Résumés
Résumé
Comme tous les moments révolutionnaires, Mai 68 n’est jamais complètement passé : il reste vivant pour la pensée politique contemporaine. En 1968, Cornelius Castoriadis et Claude Lefort, deux des principaux penseurs politiques de la France de l’après-guerre, proposaient leurs lectures des événements de Mai en France dans un livre important : Mai 68 : la Brèche. Pour le vingtième anniversaire des événements, ils écrivaient à nouveau sur ceux-ci, en cherchant à examiner leur postérité à la fois sociale et intellectuelle. Ces interprétations de Mai 68 font apparaître des convergences aussi bien que des oppositions théoriques entre les deux auteurs, qui concernent aussi bien le rôle de l’intellectuel que les définitions de la révolution, du pouvoir et de la démocratie. Mai 68 sert ainsi de révélateur, qui éclaire des aspects importants du dissensus politique et théorique qui a opposé Castoriadis à Lefort dès les années 1950.
Abstract
As every revolutionary event, May ’68 never was solely an event of the past; it is always alive in contemporary political thinking. In 1968 Cornelius Castoriadis and Claude Lefort, two of the most important political thinkers in post-war France, published their interpretations of the events of May in an acclaimed book: Mai 68: La Brèche. Twenty years later they wrote again on May ’68, trying to examine the social and intellectual aftermath of the events. There are both agreements and disagreements in these interpretations, on the role of the intellectual as well as on the definitions of revolution, power, and democracy. May ’68 thus works as a revealing moment, emphasizing key aspects of Castoriadis’s and Lefort’s political and theoretical dissentions since the 1950s.
Corps de l’article
Au mois de juin 1968, Edgar Morin, Cornelius Castoriadis (écrivant encore sous un pseudonyme, en l’occurrence inédit, Jean-Marc Coudray) et Claude Lefort proposaient trois lectures des événements de Mai en France, dans un livre qui a fait date intitulé Mai 68 : la Brèche (Coudray et al., 1968). Leurs textes étaient ensuite réédités pour le vingtième anniversaire des événements, augmentés de quatre contributions nouvelles qui cherchaient à examiner la postérité à la fois sociale et intellectuelle de Mai 68[1].
Nous allons nous concentrer ici sur les analyses de Lefort et de Castoriadis, en examinant d’abord leurs lectures sur le vif, pour ensuite nous intéresser à leurs relectures vingt ans plus tard. Ces deux interprétations du mouvement de Mai 68, partiellement opposées et partiellement congruentes, recoupent des oppositions théoriques beaucoup plus fondamentales entre Lefort et Castoriadis. Ces divergences, déjà sensibles dans les textes des années 1950, apparaissent en pleine lumière dans La Brèche. Elles concernent aussi bien le rôle de l’intellectuel que les définitions de la révolution, du pouvoir et de la démocratie.
Si la plupart des travaux consacrés à Mai 68 parlent de La Brèche, les études sur Lefort ou sur Castoriadis négligent presque toutes leurs écrits sur Mai 68[2]. Nous aimerions montrer au contraire qu’on gagnerait à s’y référer plus souvent, car ils mettent en lumière des aspects tout à fait centraux de leur pensée, et offrent par la même occasion un exemple très épuré des différences qui les opposent. Après tout, Mai 68 constituera l’une des rares occasions pour l’un comme pour l’autre de participer directement à un mouvement social d’une aussi grande ampleur – qu’on veuille le nommer révolution ou non. S’agissant de penseurs qui ont réfléchi toute leur vie au changement social, à la démocratie et à la révolution, ces circonstances devraient justifier à elles seules de s’intéresser aux textes qu’ils ont produits pendant et après les événements.
On voit réapparaître dans ces textes quelques anciennes divergences et poindre des oppositions qui se creuseront dans les décennies suivantes. On identifie aussi à l’inverse quelques convergences importantes, y compris en 1988. Celles-ci ne surprendront que les lecteurs trop pressés de Lefort, qui assimilent un peu hâtivement sa pensée à une simple apologie de la « démocratie libérale »[3]. Mai 68 sert enfin, comme pour presque tous les penseurs politiques français de la seconde moitié du vingtième siècle, de révélateur (Audier, 2008), et les positions que Lefort, en particulier, adopte en regard des événements devraient impérativement être prises en compte plus sérieusement par ses commentateurs.
Avant Mai 68
Le dialogue entre Lefort et Castoriadis ne date pas de Mai 68. Ils se sont rencontrés au sein du PCI (Parti communiste internationaliste, la section française de la Quatrième Internationale) en 1946, y ont très vite formé une tendance, la « tendance Chaulieu-Montal », et l’ont ensuite quitté pour constituer un groupe et une revue qui paraît de 1949 à 1965 : Socialisme ou Barbarie. Sans nous attarder ici sur les détails de cette collaboration, au sein du groupe comme de la revue[4], il nous faut toutefois rappeler très brièvement quelles étaient les thèses principales qui y étaient avancées et quelques-unes des lignes de fracture entre Lefort et Castoriadis, qui furent parmi ses principaux animateurs.
La scission avec le PCI s’est tout entière jouée sur la qualification du régime de production en Russie. Les organisations trotskystes avaient pris l’habitude de qualifier l’URSS d’« État ouvrier dégénéré », qualificatif que contestent Lefort et Castoriadis, qui voient au contraire à l’oeuvre « une nouvelle formation politique » (Castoriadis et Lefort, 1946), qu’ils baptiseront bientôt « capitalisme d’État », les moyens de production étant devenus la propriété d’une nouvelle classe sociale : la bureaucratie. Le départ du PCI se fait début 1949, le premier numéro de Socialisme ou Barbarie paraissant au printemps.
C’est donc un singulier positionnement qu’adopte ce petit groupe de schismatiques du trotskysme, décidant de renvoyer dos à dos Est et Ouest comme deux formes concurrentes de capitalisme, n’ayant pas de mots assez durs à l’égard du Parti communiste français (PCF) et de son principal relais syndical, la Confédération générale du travail (CGT), attaquant frontalement le stalinisme à l’heure où cette position était la plus minoritaire à gauche et ajoutant, pour ne rien arranger, qu’une troisième guerre mondiale entre l’URSS et les États-Unis était à la fois certaine et imminente.
La revue se singularise durant toute son existence par une extrême attention à tous les mouvements sociaux et politiques qui combattent, à l’Est comme à l’Ouest, les structures capitalistes et bureaucratiques. Elle accueille ainsi les événements de Berlin-Est en 1953 avec enthousiasme, tout comme la révolution hongroise de 1956, qui confirment qu’une révolte ouvrière sur un programme socialiste est possible dans le monde dit « communiste ». La revue parle des dissidents de l’Est, s’engage dans un dialogue avec le théoricien du communisme des conseils Anton Pannekoek et publie la première traduction française de L’opposition ouvrière d’Alexandra Kollontaï. Elle noue des contacts avec des groupes similaires aux États-Unis (la tendance « Johnson-Forest », autour de C.L.R. James, Raya Dunayevskaïa et Grace Lee Boggs) et en Angleterre (le groupe « Solidarity », autour de Chris Pallis). De plus, et cela a une importance pour la suite, Socialisme ou Barbarie s’intéresse de très près aux mouvements liés à la jeunesse et aux étudiants, et rendra compte par exemple de la révolte des étudiants de Berkeley en 1965.
