contextes politiques dans lesquels il opère. Dans les couloirs, on dit à ses collègues avoir un « Soudanais », un « Érythréen » ou un « Zaghawa[8] » au programme. Au-delà de la réification identitaire véhiculée par cette formule, cela sert également d’indication sur la nature du cas à traiter. En définitive, pour les agents, les demandeurs sont souvent réduits à leur nationalité ou à leur ethnie, puisque c’est par ces critères – issus de la politique d’objectivation – qu’ils sont censés les évaluer.

La rationalisation de la procédure logistique : encadrer les interactions

Parallèlement à la légitimation de la tâche de DSR par un double argument mandataire et sécuritaire, et à l’objectivation des critères d’inclusion des requérants sus-présentés, on observe une tentative d’homogénéisation de la conduite des entretiens d’éligibilité et, par extension, du rapport entre usagers et administrateurs.

Un document de référence intitulé Normes relatives aux procédures de détermination de statut relevant du mandat du HCR, issu du siège de Genève et publié en 2003, tente d’embrasser tous les aspects logistiques de la procédure, de l’enregistrement à la notification de la décision au requérant, en passant évidemment par l’examen des demandes d’asile (HCR, 2003). Chaque organisation locale adapte ensuite ces règles à son fonctionnement interne, ce qui favorise un degré d’autonomie institutionnelle nécessaire à une bureaucratie transnationale (Fresia et von Känel, 2016). Au Caire, un document interne non publié écrit en 2003 et réactualisé en 2014 sert d’outil de référence pour différentes questions pratiques – relatives par exemple aux « interprètes », aux conditions de « mouvement des dossiers » entre bureaux, ou encore à l’organisation du rythme des agents et aux modalités d’interaction entre agents et requérants.

Chaque agent doit, au Caire, rencontrer deux requérants par jour (trois dans le cas de « formulaires simplifiés »), hormis le jour hebdomadaire dévolu à la rédaction des décisions, ce qui contraint de facto la durée de l’entretien à un maximum de deux ou trois heures. L’objectif d’un tel programme est la rédaction des huit entretiens hebdomadaires par agent, exigés par un quota préétabli. Toutes les semaines, chaque agent est tenu d’inscrire dans un document partagé en ligne et consulté par la direction, son nombre de dossiers finalisés et inachevés. De nombreux dossiers sont en effet mis en attente plusieurs mois, voire plusieurs années, parfois en raison de la rotation qui s’exerce parmi les fonctionnaires internationaux qui « abandonnent » leurs dossiers au moment de leur départ, parfois en raison d’un dossier égaré ou perdu. Ces dossiers non statués sont la cible prioritaire de la direction qui cherche à augmenter le nombre de dossiers traités par chaque agent afin d’accroître l’efficacité de la mission. Dans cette optique, la directrice de la section de DSR n’hésite pas, et ce à plusieurs reprises, à ne pas valider les demandes de congés des agents présentant un nombre important de dossiers inachevés. Cette décision, vécue comme une sanction illégitime, provoque mécontentements et frustrations et génère de fortes tensions lors des réunions hebdomadaires d’équipes.

Les agents d’éligibilité adoptent alors des astuces qui leur permettent de tenir un rythme propre aux nouvelles injonctions managériales (Brodkin, 2011). Ils constituent par exemple des documents de référence par nationalité, groupe ethnique ou motif de demande. Ces dossiers « sources » leur servent de base à partir de laquelle certaines sections sont « copiées-collées » d’un dossier type au dossier en cours. En dépit de ces astuces et quel que soit l’agent observé, le nombre de dossiers inachevés augmente inexorablement au fil du temps et, pour remédier à ces retards qui s’accumulent, des stagiaires non rémunérés sont embauchés pour reprendre les dossiers « abandonnés » par des agents débordés ou bien partis vers d’autres missions[9].

