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Le concept de la complétude institutionnelle et ses applications ont beaucoup évolué depuis la parution de l’article phare de Raymond Breton en 1964, intitulé « Institutional Completeness of Ethnic Communities and the Personal Relations of Immigrants ». Initialement vouée à l’étude de l’intégration des immigrants en Amérique du Nord, la complétude institutionnelle est devenue un concept clé dans l’étude de la vitalité culturelle et linguistique des communautés franco-canadiennes hors Québec. Dans sa version la plus épurée, la complétude institutionnelle est une mise en forme des principes néo-institutionnalistes, selon lesquels les institutions jouent un rôle prédominant dans l’émergence, la définition, la consolidation et la mobilisation des identités culturelles (Lecours, 2000). Au cours des dernières décennies, ce concept a été combiné à d’autres outils conceptuels et théoriques se rapportant à l’aménagement linguistique et culturel, notamment aux travaux influents de Will Kymlicka (1995 ; 2001). Par exemple, en partant du « triptyque de Kymlicka[1] », Johanne Poirier (2012) cherche à greffer une place aux minorités francophones hors Québec entre les « groupes ethniques » et les « minorités nationales », évoquant ainsi la création d’une nouvelle catégorie apte à mieux traduire leur situation. De façon similaire, Joseph Yvon Thériault (2014) étudie l’évolution du concept de la complétude institutionnelle, exhortant à une certaine « renationalisation » de la francophonie canadienne. Rodrigue Landry, Éric Forgues et Christophe Traisnel (2010) ainsi que Landry (2012) proposent, pour leur part, un modèle d’autonomie culturelle, trouvant notamment fondement dans la complétude institutionnelle, et visant à rendre compte de la vitalité linguistique et culturelle des minorités francophones hors Québec. Enfin, Linda Cardinal et Eloísa G. González Hidalgo (2012) s’en tiennent à la conceptualisation de Breton, voyant émerger les contours d’un « droit à la complétude institutionnelle », qui peut servir de fondement au maintien de la culture sociétale des groupes se situant entre les « minorités nationales » et les « groupes ethniques ».

Le concept de la complétude institutionnelle demeure principalement centré sur le cas canadien. Pourtant, les regards croisés sur d’autres minorités ethnolinguistiques ainsi que l’initiation d’un dialogue incorporant ses manifestations dans d’autres contextes politico-linguistiques permettraient non seulement de mieux comprendre les problématiques institutionnelles liées à la vitalité des minorités ethnolinguistiques, mais aussi de jeter un nouveau regard comparatif sur la situation des minorités franco-canadiennes. C’est dans cette optique que cet article fait voyager le concept de la complétude institutionnelle dans la grande région sinophone, en portant une attention particulière aux sous-groupes linguistiques de la majorité han. Jusqu’à l’établissement d’institutions nationales modernes promouvant l’homogénéisation au siècle dernier, les langues sinitiques minoritaires (souvent et à tort considérées comme des dialectes), telles que le cantonais, le hakka, le hokkien, le teochew et le wu (pour n’en nommer que quelques-unes), ont survécu en partie grâce au haut niveau d’autonomie culturelle dont leurs populations bénéficiaient. Cependant, des processus de rationalisation linguistique distincts ont réduit le degré de la complétude institutionnelle de ces groupes, si bien que la vitalité ainsi que la survie des langues chinoises minoritaires sont maintenant en jeu.

D’un point de vue théorique, nous entendons avec cet article contribuer au développement du concept de complétude institutionnelle et à ses applications en soulignant le rôle des institutions politiques dans l’émergence, l’articulation et le positionnement des identités ethnolinguistiques. En effet, le rôle des institutions politiques semble parfois omis ou marginalisé dans les études sur la complétude institutionnelle au Canada, où ces institutions et identités sont souvent, à l’instar des écrits de Kymlicka, tenues pour acquises. Or, nous identifions certaines institutions – non seulement des associations et des organes gouvernementaux à caractère ethnolinguistique, mais aussi les systèmes électoraux et leurs clivages – comme ayant des influences profondes sur les identités ethnolinguistiques et sur les conceptions et les pratiques de la complétude institutionnelle. Nous avançons donc que, conformément aux prémisses du néo-institutionnalisme historique (Lecours, 2000 ; 2005), les idées, les intérêts et les identités véhiculés par ces institutions, ainsi que leur évolution, devraient constituer un aspect important dans l’étude de la complétude institutionnelle. Le rattachement du concept à un cadre institutionnaliste plus large est particulièrement souhaitable lors de son application à des réalités hors Canada, là où son vocabulaire et son contexte historique, culturel et politique demeurent souvent étrangers.

Dans cette optique, nous soutenons que des contextes institutionnels distincts à Hong Kong et à Taïwan, ainsi que l’évolution de ces contextes, ont contribué à façonner et à refaçonner les catégories identitaires de ces régions respectives, ainsi que leur portée politique. Dans un premier temps, nous montrerons qu’à Hong Kong, la création d’un conseil consultatif rassemblant les intérêts des groupes indigènes hakka et cantonais, conjuguée au déplacement des institutions traditionnelles hakka dans le processus d’urbanisation, a contribué à l’érosion de l’identité hakka en faveur d’une identité indigène à dominance cantonaise. Au cours des dernières années, le statut politique délicat de Hong Kong et son absorption rapide par la Chine ont précipité une crise identitaire – une insécurité culturelle – englobant la collectivité hongkongaise, conçue comme étant essentiellement cantonaise, dans son ensemble. Hong Kong, où un véritable « melting-pot cantonais » est en émergence, correspond donc de plus en plus à la catégorie des minorités nationales, tandis que les Hakka, malgré leur présence historique sur le territoire, représentent aujourd’hui un groupe ethnique dont la langue semble vouée à l’extinction.

