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En ces mois de commémoration des débuts du premier conflit mondial, la parution du livre de l’historien Thomas Grillot tombe à point. Après la Grande Guerre se veut une réflexion sur l’influence de ce conflit sur les transformations politiques, sociales et culturelles des communautés autochtones des États-Unis. L’auteur se penche plus particulièrement sur le rôle politique joué par les vétérans autochtones de la Première Guerre mondiale dans les décennies qui ont suivi le conflit. Rôle politique au sein de leur communauté, mais également dans l’espace politique national dans un contexte de revendications autochtones de plus en plus affirmées. Ce que l’enquête présentée dans ce livre vise surtout à faire, c’est de comprendre comment s’est faite la « politisation de la mémoire du premier conflit mondial en pays indien » (p. 19). Pour y parvenir, l’auteur s’adonne à l’examen attentif de documents d’archives, se concentrant principalement sur le cas de la réserve de Standing Rock, de ses habitants, de ses acteurs politiques et de ses vétérans. Sa démarche lui permet d’explorer les rapports complexes qu’entretiennent colonialisme, patriotisme et lutte politique pour l’émancipation autochtone. Son approche détonne de la trajectoire plutôt linéaire – de la colonisation à l’émancipation – qu’empruntent généralement les auteurs intéressés aux luttes autochtones du vingtième siècle. La trajectoire autochtone décrite par Grillot est plus complexe. Si la fin de la Guerre est un point de départ de revendications de droits civiques et collectifs, on se rend compte à la lecture du livre que la mémoire de la participation autochtone à la guerre, le retour de vétérans dans leur communauté d’origine et le déploiement d’un patriotisme permettant de « reformuler les termes de l’appartenance américaine des populations des réserves [autochtones] » (p. 83) peuvent être utilisés de différentes façons et pour faire avancer une grande variété d’idées, parfois contradictoires, sur ce que devrait être le statut de ces vétérans, des Autochtones en général et de leurs communautés. C’est donc une trajectoire diversifiée de lutte pour les droits individuels et collectifs qui est documentée, une trajectoire multiple faite d’embranchements qui conduit tantôt à jeter la base de la termination, mouvement d’assimilation qui trouvait grande écoute après la Deuxième Guerre mondiale, tantôt à l’affirmation d’autonomies politiques qui mènera, par exemple, les Iroquois à déclarer, en tant que nation autonome, la guerre à l’Allemagne.
Afin d’en arriver à cette conclusion, l’analyse se déploie sur six chapitres. Le premier fournit au lecteur un portrait des représentations qu’on se faisait, aux États-Unis, des Autochtones au cours de la première moitié du vingtième siècle. L’auteur explique les tentatives de réécriture de la « race indienne », notamment par les Autochtones eux-mêmes, qui ont été entreprises dans le contexte de la Première Guerre mondiale et après. La Guerre, pour Grillot, a rendu passagèrement visibles les Autochtones, qui ont été mobilisés, mais sans changer profondément les représentations qu’on se fait d’eux. Pour les Américains de l’après-guerre, ils appartiennent à un peuple archaïque sur le point de disparaître, d’être assimilé, représentations « à l’oeuvre même chez les anthropologues » de l’époque (p. 53). Il conclut ce chapitre en soulignant que si ces efforts de réécriture sont restés dans un premier temps vains sur la scène nationale, c’est vers la scène locale que les Autochtones se tourneront pour faire avancer leurs revendications, alors que les vétérans se verront assigné un rôle symbolique, puis social, essentiel dans les réserves.
Les deuxième et troisième chapitres se penchent sur le déploiement de la mémoire de la participation autochtone à la Grande Guerre dans les communautés locales et sur la façon dont le local finira par « travaille[r] le national » (p. 73). L’auteur s’intéresse aux monuments commémoratifs et aux fêtes patriotiques qui permettront aux Autochtones d’exprimer leur patriotisme tout en redéployant une identité autochtone enfouie. Par la commémoration, un lien de sang s’établit entre Autochtones et Blancs. « Grâce aux cérémonies qui l’honorent, le mort de guerre indien rejoint la communauté de ceux qui ont donné leur vie pour la nation » (p. 71), ce qui permettra aux Autochtones, à terme, de réclamer les mêmes droits individuels que les non-Autochtones. On assistera donc éventuellement à un passage de la commémoration locale à des revendications nationales. Cet arrimage par la commémoration aboutira à un « emboîtement […] des identités américaines, indiennes et tribales » (p. 72) duquel émergera l’idée de l’existence de tribus distinctes au sein de la nation. Ainsi, la commémoration « n’oppose pas groupe indien et nation américaine. [Elle] les arrime, au contraire, l’un à l’autre, en permettant de reformuler les termes de l’appartenance américaine des populations des réserves » (p. 83).