Parallèlement à cela, la standardisation touche aussi le temps dévolu à chaque requérant. En effet, l’horaire des entretiens est invariablement fixé à 8 heures et à 11 heures. La tolérance à adopter quant à de potentiels retards des requérants fait également l’objet d’une codification et les agents sont repris par la direction quand ils n’appliquent pas ces règles, comme le montre cet extrait de discussion issu d’une des réunions d’équipe :

Quelqu’un demande ce qu’il doit faire d’un requérant arrivé à 10 h (au lieu de 8 h). La sous-directrice s’énerve :
— Pourquoi vous ne lisez pas les directives ? Si vous les lisiez, vous sauriez. La flexibilité, c’est une heure. À 9 h on ne reçoit plus son requérant.
— Ok, donc je le reprogramme sur mon prochain jour de rapport [jour hebdomadaire dévolu à la rédaction des décisions et de fait toujours libre de tout rendez-vous] ? suggère l’agent.
— Non ! Tu n’as vraiment pas lu les directives. Tu le reprogrammes mais pas tout de suite. Nous nous sommes mis d’accord sur un délai d’un mois ou deux pour qu’ils comprennent que nous ne sommes pas là pour se plier à leur convenance.

Notes de terrain, 18 août 2014

Le principe de report du rendez-vous (tout autant que l’idée de ne pas se « plier à leur convenance ») joue ici le rôle d’une sanction dont l’agent doit se faire l’entremetteur. Cela induit un rapport paternaliste aux réfugiés propre au HCR (Barnett, 2013) qu’il faut éduquer à la ponctualité et à l’importance de la démarche entreprise.

Par ailleurs, les agents ne doivent pas, par exemple, raccompagner le requérant à la porte principale du bâtiment. Quant à leurs propres déplacements, ils ne doivent jamais utiliser l’entrée dévolue aux seuls requérants, mais utiliser l’entrée du personnel, située sur le côté, le long du bâtiment. Leur bureau doit être le plus neutre et vide possible pour éviter tout risque d’« incident » :

Les objets tranchants ou coupants, même les crayons, doivent être retirés de vos bureaux. Vous ne devez avoir que votre ordinateur, un stylo et du papier. Le dossier physique ne doit pas être accessible au requérant. Vous ne savez pas comment les choses peuvent tourner. J’ai tout vu : des gens jetant des objets sur les ordinateurs, des objets qu’ils avaient amenés. Donc vous devez faire attention. Aux fils également. Quelqu’un me disait qu’apparemment ils sont attirés par le fil et essaie de se faire suffoquer avec. Faites également attention aux fenêtres : c’est arrivé une fois que quelqu’un saute.

Notes de terrain, 7 août 2014

Le travail au guichet du HCR semble bien, sous certains aspects, aller « de pair avec la découverte d’une forme d’interaction structurée par un souci de “maintien de l’ordre” plus que par celui de fournir une prestation ou d’accorder un quelconque droit », comme le remarque Alexis Spire (2007 : 9). Plus que des personnes à « protéger », les requérants sont dépeints comme des menaces potentielles notamment à l’intégrité physique de l’agent, rappelant alors le propos de Michel Agier (2006) sur les ambiguïtés de l’action du HCR entre protection des sans-État et contrôle des indésirables.

Les conditions de l’entretien de DSR alimentent également une relation inégalitaire et distanciée. L’acte de la retranscription instantanée menée par l’agent d’éligibilité crée une distance avec le requérant sommé de se raconter tandis que l’agent, les yeux rivés sur son écran, limite considérablement les interactions. La pression des créneaux horaires à respecter oblige à taper rapidement, parfois de façon partielle, en omettant certains verbes ou certaines tournures. Cela peut conduire à une simplification et une standardisation du récit du requérant, alors réduit aux informations jugées pertinentes dans l’instant et potentiellement similaires à d’autres dossiers. La présence quasi systématique d’un interprète entrave également une interaction réciproque et directe, puisque, souvent, agent et requérant ne se comprennent pas directement. Par ailleurs, ces interprètes – des réfugiés statutaires engagés à l’heure par le HCR – ne maîtrisent pas tous très bien l’anglais et ne sont pas formés à la traduction, entraînant parfois des erreurs, des omissions ou des simplifications des discours des requérants[10].