Dans un deuxième temps, nous montrerons que les niveaux d’autonomie et de sécurité culturelle plus élevés à Taïwan ont permis de porter davantage attention à la vitalité des minorités ethnolinguistiques sur le territoire. En effet, contrairement à Hong Kong, la modernisation et la démocratisation ont précipité une montée des revendications hakka. La situation des Hakka se rapproche désormais de celle des francophones hors Québec, et ceux qui militent pour les langues taïwanaises perçoivent non seulement le transfert linguistique vers le mandarin comme un problème, mais voient aussi certains éléments du principe de la complétude institutionnelle – notamment la reconnaissance des cultures minoritaires par l’État et la création d’institutions à caractère ethnique – comme un remède potentiel à ce problème. C’est ainsi qu’on a récemment créé des comités ethnolinguistiques et des régions culturelles hakka afin de revaloriser et de revitaliser la culture hakka. N’étant pas confinés à un territoire bien défini, les Hakka, pour reprendre l’expression de Thériault (2014), forment désormais un « groupe nationalitaire » en quête d’un degré plus élevé de complétude institutionnelle.

Conceptualiser la complétude institutionnelle dans la grande région sinophone

La grande région sinophone constitue un contexte de choix pour l’étude de la sécurité linguistique et culturelle des minorités dans une perspective institutionnaliste. En effet, la région est un ensemble d’entités étatiques et sous-étatiques, intégrées de façon plus ou moins rigide à des conceptions politiques, historiques et/ou culturelles de la « Chine ». Parmi ces entités, seul l’État insulaire de la République de Chine (Taïwan) est démocratique, tandis que la Région administrative spéciale de Hong Kong, sous souveraineté chinoise, est pour sa part semi-démocratique. La République populaire de Chine, quant à elle, est un parti-État communiste, autoritaire et centralisé. La région est habitée en majorité par l’ethnie han, elle-même divisée en un nombre non établi de groupes linguistiques – généralement estimé à 7 –, formant un continuum de langues mutuellement inintelligibles qui auraient évolué en partie par des contacts avec des peuples non sinitiques au cours des deux derniers millénaires, à partir d’une forme de chinois ancien (Ramsey, 1987 ; Norman, 1988 ; Yan, 2006). Bien qu’elles soient souvent qualifiées de dialectes (fangyan), la plupart des linguistes les considèrent désormais comme des langues à part entière. Par exemple, la différence phonologique entre les diverses langues sinitiques a été comparée à celle entre le français et l’italien (Bauer et Benedict, 1997 : xxxiv), le néerlandais et l’allemand (Bauer, 2000 : 43), et l’anglais et le suédois (Joseph, 2004 : 132). Jusqu’au début du vingtième siècle, ces langues sinitiques étaient unies par une langue écrite commune (wenyanwen), elle-même modelée sur le chinois ancien (shanggu hanyu). La création d’une norme moderne et nationale dans les années 1910, basée sur le mandarin vernaculaire, la langue majoritaire de la Chine[2], a rompu ce rapport relativement neutre entre la langue chinoise écrite et les langues chinoises parlées. Le chinois moderne standard a rendu l’utilisation du chinois classique désuet et a renforcé la croyance que les langues sinitiques du sud ne sont que des dialectes du chinois plutôt que des variétés autonomes de la famille des langues sinitiques.

Parmi les groupes minoritaires han, les Hakka sont particulièrement intéressants en ce qu’ils constituent une minorité dans pratiquement toutes les régions administratives où ils se trouvent. En effet, l’identité hakka est à l’origine essentiellement diasporique, le terme hakka se traduisant par « familles invitées ». Originaires du centre-nord de la Chine, les Hakka se sont vus déplacés à plusieurs reprises au cours de l’histoire, pour s’établir dans une région correspondant à l’est de la province de Guangdong vers le dix-septième siècle. C’est de là que des groupes hakka ont émigré dans d’autres parties de la province de Guangdong (y compris le nord de Hong Kong) ainsi que sur l’île de Taïwan au cours des dix-huitième et dix-neuvième siècles. La migration des Hakka a donné lieu à de violents conflits, notamment aux guerres claniques Punti–Hakka (le terme punti se référant aux Cantonais qui habitent la province de Guangdong) au milieu du dix-neuvième siècle, et s’est terminée avec la relocalisation forcée de plusieurs clans hakka dans des enclaves aux terres de piètre qualité. L’histoire de discriminations et d’exils constants qu’ont vécu les Hakka, ainsi que leur identité forte et leur accession à des positions d’influence et de prestige dans les communautés han de la grande région chinoise et du sud-est asiatique, ont mené certains observateurs à faire des parallèles entre les Hakka et les Juifs (voir par exemple Erbaugh, 1992 : 94 ; et Leo, 2015 : 87, 169)[3]. C’est donc à travers l’expérience de cette collectivité à Hong Kong et à Taïwan que nous proposons d’étudier les manifestations de la complétude institutionnelle dans la grande région sinophone.

