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Dans le monde universitaire francophone, l’histoire des idées est une discipline méconnue et incomprise. Si elle jouit d’une solide légitimité scientifique aux États-Unis, en Grande-Bretagne et en Allemagne, c’est tout le contraire en France, où elle est souvent dédaigneusement écartée sous prétexte qu’elle porte sur un objet par trop intangible. Partant de ce constat, Marc Angenot se porte dans cet ouvrage à la défense de cette discipline, dont il entend, d’une part, démontrer la légitimité et, d’autre part, confronter les principaux objets, approches théoriques et enjeux épistémologiques. Ce faisant, il s’adresse principalement au monde intellectuel français, dont sont issus la plupart des auteurs avec lesquels il engage une discussion poussée (Michel Foucault, Raymond Boudon, Régis Debray et bien d’autres).
La liberté du style d’écriture de l’auteur surprendra le lecteur qui pense trouver dans cet ouvrage un manuel de méthode : Angenot y compare certes des approches et des objets théoriques, mais il présente aussi des réflexions personnelles et des études de cas parfois fort poussées. L’auteur le reconnaît d’emblée, décrivant son ouvrage comme « un essai avec ce que ce genre compte de subjectif et de conjectural (et de libertés digressives) » (p. 5). Ce vaste programme repose sur le savoir encyclopédique d’un chercheur d’expérience, professeur émérite au Département de langue et littérature françaises de l’Université McGill qui a derrière lui plusieurs décennies d’étude de la rhétorique et du discours social, auxquels il a consacré quelque trente ouvrages. L’érudition de l’auteur est indiscutable, mais, en l’absence d’un fil d’argumentation bien déterminé, il n’est pas toujours évident de saisir la logique qui prévaut à l’organisation des chapitres et à leurs subdivisions.
Le premier chapitre est sans doute le plus intéressant pour les profanes de l’histoire des idées. Angenot y fait tout d’abord un état des lieux de la discipline, telle qu’elle s’est établie dans les mondes universitaires anglo-saxon et germanique. Il se tourne par la suite vers la France, où il entreprend de rallier, parfois contre le gré des principaux intéressés, de nombreux penseurs contemporains (Raymond Aron, Marcel Gauchet, Pierre Rosanvallon…, plus d’une trentaine au total) à l’histoire des idées, arguant de leur contribution à cette discipline. Parmi ces « historiens des idées malgré eux », Angenot accorde une attention particulière à Foucault et à son Archéologie du savoir, qui énonce, dit-il, « un programme qui entre dans l’idée que je me fais d’une histoire des idées qui ne se raconterait pas d’histoires » (p. 28).
Au deuxième chapitre, Angenot cherche à définir l’intangible objet de l’histoire des idées. L’influence de Foucault est ici bien visible, puisque l’auteur reprend résolument les principes immanentistes, « anti-cohérentistes » et anti-téléologiques du philosophe français dans sa période structuraliste. Ce qui intéresse l’historien des idées, pose Angenot, ce sont les « idées collectives » en tant que « faits sociaux », et non pas la pensée des grands auteurs. « Pour l’historien des idées et des discours, explique-t-il, c’est l’évidence : il ne traite ni des usagers individuels ni d’événements d’énonciations singuliers, ni de situations psychologiques d’appropriation, il les refoule du moins, il les secondarise au profit du fait social trans-individuel qu’il extrait » (p. 57). La suite du chapitre est consacrée aux concepts les plus couramment utilisés pour désigner les idées collectives, tels que « discours », « idéologie », « mythe » et « croyance ».
Les troisième et quatrième chapitres présentent un vaste catalogue d’objets d’études et de manières de les appréhender. L’auteur y fait notamment la critique de l’« approche classique » de l’histoire des idées, qui consiste à suivre l’évolution d’« idées trans-historiques » (p. 125). Il présente aussi la Begriffsgeschichte (histoire des concepts) initiée par Reinhart Koselleck et qui, contrairement à la précédente méthode, appréhende les concepts « dans leur circulation polysémique » (p. 153). Angenot se fait davantage critique au sujet des travaux de Hayden White et des théoriciens du Linguistic Turn, ce courant historiographique qui refuse l’existence de critères de vérité dans la narration historique. Plusieurs études de cas, parfois fort détaillées, viennent illustrer ces réflexions théoriques : sur les concepts de progrès, de nature humaine, d’égalité, de totalitarisme, et sur le conflit des mémoires, notamment.
