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Dans cet ouvrage d’une clarté et d’une densité philosophique remarquables, Ronald Beiner, professeur au Département de science politique de l’Université de Toronto, spécialiste reconnu d’Hannah Arendt et auteur de nombreux ouvrages en philosophie du jugement politique, se propose d’engager un examen critique de certains « représentants » (exemplars) de la philosophie politique contemporaine à partir de la question de la conception du bien politique et moral que ces derniers, implicitement ou explicitement, avancent dans leurs projets intellectuels respectifs. L’ouvrage comprend deux prologues – l’un sur Isaiah Berlin, l’autre sur Freud et Weber – suivis de douze portraits illustrant la variété et l’unité des thèmes propres à la philosophie politique : de la pluralité humaine rassemblée par l’événement chez Hannah Arendt à la théorisation de l’État chez Michael Oakeshott, en passant par l’histoire de la philosophie politique développée par Leo Strauss, l’interrogation normative sur les principes de justice chez John Rawls et la critique de la modernité d’Alasdair MacIntyre, on retrouve la diversité des motifs et des façons contemporaines d’appréhender le phénomène politique. Les autres chapitres sont consacrés à Karl Löwith, Eric Voegelin, Simone Weil, Hans-Georg Gadamer, Jürgen Habermas, Michel Foucault et Richard Rorty, auxquels s’ajoutent deux excursus portant respectivement sur la correspondance entre Strauss et Löwith et le communautarisme.
Beiner ne vise pas à présenter dans cet ouvrage un portrait exhaustif de la philosophie politique contemporaine. Il cherche plutôt à mettre en scène un problème philosophique précis, celui de l’articulation entre la réflexion philosophique sur la politique et l’idéal du bien humain qui en constitue la charpente. Il avance la thèse que la philosophie politique, pour remplir son rôle, doit être conçue comme le lieu privilégié d’élaboration d’une conception englobante de la vie humaine soutenue par une réponse « robuste » à la question de la vie bonne. Argumentant contre Brian Berry, Beiner affirme : « political philosophy exists in order to confront human beings with a range of the most intellectually ambitious accounts of the standard by which to judge what makes a human life consummately human » (p. xxii). L’analyse ne s’appuie cependant pas sur l’idée d’un compromis entre les auteurs étudiés. Loin d’adhérer comme le fait Berlin à un idéal pluraliste, Beiner cherche au contraire à démontrer que le pluralisme normatif lui-même dépend de l’existence de philosophies « monistes » qui, elles, doivent être soumises à un examen philosophique en vue de poser un jugement sur ce qu’elles offrent. Son argument est le suivant : si l’on n’assume pas la dimension proprement normative de la philosophie politique, si l’on ne rend pas explicite l’alternative entre des visions radicalement différentes de ce qui constitue une vie bonne, nous commettons l’erreur de succomber à l’illusion de la neutralité. Refuser de prendre part au débat sur le bien – individuel et politique – reviendrait au bout du compte à ne rien dire (p. 210). L’auteur défend ainsi l’idée que le renouvellement d’une vision « épique » de la philosophie politique est à la fois possible et souhaitable, comme en témoigne l’épilogue qui constitue un appel à raviver la confrontation philosophique sur les finalités morales et politiques par-delà le péril « déflationniste » du pluralisme normatif, du communautarisme et des théories de la justice.
La générosité herméneutique de Beiner s’applique à des auteurs provenant d’horizons philosophiques distincts, voire opposés. Sa sévérité est cependant plus manifeste envers les kantiens contemporains et les « bons libéraux » : Rawls est associé à la fin de la philosophie politique, la philosophie habermassienne échoue selon l’auteur à tenir ses promesses normatives, Berlin est congédié d’entrée de jeu et ne mérite pas un chapitre entier. Cependant, si Beiner semble plus sensible aux sirènes des philosophes critiques de la modernité, il résiste à leur appel et examine tour à tour et avec un soin particulier les arguments philosophiques de chacun de ces penseurs. La thèse de fond défendue dans l’ouvrage appelle trois remarques critiques : a) sur l’« esthétisme » de la philosophie politique conçue comme théorie épique, b) sur le caractère historiquement situé de la définition de la philosophie politique qu’il propose, c) sur l’autonomie et la spécificité propre de la philosophie politique à l’égard de la philosophie morale.