Ces normes internes de standardisation contrôlent non seulement le rythme et les modalités de travail des agents, mais orchestrent également le rapport entretenu entre agents et requérants en instaurant une forte distance émotionnelle et physique entre eux.

*

Point d’orgue de l’objectif de rationalisation et d’objectivation du traitement de la demande d’asile et des rapports humains qui l’entourent, des missions d’évaluation de DSR établies à Genève font le tour des bureaux locaux pour « évaluer » leurs pratiques. L’arrivée de cette mission au sein du HCR-Caire pour une durée d’une semaine crée une agitation palpable au sein du bureau. En amont, les agents sont tous réunis pour se voir rappeler de « bien faire leur travail ». Les résultats du bureau sont ensuite présentés à la mission dans des « PowerPoints » où diagrammes et tableaux de chiffres témoignent du fonctionnement et de la rentabilité améliorés de la mission (augmentation du nombre de dossiers traités, diminution de la liste d’attente ou encore accélération du temps de traitement des dossiers). La mise en place d’objectifs comptables autant que l’utilisation d’un champ lexical de la technicité – rapport, état d’avancement, mesure, faisabilité – deviennent ainsi les outils d’évaluation de l’action publique au détriment d’une évaluation pratique du contentement des usagers, et maintiennent l’illusion d’une évaluation neutre et apolitique des dossiers (Rozier, 2002 ; Willemez, 2002 ; Brodkin, 2011).

Les pouvoirs discrétionnaires au guichet du HCR

Or, le recours à l’ethnographie au plus près de la pratique des agents permet précisément de les observer dans l’action, au-delà des standards normatifs. Au quotidien et non pas dans les fascicules du HCR, la gestion d’un bureau local ne peut suivre à la lettre les modalités définies par Genève : ainsi, chaque bureau s’octroie nécessairement une marge de manoeuvre dans l’application des consignes. Par ailleurs, au guichet les agents sont, au même titre que n’importe quel autre agent d’un service public, des acteurs subjectifs bénéficiant in fine d’un fort pouvoir interprétatif.

Établir la « persécution » et la « crédibilité » : des vecteurs d’appréciation subjective

Ce qui relève d’une « persécution », c’est-à-dire ce que l’agent d’éligibilité va devoir qualifier de « persécution » (ou de risque de), est juridiquement flou, mais représente pourtant le coeur des procédures d’inclusion des requérants. Le « Guide » de DSR actualisé en 2011 tente d’en donner, de son propre aveu en vain, une définition plus complète :

51. Il n’y a pas de définition universellement acceptée de la « persécution » et les diverses tentatives de définition ont rencontré peu de succès. De l’article 33 de la Convention de 1951, on peut déduire que des menaces à la vie ou à la liberté pour des raisons de race, de religion, de nationalité, d’opinions politiques ou d’appartenance à un certain groupe social sont toujours des persécutions. D’autres violations graves des droits de l’homme – pour les mêmes raisons constitueraient également des persécutions.

52. La question de savoir si d’autres actions préjudiciables ou menaces de telles actions constituent des persécutions dépendra des circonstances de chaque cas, compte tenu de l’élément subjectif dont il a été fait mention dans les paragraphes précédents. Le caractère subjectif de la crainte d’être persécuté implique une appréciation des opinions et des sentiments de l’intéressé […] En raison de la diversité des structures psychologiques individuelles et des circonstances de chaque cas, l’interprétation de la notion de persécution ne saurait être uniforme.