L’application d’un concept aux origines nord-américaines à la région sinophone nécessite une certaine adaptation. Nous insisterons ici davantage sur la nature plus « communautariste » de la complétude institutionnelle. Cette dernière sera donc représentée par les modèles mieux connus de l’autonomie culturelle ou de la pilarisation ethnolinguistique, et sera prioritairement conçue comme vecteur de la « proximité socialisante » (Landry, 2012). Dans cette optique, l’existence de communautés linguistiques distinctes confinées à des territoires spécifiques, la présence d’identités ethnolinguistiques politisées, la création d’institutions gouvernementales au caractère ethnolinguistique, voire la reconnaissance par l’État de l’existence de communautés ou de collectivités ethnolinguistiques, constituent toutes des manifestations de la complétude institutionnelle. De plus, une équivalence sera posée entre les concepts de la sécurité linguistique et de la vitalité ethnolinguistique. Ces concepts peuvent tenir lieu de variables indépendantes ou dépendantes ; en fait, il est de mise de présumer que la relation entre la complétude institutionnelle et la sécurité linguistique est de nature cyclique. Ainsi, une hausse du degré de la complétude institutionnelle devrait entraîner une hausse de la sécurité linguistique, quoiqu’il soit aussi possible d’envisager des situations où un degré élevé de sécurité linguistique (par exemple dans le cas de majorités établies) puisse réduire l’intérêt porté à la complétude institutionnelle. Inversement, l’insécurité institutionnelle (c’est-à-dire un faible niveau de complétude institutionnelle) risque de se traduire en insécurité linguistique, ce qui peut engendrer une hausse des revendications linguistiques, institutionnelles et identitaires. Dans d’autres cas, l’effacement progressif des institutions ethniques minoritaires sera plutôt accompagné d’un changement identitaire favorisant l’assimilation au groupe majoritaire. Nous tenterons ici de mettre ces dynamiques en lumière en utilisant la complétude institutionnelle comme variable à la fois indépendante et dépendante, sans toutefois nous lancer dans une analyse scientifique de la relation causale entre la complétude institutionnelle et la sécurité linguistique, question qui va bien au-delà de l’objectif de ce texte et de l’espace qui lui est alloué.

Hong Kong : une nation minoritaire cantonaise ?

En 1842, à la suite de sa victoire dans la première guerre de l’opium, le Royaume-Uni s’emparait de l’île de Hong Kong, une petite île au sud de la province de Guangdong. La colonie s’est ensuite étendue à la péninsule de Kowloon (située au nord de l’île) en 1860 et aux plus vastes Nouveaux Territoires (au nord de Kowloon) en 1898. Contrairement à l’île de Hong Kong et à la péninsule de Kowloon, qui avaient été cédées à perpétuité, les Nouveaux Territoires ont été consentis pour une période de 99 ans. À l’arrivée des Britanniques, les habitants des Nouveaux Territoires, représentant le quart de la population sur environ 85 % du territoire total de la colonie, étaient regroupés en villages, souvent sur une base clanique, avec des organisations sociales et territoriales relativement rigides et bien définies, et qui géraient même souvent leurs affaires indépendamment de l’aristocratie terrienne et de l’État chinois (Hayes, 2012). Ces premiers habitants se montraient fort réticents à céder leur territoire à la nouvelle administration coloniale, un antagonisme qui a culminé en une « guerre de six jours » en 1899 (Hase, 2008). Étant donné la forte organisation sociale des habitants des Nouveaux Territoires, le gouvernement colonial a rapidement reconnu que l’administration de ce territoire – qui de toute façon n’allait être que temporaire – nécessitait une approche particulière. Il s’est donc engagé à y respecter plusieurs aspects des traditions et du droit coutumier chinois. Les efforts de développement ainsi que les interventions de l’administration britannique, hormis quelques relocalisations forcées jugées nécessaires, sont demeurés relativement limités, du moins durant le premier demi-siècle de cette administration.

Lors du premier recensement linguistique en 1911, 81 % de la population de Hong Kong parlait cantonais, contre 15,1 % le hakka et 1,9 % le hoklo (Bacon-Shone et Bolton, 1998 : 45). Même s’ils étaient déjà en situation minoritaire, les Hakka, pour la plupart des fermiers concentrés dans les montagnes et les vallées de la région nord du territoire, constituaient néanmoins environ la moitié de la population des Nouveaux Territoires, elle-même estimée à moins de 100 000 habitants (Hayes, 1964 : 21). Les villages étaient habituellement administrés par des clans hakka ou punti (c’est-à-dire cantonais)[4] et constituaient le centre de la vie sociale des habitants des Nouveaux Territoires[5]. Les festivals et la vie spirituelle gravitaient autour des temples ancestraux des villages. L’éducation, qui n’était que rudimentaire et largement limitée aux garçons, était dispensée par des écoles de village de style traditionnel. Le curriculum n’était pas standardisé et la langue d’enseignement était celle du clan ou du village. Bref, le mode de vie traditionnel des Nouveaux Territoires était caractérisé par un degré relativement élevé de complétude, ce qui se traduisait par une autonomie culturelle et une vitalité linguistique considérables. Nonobstant l’étendue d’un certain niveau de bilinguisme et la tolérance de mariages interethniques, voire l’existence de certains villages mixtes, la méfiance historique entre les Hakka et les Cantonais n’a pu que fortifier la ségrégation et la pilarisation ethnolinguistiques entre ces deux groupes.