Une divergence majeure voit le jour au sein du groupe, qui concerne la question de l’organisation, du parti et de la direction révolutionnaires. Elle se cristallise autour des figures de Lefort et de Castoriadis en deux occasions, en 1951-1952 et en 1958. Castoriadis défend une conception souple de ce parti et de cette direction quand Lefort affirme que le problème de l’organisation de la lutte doit être traité par la classe ouvrière elle-même, de manière autonome, car « aucun parti ne peut faire que le prolétariat le résolve ; il ne sera résolu au contraire qu’en opposition aux partis – quels qu’ils soient » (Lefort, 1979 : 109)[5]. Cette divergence conduira à une première scission, Lefort quittant le groupe avec quelques militants en 1958 pour publier une nouvelle revue, Information et liaison ouvrières. Une seconde scission importante a lieu en 1963, qui se joue cette fois-ci autour du rapport à Marx et au marxisme. Au début des années 1960, en effet, les critiques de Castoriadis à l’égard du marxisme se font de plus en plus frontales, ce qui aboutit à une remise en cause majeure dans un très long article publié dans les trois derniers numéros de la revue, en 1964 et 1965 (Castoriadis, 1999 : 13-248). L’autre groupe, dans lequel on trouve entre autres Jean-François Lyotard, refuse la rupture avec le marxisme et quitte Socialisme ou Barbarie (Lyotard, 1990 ; Vega, 2012). Après cette dernière scission, la revue paraît jusqu’en 1965, puis le groupe s’autodissout définitivement en 1967 (Castoriadis, 2013 : 269-274).
Les deux divergences autour desquelles se jouent les scissions à l’intérieur de Socialisme ou Barbarie vont se trouver au premier plan durant les événements de Mai 68 en France. Ce n’est donc nullement un hasard si les textes de Lefort et de Castoriadis dans La Brèche y font référence plus ou moins explicitement. Mai 68 leur offre en quelque sorte l’occasion de reprendre le fil d’un débat interrompu quelques années plus tôt. Par ailleurs, certains des « agitateurs » du mouvement reconnaissent que Socialisme ou Barbarie avait été pour eux une source d’inspiration ; c’est le cas notamment de Daniel Cohn-Bendit[6]. Comme le relève Jean-Louis Prat, « le groupe […] sera donc absent au printemps 1968, d’un mouvement où il exerce une influence posthume » (2007 : 25). Peter Starr identifie quant à lui « a curious historical irony » dans cette influence posthume de la revue (1995 : 24). Daniel Blanchard, un membre du groupe de 1957 à 1965, est en revanche plus sévère sur la cécité collective de Socialisme ou Barbarie lorsqu’il écrit que « les prodromes et la possibilité même de Mai 68 nous ont complètement échappé » (2012 : 16).
Il ne faut toutefois pas exagérer l’importance de Socialisme ou Barbarie sur le mouvement de Mai, ni d’ailleurs sur la politique et les idées dans la France de la seconde moitié du vingtième siècle, le lectorat de la revue étant toujours resté très faible et ses thèses n’ayant guère trouvé d’écho au moment où elles étaient énoncées (Escobar, 2012). Ce qui est indéniable en revanche, c’est que les acteurs du groupe accueillent les événements avec enthousiasme. « Où qu’ils soient, ils suivent le mouvement avec ferveur » (Dosse, 2014 : 207). En 1968 à l’Université de Caen où il enseigne, Lefort est très actif dans le mouvement de contestation. Castoriadis, de son côté, suit avec ferveur les événements à Paris, tout en réunissant chez lui à quelques reprises d’anciens militants du groupe « Socialisme ou Barbarie », notamment pour discuter du texte qui sera finalement repris dans La Brèche (Escobar, 2012 : 193-195 ; Dosse, 2014 : 209-210).
Philippe Gottraux écrit que « [c]ertains ont pu voir dans les événements de Mai 1968 la confirmation, au moins partielle, des idées de [Socialisme ou Barbarie] (première défiance de masse à la gauche du PCF, désigné par les ‘gauchistes’ comme ‘stalinien’ ; revendication et pratique de la gestion collective ; critique de l’aliénation de la consommation, etc.) » (1997 : 349), interprétation que défend par exemple Christophe Premat (2008). Il faut en effet convenir que la remise en cause des organisations syndicales et des partis traditionnels – celle-là même qui a alimenté quantité d’articles de Socialisme ou Barbarie dénonçant la bureaucratie – a bien été l’un des traits majeurs du mouvement de Mai, non seulement dans sa dimension étudiante, mais aussi dans sa dimension ouvrière, si l’on prend garde de ne pas oublier qu’on assiste alors aux plus grandes grèves ouvrières en France depuis 1936, alors même que les syndicats ne s’y engagent qu’à reculons lorsqu’ils ne favorisent pas le retour au travail comme c’est le cas pour la CGT[7].
C’est donc à ce double titre, à la fois théorique et politique, que l’analyse croisée des lectures de Mai 68 par Lefort et Castoriadis se justifie. Quant à leurs relectures vingt ans plus tard, elles prolongent les interprétations écrites en 1968 et permettent de ressaisir avec précision l’évolution des deux philosophes, dans leurs désaccords comme dans leurs convergences. La controverse jamais éteinte autour des interprétations de Mai 68, régulièrement réactivée à chaque anniversaire décennal et qui s’enflammera à n’en pas douter lors du demi-siècle, n’a pas épargné les textes des deux auteurs. Ceux-ci méritent toutefois à notre sens une lecture qui dépasse le clivage trop simple entre partisans et adversaires de Mai 68, aussi bien pour la compréhension des trajectoires politiques et philosophiques des deux auteurs que pour l’intelligence des événements eux-mêmes.
Les textes de 1968
Le livre qui paraît en juillet 1968 est composé de quatre textes au statut un peu différent. Il reprend deux longs articles d’Edgar Morin qui paraissent dans Le Monde en mai. Le texte de Castoriadis est écrit à partir d’un document diffusé sous forme ronéotypée à la fin du mois de mai et originellement titré « Agir, réfléchir, s’organiser », puis augmenté d’une analyse écrite spécifiquement pour la publication de La Brèche et renommé à cette occasion « La révolution anticipée ». Il a donc une dimension explicitement militante, du moins dans sa première partie[8]. Enfin, le texte de Claude Lefort, « Le désordre nouveau », est une analyse des événements rédigée au mois de juin pour la publication de La Brèche. Sans qu’elles rendent impossible toute comparaison, ces différences de statut sont elles-mêmes significatives car elles témoignent d’un rapport différent au militantisme et à l’action. Nous allons tout d’abord examiner deux convergences dans les lectures des événements qui sont proposées par Lefort et Castoriadis, avant de mettre en lumière une divergence importante.
Nouveauté de l’événement
Lefort et Castoriadis s’accordent sur un point tout à fait fondamental : la dimension novatrice des événements, dans les modes de la contestation comme dans le contenu des revendications, et leur caractère totalement imprévisible. Le premier ouvre son texte sur ce constat : « l’événement qui a secoué la société française, chacun s’essaye à le nommer, chacun tente de le rapporter à du connu, chacun cherche à en prévoir les conséquences […] En vain… » (Lefort, 2008a : 45).