UNHCR, 2011b : 13-14 ; italiques de l’auteure

La tentative d’explicitation de la notion de « persécution » se heurte donc invariablement à la difficulté d’une définition exhaustive des cas potentiellement éligibles. Il est ainsi fait référence aux « menaces à la vie ou à la liberté » sans éléments tangibles permettant de définir, précisément, ce que constituent ces menaces. Par ailleurs, la « crainte d’une persécution » semble encore plus difficile à objectiver : s’il est question d’appréciation « des opinions et sentiments de l’intéressé », il est aisé de se représenter la subjectivité d’une telle entreprise.

L’établissement de la crédibilité est un autre élément important de la subjectivation du traitement des procédures. L’agent doit d’abord évaluer la crédibilité interne de la demande, c’est-à-dire la cohérence du récit du requérant en soi[11], avant de statuer sur la crédibilité externe, c’est-à-dire le rapport entre le récit du requérant et les connaissances disponibles sur la situation d’origine décrite par le requérant, sur le fondement de documents formant la « COI » (country of origin information) – soit des rapports d’organisations non gouvernementales internationales comme Human Rights Watch ou Amnesty International, des articles de presse, des documents émanant d’institutions nationales responsables de l’asile.

Or, ces documents sont assez larges pour qu’il soit possible d’y « trouver », pour qui le souhaite, de quoi valider le récit du requérant. Ainsi, si un demandeur d’asile raconte avoir participé à une manifestation et s’être fait arrêter dans les rues de Khartoum avant d’être détenu sans procès pour une durée de trois mois (récit hypothétique mais courant), il est aisé de trouver un rapport faisant état d’arrestations quasi systématiques d’opposants politiques par le gouvernement soudanais, ainsi que des conditions de détention déplorables. En revanche, l’agent ne trouvera pas forcément de document attestant de l’existence de cette mobilisation particulière, si jamais un tel niveau de preuve était réclamé. Ainsi, la crédibilité dépend du degré (au sens de validité) de preuves recherché, dont l’appréciation est laissée à l’agent – dans la limite des objectifs chiffrés de l’institution. De toute évidence, vouloir réduire le nombre de demandes d’asile validées (ce que l’on trouve largement en Europe par exemple) revient à augmenter le degré de preuves exigé par l’agent ; à l’inverse, faire preuve de souplesse quant à l’établissement de la preuve est la marque d’une politique de reconnaissance relativement généreuse, comme on trouve en Égypte. De fait, pendant la formation de DSR, il est indiqué que la jurisprudence issue de certains pays présentant un très faible taux de reconnaissance des demandeurs d’asile (à l’instar de la Grèce) ne doit pas être utilisée comme COI.

La raison humanitaire des agents du HCR

Ces deux dimensions – l’établissement de la persécution et de la crédibilité – peuvent être investies par les agents du HCR pour accorder la pratique du DSR avec leur engagement au sein d’une organisation humanitaire internationale.

Les agents du HCR sont des fonctionnaires internationaux engagés dans une mission « humanitaire ». En effet, les agents d’éligibilité interrogés par voie de questionnaire partagent l’idée d’un engagement personnel humanitaire, transnational et universaliste. Certains mentionnent une « passion » pour le monde des Nations Unies, un attrait pour les questions géopolitiques et diplomatiques, ou encore une volonté d’engagement sur la question des réfugiés en particulier. D’autres se sentent investis d’une mission « réparatrice », dans l’idée de « faire le bien ». D’autres encore parlent « d’ajouter quelque chose au monde », « d’aider et servir », ou encore « d’aider les gens sans faire de discrimination ». Cet engagement spécifique influence l’usage fait de leur pouvoir discrétionnaire et entre parfois en contradiction avec les objectifs bureaucratiques des instances de direction. Face aux normes standardisées, la liberté de choix qu’ils peuvent appliquer dans leur évaluation des dossiers leur permet de réconcilier leur raison humanitaire (apporter une protection) et leur raison d’État (obéir aux objectifs de l’institution).

