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La question du rapport qui unit la pensée de Marx à la réflexion philosophique dans l’histoire de la pensée politique est restée ouverte. Franck Fischbach, philosophe, traducteur (Hegel, Marx, Honneth) et commentateur de l’oeuvre de Marx, a décidé de s’attaquer à cet alliage qui a suscité maints débats. Le livre Philosophies de Marx se veut, à la fois, un savant condensé des postulats philosophiques de Marx et une étude des matériaux qui ont nourri les réflexions personnelles de Fischbach dans ses ouvrages précédents – L’être et l’acte (Vrin, 2003), La production des hommes (Vrin, 2014) et Le sens du social (Lux, 2015).
Fischbach entame son étude par la question « Marx est-il un philosophe ? » (p. 7) Question épineuse à laquelle il répond que Marx a contribué à élaborer une nouvelle manière de faire de la philosophie – la critique. Ce postulat s’oppose à ceux qui énoncent plutôt que Marx a rompu avec la philosophie pour se consacrer à la science : l’économie politique. Fischbach précise que Marx n’a jamais fait de l’économie politique, mais bien une critique de l’économie politique : « L’ambition propre à Marx aurait donc été celle de parvenir à effectuer une transformation de l’économie politique au moyen de la dialectique ou par la dialectique c’est-à-dire par et au moyen de la philosophie, et plus précisément au moyen d’une forme critique de la philosophie c’est-à-dire par un usage critique de la philosophie. » (p. 18) Marx a affirmé l’importance d’unir théorie et pratique, proposition qui a amené certains de ses successeurs à argumenter que la théorie était inféodée à la pratique. Contre cette position, Fischbach affirme le caractère actif de la philosophie de Marx. La critique théorique formulée par Marx a eu des effets beaucoup plus concrets sur les différentes transformations sociales que son militantisme de la Première Internationale ou du Parti social-démocrate allemand. C’est à partir de ces a priori que Fischbach développe trois dimensions particulières de la philosophie de Marx : la philosophie de l’activité, la philosophie sociale et la philosophie critique, la dernière étant celle qui nourrit les deux premières.
La première dimension est celle de l’activité. Pour Fischbach, au coeur de la philosophie de Marx, se trouve une manière spécifique d’aborder l’Homme et la société, soit par l’étude de leurs activités et de leurs relations. Dans les thèses sur Feuerbach, écrites en 1845, Marx a développé un point de vue nouveau qui tentait à la fois de dépasser l’idéalisme qui comprend le monde par ses représentations idéelles en mouvement et le matérialisme feuerbachien qui engage son analyse à partir des objets tels qu’ils sont perçus par les sens. De la sorte, Marx comprenait le monde à partir des activités et des relations des individus. Fischbach affirme alors que « L’essence humaine est donc dans les rapports sociaux : c’est là qu’elle existe réellement ou effectivement. » (p. 35) Ceci étant dit, Marx a immédiatement joint à ce postulat philosophique que les rapports sociaux existants ne permettent pas la réalisation de l’essence humaine. Dès lors, Marx a formulé une critique des pratiques sociales qui dissocient l’individu de son pouvoir social. Comme le souligne Fischbach, pour Marx « il faut passer de rapports qui isolent à des rapports qui accomplissent [essence humaine] » (p. 41).