L’immigration constante et soutenue en provenance du continent chinois, surtout après la Seconde Guerre mondiale, a eu des répercussions importantes sur la société hongkongaise. La population de Hong Kong avait en effet augmenté de façon continue depuis l’arrivée des Britanniques, passant de 456 739 habitants en 1911 à 849 751 en 1931, pour encore doubler et atteindre environ 1 640 000 habitants en 1941 (Bacon-Shone et Bolton, 1998). La période d’après-Seconde Guerre a été marquée par une vague de réfugiés issus de la guerre civile entre les forces nationalistes et communistes en Chine. La situation est devenue particulièrement grave après la victoire des derniers et l’établissement de la République populaire de Chine en octobre 1949. Entre un et deux millions de Chinois auraient réussi à se réfugier à Hong Kong durant les années 1950, si bien que la population a atteint 3 129 648 habitants en 1961 (ibid.).

Cette immigration massive, qui provenait majoritairement de la province adjacente de Guangdong (à majorité cantonaise), a eu pour conséquences non seulement de diluer la proportion des Hakka, mais aussi d’assimiler la majeure partie de la population hakka restante au cantonais. Selon les études menées par Benjamin K. T’sou (1997), la proportion des locuteurs hakka serait passée à 6,7 % de la population en 1966 et à 4,9 % en 1996 (cité par Lau, 2005 : 28). De plus, en 1991, seulement 1,6 % de la population chinoise de Hong Kong identifiait le hakka comme langue principalement parlée à la maison (Bacon-Shone et Bolton, 1998 : 67). Il est certes difficile de faire une distinction entre la dilution du poids démographique des Hakka et le transfert linguistique vers le cantonais, mais ce transfert est bien réel. Les études sur ce sujet sont rares (ce qui témoigne en soi du peu d’intérêt que portent les Hongkongais, même les linguistes, aux Hakka), mais une étude à échantillon limité réalisée dans des villages hakka suggère que seulement 12,9 % des jeunes de 25 ans et moins de descendance hakka parlaient le hakka couramment en 1996 (Lau, 2005 : 29). De façon anecdotique, il est en effet extrêmement rare d’entendre des locuteurs du hakka de moins d’une soixantaine d’années, même dans les zones traditionnellement hakka des Nouveaux Territoires.

Le transfert linguistique et identitaire des Hakka durant l’après-guerre peut être attribué à divers facteurs institutionnels, surtout reliés aux politiques d’urbanisation, d’éducation et, paradoxalement, même de protection des intérêts des premiers habitants. Jusque dans les années 1950, le gouvernement colonial n’intervenait que de façon limitée dans les affaires sociales de la colonie. Cependant, l’immigration massive de l’après-guerre nécessitait une intervention plus soutenue du gouvernement dans l’aménagement urbain et social. C’est à cette époque que le gouvernement s’est lancé dans des projets d’urbanisation d’une échelle sans précédent à Hong Kong. L’administration coloniale a entrepris de vastes projets visant à créer des nouvelles villes (New Towns) dans les Nouveaux Territoires, notamment à Tsuen Wan, une des régions hakka les plus dynamiques à l’époque (Johnson, 1996). Partout dans les Nouveaux Territoires, notamment à Tai Po, à Fanling et à Sheung Shui, des villages – autant cantonais que hakka – ont été détruits pour faire place à des lotissements de logements sociaux et d’immeubles en copropriété à densité élevée. Plusieurs des premiers habitants y ont été relogés et, bien qu’ils aient été compensés financièrement, ce bouleversement s’est fait au détriment des institutions sociales traditionnelles de leurs communautés, qui se trouvaient désormais dispersées au milieu d’une population largement immigrante et hétérogène, quoique principalement cantonaise.

L’administration coloniale s’est aussi vue contrainte de mettre sur pied nombre de services sociaux, dont un système d’éducation obligatoire. Un tel système exigeait la construction d’écoles modernes et la création de curriculums standardisés ainsi que des programmes d’accréditation des enseignants, en cantonais. C’est dans ce contexte que toutes les écoles populaires – même celles des nombreux villages traditionnels restants – ont adopté le cantonais comme langue d’enseignement (Lau, 2005 : 26), tandis que les écoles des élites ont continué à dispenser leur enseignement en anglais. L’avènement de l’ère de la radio et de la télévision, elles aussi exclusivement en anglais et en cantonais, allait aussi renforcer le statut du cantonais. Quand le chinois (écrit) a été reconnu comme seconde langue officielle (avec l’anglais) en 1974, c’est le cantonais – langue de la majorité – qui a dès lors été promu comme langue de communication de fait par le gouvernement[6]. À noter que depuis la rétrocession de Hong Kong à la Chine en 1997, Hong Kong est, à l’exception de la minuscule Région administrative spéciale de Macao, la seule région à majorité han administrée principalement dans une langue sinitique minoritaire (le cantonais), la Chine, Taïwan et Singapour ayant adopté le mandarin[7].