La plupart d’entre eux pensaient intégrer le HCR pour être au contact des populations qu’ils voulaient « aider », sans que ce à quoi ce verbe fasse pratiquement référence ne soit vraiment explicite (mais tienne vraisemblablement en partie à la réalisation de soi – Dauvin et Siméant, 2002 : 138). Or, la politique de standardisation décrite entraîne une distance sociale propre au mode d’action « expertisant » qui s’oppose à l’engagement « humanitaire » (Willemez, 2002 ; voir aussi Collovald, 2002). Nombreux sont les exemples de frustrations générées par ce décalage. Les procédures accélérées par les formulaires simplifiés, qui réduisent l’entretien à poser des questions préétablies, en est un des éléments. L’un des agents observés, transféré du programme « normal » à celui des « formulaires simplifiés », me raconte la lassitude ressentie à la fin d’une journée routinisée par des formulaires répétitifs. Il se plaint de poser sans cesse les mêmes questions à des requérants qui se succèdent et avec qui il échange encore moins qu’avec les autres – le temps dévolu à l’entretien étant dans le cas des formulaires simplifiés réduit à une heure environ au lieu de deux heures et demie. L’injonction à une relation minimale avec les requérants (peu de contacts pendant l’entretien, interdiction à l’agent de remettre la décision d’éligibilité au requérant, etc.) est également un grand motif de désillusion. Un autre agent me confie à quel point cette distance imposée lui pèse :

Il me dit que ce qu’il regrette le plus c’est le contact avec les réfugiés. Quand il travaillait avec les demandeurs d’asile à Caritas, au Brésil, la tâche était très différente. Il parle d’une relation avec les réfugiés, d’avoir eu l’impression d’être là pour les aider. Il me dit qu’ils pouvaient discuter un peu en dehors du bâtiment, être en contact.

Carnet de terrain, 21 septembre 2014

Alors en pratique, les agents se « débrouillent » et utilisent les marges de manoeuvre permises par les procédures pour faire valoir leur ressenti subjectif et leur représentation d’un tri « humanitairement juste ». Ils sont sensibles à certains parcours, ainsi qu’à certains profils nationaux, ethniques ou sociaux, qui bénéficient d’une plus grande tolérance. Lors de l’observation d’un entretien avec une femme âgée originaire du Nord-Soudan, arabe et musulmane – c’est-à-dire, selon les critères « objectivés de réfugéité », un profil peu propice à recevoir un statut –, les informations recueillies ne permettent pas de dégager un passif de persécution ou d’appartenance à des minorités considérées par le HCR comme à risque. En prévision de l’écriture du rapport de décision, l’officier responsable du dossier me glisse néanmoins à l’oreille : « Il faudra quand même trouver quelque chose, cette femme est âgée et on ne peut décemment pas la renvoyer chez elle. » (Carnet de terrain, 23 octobre 2014) Une vague corrélation avec une ancienne arrestation de son fils sera utilisée pour établir une crainte de persécution. Similairement, les mineurs fournissent le plus souvent très peu de renseignements tangibles permettant d’établir leurs origines ou leurs parcours, mais le « bénéfice du doute[12] » leur est très largement attribué devant l’impossibilité éthique et morale de leur refuser un statut.

A contrario, certains bénéficient d’un mauvais a priori et sont soumis à des charges de la preuve plus lourdes, comme une façon, peut-être, de compenser les « largesses » précédemment mentionnées. Les Éthiopiens oromos, par exemple, sont soupçonnés de mentir sur leur appartenance ethnique, vectrice d’une protection particulière[13]. Une femme éthiopienne d’une trentaine d’années racontait la participation de son père aux activités du Front de libération des Oromos (FLO) et sa crainte conséquente de représailles du gouvernement à son encontre. Le statut lui a été refusé sur la base de son incapacité à fournir suffisamment de détails crédibles sur l’arrestation de son père survenue une vingtaine d’années auparavant, alors qu’elle n’avait que dix ans. Le caractère répétitif des motifs de demande des Oromos devient un facteur de dé-crédibilisation en amont, ce qui influe sur la façon dont l’agent va aborder leur dossier et plus particulièrement l’entretien. En définitive, les agents trouvent dans la procédure d’asile une marge de manoeuvre leur permettant d’osciller entre normes bureaucratiques et engagement humanitaire. Ils s’arrangent alors avec la bureaucratie pour rendre justice à celui ou celle qu’ils estiment mériter cette protection, en adoptant des critères d’évaluation plus souples dans l’établissement de la persécution et de la crédibilité.