L’événement échappe aux catégories d’analyse habituelles. Il n’était pas plus prévisible qu’il n’est ressaisissable a posteriori. Lefort ironise notamment sur les « marxo-géologues ou marxo-sismologues » qui vont immanquablement, dit-il, « déployer leurs cartes et dévider leurs calculs » (ibid. : 47) dans une tentative selon lui insensée pour expliquer scientifiquement le mouvement de Mai. Si Castoriadis est sans doute moins fasciné par le caractère totalement spontané du mouvement, plus prompt à vouloir en expliquer les ressorts et les raisons, plus intéressé surtout à l’organiser, il est incontestable qu’il défend lui aussi l’idée que Mai 68 est une crise neuve, inédite. Ce sont avant tout les cadres d’analyse habituels du marxisme orthodoxe qu’un événement comme Mai 68 vient mettre en difficulté[9].
La certitude que l’histoire est toujours ouverte, qu’elle est d’abord l’histoire de la lutte des classes et non l’histoire des contradictions internes du capitalisme, distingue Lefort et Castoriadis de ce que le marxisme disait habituellement en France à cette époque-là, notamment dans sa version althussérienne. Dans un long article couvrant les derniers numéros de Socialisme ou Barbarie parus quelques années plus tôt, Castoriadis écrit : « [p]artis du marxisme révolutionnaire, nous sommes arrivés à un point où il fallait choisir entre rester marxistes et rester révolutionnaires » (1999 : 21). Cet article marque la rupture définitive de Castoriadis avec le marxisme et le déterminisme (qu’il repose sur l’histoire ou sur l’économie) qui lui semblait irrémédiablement lié à ce dernier[10]. À cet égard, Mai 68 est pour lui une sorte de confirmation de l’insuffisance des schémas marxistes car il met au jour leur incapacité profonde à tenir compte de la nouveauté, de l’incertain, ou de ce qu’il nommera plus tard la création (Pisier, 1989 : 348-351). C’est une position que partage pleinement Lefort, qui insiste sur cet aspect dans son texte, même si sa critique du marxisme se déploiera différemment de celle de Castoriadis dans son oeuvre (Lefort, 1979 : 308-322 ; 2000 : 478-569 ; et 2001 : 195-212)[11].
Contestation de la hiérarchie
Lefort rappelle très clairement que les étudiants de Nanterre n’avaient « pas de programme, pas de perspective, pas d’objectif, […] ils n’affichaient pas des listes de revendications, ou quand ils étaient contraints d’en énoncer, ils proclamaient presque aussitôt qu’une réponse positive ne les arrêterait pas » (Lefort, 2008a : 57). De ce fait, ils vont « rompre avec les cadres de la contestation » (ibid. : 58), agir hors de tout parti, hors de toute organisation. Ce qu’ils ont en tête dépasse de très loin les programmes que ceux-ci pouvaient leur offrir à ce moment-là, puisqu’il s’agit ni plus ni moins que de la contestation radicale de toute hiérarchie, contestation dont Raymond Aron (2005 : 609), examinant le texte de Lefort dans les premières pages de La révolution introuvable, dira d’ailleurs qu’elle lui « fait horreur ». Pour Lefort, les étudiants « creusent un non lieu » (2008a : 62) à partir duquel contester tout pouvoir, y compris et peut-être même d’abord le pouvoir des organisations ou des groupuscules cherchant à contrôler d’une manière ou d’une autre le mouvement[12].
Les actions des étudiants « mett[ent] l’institution hors d’état de fonctionner, l’autorité hors d’état de s’exercer », ils contestent la nature même de la loi, et ils trouvent dans l’institution universitaire un terrain de contestation privilégié, puisque, comme l’écrit Lefort, « l’Université travaille à rendre naturel[le] la division des dirigeants et des exécutants, de ceux qui savent et de ceux qui ne savent pas » (2008a : 72). Rappelons que cette division était, pour les membres de Socialisme ou Barbarie, la définition même de la bureaucratie, division constitutive de la société capitaliste, sous sa forme « privée » (à l’Ouest) ou « étatique » (à l’Est). Le mouvement de Mai lutte donc, fondamentalement, contre l’obéissance, celle-ci devant être comprise de deux manières différentes, comme « prise en charge de la domination » et comme « soumission à l’autorité » (ibid. : 72). Cette critique de la hiérarchie et de l’obéissance qui l’accompagne, ainsi que de l’acceptation passive de sa place dans la société (qu’elle autorise à donner des ordres ou contraigne à les exécuter), permet selon Lefort de comprendre pourquoi le mouvement s’est diffusé aussi rapidement et aussi largement dans la société française. Plus qu’à une série de revendications sectorielles, les idées principales de Mai touchaient aux relations mêmes que les individus entretenaient entre eux. Le thème de la contestation de la hiérarchie parcourt toute l’oeuvre de Lefort, des premiers articles dans Socialisme ou Barbarie (1979) à ses textes sur la démocratie (1981), en passant par sa longue analyse de L’Archipel du Goulag de Soljenitsyne (1976).
La formule politique qui émerge de cette mise en cause radicale de la hiérarchie a pour nom l’autogestion, dont Lefort parle brièvement. Elle repose notamment sur les principes suivants : « détruire les hiérarchies », « contraindre ceux qui détiennent une autorité […] à rendre des comptes », « répandre les idées et les informations dans le corps entier de la collectivité », « briser les cloisonnements » entre spécialistes, etc. (2008a : 76). Centrée sur l’université, l’autogestion peut aisément être généralisée à tout secteur d’activité, à commencer par les organisations syndicales ou politiques.
De son côté, Castoriadis énonce de manière presque identique que le mouvement étudiant « propage à travers le pays la contestation de la hiérarchie, et en commence la démolition là où elle paraissait le plus aller de soi : dans le domaine du savoir et de l’enseignement » (2008a : 123). Ainsi, « le conflit central autour duquel tous les autres s’ordonnent se dévoile comme le conflit entre dirigeants et exécutants » (ibid. : 127). Pour Castoriadis, le projet central du « capitalisme bureaucratique », contre lequel le mouvement de Mai s’est construit, est « d’exclure les hommes de la gestion de leurs propres activités », en leur imposant des dirigeants pour régler leur travail et leur vie tout entière. Ce qu’il faut opposer à la bureaucratie, c’est, là aussi, un projet d’autogestion, que Castoriadis expose de manière plus détaillée que ne le fait Lefort (ibid. : 145-151)[13].
L’insistance que les deux auteurs mettent sur cette question de la hiérarchie ne peut être séparée des analyses développées dans Socialisme ou Barbarie. Celles-ci avançaient que la contradiction fondamentale du capitalisme, contrairement à la position marxiste classique, ne concerne pas la propriété des moyens de production (et la division entre Capital et Travail), mais l’opposition entre dirigeants et exécutants. Celle-ci excède la question de la production et de la propriété et, surtout, affecte de l’intérieur des organisations qui ne sont pas censées obéir à une logique capitaliste : partis, syndicats, administration et, en Mai 68, universités. Là où les catégories habituelles d’analyse sont incapables de comprendre la lutte des étudiants dans les rues de Paris – et les réduisent donc bien vite à des caprices d’adolescents qui réclameraient leur part au sein d’une société de consommation ou, dans une version plus élaborée, à un processus de « dévaluation des titres » (Bourdieu, 1984) –, Lefort et Castoriadis voient immédiatement la confirmation de leurs analyses d’une bureaucratie qui, bien évidemment, domine aussi bien les universités que les usines, le PCF et la CGT que l’appareil d’État, les institutions culturelles que les médias nationaux[14].
Pouvoir et révolution
La question du pouvoir fait à l’inverse surgir un contraste majeur entre Lefort et Castoriadis, contraste dont les textes sur Mai ne sont qu’une expression au sein d’un débat beaucoup plus vaste (Poirier, 2011 : 307-420 ; Chollet, 2012). Cette opposition se joue également autour de la possibilité même d’une révolution et du sens que cette dernière peut prendre dans une société telle que la société française des années 1960.