Le développement des terres ancestrales des premiers habitants à des fins d’urbanisation a engendré une résurgence de leurs revendications territoriales. Ces revendications ont pour la plupart été articulées par le biais du Heung Yee Kuk (Bureau des affaires rurales, association dont les origines remontent à 1927), créé dans le but de défendre les droits ancestraux des premiers habitants (autant hakka que cantonais) à une époque où le gouvernement tentait de légiférer en matière de droits à la propriété terrienne. En 1959, le Kuk, comme on l’appelle familièrement, a été intégré au gouvernement en tant que conseil consultatif. En 1972, il a réussi à obtenir du gouvernement l’institutionnalisation d’une politique de la « petite maison de village » ou « maison de lignée mâle » (ding uk), selon laquelle les descendants mâles d’une lignée déjà établie dans les Nouveaux Territoires en 1898 pouvaient obtenir un terrain à prix préférentiel (pour ne pas dire gratuit) pour y construire une maison. Quoique la politique de la petite maison était originellement promue comme une mesure temporaire, elle est toujours en vigueur aujourd’hui et les « droits traditionnels légaux » des premiers habitants, bien que non définis, sont maintenant reconnus dans l’article 40 de la Loi fondamentale qui sert de constitution à Hong Kong depuis 1997. Cette politique a aidé le gouvernement à coopter le Heung Yee Kuk et à gagner la confiance des premiers habitants.

De façon plus importante sur le plan symbolique, la politique de la petite maison a institutionnalisé le statut des premiers habitants des Nouveaux Territoires comme « peuple indigène » (yungoiman). Le transfert d’allégeance du clan ou du village vers des institutions modernes plus larges, en l’occurrence le Heung Yee Kuk – principale institution de protection des intérêts indigènes –, semble avoir été accompagné d’un transfert identitaire chez les premiers habitants. En d’autres termes, les changements démographiques dramatiques durant l’après-guerre ainsi que la création d’intérêts « indigènes » communs semblent avoir restructuré le rapport entre les clans hakka et punti, si bien que ces deux identités sont maintenant secondaires à l’identité « indigène » (Chan, 1998). Cette nouvelle identité, à laquelle les identités punti et hakka sont subordonnées, s’articule plutôt dans le rapport commun de ces deux groupes aux arrivants plus récents, en particulier les réfugiés de l’après-guerre et leurs descendants, qui forment désormais la majorité locale. L’assimilation (en pratique assurée) des Hakka au cantonais se prête bien aux hypothèses qui émanent du principe de la complétude institutionnelle. On y trouve pour le moins une association entre le contexte institutionnel, la nature et l’intensité des identités, ainsi que la vitalité linguistique. En même temps que les paramètres institutionnels des Hakka ont été restructurés, ces derniers ont subi un transfert identitaire et linguistique sans même s’en rendre compte ! Ou du moins l’assimilation s’est faite sans que l’on voie l’intérêt de mettre de l’avant des revendications à caractère linguistique ou identitaire. Pour citer une collègue d’âge moyen : « Je suis Hakka, mais cela ne veut plus rien dire à Hong Kong. »

Quel sort sera réservé aux Hakka d’ici la fin du vingt et unième siècle ? Les tendances actuelles suggèrent que les revendications identitaires à Hong Kong miseront davantage sur la consolidation du cantonais plutôt qu’au profit des langues minoritaires. Dans le contexte colonial triglossique des Nouveaux Territoires de Hong Kong, l’anglais et le cantonais donnaient accès à la modernité, et le hakka était déjà perçu comme une langue de second rang. Aujourd’hui, dans une ère où les jeunes Hongkongais doivent savoir fonctionner non seulement en cantonais et en anglais, mais aussi en mandarin, le hakka est de plus en plus perçu comme un cul-de-sac et sa transmission comme un fardeau trop lourd à porter. D’ailleurs, si les minorités indigènes, défendues par leur institution formelle (le Heung Yee Kuk), ont autrefois cherché à se distinguer de la majorité immigrante, c’est désormais en opposition à la Chine et à sa langue nationale – le mandarin – que l’identité hongkongaise se définit. En effet, depuis la rétrocession de Hong Kong à la Chine en 1997, plusieurs débats ont eu lieu en vue de protéger et de renforcer les institutions hongkongaises ainsi que l’autonomie conférée par le statut de Région administrative spéciale. Fait intéressant, les mouvements autonomistes et nativistes qui se multiplient depuis quelques années ne semblent pas s’être penchés sur la question des Hakka, ni même sur celle des Punti. Il faut dire que le Kuk entretient des relations très étroites avec les gouvernements chinois et hongkongais (lui-même à la solde de Pékin). Dans ce contexte postcolonial (ou, selon plusieurs activistes, de recolonisation par la Chine), les premiers habitants des Nouveaux Territoires semblent avoir adopté une identité chinoise et une attitude pro-Pékin difficilement réconciliables avec les forces nativistes émergentes, elles-mêmes issues de la progéniture de la diaspora chinoise et non pas des premiers habitants. Dans ce contexte, le nationalisme hongkongais, pénétré d’un sentiment d’insécurité politique et culturelle, sera probablement voué à affirmer le caractère cantonais de la nation minoritaire, au détriment des autres cultures locales.