Le quatrième chapitre s’intéresse plus particulièrement à la politisation des vétérans. Grillot relève que les vétérans « reviennent [de la guerre] avec une conscience plus nette des droits personnels et collectifs » (p. 127), conscience qui les amène à se servir de leur statut de héros pour améliorer leur sort en défendant des intérêts corporatistes d’anciens combattants. Pour Grillot, un sentiment d’abandon par une nation qui ne donne pas à la hauteur de ses promesses envers les anciens combattants, couplé à une fierté ethnique (autochtone) croissante, politisera de nombreux vétérans autochtones. Par ailleurs, les communautés d’origine s’appuieront souvent sur le statut de héros de leurs vétérans afin d’atteindre certains buts collectifs. Les vétérans deviennent alors des alliés de prestige pour quiconque tente de faire avancer la cause des droits des Autochtones. Ils sont investis d’un rôle de représentation du groupe.
Les cinquième et sixième chapitres font ressortir de façon très intéressante que le militantisme des anciens combattants va se déployer sur deux grands fronts : celui des droits individuels et celui des droits collectifs. L’auteur illustre avec efficacité le parcours pluriel des anciens combattants et des revendications autochtones dans le contexte de l’après-guerre et démontre ce faisant avec clarté que la pensée autochtone ne forme pas un bloc politique et idéologique monolithique. « Dès la fin de la guerre, les tentatives sont nombreuses pour approprier le potentiel mobilisateur de la participation indienne aux combats au profit d’objectifs divers, et souvent contradictoires. » (p. 193) D’une part, se fait une utilisation « par une minorité significative d’Amérindiens de toute appartenance, à commencer par les anciens combattants », du patriotisme pour « obtenir plus de liberté, mais en privilégiant les individus sur les collectivités » (p. 229). Cette revendication de droits individuels est une tendance à la mode à partir de la fin de la Première Guerre mondiale, mais surtout après la Seconde. La vision fondée sur les droits individuels expliquera la montée d’une coalition assimilationniste, même chez les Autochtones, qui revendiquera les mêmes droits civiques pour tous, dont le droit à l’accès à la propriété, au détriment des coutumes autochtones et des droits collectifs des groupes autochtones. Cette approche, « parce qu’elle a aidé à poser les bases d’un des plus durs mouvements d’assimilation du XXe siècle : la termination, […] n’a pas été objet de mémoire » (p. 229), d’où une partie de l’intérêt et de l’originalité du livre. Parallèlement à cette approche, mais parfois s’entrecroisant avec elle, s’en déploie une autre, qui privilégie les collectivités. « [Les Autochtones] ont parfois su jouer du patriotisme pour se présenter comme la minorité la plus loyale [des États-Unis] » afin d’obtenir le respect des traités, ou pour obtenir réparation pour les torts historiques causés par l’État colonial. Cette approche centrée sur les droits collectifs, souvent issus des traités, prévaudra ultimement alors que « le centre de gravité de la politique indienne bascule[ra] du côté de l’autodétermination » (p. 221).
Après la Grande Guerre offre donc au lecteur une analyse originale appuyée sur un corpus de documents encore peu exploité. Par contre, en puisant en grande partie ses données à partir de l’étude d’une seule communauté autochtone, l’auteur n’arrive pas tout à fait à convaincre le lecteur que ce qu’il observe à Standing Rock peut se déployer à l’échelle des États-Unis. La généralisation est parfois laborieuse et peine à certains endroits à aller au-delà de l’anecdote et de l’histoire individuelle. Les processus généraux sont parfois difficiles à percevoir à travers les données que Thomas Grillot présente. Par ailleurs, si le cas ainsi que les conclusions que l’auteur tire de son analyse sont pertinents et intéressants, le lecteur restera sur sa faim quant au positionnement de cet ouvrage dans le corpus des études autochtones. Même si l’on se doute que le sujet traité dans le livre a été peu abordé ailleurs, il aurait été intéressant de présenter, au premier chapitre, une revue de littérature plus complète. Malgré ces limites, le lecteur intéressé par les liens qui se tissent aux États-Unis entre patriotisme et revendications autochtones trouvera dans ce livre facilement de quoi nourrir sa réflexion.