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L’auteur du célèbre Qui gouverne ? (1961) s’était illustré dans le débat sur les élites en montrant dans une étude empirique de la communauté de New Haven qu’il n’y avait pas d’« élite du pouvoir » comme l’affirmaient Charles Wright Mills ou Floyd Hunter, mais une pluralité d’élites s’imposant chacune par le jeu de la concurrence dans des enjeux politiques divers. Dans cet ouvrage, puis tout au long de sa carrière intellectuelle, Robert Dahl développa une certaine conception de la démocratie et de la distribution du pouvoir que l’on nomme pluralisme, conception chère à d’autres auteurs éminents tels que David Truman, Seymour Martin Lipset et Pierre Birnbaum. Dans cet ouvrage important écrit en 1971 qui a enfin été traduit en français en 2016 par Pascal Delwit et Michèle Mat, Dahl élabore le concept de polyarchie, notion centrale au pluralisme.
Si l’auteur donne une définition rudimentaire de la démocratie, il indique dès le départ qu’il ne traitera que d’un aspect de celle-ci, central, soit la « redevabilité constante du gouvernement envers les préférences des citoyens », ces derniers devant être considérés comme des « égaux politiques » (p. 15). Cela implique que les citoyens puissent exprimer leurs préférences, les faire valoir à leurs concitoyens et au gouvernement dans une action collective ou individuelle et que leurs préférences pèsent d’un poids égal sur l’action du gouvernement (p. 16). Cette conception de la démocratie repose in fine sur huit critères formels qui sont autant de garanties institutionnelles : la liberté d’association, la liberté de presse, le droit de vote, l’éligibilité à un mandat public, le droit de concurrence entre dirigeants politiques, l’accès à des sources d’information alternative, des élections libres et loyales, des institutions liant l’action du gouvernement aux préférences et aux suffrages exprimés par les citoyens (p. 17).
Le concept de polyarchie renvoie à un idéal-type, au sens wébérien du terme, caractérisant un régime démocratique ou en voie de l’être qui satisfait les critères de libéralisation et d’inclusion. La libéralisation implique la possibilité de contestation publique du régime, alors que l’inclusion comprend la participation politique d’un grand nombre de citoyens. À partir de ces deux variables, l’auteur élabore une typologie des régimes : les hégémonies fermées sont des régimes où la participation et la contestation publique sont faibles ou inexistantes ; les hégémonies inclusives représentent les régimes où le niveau d’inclusion est grand, mais la contestation faible ; les oligarchies compétitives constituent au contraire des régimes où le niveau de contestation publique est grand, mais l’inclusion faible ; et enfin, les polyarchies doivent être comprises comme un processus de démocratisation qui tend idéalement vers une plus grande ouverture à la contestation publique et jouissant d’une forte participation politique (p. 20).
C’est sur la base de cette conception de la démocratie et du type de régime qui incarne deux de ses dimensions constitutives (libéralisation et inclusion) que l’auteur se demande quels facteurs permettent le passage d’un régime hégémonique à un régime polyarchique (p. 22). Autrement dit, Dahl pose la question des facteurs qui contribuent à minimiser ou à maximiser la démocratie dans les divers États nationaux. Selon lui, le processus de démocratisation est le résultat d’un calcul des coûts escomptés de la répression de l’opposition et des coûts escomptés de la tolérance de cette dernière. Ainsi, les régimes évoluent vers la polyarchie lorsque les coûts de la répression surpassent ceux de la tolérance, entraînant une sécurité mutuelle du gouvernement et de l’opposition, c’est-à-dire la coexistence pacifique de plus d’un groupe se faisant concurrence pour le pouvoir. Conséquemment, la question qu’il pose devient : quels sont les facteurs qui augmentent ou diminuent la sécurité mutuelle du gouvernement et de l’opposition, permettant ultimement l’atteinte d’un degré satisfaisant de contestation publique et de participation politique ? L’auteur examine sept séries de facteurs pour y répondre : les séquences historiques, le degré de concentration socioéconomique, le niveau de développement économique, l’inégalité, les clivages sous-culturels, le contrôle exercé par une puissance étrangère et les convictions des militants (p. 43).
L’étude des séquences historiques le conduit à cerner trois trajectoires types qui voient le passage d’une hégémonie fermée à une polyarchie, soit un parcours marqué par une libéralisation précédant l’inclusion (par ex. l’Angleterre ou la Suède), un parcours marqué à l’inverse par un degré appréciable d’inclusion précédant une libéralisation (par ex. l’Allemagne jusqu’à Weimar), un parcours qui développerait spontanément un degré de contestation et de participation (par ex. la France de 1789 à 1792).