Paradoxalement, et en dépit des objectifs de rationalisation et de standardisation mentionnés, le HCR encourage aussi cette tolérance dans l’évaluation des dossiers. Dès sa formation initiale, l’agent est prévenu qu’il ne pourra jamais parfaitement utiliser les nombreux documents normatifs et procéduraux mis à sa disposition, mais surtout qu’il n’est pas vraiment tenu de le faire. On lui apprend qu’il ne faut « pas trop attendre des réfugiés », que leurs expériences passées peuvent influencer leur capacité à mettre en récit leur expérience de façon cohérente. « Ils ont vécu des traumatismes, la chronologie peut être confuse ou les dates mélangées » (Carnet de terrain, 10 août 2014). De plus, chaque agent est notifié que la véracité des faits est rarement démontrable et que ce n’est pas la situation individuelle décrite qui doit être évaluée, mais la plausibilité d’une telle histoire. C’est particulièrement le cas dans les procédures simplifiées, pour lesquelles les réponses aux questions posées (sur les us et coutumes ethniques par exemple) sont parfois inaccessibles aux agents (faute de travaux ou de connaissances sociologiques et anthropologiques suffisantes ou accessibles). C’est alors sur la seule capacité à fournir une réponse, et non sur le contenu de celle-ci, qu’est validé le récit.

Ce « double corps du guichetier » (Dubois, 2015 : 155-157), à la fois « agent de l’État » – ici du HCR – et « agent-citoyen » (Maynard-Moody et Musheno, 2000), peut donc devenir une ressource pour l’agent. Cette duplicité peut lui offrir, dans chaque interaction qu’il engage, deux rôles possibles, où il choisit – dans un arbitrage qui lui est propre – la mise en avant d’une neutralité administrative dont il est garant ou bien celle d’une familiarité interpersonnelle dans son interaction avec l’usager. Laurent Willemez (2002 : 61) met ainsi en exergue la manière dont, face à cette tension entre « expertise et communauté de croyance », des mécanismes individuels sont mis en place par les agents pour retrouver une certaine cohérence intérieure.

Une forme de résistance à la culture managériale bureaucratique et sécuritaire naît dans des actes quotidiens, une main serrée, un regard appuyé, autant de micro-interactions qui permettent aux agents de se sentir plus « humains » dans leur traitement des requérants. Alors qu’il est recommandé de laisser son bureau vide et impersonnel, quelques semaines après son arrivée, un des agents décore le sien de dessins que lui ont fait les enfants des requérants interrogés. « Acheter des feutres pour que ces enfants s’occupent pendant les entretiens » est une façon pour lui de les prendre en compte tout comme accrocher ces dessins aux murs devient la manifestation matérielle d’un lien avec les requérants autre que celui défendu par l’institution. Cette volonté de prise en compte des subjectivités rencontrées définit un profil « frondeur » qui se rapproche de celui de l’agent « réfractaire » dépeint par Spire (2008 : 66-79), en désaccord avec les normes et les quotas définis par la direction administrative.

Quand ce mécanisme de résilience s’épuise, nombre d’agents choisissent la fuite comme mode d’adaptation. En effet, sauf quelques rares exceptions, la plupart des agents d’éligibilité internationaux[14] rencontrés au HCR-Caire n’ont pas choisi d’y renouveler leur contrat, en raison des difficultés ressenties face à la tâche d’éligibilité ou à la pression de ce bureau spécifique. La plupart travaillent toujours au HCR, mais se sont orientés vers d’autres types de missions de protection impliquant une dimension juridique et administrative moins contraignante que celle de la DSR. Ceux qui sont restés dans le domaine de la DSR ont en grande partie quitté le bureau du Caire, lui préférant un environnement moins anxiogène. La faible mobilité des agents locaux (égyptiens) interroge en revanche la routinisation possible de leurs pratiques et son impact sur leurs décisions, ce qu’une autre recherche pourrait mettre en valeur.