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La vision que Beiner offre de la philosophie politique contemporaine – de ce qu’elle devrait être – est semblable à une arène où se rencontrent et combattent des conceptions robustes du bien. Ce qu’il cherche à établir ou plutôt à rétablir n’est rien moins qu’une vision épique de la théorie politique. La comparaison effectuée entre l’hubris héroïque de la philosophie heideggérienne et l’aspect « plat », prudent et peu enlevant de la pensée gadamérienne le montre bien (p. 122). La philosophie politique, juge Beiner, manque aujourd’hui de grandeur ; il lance ainsi un appel à une certaine forme de démesure dans l’écriture philosophique. Il loue les philosophes qui vont jusqu’au bout de leur prétention à dire le vrai et suggère que le lecteur doit accompagner le penseur dans cette quête. Le risque est grand, pourrions-nous objecter, de se laisser séduire par une écriture grandiose ou épique plutôt que d’examiner avec réserve les arguments présentés plus sobrement. Ne risque-t-on pas d’être alors plus convaincus par le caractère flamboyant d’une écriture que par la véracité ou la validité d’un argument présenté de manière systématique et logique ? En argumentant pour une philosophie politique épique, pour des « grands récits », l’auteur semble entretenir un rapport esthétique à la vérité philosophique. S’il est juste d’affirmer que la forme d’un propos philosophique est essentielle et consubstantielle à son contenu, il faut cependant se garder de se laisser emporter par l’eros philosophique se laissant séduire par l’expression. Il est vrai que la prose d’un Michael Oakeshott ou d’un Claude Lefort est plus attrayante ou plus envoûtante que le style systématique de John Rawls ou encore le détail analytique de Leo Strauss. Nous ne disons pas ici que la philosophie doit être à l’image d’un plat fade et sans assaisonnement ; nous tenons simplement à souligner qu’on ne peut pas saupoudrer tous les plats de poivre de Cayenne.
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Cette première remarque critique amène à poser une seconde question de nature « historiciste » : une telle vision de la philosophie politique ne dépend-elle pas de circonstances historiques particulières ? En d’autres termes, les penseurs qui semblent obtenir la faveur de Beiner – Arendt, Löwith, Strauss, Voegelin – ont tous écrit dans un contexte de crise ; leur pensée s’est constituée à l’épreuve des événements tragiques du vingtième siècle. Ils ont en commun de partager une expérience politique singulière et déterminante non seulement d’un point de vue historique, mais pour des raisons proprement philosophiques. Le sentiment d’urgence, la nécessité de donner un sens à ce qui est advenu, permet de réunir les conditions propices à l’émergence de ce que Beiner nomme une philosophie politique « épique ». L’interrogation qui surgit est double : un tel type de pratique philosophique est-il encore possible aujourd’hui ? Plus encore, est-il nécessaire ou souhaitable ? La question est dès lors de savoir si c’est ce dont a besoin notre époque. Ainsi, il serait fécond de s’interroger sur les raisons pour lesquelles ceux que Beiner considère comme des théoriciens « déflationnistes » sont pourtant ceux qui obtiennent le plus grand succès dans l’arène philosophique.
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Notre dernière critique porte sur la définition de la philosophie politique que l’auteur avance, qui se confond parfois avec la philosophie tout court. De fait, la grande absente de l’ouvrage est la question dite « traditionnelle » de la philosophie politique, celle du meilleur régime. Ce qui semble intéresser l’auteur, c’est la question du bien moral individuel plutôt que celle de l’ordre politique juste. En effet, il examine les présupposés moraux et métaphysiques des penseurs étudiés plutôt que leur réflexion respective sur les principes de l’organisation politique, sur les valeurs de justice, d’égalité, de liberté, sur la légitimité de l’ordre politique ou encore sur la manière d’ordonner les pouvoirs. Ce que Beiner présente comme une définition de la philosophie politique – la confrontation entre différentes visions fondamentales du bien humain – apparaît plutôt comme une conception de la philosophie morale. Suivant cette définition, le lecteur peut à bon droit s’interroger sur ce qui constitue la spécificité propre et le domaine de la philosophie politique.
Finalement, le choix des penseurs étudiés, bien qu’argumenté, peut être remis en question. Par exemple, Ronald Beiner laisse de côté les approches « historiques » de la philosophie politique et notamment le renouveau du républicanisme porté par Philip Pettit ou encore Quentin Skinner. Par ailleurs, on aurait pu souhaiter une discussion plus approfondie de certains des penseurs, dont le portrait est esquissé trop rapidement. Cela dit, l’enquête est conduite sur un plan dialogique qui donne la mesure de ce que l’argumentation philosophique, pratiquée avec un art de la clarté conceptuelle et une volonté de rendre accessibles les débats « savants », peut offrir de plus fécond. Political Philosophy. What It Is and Why It Matters remplit sa fonction : le lecteur se trouve mobilisé par les questions soulevées et est conduit à réfléchir sur l’avenir de la pratique de la philosophie politique.