Lefort écrit que « le Pouvoir, en quelque lieu qu’il prétende à régner, trouvera des opposants qui ne sont pas prêts néanmoins à en installer un meilleur » (2008a : 81). Cette conception d’un pouvoir qui ne se prend pas mais doit être en permanence contesté deviendra de plus en plus prégnante dans son oeuvre. Elle se traduira par l’idée d’un pouvoir toujours extérieur aux revendications démocratiques (quel que soit le type de régime politique dont il émane) et par celle, un peu différente, d’un « lieu vide » du pouvoir spécifique à la démocratie. Dans les démocraties, le pouvoir est censé n’appartenir à personne, caractéristique qui les distinguerait de tous les autres régimes (Lefort, 1981 : 149). En 1968, on l’a souvent répété, les étudiants ne se sont pas emparés du pouvoir. Lefort avance que c’est bien plutôt parce qu’ils ne le voulaient pas que parce qu’ils ne le pouvaient pas, la question consistant à savoir s’ils le pouvaient perdant du même coup son importance.
Il est possible de voir dans cette analyse une réminiscence de Machiavel, au sujet duquel Lefort travaille intensément dans les années entourant 1968 : ce que le peuple désire, c’est non pas d’occuper le pouvoir à la place des grandi, mais de ne pas être opprimé par ces derniers[15]. Il y a ainsi asymétrie des désirs ou des humeurs politiques, et non une lutte symétrique pour le pouvoir de la part de groupes ou de classes sociales opposées. Ici aussi, Lefort utilise Machiavel pour réfuter indirectement les thèses marxistes traditionnelles.
Lefort ajoute ensuite : « Si je ne me trompe, ce langage-là ne se nourrit pas de l’illusion d’une bonne société, délivrée de contradictions » (2008a : 81). Cette remarque est importante, car elle souligne les dangers qu’il y a pour Lefort à imaginer ou vouloir une société réconciliée avec elle-même. Ce sera d’ailleurs l’un des reproches les plus constants qu’il adressera à Castoriadis dans des textes ultérieurs (par exemple Lefort, 2007 : 223-260). La « meilleure société » ne peut qu’être celle dans laquelle des conflits se reforment sans cesse et qui, par conséquent, la transforment.
Hugues Poltier insiste lui aussi sur le lien entre les premières analyses de la démocratie chez Lefort, sa lecture de Machiavel et son refus de juger de l’efficacité d’un mouvement au seul prisme de sa conquête, réussie ou ratée, du pouvoir :
[C]e texte produit dans le vif des événements de Mai 68 […] s’adosse clairement à la compréhension du politique entamée dans le cours professé à Caen un an auparavant. Suivant l’enseignement de Machiavel – mais aussi de la dégénérescence de la révolution soviétique –, il suggère que toute société s’organise dans la polarité Grands/peuple et que tout pouvoir débouche fatalement sur la reconstitution d’une couche dominante. Et partant qu’est vaine la mystique révolutionnaire de la prise de pouvoir.
Poltier, 2015 : 89
Contrairement à la position défendue par Lefort, Castoriadis affirme que le pouvoir doit se conquérir. Le mouvement de Mai signale donc l’échec de ce projet : personne n’a pris le pouvoir en Mai, personne n’a même véritablement voulu le prendre. Castoriadis exprime cette contradiction en écrivant que « le fait même que cette crise pose réellement la question du pouvoir (que cette masse ne veut à aucun moment envisager), au lieu de l’approfondir facilite son évacuation rapide vers l’espace imaginaire des élections » (2008a : 179). Pour Castoriadis, « poser la question du pouvoir », c’est bien évidemment chercher à s’en saisir pour le transformer en un sens déterminé. Il s’agit non seulement de changer ses occupants, mais de le changer lui-même, de transformer la nature des rapports de pouvoir. Pour Lefort, nous l’avons vu, questionner le pouvoir consiste essentiellement à en contester les fondements, non pour le remplacer ou le refonder de manière « rationnelle » ou « juste », mais pour montrer l’arbitraire qui préside à l’établissement de tout pouvoir (Poltier, 1998 : 204-207).
La figure que pourrait prendre une telle transformation, à savoir le programme d’autogestion tel qu’il est exposé à différentes reprises dans La Brèche, ne supprimera pas pour autant le principe du pouvoir, qui est immanent à toute société, mais elle a un sens différent pour les deux auteurs. Pour Castoriadis, l’autogestion doit organiser l’ensemble de la société, et en particulier ce qu’il nommera plus tard le « pouvoir explicite » (2000 : 148-151). Pour Lefort, l’autogestion ne peut qu’être partielle et, peut-être, temporaire (2007 : 477). C’est ainsi la fonction même de l’autogestion qui est conçue de manière opposée : comme modalité d’organisation du pouvoir chez Castoriadis, comme principe de résistance au pouvoir chez Lefort.
Cette opposition renvoie à deux idées distinctes de la révolution : révolution politique pour Castoriadis, nécessitant l’organisation d’un mouvement révolutionnaire orienté vers la prise du pouvoir ; révolution symbolique pour Lefort. Pour ce dernier, Mai 68 est une révolution par les symboles, qui deviennent des éléments constitutifs de la contestation politique et ne sont plus seulement des effets indirects de cette dernière. Il écrit ainsi qu’« il faut admettre que certaines actions, que certains conflits […] ont une efficacité symbolique », car « ils ont le pouvoir de déclencher et de lier les uns avec les autres, dans toute l’étendue des rapports sociaux, des conflits et des actions qui ordinairement s’ignorent » (Lefort, 2008a : 54-55). Les luttes au sein des universités ont évidemment rempli ce rôle en Mai 68[16]. Il souhaite ainsi que les diverses revendications gagnent « le goût du possible, sans perdre le sens du réel ». À cette condition ajoute-t-il, « on devrait convenir alors que la révolution a mûri » (ibid. : 81)[17].
L’idée d’un « mûrissement » de la révolution est très éloignée de la « révolution anticipée » que Castoriadis voit à l’oeuvre dans le mouvement de Mai. Cette anticipation a un double sens : d’une part, elle désigne la lutte des étudiants contre une situation future (et non contre leur vie présente, immédiate) et, d’autre part, elle « préfigure ce que pourrait être, ce que devra être, ce que sera sans doute un jour la révolution contre la société moderne » (2008a : 190). Castoriadis tente donc de cerner l’idée d’une révolution renouvelée, adaptée à la société qu’elle souhaite renverser, mais une révolution qui n’a pas pour autant abandonné – comme c’est le cas pour Lefort – le double objectif de la prise du pouvoir et de sa transformation radicale.
Dans ces analyses des événements de Mai se retrouvent quelques-unes des oppositions politiques et théoriques qui s’étaient manifestées dans Socialisme ou Barbarie. La forme même adoptée par les deux auteurs pour leurs textes est significative, puisque Castoriadis cherche d’abord à intervenir dans le mouvement en distribuant un texte (même si sa longueur – une vingtaine de pages – en amoindrit assurément l’impact), alors que Lefort se place d’emblée dans l’après-coup et dans l’interprétation. Cette opposition réactive une ancienne querelle sur le rôle de l’intellectuel par rapport à la classe ouvrière ou aux mouvements sociaux, Lefort confinant ce rôle à l’explicitation de tendances déjà inscrites dans « la vie et la conduite des ouvriers » (1979 : 104), alors que Castoriadis s’inquiète de livrer ainsi les ouvriers « à la révolte dépourvue de l’universalité », qui ne peut conduire qu’à une « défaite héroïque » (2012a : 388). L’un et l’autre insistent bien entendu sur les éléments qui, au sein des événements, semblent confirmer leurs propres thèses. Pour Castoriadis, l’insuffisante organisation du mouvement a déterminé sa défaite, alors que Lefort y voit bien au contraire l’expression d’une effervescence que toute organisation centralisée aurait irrémédiablement éliminée[18].