Le guichet transnational, entre enjeux géopolitiques globaux et locaux

À côté de la subjectivité des agents, c’est la nécessaire prise en compte simultanée d’enjeux locaux et globaux qui court-circuite les règles établies par Genève en amont. L’abrogation alors pure et simple de certaines procédures ou la fermeture du dépôt d’une demande d’asile pour certains groupes nationaux ou ethniques sont autant de recours du bureau local pour concilier ces différents enjeux.

Ainsi, le HCR-Caire n’a jamais eu le droit d’enregistrer et d’évaluer une demande d’asile de Libyens ou encore de Palestiniens, considérés comme des « hôtes » par le gouvernement égyptien et maintenus hors des politiques d’asile. Cela était également le cas des Soudanais accueillis jusqu’en 1995 par un accord de libre circulation, avant son abrogation à la suite d’un regain de tension entre le Soudan et l’Égypte, créant alors les cas des premiers « demandeurs d’asile » soudanais en Égypte soumis au HCR-Caire. D’autres bureaux du HCR, à l’instar par exemple des bureaux éthiopien ou ougandais, enregistraient alors et de longue date des demandeurs d’asile soudanais.

De la même façon, le bureau du Caire s’est démarqué des autres bureaux en mettant fin à toutes les procédures d’attribution de statut et de réinstallation pour les Soudanais à partir de 2004, au moment des négociations de paix entre le gouvernement de Khartoum et les groupes dits rebelles sudistes (Sudan People Liberation Movement / Sudan People Liberation Army – SPLM-SPLA). Un « Plan de rapatriement » des Sud-Soudanais (HCR, 2005a ; 2005b), qui contrevient aux délais légaux et coutumiers d’application de la clause de cessation, est officiellement mis en place en décembre 2005[15]. L’objectif est ici pour le HCR-Caire de réduire la pression sur son bureau de plus en plus surchargé par des demandes soudanaises en expansion, tout en participant, en tant qu’institution des Nations Unies, à la construction de la paix au Soudan, grâce à l’organisation du retour des populations déplacées. Cette décision, lourde de conséquences pour les populations concernées, fait ici jouer le principe national : tous les Soudanais, qu’ils soient du Darfour, de l’Est ou du Sud, sont soumis à la même politique. Cette décision du seul HCR-Caire contrevient aux principes définis par les lignes directrices émises par Genève quant aux demandeurs d’asile soudanais originaires du Darfour (voir supra). Dans le même temps, le bureau israélien du HCR, situé alors à Jérusalem, permet l’obtention d’un titre de protection temporaire à tous les Soudanais, et en particulier à ceux originaires du Darfour. Cela démontre l’absence de standardisation en pratique au sein de deux bureaux pourtant voisins et accessoirement, cela explique le départ de nombreux Soudanais de l’Égypte vers Israël (voir sur ce point Brücker, 2015 ; 2017).

Quand le HCR-Caire décide de rouvrir les procédures d’asile aux Soudanais en 2012, un document interne précise que la priorité est d’abord donnée aux personnes du Darfour, réactivant un principe ethnique et non national (HCR, 2013). Cette pratique s’explique à la fois parce que le bureau du Caire n’a pas les moyens matériels de répondre à l’intégralité des demandes soudanais mises « sur pause » depuis 2004 (on parle alors de plusieurs milliers de dossiers potentiels), aussi parce qu’alors, reconnaître uniquement les Darfouri permet de maintenir l’idée d’une paix en construction au Sud-Soudan, en dépit des départs de plus en plus nombreux depuis le jeune pays.