Taïwan : la complétude institutionnelle comme solution au transfert linguistique

L’histoire des Hakka et de leur organisation sociale à Taïwan est à plusieurs égards semblable à celle des peuplements hakka de Hong Kong. Il n’est donc pas nécessaire d’en dresser un profil exhaustif. Tout comme à Hong Kong, plusieurs Hakka ont émigré vers l’île de Taïwan à partir de leur région majoritaire au nord-est de la province de Guangdong, pour plusieurs aux dix-huitième et dix-neuvième siècles. Et comme à Hong Kong aussi, les Hakka sont entrés en compétition avec les autres groupes locaux, à commencer par les peuples autochtones austronésiens, et ensuite les Hoklo, un autre sous-groupe han, celui-ci originaire de la province du Fujian, qui allait devenir le groupe majoritaire de l’île. On estime qu’en 1895, l’année où Taïwan est devenue une colonie japonaise, environ 82 % de la population était hoklo, 16 % hakka, tandis que les austronésiens étaient déjà en position fort minoritaire (Lamley, 1981 : 291-293, dans Tsao, 1999 : 331). Tout comme le colonialisme britannique à Hong Kong, le colonialisme japonais à Taïwan a permis de moderniser plusieurs aspects de la gouvernance, des infrastructures et de la société locales, et d’y jeter les bases d’un État moderne. Le colonialisme a pareillement fourni une langue d’administration pour ainsi dire neutre (le japonais) et a contribué au développement d’une identité proprement taïwanaise (c’est d’ailleurs à cette époque qu’on a commencé à désigner la langue hoklo comme le « taïwanais »).

La situation ethnolinguistique s’est compliquée lorsque la République de Chine, dirigée par le Parti nationaliste chinois (Kuomintang ou KMT), a entrepris d’administrer Taïwan en 1945. En effet, l’engouement de certains pour la « libération » s’est rapidement dissipé chez les Taïwanais à la vue des troupes désorganisées et corrompues du KMT. Un manque de confiance mutuel s’est développé entre les Taïwanais de souche et les nouveaux administrateurs et l’hostilité a débordé en février 1947, alors que des protestations généralisées contre le régime ont été brutalement réprimées par l’armée chinoise. La situation ne s’est qu’envenimée en 1949, quand l’administration de la République de Chine a pris refuge à Taïwan après sa défaite face aux communistes, entraînant avec elle entre un et deux millions de Chinois du continent. Le gouvernement nationaliste a conclu qu’il fallait rapidement dé-japoniser et re-siniser la population taïwanaise afin de renforcer son identité chinoise et sa loyauté envers le régime. Celui-ci a donc mis sur pied un programme de propagande anti-communiste (le régime comptait toujours reconquérir le continent chinois) et d’éducation couvrant plusieurs domaines de la culture chinoise telle que conçue par le régime, y compris, outre l’histoire chinoise, le mandarin, langue nationale de la Chine depuis les années 1910, qui à l’époque était pratiquement inconnue des Taïwanais de souche. La politique de mandarinisation a été suivie d’un transfert linguistique rapide chez tous les groupes linguistiques.

Jusque dans les années 1980, les Taïwanais se percevaient surtout comme étant divisés en deux groupes principaux : d’un côté, la population de souche (les Hoklo, les Hakka et, quoique largement exclus des Han, les Autochtones), de l’autre, les Chinois continentaux (y compris leur progéniture née à Taïwan). La période de libéralisation et de démocratisation durant les années 1980 et 1990 a donné naissance à diverses revendications identitaires, dont les revendications ethniques minoritaires. Si un nationalisme taïwanais à fortes tendances hoklo a pris forme à cette époque, les Hakka ont été parmi les premiers à se mobiliser dans le but d’assurer la préservation de leur langue et de leur identité. Durant les années 1980, des militants hakka ont mis sur pied plusieurs revues hakka, dont le Magazine hakka, en 1987. Quoique définitivement à tendance démocratique, le magazine s’opposait autant au système du parti unique du KMT qu’au spectre du « chauvinisme hoklo », qui, dans un contexte démocratique de la « tyrannie de la majorité », aurait pu devenir tout aussi oppressif sur le plan culturel. Le magazine a mis en vedette des éditoriaux tels que « Indigénisation mais non hokloïsation » ou « Le hakka, c’est aussi du taïwanais » (Dupré, 2017 : 47). En décembre 1988, des militants hakka ont organisé une manifestation à Taipei sous le slogan « Rendez-nous notre langue hakka », en partie dirigée contre les politiques linguistiques discriminatoires favorisant le mandarin. Il est possible que le KMT ait toléré ce genre d’activités « subversives » précisément parce qu’il y voyait une chance de diviser la population de souche et donc de permettre à la minorité chinoise continentale qui dominait le parti-État d’éviter des représailles dans un système où la démocratisation se montrait désormais inévitable. Pour sa part, dans le but de se distancier du nationalisme hoklo qui le définissait par défaut, le parti d’opposition nouvellement créé, le Parti démocratique progressiste (PDP), a mis de l’avant le concept des « quatre grands groupes ethniques » de Taïwan. Ces groupes correspondaient aux Hoklo, aux Hakka, aux Chinois continentaux et aux peuples autochtones qui, désormais représentaient, respectivement, environ 70, 15, 12 et 3 % de la population.