La philosophie sociale est la deuxième dimension de la pensée de Marx. Si l’essence de l’homme se situe dans ses rapports et que ceux-ci sont coupés de lui-même, alors surgit l’importance de faire la critique des pratiques et des institutions qui coupent l’individu de son essentialité. La philosophie sociale est la méthode par laquelle Marx a essayé de comprendre la société telle qu’elle apparaît et non à partir de ses représentations politiques. Critique des révolutions politiques qui ont seulement proclamé dans l’abstrait l’égalité de tous les individus, Marx a voulu comprendre comment l’humain pouvait s’émanciper réellement. C’est dans l’union dialectique du particulier et de l’universel, de l’individu et de la société, que l’être humain est capable de réaliser son essence. Il s’agit donc de sortir des philosophies de type libéral qui privilégient l’individu sur le collectif et celles de type conservateur qui accordent un prima au commun plutôt qu’au sujet. La philosophie sociale de Marx, par son analyse de l’économie et du politique, s’efforce de proposer un monde réellement social qui n’existe pas encore, qui est à venir. Fischbach explique que cette réunion « s’effectue dans et par ‘la communauté des prolétaires révolutionnaires’, en tant que leur acte même de se réunir et de surmonter la division coïncide avec l’acte de prendre contrôle de leur propre condition d’existence » (p. 123). C’est dans et par le travail que l’humain peut réaliser son essence sociale.
La dernière des trois dimensions est la critique. Comme le mentionne Fischbach, c’est celle qui irrigue les deux premières. La question de la critique en philosophie s’est d’abord posée chez les jeunes hégéliens à partir de l’idée de réalisation de la philosophie, car à quoi bon formuler une critique si ce n’est pas en vue de changer le cours des choses ? Fischbach le précise : « Dans la philosophie elle-même, le passage à la pratique ne peut prendre qu’une forme encore philosophique et cette forme est très exactement ce que Marx appelle la critique. » (p. 132) Marx entame ses réflexions à partir de la crise de la philosophie hégélienne qui voyait dans l’État moderne la possibilité de réconcilier l’homme avec le monde. Cette réconciliation n’aurait eu lieu que dans la tête de Hegel, selon Marx, car le monde réel reste encore marqué par un profond déchirement. La réalisation de la philosophie n’est donc pas que sa simple suppression en vue de l’action politique, c’est la réalisation dans le monde réel – la réconciliation. Surmonter la séparation entraîne donc le philosophe à quitter le monde sublime des idées et à s’occuper des relations sociales. C’est dans son analyse du monde concret que Marx a repéré le prolétariat comme agent concret capable de dépasser l’état d’aliénation dans le monde. Ce sujet s’insère dans une compréhension plus générale de l’économie politique où Fischbach observe que Marx reste philosophe et profondément attaché à Hegel. C’est donc dans le communisme, lieu où les travailleurs peuvent contrôler la propriété privée des moyens de production, que l’individu ne se trouve plus opposé à la réalité sociale, mais qu’il entretient plutôt une relation de réversibilité avec elle.
L’ouvrage de Franck Fischbach s’inscrit dans une tradition marxienne visant à dépasser les débats devenus stériles voulant qu’il existe un jeune Marx philosophe et idéaliste et un Marx mature scientifique tourné vers l’analyse économique. Fischbach montre avec une grande érudition comment dans la philosophie de Marx se trouvent des thèmes qui persisteront tout au long de sa vie intellectuelle. Son rapport à la philosophie hégélienne est l’un des éléments qui n’ont pas quitté les réflexions de Marx, et ce, de ses premiers écrits jusqu’à ses derniers. Fischbach fait bien ressortir comment la thèse de doctorat du jeune Marx portant sur Démocrite et Épicure est en réalité une réflexion sur le devenir-monde de la philosophie à partir des réflexions de Hegel (p. 131) et comment, jusqu’au livre Le capital, Marx est resté près de la pensée hégélienne. Ce livre sur les philosophies de Marx réussit à saisir les intuitions, les questionnements et les thèses générales qui unissent les écrits de l’un des plus importants philosophes modernes. Par ailleurs, cet ouvrage nous donne un accès privilégié aux matériaux qui ont formé en quelque sorte les postulats théoriques propres de Fischbach concernant la philosophie sociale, l’aliénation et la puissance du travail. Ainsi, Philosophies de Marx constitue un passage obligé en ce qui a trait à la pensée de Fischbach et fortifie son inscription dans le courant de pensée politique de l’hégéliano-marxisme.