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Dans Ethnic Boundary Making, Andreas Wimmer développe une typologie à prétention universelle permettant l’analyse des différentes modalités des frontières ethniques. Il prend comme point de départ plusieurs intuitions théoriques offertes par trois traditions sociologiques dites classiques. D’abord, il emprunte certains éléments à la sociologie de Max Weber en ce qui a trait à la formation des groupes ethniques, en accordant un pouvoir explicatif important aux notions d’opportunités économiques, de pouvoir politique et d’honneur du groupe. Son ouvrage est aussi fortement influencé par la sociologie de Pierre Bourdieu, son analyse s’intéressant beaucoup aux différentes stratégies déployées par les acteurs, mais également au pouvoir symbolique permettant à certains d’imposer leur catégorisation du monde social. Wimmer soutient d’ailleurs à plusieurs reprises qu’un des postulats de base de son analyse est que les individus se comportent de manière stratégique (p. 44). Finalement, l’auteur adopte la métaphore de la frontière ethnique, développée par Fredrik Barth, qui propose que la différenciation entre les groupes n’est pas nécessairement le produit de différences culturelles réelles. La différenciation est plutôt le produit d’un processus où les agents mobilisent certaines marques (réelles ou imaginaires) subjectivement pertinentes afin de définir les frontières, ces dernières pouvant être plus ou moins stables historiquement et plus ou moins « poreuses » (p. 205).
L’ouvrage se divise en trois sections. Dans un premier temps, l’auteur met le lecteur en garde contre certaines manières de concevoir les groupes ethniques qu’il juge erronées. D’abord le sociologue critique les conceptions des groupes ethniques qui souscrivent, implicitement ou explicitement, à une ontologie sociale similaire à celle de Johann G. Herder, philosophe du dix-huitième siècle (p. 17). Le problème majeur de ces conceptions est qu’elles tiennent pour acquis que tous les groupes ethniques ont une culture distincte et clairement discernable, que chacun constitue un réseau de solidarité fort, et que tous les membres d’un groupe ethnique donné partagent nécessairement une identité et une manière commune de voir le monde. Wimmer dit que plusieurs études en sciences sociales ont tendance à tomber dans ce piège en présentant les groupes ethniques comme des unités discrètes. Pour lui, tous ces énoncés mériteraient d’être démontrés empiriquement plutôt que d’être postulés comme s’ils étaient des évidences. S’opposant ainsi à cette conception d’influence herdérienne des groupes ethniques, Wimmer met aussi en garde contre ce qu’il nomme le « constructivisme radical » (p. 25). Cette position se situant à l’autre extrême défend l’idée selon laquelle les différences culturelles entre les groupes sont toujours imaginées, et ce, pour répondre aux intérêts de certains acteurs. Wimmer soutient que la réalité se présente davantage comme un continuum de possibilités entre les deux extrêmes que représentent les conceptions herdérienne et constructiviste (p. 26).
Pour comprendre ces différentes possibilités et être en mesure d’étudier empiriquement tous les cas possibles, Wimmer développe, dans un deuxième temps, son cadre d’analyse de la frontière ethnique (chapitres trois et quatre de l’ouvrage). Dans le troisième chapitre, il déploie une typologie des différents moyens et stratégies que peuvent utiliser les acteurs pour changer la nature des frontières. Son ambition dans le livre est de développer une typologie qui couvre tous les cas possibles. Il croit en effet que les types de stratégies et de moyens servant à effectuer un travail sur la frontière se présentent en un nombre fini (p. 45). Il divise les stratégies en deux types, soit celles visant à changer le lieu où sera tracée la frontière (déplacement de la frontière) et celles visant à modifier sa signification et ses implications normatives (modification de la frontière) (p. 49). Les stratégies de déplacement de la frontière peuvent elles aussi être divisées en deux sous-types, soit les stratégies d’expansion qui rendent la frontière plus inclusive et les stratégies de contraction qui la rendent plus exclusive. Les stratégies de modification de la frontière peuvent, quant à elles, être subdivisées en trois sous-types, soit celles visant à changer l’ordre hiérarchique qu’impliquent les frontières, celles visant à brouiller les frontières en mettant l’accent sur d’autres types de divisions plus universelles ou plus spécifiques, et les stratégies de passage de la frontière (p. 73). Wimmer développe aussi une typologie des moyens permettant de rendre les frontières plus ou moins saillantes, soit la catégorisation, l’identification, la discrimination, la mobilisation politique et la violence (p. 74-75). La violence se présente d’ailleurs comme le moyen le plus efficace pour rendre la frontière saillante. Il est rare, en effet, dans un contexte de violence interethnique, de trouver quelqu’un qui n’arrive pas à clairement discerner qui appartient à quel groupe ethnique (p. 71).