Quoique le mouvement de taïwanisation ait surtout été investi par des membres de la majorité (en l’occurrence, les Hoklo) au profit de la sécurité politique et culturelle de cette même majorité, la logique des luttes entre les partis politiques après la démocratisation a davantage valorisé les cultures minoritaires hakka et autochtones. Dans l’espoir d’attirer les votes des groupes en situation minoritaire, le KMT et le PDP ont voulu se distancier de leurs noyaux culturels (chinois continental et hoklo, respectivement), ce qui a donné lieu à un élan vers le multiculturalisme. Dans le contexte des tensions interethniques à Taïwan, les Hakka sont désormais perçus comme un groupe neutre, entre les « envahisseurs » chinois continentaux et l’imposante majorité hoklo. Dans cette logique, les Hakka ont pris une place toute particulière depuis la fin des années 1990, si bien que plusieurs des dirigeants des deux principaux partis ont revendiqué, de façon parfois douteuse et sans avoir de compétences linguistiques en hakka, une ascendance et une identité hakka. Dans le but de démontrer leur engagement vis-à-vis ces minorités, les partis se sont lancés dans une véritable course à la reconnaissance des Hakka et des peuples autochtones.

Bien que les groupes ethniques taïwanais, peut-être à l’exception des peuples autochtones qui vivent relativement à l’écart de la majorité han, ne bénéficient pas d’institutions autonomes proprement dites, un parallèle peut néanmoins être établi entre la thèse de la complétude institutionnelle et les mesures revendiquées par les militants et promues par les partis politiques. C’est dans cette optique que le gouvernement du KMT a mis sur pied un Conseil des affaires autochtones en 1996, une initiative émulée par le gouvernement du PDP avec la création d’un Conseil des affaires hakka en 2001. Au-delà de la symbolique, ces deux conseils visent à assurer une représentation des intérêts autochtones et hakka au sein de l’appareil gouvernemental ainsi qu’à permettre aux membres de ces minorités de prendre part à la formulation et à la mise en oeuvre des politiques culturelles les visant. Le gouvernement du PDP a aussi passé une Loi fondamentale des peuples autochtones en 2005, tandis que le KMT a adopté la Loi fondamentale hakka en 2010. Cette loi a en l’occurrence créé des « zones de développement culturel hakka » et désigné le hakka comme « langue des affaires publiques » dans les régions et les districts où les Hakka forment plus du tiers de la population. Dans ces régions, l’enseignement de la langue hakka et, dans certaines écoles, des programmes d’enseignement bilingue hakka-mandarin, sont privilégiés. À noter qu’une Loi sur le développement des langues autochtones d’une portée similaire est présentement en cours de rédaction au Conseil des affaires autochtones. En termes plus concrets, autant les militants que le gouvernement taïwanais conviennent que la revitalisation linguistique n’est pas strictement la responsabilité des ménages, mais qu’elle passe par une certaine reconnaissance et un appui gouvernemental. La sécurité linguistique ne serait possible que par l’intermédiaire d’une reconnaissance étatique et la mise en place d’institutions à caractère ethnique. Cela comprend, tel que mentionné ci-dessus, les conseils des affaires autochtones et hakka, les lois fondamentales autochtones et hakka, ainsi que leurs dispositions en matière de revitalisation culturelle, sans compter le nombre grandissant de programmes scolaires qui incluent une composante linguistique autochtone ou hakka.

Certaines des notions contenues dans les lois citées proviennent de projets de loi plus ambitieux mais non adoptés, préparés sous le gouvernement minoritaire du PDP (2000-2008), et qui visaient à reconfigurer le paysage linguistique sur une base d’autonomie locale. Ces projets de loi ont été rédigés sous l’influence particulière du politicologue Shih Cheng Feng, qui s’inspirait notamment du modèle d’aménagement linguistique canadien (il a d’ailleurs oeuvré comme directeur de l’Association taïwanaise des études canadiennes). Il en a résulté, entre autres, un projet de loi sur « l’égalité linguistique », qui posait comme égales toutes les langues parlées et prévoyait que chaque comté serait appelé à sélectionner sa propre langue commune ou publique, dont la connaissance serait un critère d’embauche pour les fonctionnaires locaux. Le projet a été mal reçu par l’opposition et dans les médias (eux-mêmes pour la plupart contrôlés par des intérêts pro-Chine et pro-KMT), vraisemblablement parce qu’on voulait à tout prix éviter de reconnaître la culture de la majorité hoklo (même dans une formule de co-reconnaissance égalitaire), d’autant plus qu’on soupçonnait les projets de loi d’avoir pour but de favoriser l’élan vers l’indépendance formelle de Taïwan[8]. Cela étant, c’est justement le profond clivage identitaire qui a permis de rediriger les efforts de taïwanisation et de revitalisation culturelle vers les langues minoritaires et le multiculturalisme, établissant par le fait même un consensus sur certains principes de base associés à la complétude institutionnelle dans l’aménagement linguistique à Taïwan.