Cette analyse divergente du mouvement de Mai et les réponses différentes à cette « question du pouvoir » qu’ils y repèrent commanderont, comme nous allons le voir maintenant, leurs relectures des événements vingt ans plus tard.
« Vingt ans après »
Les relectures de Mai 68, parues en un volume en 1988, ont elles aussi un statut un peu différent. Le texte de Castoriadis est un article écrit deux ans auparavant – « Les mouvements des années soixante » – et consacré pour l’essentiel à une critique de l’ouvrage de Luc Ferry et Alain Renaut sur Mai 68 paru en 1985 (Ferry et Renaut, 1988), mais où il glisse toutefois quelques appréciations rétrospectives sur le mouvement[19]. Lefort, de son côté, se livre à une « relecture » détaillée des événements et du sens qu’il est possible de leur conférer vingt ans plus tard, dans un texte publié une première fois dans le quotidien Libération le 19 mai 1988. Nous verrons qu’ici aussi, malgré quelques convergences importantes, les deux auteurs s’éloignent considérablement sur le sens général qu’ils donnent à Mai 68.
Ces relectures effectuées vingt ans plus tard prennent place dans un contexte de dénonciation de Mai 68, en particulier dans le livre de Ferry et Renaut (Audier, 2008 : 189-253). Bien que ceux-ci s’y attaquent principalement à des figures intellectuelles qui sont très éloignées de nos deux auteurs, ils réservent quelques pages plutôt négatives à La Brèche, affirmant par exemple que l’interprétation de Castoriadis tendrait « à grossir l’événement » et que la « distance critique » lui ferait « défaut » (Ferry et Renaut, 1988 : 92), alors que la lecture de Lefort dissoudrait « l’originalité de la crise dans la banalité quotidienne des événements » (ibid. : 114)[20]. Pour Castoriadis comme pour Lefort, il convient donc, vingt ans après les événements, de rappeler ce qu’a été Mai 68 et de combattre l’entreprise patiente de destruction ou de dénaturation de son héritage qui est en train de se consolider au milieu des années 1980.
Un événement révolutionnaire ?
Pour Lefort, « il n’y eut pas de révolution […] en 68 – et cela pour une première raison : l’agitation fut, pour l’essentiel, circonscrite au monde des étudiants, même si par ses effets elle affecta une partie non négligeable de la population. Des étudiants ne sauraient faire une révolution ; tout au plus peuvent-ils la susciter » (2008b : 274-275). Cependant, ajoute-t-il, ce mois peut être caractérisé par une « effervescence » qui « donne figure, pendant un temps plus ou moins long, à une démocratie sauvage » (ibid. : 275). L’idée d’une « démocratie sauvage », quoique rare chez Lefort, est importante. Elle désigne cette forme d’agitation sociale incontrôlable, qu’il est impossible de circonscrire en un lieu ou dans des institutions déterminés. Mai 68 représente un exemple significatif de ces actions désordonnées qui font face et complètent à la fois la démocratie comprise comme un ensemble d’institutions. On a pu voir apparaître un « nouvel espace », un « nouveau champ du débat », dans lequel interviennent « des individus, qui n’avaient ni compétence ni autorité pour parler ou agir » (ibid. : 276)[21].
Castoriadis insiste lui aussi sur l’immense accélération des échanges entre les individus durant Mai 68. « Dans et par le mouvement de Mai a eu lieu une formidable resocialisation », écrit-il ; les individus avaient « le désir d’une plus grande liberté pour chacun et pour tous. Les gens cherchaient la vérité, la justice, la liberté, la communauté » (2008b : 252). Mai 68 a aussi cristallisé, plus fondamentalement, « le désir de voir réalisé quelque part un état d’activité collective auto-organisée et spontanée » (ibid. : 254). Pour Castoriadis, les commentaires cherchant à accréditer l’idée d’un mouvement de Mai hédoniste ou strictement individualiste manquent leur cible en confondant individualisme et autonomie (concept central chez Castoriadis, dont il rappelle toujours la double dimension, individuelle et collective). Il dénonce ainsi les relectures qui oblitèrent le contenu social ou économique des revendications de Mai pour ne se concentrer que sur ce que sont devenues certaines des valeurs que le mouvement portait.
Chez Castoriadis comme chez Lefort apparaît donc une réaction très vive contre les interprétations de Mai 68 – à commencer par celles de Gilles Lipovetsky (1983) et de Luc Ferry et Alain Renaut (1988) – conférant un sens purement individualiste aux événements, analyse dont nos deux auteurs n’ont de cesse de souligner l’insuffisance. Il n’est pas inutile d’ajouter que ces interprétations ont aussi des effets politiques dont Serge Audier (2008) a bien montré la dimension plus ou moins explicitement conservatrice.
Non contents d’en restituer la force révolutionnaire, les deux auteurs réinscrivent les événements de Mai 68 dans une histoire longue des révolutions. Ainsi, pour Lefort :
Mais ce qui m’apparaît dans la révolution, d’un côté, comme novation ou rénovation, émergence d’un nouvel espace public, libération et, d’un autre côté, comme confusion ou dissolution des repères fondamentaux de la vie sociale, cela, j’en retrouve le signe dans Mai 68. Que ceux qui n’en retiennent que des comportements et des discours burlesques, pour ignorer l’ébranlement salutaire des conventions, se remettent donc à l’étude des révolutions
2008b : 271
Même si Lefort affirme que Mai 68 n’a pas été une vraie révolution, l’ébranlement que ces événements ont provoqué leur confère tout de même un caractère révolutionnaire et c’est cette dimension qui les relie à son tour à d’autres moments qui, eux, ont été d’authentiques révolutions. Lorsqu’il parle de l’effervescence de Mai, il la compare ainsi directement à « l’effervescence révolutionnaire, celle de l’Angleterre au milieu du xviie siècle, celle de l’Amérique ou de la France au xviiie, celle de la Russie au xxe » (ibid. : 275). Décrivant pour sa part le sens des révolutions occidentales comme « la tentative de faire être d’autres possibilités de l’existence humaine », Castoriadis (2008b : 268) donne les mêmes exemples que Lefort ou presque : 1776, 1789, 1871, 1917 et 1968.
Castoriadis et Lefort s’élèvent ainsi contre toutes les interprétations de Mai 68, et elles sont nombreuses, qui ont tenté d’accréditer l’idée d’un mouvement désordonné, peut-être sympathique, mais historiquement et politiquement insignifiant. En inscrivant les événements dans cette grande tradition révolutionnaire, ils veulent leur conférer une légitimité et une signification autrement plus grandes. Ils cherchent également à en maintenir l’héritage vivant pour aujourd’hui en le liant à une véritable tradition révolutionnaire, tout en refusant de penser que 1968 n’aurait représenté qu’un moment isolé dans le développement des sociétés industrielles.
Mai 68 comme échec ou comme désordre ?