Au cinquième chapitre, Angenot s’interroge sur le rôle des idées dans l’histoire. Il pose tout d’abord que les idées ne sont pas déterminées par la conscience, par la conjoncture ou par une vérité transcendante. À partir d’exemples et de travaux contemporains, il examine ensuite trois rôles historiques que l’on attribue aux idées, soit ceux d’inspirer l’action, de légitimer les institutions et les communautés, et de contribuer à provoquer certains grands événements.
Le sixième chapitre vise à répondre aux objections les plus courantes adressées à l’histoire des idées. Pour Angenot, ces objections proviennent avant tout de ce qu’il appelle le « paradigme holiste », auquel il associe notamment les marxistes, l’École des Annales, la sociologie de Pierre Bourdieu, le positivisme et le post-modernisme. Tous ces courants de pensée, avance-t-il, ont en commun une « axiomatique » qui considère les idées comme des illusions masquant l’action réelle de « forces non-idées » (p. 284) que sont les intérêts, la libido, l’habitus, etc. Or, réplique-t-il, cette perspective implique la présomption infalsifiable de la fausse conscience des acteurs sociaux et, surtout, l’arrogante prétention du chercheur à connaître les intérêts authentiques mieux que les sujets qu’il observe. Angenot entreprend ensuite, à partir d’un débat sur les origines du fascisme en France, de répondre aux reproches des « historiens tout court » (p. 295) à l’encontre de l’histoire des idées. Il est tout aussi légitime, leur rétorque-t-il, d’étudier les idées en elles-mêmes que d’isoler d’autres domaines du social comme l’économique ou le politique, si l’on garde en tête que « ces démarches divergentes n’ont de sens et de pertinence heuristique que selon une problématique déterminée – et non comme un axiome historiographique indiscutable » (p. 307).
Dans le septième et dernier chapitre, Angenot propose quelques « règles heuristiques » destinées à guider la démarche de l’historien des idées, à savoir : ne pas concevoir l’histoire en forme de progrès ou d’« alternatives rigides », et ne pas juger les idées à partir de leurs applications. Sur ce dernier point, il se dresse contre la tendance contemporaine à juger du passé à partir du présent. À l’inverse de cette attitude, il propose d’adopter une « morale méthodologique » (p. 338) qui vise à dire, du mieux possible, la vérité au sujet de ceux qui ne sont plus là pour se défendre.
Il est regrettable que cet ouvrage ne mène pas de véritable discussion méthodologique et épistémologique avec les théoriciens de l’histoire des idées qui, paradoxalement, reçoivent beaucoup moins d’attention que certains penseurs qui se dissocient pourtant explicitement de la discipline, à commencer par Foucault. Or, la définition « anonyme, collectiviste et diachronique » (p. 57) que donne Angenot de l’histoire des idées est loin de faire l’unanimité au sein de la discipline. Quentin Skinner, qu’Angenot cite à plusieurs reprises avec approbation, élabore une méthodologie visant à restituer l’intention des auteurs, et non pas à identifier un discours qui les dépasse. C’est aussi l’objectif de la méthode élaborée par Leo Strauss, théoricien incontournable de la discipline, qui n’est pourtant pas cité une fois dans le livre d’Angenot. En fait, c’est toute la branche de l’histoire des idées qui se concentre sur l’histoire de la pensée, et donc sur l’intervention créative de penseurs individuels dans le domaine discursif, qui se trouve ainsi ignorée sans justification suffisante, ce qui donne de la discipline une vision partielle qui limite d’autant la valeur heuristique du propos. Dans l’ensemble, le choix des interlocuteurs et des nombreux auteurs cités ne répond d’ailleurs pas à une logique argumentative claire. Dans le cas des auteurs québécois, par exemple, pourquoi citer Yvan Lamonde, Josiane Ayoub et Régine Robin, mais pas l’ouvrage de JeanGuy Prévost ou celui dirigé par Dalie Giroux et Dimitrios Karmis, qui portent sur les approches de l’étude des idées politiques, ou encore les travaux de Gérard Bouchard et de bien d’autres historiens qui ont fait l’histoire des idées au Québec ?
L’histoire des idées démontre avec conviction un point essentiel que Marc Angenot résume parfaitement en épilogue : « l’histoire des idées est légitime » (p. 345). Auprès d’un lectorat qui méconnaît cette discipline ou, mieux, qui lui est hostile, l’ouvrage atteint son principal objectif.