Conclusion

Cet article a voulu esquisser les paramètres de la complétude institutionnelle telle que conçue et mise en oeuvre dans le monde sinophone. Il a identifié les conceptions et les pratiques différentes à Hong Kong et à Taïwan, notamment en ce qui a trait à l’autonomie culturelle et à la sécurité linguistique de la minorité hakka vis-à-vis des majorités cantonaise et hoklo. Les divergences du terrain ont évidemment à voir avec les conceptualisations différentes de la nation à Hong Kong et à Taïwan, celles-ci étant définies en fonction de leur contexte institutionnel propre, en particulier le degré d’autonomie et de sécurité politique et culturelle qui leur sont conférées. D’autres facteurs institutionnels, dont les régimes politiques et la compétition entre les partis politiques, ont aussi eu une incidence du point de vue de la complétude institutionnelle. Conformément aux observations de Raymond Breton (1964), il semble y avoir une association entre le degré de complétude institutionnelle d’une communauté en situation minoritaire et son degré de sécurité et de vitalité linguistique, ou du moins l’intensité de ses revendications identitaires. Si l’isolement relatif des communautés sinophones a contribué à la différentiation et au maintien des langues sinitiques pendant des siècles, l’affaiblissement et la désintégration des structures institutionnelles traditionnelles de ces communautés au niveau local dans le contexte de la rationalisation et de la modernisation étatique ont grandement contribué à leur marginalisation au profit du mandarin ou d’autres langues majoritaires régionales.

Cette étude démontre aussi que les identités linguistiques ne peuvent pas être tenues pour acquises. Elles prennent forme dans des contextes institutionnels balisant les rapports interethniques particuliers et les revendications minoritaires. À Taïwan, la démocratisation a contribué à politiser la question hakka, tandis qu’à Hong Kong c’est la langue de la majorité qui est davantage politisée par les mouvements nativiste et pro-démocratie. Ainsi, c’est peut-être effectivement vers la nature des contextes institutionnels et leurs répercussions dans une perspective comparée que l’étude de la complétude institutionnelle pourrait se diriger au lieu de s’en tenir à des études de cas singulières. À cet effet, il faut par contre observer que, contrairement à la variable linguistique chez les Franco-Canadiens, la langue n’a été qu’un marqueur identitaire d’ordre secondaire chez les sous-groupes han. Ce phénomène est peut-être particulièrement marqué chez les Hakka, qui se définissent autant par leur longue histoire d’exil que par leur langue ou d’autres traits culturels. Dans un contexte où l’identité se fonde dans la descendance plutôt que sur des caractéristiques linguistiques, il n’est pas surprenant que la Loi fondamentale hakka à Taïwan définisse un Hakka comme « toute personne qui a une lignée sanguine hakka ou qui s’identifie comme étant Hakka » (Dupré 2017 : 130). C’est d’ailleurs cette définition qui a permis à certains politiciens taïwanais de s’identifier comme Hakka, se basant parfois sur un arbre généalogique remontant à une région à prédominance hakka sur le continent chinois. Du bord de Hong Kong, il n’est pas surprenant non plus que le déclin du hakka ait pu paraître naturel et non problématique, et ce, pour les Hakka eux-mêmes. Sans identité linguistique forte, et donc sans revendication linguistique, y a-t-il lieu de parler de sécurité linguistique ?

Bien qu’il soit fort probablement « trop tard » pour les Hakka de Hong Kong, il ne serait pas impossible que la démocratisation à Hong Kong engendre une dynamique de surenchère sur les cultures minoritaires, comme cela existe présentement à Taïwan. En effet, le clivage politique à Hong Kong, présentement fondé sur la démocratisation, semble parfois se diriger vers un clivage identitaire similaire à celui de Taïwan. Or, comme en témoignent non seulement Taïwan, mais aussi les cas du Québec et de la Catalogne, les clivages politiques fondés sur l’identité nationale ont tendance à accorder une importance particulière aux questions d’ordre culturel. Ce type de dynamique pourrait bien redéfinir les paramètres du mouvement nativiste émergent et engendrer un intérêt pour la revitalisation de la culture hakka. Cependant, étant donné le transfert linguistique rapide vers le mandarin dans toutes les sociétés sinophones, il est plus probable que l’identité hongkongaise continue à évoluer dans la même direction que le Québec, c’est-à-dire vers un nationalisme majoritaire. Dans ce scénario, les nationalistes hongkongais seront portés à se voir comme les défenseurs du dernier bastion du cantonais en tant que langue publique commune et d’administration d’une entité politique, tout en voyant cette même langue à l’extérieur de ses frontières, ainsi que les langues minoritaires à l’intérieur de celles-ci, comme des causes perdues. La sécurité linguistique étant étroitement liée au niveau de complétude institutionnelle, il est probable que ce soit surtout l’insécurité institutionnelle qui éveille et définisse les revendications linguistiques et identitaires, plutôt que l’inverse. Cela expliquerait en partie pourquoi plusieurs Franco-Québécois et « Canto-Hongkongais », souvent soucieux du sort de leur nation minoritaire, ont tenu à définir la nation à leur image, alors qu’à Taïwan les Hoklo ont été plus enclins à reconnaître les Hakka comme groupe nationalitaire.