Si en 2014 le HCR-Caire rouvre la DSR pour l’ensemble des Soudanais, les procédures auxquelles ils sont soumis (normales ou accélérées) dépendent toujours de leur origine ethnique. Ces exemples soulignent les discriminations que peuvent entraîner de telles procédures définies a priori sur une base nationale ou ethnique en fonction des intérêts de tel ou tel cadrage. Ils soulignent également la complexité de l’évaluation des dossiers pour les agents dont le travail est tout à la fois celui d’appliquer des normes standardisées et de savoir-faire fi de ces règles au nom d’une éthique personnelle et d’enjeux globaux et locaux auxquels le HCR en général et le bureau local en particulier sont nécessairement associés.

Conclusion : la standardisation comme réification des identités

Dans un environnement où le nombre de demandes d’asile est en expansion constante et où le rôle du HCR comme agent de catégorisation va croissant, l’organisation encadre fermement la procédure d’attribution de statut pour tendre vers un système qui se voudrait quasiment mécanisé, où chaque point d’arbitrage possible serait balisé en amont. Cette politique de standardisation juridique des pratiques passe par différents outils transmis aux agents par une formation constante. Celle-ci est couplée à une politique managériale cherchant à légitimer la tâche d’attribution du statut, souvent frustrante pour des agents venus s’engager dans une mission « humanitaire ». Ces tentatives font abstraction des contraintes structurelles qui caractérisent leur environnement d’action et qui contraignent nécessairement toute tentative d’objectivation du traitement des demandes : la politisation et la sécurisation des politiques d’attribution, tout autant que l’engagement particulier de ses agents.

Au-delà d’un échec relatif à l’amélioration du rendement de ces administrations, cette standardisation a d’importantes conséquences sur les représentations des demandeurs d’asile et des réfugiés statutaires des agents. Le HCR s’impose alors comme entrepreneur d’une certaine réalité, en réifiant les identités des requérants. Comme le souligne Spire (2007 : 7), « ce que l’on apprend d’abord et avant tout au centre de réception des demandeurs d’asile, c’est une manière de concevoir et de recevoir les demandeurs d’asile ». Objectiver les critères d’attribution désubjectivise les demandeurs d’asile et essentialise leurs profils, notamment sur une base raciale et ethnique, en réduisant le réfugié à une représentation typifiée digne d’une « classe-objet » (Bourdieu, 1977). Ces représentations « archétypées » sont un reflet des conditions sociales dans lesquelles l’institution fonctionne (Akoka, 2011) et soulignent le pouvoir normatif que donne la DSR à l’organisation et à ses agents. Dans le cas étudié ici, la figure du réfugié réduit à des origines ethniques réifiées s’impose comme conséquence de la confrontation entre politique de standardisation et pouvoir discrétionnaire. Le système de détermination du statut de réfugié du HCR se rapproche en ce sens de plus en plus des procédures menées par différentes administrations nationales, interrogeant à nouveau la thèse de l’étatisation de l’action du HCR (Kagan, 2011).

De façon à la fois anecdotique et symptomatique, l’entrée du bâtiment principal a été grillagée pour éviter officiellement des entrées de réfugiés et demandeurs d’asile présentées comme potentiellement incontrôlables. Officieusement, il s’agit également de limiter toute mobilisation contre le HCR[16]. Lorsqu’ils viennent prendre des nouvelles de leur dossier, connaître leur résultat de DSR ou bien rapporter un problème au département responsable, on les trouve là, accrochés aux barreaux de cette grille qui les surplombe. Cette grille symbolise presque à elle seule un rapport antagoniste entre l’organisation, protégée par les barreaux, et ceux qu’elle est censée « protéger », derrière, matérialisant alors une altérité inaltérable. Tour à tour perçus comme potentiellement menteurs, manipulateurs et fraudeurs, ou au contraire comme vulnérables, faibles et démunis, les réfugiés restent prisonniers d’une représentation dichotomique, qui n’autorise en conséquence que des réponses sécuritaires ou humanitaires.