La divergence fondamentale entre les deux relectures s’articule sur un autre terrain qu’en 1968, puisque, si Mai 68 est considéré comme une révolution ratée par Castoriadis, Lefort interprète les événements comme une révolte réussie.
Bien que Castoriadis reconnaisse que Mai 68 « a introduit une novation formidable – et dont les effets sont, souvent, encore présents » (2008b : 251), le constat général de son texte est celui d’un échec du mouvement. C’est d’ailleurs cet échec qui lui permet de renvoyer l’analyse de Ferry et Renaut à ses contradictions, en mettant en lumière le lien entre ce qu’ils nomment la « pensée 68 » (résumée à quatre représentants : Foucault, Bourdieu, Lacan et Derrida) et l’échec politique de Mai : « [l]e contresens de Ferry et Renaut est total : la ‘pensée 68’ est la pensée anti-68, la pensée qui a construit son succès de masse sur les ruines du mouvement de 68 et en fonction de son échec » (ibid. : 263). Politiquement, l’échec de Mai 68 marque donc « le début de la nouvelle phase de régression de la vie politique dans les sociétés occidentales », qui va de pair avec une augmentation de la « bureaucratisation-privatisation-médiatisation, en même temps que, dans un vocabulaire plus traditionnel, avec un retour en force des tendances politiques autoritaires » (ibid. : 266-267).
Fondamentalement, cette analyse de Mai 68 fait écho à la conception que Castoriadis se fait de la politique. C’est en effet une activité rare dans l’histoire des sociétés humaines, car elle est « l’activité collective explicite se voulant lucide (réfléchie et délibérée), se donnant comme objet l’institution de la société comme telle » (2000 : 156). Habituellement, cette activité est le privilège de quelques-uns, elle est, au sens strict, privée et non publique. Mai 68 aura constitué l’un de ces moments exceptionnels durant lesquels la politique devient une affaire véritablement publique. Les différents mouvements auront cependant été incapables d’instituer une politique démocratique au-delà des quelques semaines de l’événement proprement dit. Moment du « projet d’autonomie » tel que Castoriadis le décrit dans les sociétés occidentales, Mai 68 n’est pourtant pas parvenu à faire avancer ce projet. Son échec s’est même accompagné d’un reflux important de l’autonomie, que Castoriadis qualifiera de « privatisation des individus » dans des textes des années 1980 et 1990 au ton de plus en plus pessimiste (voir notamment Castoriadis, 1996). C’est pourquoi on ne peut pas totalement suivre Évelyne Pisier lorsqu’elle écrit, à propos de la relecture des événements de Mai par Castoriadis, que « le mouvement de mai 68 est nécessairement conduit à l’échec, comme il est nécessairement conduit au non-échec » (1989 : 353), car elle fait comme si projet d’autonomie et démocratie instituée étaient équivalents. Cette position la situe en réalité beaucoup plus près de l’analyse de Lefort, sur laquelle nous allons maintenant nous attarder.
L’interprétation de ce dernier est radicalement différente. Reprenant le titre de sa contribution de 1968, « Le désordre nouveau », il veut montrer que « le mouvement de Mai ne s’attaquait pas à l’ordre établi pour lui substituer un ordre meilleur – lequel ne s’impose que par la terreur et une idéologie de fer –, mais qu’il revendiquait un désordre à l’intérieur de la société, la permanence d’une contestation des pouvoirs en place » (Lefort, 2008b : 283). Le recours au concept de désordre pour qualifier le mouvement de Mai est tout à fait significatif. Il permet en particulier d’échapper à la question de l’échec du mouvement. La seule actualisation du désordre est déjà une preuve de réussite. Seul un programme d’établissement d’un ordre nouveau, muni d’objectifs précis, peut être confronté à l’échec. Dans cette perspective, la réaffirmation du pouvoir gaullien aux élections législatives de juin 1968 ne signifie pas la défaite du mouvement de Mai. Après l’ébranlement des semaines de lutte, cette victoire politique de l’ancien pouvoir ne peut qu’être le recouvrement fragile d’un désordre qui continuera à sourdre de l’ensemble du tissu social. Pour Lefort, Mai 68 constitue un exemple idéal du passage de la politique conçue comme conflit entre des ordres concurrents à l’activité politique conçue comme désordre face à l’ordre établi.
La critique par Lefort de ces idéologies politiques englobantes renvoie à ses travaux sur le totalitarisme, reposant sur le fantasme de l’Un et de la totalité (Lefort, 1981 : 99-106 ; Marchart, 2007 : 85-108 ; Moyn, 2009). Elle ne signifie ni l’abandon du politique, ni la résignation, ni même l’apologie du système existant. Elle équivaut bien plutôt à l’affirmation d’une action politique incessante, mais périphérique, s’exerçant autour des pouvoirs établis et non pas en leur sein, ce qui est à notre sens la définition même de la démocratie chez Lefort (Chollet, 2008 : 199-213). C’est d’ailleurs ainsi qu’il faut lire le passage de son texte de 1988, dans lequel il remarque que si Mai 68 ne s’est pas transformé en véritable révolution, c’est aussi parce que les événements ont eu lieu dans une société démocratique, où « le conflit, si intense soit-il, trouve normalement sa place ; ce régime qui consent à se laisser ébranler, ne désarme pas l’espoir du changement » (Lefort, 2008b : 285). Ainsi, pour Lefort, Mai 68 n’est pas seulement un mouvement qui s’est affirmé contre la société qui l’a vu naître, c’est aussi une contestation que cette dernière a permise, qu’elle a peut-être même encouragée en la laissant se développer.
Prise de pouvoir et contestation
La comparaison des deux relectures permet d’en apprécier les différences profondes. Castoriadis ne peut admettre les éléments théoriques de l’analyse de Lefort, même si leurs descriptions rétrospectives des événements ne sont pas, nous l’avons vu, profondément divergentes. Pour Castoriadis, la dimension démocratique de la société française en 1968, celle-là même qui a permis l’expression du mouvement, d’abord à Nanterre puis dans tout le pays, n’est qu’un pâle résidu des luttes du passé, des revendications populaires à chaque fois défaites par les détenteurs successifs du pouvoir. Ces derniers se satisfont fort bien de ces contestations intermittentes dans lesquelles Lefort croit voir l’expression archétypale de l’activité démocratique. Le désordre serait alors plutôt identifié à ces moments de suspens préparant la réaffirmation et le renforcement de l’ordre antérieur, phénomène évident dans les mois qui ont suivi Mai 1968 en France[22]. Dans l’entretien accordé à l’APL (Agence de presse Libération, située à Caen et qui publiera plus tard L’Anti-Mythes) en 1974, Castoriadis va même jusqu’à considérer que cette conception est apolitique (2011 : 44). Pour lui, en effet, il s’agit explicitement de remplacer les formes existantes du pouvoir par des groupements autogérés, au niveau de l’usine, de l’université, du village ou du quartier, et ces groupements devront être les détenteurs du pouvoir et non pas seulement ses contestataires.
À la place du pouvoir démocratique que, selon Castoriadis, Mai 68, à la suite de beaucoup d’autres mouvements révolutionnaires, a été incapable d’établir, Lefort insiste sur la contestation démocratique du pouvoir, dont Mai a représenté l’expression la plus forte dans la France de l’après-guerre. C’est précisément à cette contestation que Lefort attribue un succès dans l’après-Mai 68, car elle a permis de « ramener au registre du sensible ce qui était du domaine de la pure théorie » (2008b : 285) en multipliant les lieux du conflit. Les relectures des événements par les deux auteurs sont donc aussi divergentes qu’on puisse l’être sur le plan théorique.