Si Dahl conteste l’adéquation libérale classique entre capitalisme et démocratie – en affirmant que la polyarchie peut très bien coexister avec des formes d’économie mixte dans lesquelles l’État contrôle une part appréciable de l’économie, comme en Suède –, il conclut cependant qu’un ordre social pluraliste (caractérisé essentiellement par une économie décentralisée) sera plus susceptible de voir se développer une polyarchie, alors qu’un ordre social marqué par une économie centralisée sera plus susceptible de voir se développer une hégémonie (p. 72). Données à l’appui, Dahl montre qu’il existe une relation forte entre le niveau de développement économique et la polyarchie, la plupart des polyarchies étant des « sociétés de la révolution industrielle » ou des « sociétés de forte consommation de masse » (p. 78). Bien qu’il n’y ait pas de relations de cause à effet, les polyarchies s’expliquent par un haut niveau d’alphabétisation, de formation et de communication, par l’existence d’un ordre social pluraliste et par la présence (ou pas) de fortes inégalités (p. 86-92). Si la polyarchie freine les inégalités, en compensant les inégalités de statut, de revenu et de richesse par un accroissement des droits politiques, elle cohabite souvent avec des inégalités socioéconomiques fortes. L’auteur fait alors remarquer que ces inégalités ne sont toutefois pas contestées au point de remettre en cause les régimes polyarchiques et que cela est dû au fait que les gouvernements réussissent à répondre à certaines exigences des groupes défavorisés de manière à obtenir suffisamment d’allégeance et qu’il existe plusieurs éléments pouvant atténuer le sentiment de « privation relative » désamorçant la contestation (p. 100-114).
Dahl relève une adéquation entre pluralisme sous-culturel et polyarchie : selon plusieurs observations, les pays admettant une plus grande homogénéité culturelle seraient plus prompts à développer un régime polyarchique, alors que les pays admettant davantage de clivages sous-culturels (religieux, linguistique, racial, etc.) risqueraient plutôt de déboucher sur un régime hégémonique. La croyance des militants et des dirigeants au bien-fondé ou non des éléments qu’on associe à la polyarchie est une autre dimension importante à considérer pour l’accession à un régime polyarchique et pour le maintenir. Même si nous ne pouvons rendre compte de la manière dont se forment les croyances (concernant entre autres l’efficacité des institutions démocratiques, la confiance dans le gouvernement, la reconnaissance de l’autorité), celles-ci doivent être considérées comme des variables indépendantes majeures. Enfin, si les polyarchies ont plus de chances de se développer dans des États indépendants, la domination d’une puissance étrangère peut augmenter les possibilités que se développe une polyarchie, tout comme elle peut à l’inverse en miner les chances.
Bien qu’il ait été écrit au début des années 1970, l’ouvrage de Dahl demeure intéressant. Témoin important et artisan sans doute tout aussi important de la révolution béhavioriste qui affecte la science politique états-unienne dans les années 1950 et 1960, l’auteur formule une théorie de la démocratie formelle à prétention empirique dans une perspective historique et comparative. Même s’il se fonde sur des sources de seconde main, l’utilisation qu’il en fait est probante et supporte bien son modèle explicatif du développement et du maintien des régimes démocratiques. On peut toutefois douter de la neutralité axiologique revendiquée par l’auteur. En effet, bien qu’il revendique un attachement à la polyarchie, Robert Dahl soutient que ce préjugé favorable n’a pas d’incidence sur son analyse. Or, sans cautionner l’adéquation pure et simple entre capitalisme et démocratie, il en vient tout de même à soutenir qu’une économie centralisée est grosso modo incompatible avec un régime polyarchique, alors qu’une économie décentralisée en est une condition nécessaire (p. 70-73). Par conséquent, il réitère l’adage libéral classique faisant équivaloir libre marché et libertés politiques. Ce préjugé le conduit également à poser des questions qui peuvent parfois sembler naïves. Cela est manifeste lorsqu’il se demande comment des décideurs politiques, aux États-Unis par exemple, pourraient faciliter la transformation de pays tels que Cuba, la Tchécoslovaquie, la Grèce ou la Yougoslavie en polyarchies sans jamais faire intervenir dans son raisonnement les enjeux liés à la Guerre froide (p. 213).
Il y a ainsi un mélange, propre à la conception pluraliste, entre un idéal (celui de la démocratie définie comme libre compétition entre groupes sociaux relativement égaux) et la réalité empirique qui témoigne d’une disparité entre les divers agents sociaux et nationaux dans l’accès aux ressources et au pouvoir. En somme, le livre Polyarchie : participation et opposition mérite d’être connu du public à la fois comme une présentation claire et bien structurée des trajectoires types des régimes démocratiques, ou en passe de l’être, et comme une élaboration nuancée et probablement dans sa forme la plus achevée du pluralisme avec tous les biais normatifs qui le sous-tendent.