Le sociologue procède à plusieurs autres subdivisions typologiques, ce qui rend son cadre d’analyse extrêmement dense et riche tout en restant étonnement intuitif et intelligible. Sa typologie est, d’ailleurs, toujours soutenue par un ensemble d’exemples empiriques sélectionnés à l’intérieur d’un spectre historique et spatial très large. Il ne croit cependant pas que ces stratégies soient disponibles et mobilisables également pour tous les acteurs ; il n’endosse pas une position « décisionniste » (p. 78). Dans le quatrième chapitre, Wimmer s’intéresse à la nature même des frontières qui permettent ou non, selon le cas, l’utilisation des différentes stratégies visant à leur déplacement ou à leur modification, ou des moyens visant à les renforcer ou à les diluer. Ainsi, les moyens et les stratégies mobilisables sont influencés par le fait qu’une frontière est plus ou moins saillante politiquement, que les différences culturelles sont plus ou moins grandes de part et d’autre de la frontière, que les frontières sont associées à la formation de « clôtures sociales » ou d’autres formes d’exclusion, et aussi à leur stabilité historique (p. 79). De là, Wimmer tente de mettre au point un cadre théorique pour analyser la variation de ces quatre dimensions de la frontière ethnique, s’intéressant, entre autres, aux consensus entre les acteurs et aux conflits résultant des inégalités de pouvoir (p. 101).
Dans un dernier temps, Wimmer met en pratique son cadre d’analyse dans trois différentes études qui constituent chacune un chapitre de l’ouvrage. La première étude s’intéresse aux relations interethniques dans trois villes suisses, soit Basel, Bern et Zurich. Dans ce chapitre sont analysées les stratégies de construction de frontières entre Suisses immigrants de première génération et de deuxième génération. La deuxième étude tente de dénouer les différents mécanismes causaux qui mènent certains groupes dits « raciaux » à créer des liens d’amitié « endogroupe » plus souvent qu’« exogroupe » en contexte américain. Il tente de montrer qu’on exagère souvent le critère d’homophilie raciale dans l’explication de ce phénomène (p. 139). Dans la troisième étude, Wimmer met au défi les postulats herdériens, mais aussi ceux des constructivistes radicaux en observant, grâce à un échantillon de 107 000 individus associés à 382 groupes ethniques, si véritablement on peut cerner des différences importantes de valeurs entre les groupes ethniques (p. 186). S’aidant de méthodes quantitatives avancées, l’auteur montre que la variation sur le plan des valeurs attribuables à des différences ethniques est de l’ordre de 2 à 3 pour cent (p. 191). Cette variation est supérieure à celle basée sur le genre, mais inférieure à celle qu’on pourrait expliquer en des termes d’inégalités socioéconomiques. Il en conclut que les herdériens tout comme les constructivistes radicaux ont tort, puisque, bien qu’il y ait une variation entre les groupes ethniques sur le plan des valeurs, celle-ci n’est pas énorme.
On pourrait reprocher à Andreas Wimmer le manque flagrant de méthode qualitative dans ses trois études. Les deux premières études empiriques représentent sans doute aussi la partie la plus faible de l’ouvrage. Cela dit, ce livre est certainement un passage obligé en sociologie des relations interethniques. La cadre d’analyse qui y est développé tente de réconcilier des éléments qui sont empruntés à plusieurs auteurs de renom, dont Michèle Lamont et Donald Horowitz, afin de former un cadre d’analyse dont on pourrait difficilement dire à l’heure actuelle s’il est véritablement universel, mais qui a le mérite d’être ambitieux en voulant être exhaustif. Ce livre entre aussi en discussion avec la psychologie sociale, l’anthropologie et les théories du multiculturalisme et s’appuie sur un répertoire bibliographique impressionnant. Ceux intéressés par ces champs auront fort probablement quelque chose à retirer de l’ouvrage. Ethnic Boundary Making pourrait aussi être utile à quiconque travaille sur le pluralisme en général et les défis que représente dans nos sociétés la diversité ethnoculturelle.