Plus fondamentalement enfin, la confrontation des pensées de Lefort et de Castoriadis fait apparaître de manière ténue une divergence radicale sur ce qu’est une société. Si la société est définie comme un magma de significations imaginaires sociales faisant sens et formant une unité – certes contradictoire mais permettant d’identifier cette société-là comme une société – chez Castoriadis (1999), il est difficile de repérer pareille construction chez Lefort, toujours attentif au contraire aux divisions qui scindent tout collectif et, plus spécifiquement, aux tendances antidémocratiques cherchant à nier cette division originaire[23]. Ces conceptions opposées ne se situent pas seulement au niveau d’une anthropologie philosophique, elles ont des conséquences politiques très concrètes que les lectures et les relectures de Mai 68 permettent en partie de mettre au jour.
Mai 68 comme révélateur
Dans ces textes écrits autour de Mai 68, trois idées centrales rassemblent Lefort et Castoriadis, sur lesquelles nous aimerions une dernière fois revenir. Puisqu’on insiste souvent sur ce qui sépare Lefort de Castoriadis, il semble légitime de relever également leur communauté de vue sur ces éléments tout à fait fondamentaux, et il est significatif que celle-ci se manifeste dans une évaluation favorable de Mai 68.
Pour commencer, les événements des mois de mai et juin 1968 en France font partie, pour l’un comme pour l’autre, d’une tradition révolutionnaire qu’ils placent tous les deux au coeur de la modernité. Quelles que soient leurs appréciations divergentes sur les insuffisances ou les échecs de ce moment particulier, sa place dans cette tradition révolutionnaire ne fait aucun doute. Il est d’autant plus remarquable à notre sens qu’ils la réaffirment sans aucune ambiguïté dans leurs textes des années 1980, comme pour mieux combattre l’idée que Mai 68 n’aurait été qu’une mascarade sans importance. Ensuite, s’il est possible de déceler comme une humeur révolutionnaire en 1968, c’est que ses acteurs ont dénoncé, et concrètement défait pendant quelques semaines, les hiérarchies traditionnelles des sociétés contemporaines. Dans le prolongement de leurs analyses de Socialisme ou Barbarie, Castoriadis et Lefort voient dans les événements une contestation de l’autorité, des divisions rigides entre dirigeants et exécutants, ou, ce qui revient à peu près au même à l’université, entre savants et ignorants. Ce mouvement anti-autoritaire et anti-bureaucratique ne pouvait que plaire aux deux auteurs. Enfin, leur insistance sur le caractère imprévisible de l’ébullition de Mai 68 entretient un rapport étroit avec leur conception respective de l’histoire, marquée par une égale allergie envers toutes les formes de déterminisme ou de réductionnisme.
Que Mai 68 ne soit jamais complètement passé, les textes de Lefort et de Castoriadis le démontrent amplement. En cela, 1968 est pleinement comparable aux événements qui forment le fil ténu de la tradition révolutionnaire que les deux auteurs évoquent. Pas plus que la Commune ou que 1917, Mai 68 n’appartient de plein droit à l’histoire et aux historiens[24]. Ainsi, les contradictions entre les « succès » de Mai 68 et l’éclipse de certaines des valeurs qui s’y sont exprimées, contradictions qui apparaissent clairement à la lecture des différents textes de La Brèche, permettent de comprendre certaines des équivoques autour de l’héritage de 1968, un héritage que Jean-Pierre Le Goff n’a pas hésité à qualifier d’« impossible » (1998 : 433-446), tout en reconnaissant au passage la place importante qu’y occupent Lefort et Castoriadis. Nous l’avons dit, leurs interprétations des événements font apparaître des divergences sur des points fondamentaux, politiques autant que théoriques. Pourtant, ni Lefort, ni Castoriadis n’ont oublié que, parmi les différents aspects du mouvement, la poussée égalitaire, la volonté de transformer radicalement la société et la nécessité d’un surgissement démocratique permanent étaient essentielles, et qu’elles ne pouvaient être réduites aux caricatures paresseuses de Mai 68 qui périodiquement refont surface (Audier, 2008).
Avant de conclure, il faut encore insister sur un dernier point. On a trop souvent négligé la radicalité des idées exprimées par Lefort dans sa relecture de Mai 68, surtout lorsqu’on considère celle-ci au regard de sa trajectoire intellectuelle et politique apparente. En 1988, Lefort passe pour le prophète de l’antitotalitarisme, l’un des principaux responsables d’un prétendu « renouveau tocquevillien », le héraut d’une « restauration de la philosophie politique » (2001 : 17). Or, le texte de Vingt ans après vient troubler cette image de manière irrémédiable et commande en retour de relire plus attentivement ses autres textes des années 1980, à commencer par « La question de la démocratie » et « Permanence du théologico-politique ? » (Lefort, 2001 : 17-32 et 275-329). La réapparition dans cette « Relecture » de l’idée d’une « démocratie sauvage » est à cet égard significative, car elle vient déstabiliser l’idée selon laquelle il se serait dans ces années-là définitivement converti au libéralisme et qu’il aurait abandonné d’un même mouvement toute perspective démocratique radicale[25]. À l’épreuve des événements, comme il aimait à le dire lui-même, et Mai 68 en est incontestablement un, nous retrouvons donc un Lefort machiavélien (Bataillon, 2014 : 75), insistant sur la centralité du désordre dans toute démocratie, rappelant avec chaleur l’effervescence des semaines de Mai, confiant dans les capacités politiques de la jeunesse (encore une leçon machiavélienne : Lefort, 2000 : 259-285) et, au final, plus optimiste que Castoriadis quant à la postérité de Mai 68. Relisant cette « relecture », n’est-on pas amené à dire, comme Gaëtan Picon de Michelet, cité dans les dernières lignes du texte (Lefort, 2008b : 286), que l’ordre est le plus visible ennemi de Lefort ?
Parties annexes
Note biographique
Antoine Chollet est chercheur au Centre Walras Pareto d’études interdisciplinaires de la pensée économique et politique et maître assistant à la Faculté des sciences sociales et politiques de l’Université de Lausanne. Docteur en science politique de l’Institut d’études politiques de Paris, il a notamment publié Défendre la démocratie directe (Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2011) et Les temps de la démocratie (Paris, Dalloz, 2011).
Notes
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[1]
Cette réédition, initialement parue aux éditions Complexe à Bruxelles en 1988, puis rééditée chez Fayard en 2008, comprend deux textes de Morin (« Mais », publié dans Le Monde en 1978, et « Mai 68 : complexité et ambiguïté », publié dans la revue Pouvoirs en 1986), un texte de Castoriadis (« Les mouvements des années soixante », publié dans le même numéro de Pouvoirs), et une contribution originale de Lefort (« Relecture »).
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[2]
Pour ne prendre que quelques exemples significatifs, on n’en trouve aucune référence dans les monographies de Poltier (1998) et de Flynn (2005) sur Lefort, ni dans celle d’Adams (2011) sur Castoriadis, alors qu’ils sont à peine mentionnés dans celle de David (2000). À titre d’exceptions, on ne peut guère mentionner que quelques textes : Pisier (1989) ; Poirier (2011 : 360-365) ; Dosse (2014 : 207-214) ; Memos (2014 : 101-108) ; et Poltier (2015 : 86-89).
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[3]
On trouve des exemples de cette lecture hémiplégique de Lefort chez Vincent (1998) ou Demelemestre (2012) à partir d’horizons politiques radicalement opposés. Pour une analyse plus équilibrée du statut de la démocratie chez Lefort, on pourra lire Ingram (2006).
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[4]
Sur l’histoire du groupe et de la revue Socialisme ou Barbarie, en plus des témoignages parfois très subjectifs des anciens du groupe (notamment Lefort, 2007 : 223-260 ; Castoriadis, 2011 : 35-59 ; Diesbach, 2013), nous renvoyons aux quelques recherches détaillées réalisées (Gottraux, 1997 ; Van der Linden, 1997 ; Raflin, 2005 ; Klimis et al., 2012 ; Hastings-King, 2014).
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[5]
Sur cette question, on lira, de Lefort : « Le prolétariat et sa direction », publié dans Socialisme ou Barbarie en 1952 (1979 : 59-70) ; et « Organisation et parti », publié en 1958 (1979 : 98-113). Et de Castoriadis : « La direction prolétarienne », publié, toujours dans Socialisme ou Barbarie, en 1952 (2012a : 395-405) ; et « Prolétariat et organisation I et II », publié en 1959 (2012b : 273-357).
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[6]
Il signale que le livre écrit avec son frère et publié juste après Mai 68 aurait pu être remplacé « par une anthologie de textes publiés dans Socialisme ou barbarie, l’Internationale situationniste, Informations et Correspondance ouvrières, Noir et Rouge, Recherches libertaires et, dans un moindre degré, dans les revues trotskistes » (Cohn-Bendit et Cohn-Bendit, 1968 : 18-19). Cohn-Bendit y fera à nouveau allusion lors d’un débat avec Castoriadis en 1980 (Castoriadis et Cohn-Bendit, 2014 : 46-47), ainsi que dans l’émission « ‘Le bon plaisir’ de Cornelius Castoriadis » diffusée sur France Culture le 20 avril 1996 (Dosse, 2014 : 207-208).
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[7]
Les rapports des syndicats avec le mouvement de Mai 68 sont compliqués et ont donné lieu à des lectures divergentes. Parmi les analyses faites sur le moment ou peu après, outre le texte de Castoriadis, on pourra lire le livre de Singer (1970). Il existe maintenant de nombreux travaux d’historiens sur la question, forcément plus nuancés : Bonnet (2000) ; Vigna (2007 : 225-300) ; Pudal et Retière (2008) ; Paquelin (2010) ; et Vigna (2010).
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[8]
On trouvera quelques précisions sur les conditions de réalisation dans un texte de Ferrand (2012 : 159-162).
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[9]
Cela n’empêchera pas certains marxistes « hétérodoxes » d’apporter un soutien enthousiaste au mouvement, que l’on songe par exemple à Goldmann (1970 : 359-361) ; à Brillant (2003 : 251-255) ; à Audier (2008 : 263-264) ; ou à Lefebvre (1968).
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[10]
La critique la plus décisive du marxisme écrite par Castoriadis se trouve dans « Marxisme et théorie révolutionnaire », qui forme la première partie de L’institution imaginaire de la société (1999 : 13-248 ; voir également : Castoriadis, 1998 : 325-413 ; et 2011 : 59-75). Cette critique a suscité ces dernières années quelques commentaires acerbes, sinon toujours très rigoureux (Bensaïd, 2008 ; Garo, 2012 : 11-45), reprenant avec d’autres objectifs politiques une polémique entamée trente ans plus tôt (Bourdet, 1976 ; Janover, 1980 : 216-228).
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[11]
On peut aussi lire la critique de Marx et du marxisme chez Lefort comme une critique en creux, par auteurs interposés plutôt que par confrontation directe, qu’il s’agisse de Machiavel dans les années 1970 ou, plus tard, de Tocqueville et des historiens de la Révolution française, au premier rang desquels Michelet et Quinet (Lefort, 1972 ; et 2001 : 153-177 et 215-271). Sur tout ceci, on se réfèrera aux travaux de Poltier (1998 : 179-196).
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[12]
On ne peut dès lors suivre complètement Brillant (2003 : 449) lorsqu’il écrit que La Brèche, et singulièrement le texte de Lefort, « assigne donc à la contestation une place centrale dans la stratégie de dévoilement des mécanismes de pouvoir ». Il s’agit moins de dévoiler le pouvoir que d’en contester la centralité pour Lefort.
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[13]
La description la plus aboutie de ce que signifie l’autogestion pour Castoriadis se trouve dans un texte paru en 1957 dans Socialisme ou Barbarie : « Sur le contenu du socialisme » (2012b : 19-141).
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[14]
Signalons que Ferry reprochera plus tard à cette lecture des événements d’être « largement ‘projective’ (elle sélectionne ce qui, dans Mai, correspond à un choix pratique, celui d’une vision du monde autogestionnaire) » (1986 : 11-12). Convenons au minimum qu’elle insiste sur ce qui, dans le mouvement, est neuf.
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[15]
Lefort offrira d’ailleurs une analyse très détaillée de ce passage célèbre du Prince dans sa thèse (1972 : 381-386). Sur la comparaison entre l’analyse machiavélienne de Lefort et sa lecture de Mai 68, nous renvoyons à l’analyse de Poirier (2011 : 365).
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[16]
On sait l’importance que cette notion de symbolique acquerra chez Lefort dans des textes ultérieurs (Poltier, 1998 : 184-187 ; Lefort, 2000 : 478-569 ; Breckman, 2012), mais on peut légitimement douter qu’elle ait ici le sens qu’elle prendra plus tard dans sa pensée politique. Remarquons au passage que l’idée d’une « révolution symbolique » est également avancée par de Certeau (1968 : 9-23).
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[17]
Commentant La Brèche, Le Goff doute quant à lui que ce souhait ait été « exaucé », compte tenu du parcours ultérieur des mouvements gauchistes (1998 : 435).
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[18]
Une anecdote racontée par Alain Caillé, alors assistant de Lefort à Caen, permet toutefois de nuancer cette prétendue aversion envers toute organisation. Au début des événements, bien loin de faire confiance à une intelligence politique aussi miraculeuse que spontanée, il rappelle aux étudiants de l’université de Caen « la nécessité de s’organiser, d’occuper les locaux, de se barricader » (Dosse, 2014 : 214). Comme il l’écrivait d’ailleurs lui-même dans Socialisme ou Barbarie en 1958, « l’activité révolutionnaire, collective […] implique nécessairement une certaine organisation » (Lefort, 1979 : 48). C’est donc bien plus la question d’une organisation centralisée et d’un organe minoritaire chargé d’en assurer l’exécution que Lefort refuse que l’idée même d’organisation.
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[19]
La « première partie » de ce texte, annoncée par Castoriadis dans l’article de Pouvoirs comme dans la réédition de La Brèche (2008b : 250) et qui devait porter sur « la question de l’interprétation des événements historiques », n’a en réalité jamais été publiée.
-
[20]
Ils reviendront de manière un peu plus détaillée sur l’analyse de Castoriadis, pour réfuter son attaque contre La pensée 68, dans un livre ultérieur (Ferry et Renaut, 1987 : 49-74).
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[21]
Poirier (2011 : 418) identifie une « oscillation » dans l’« ontologie politique » de Lefort, entre la passivité et l’être sauvage, tous deux dérivés de la phénoménologie de Maurice Merleau-Ponty. La « démocratie sauvage » appartient ainsi au second pôle de cette ontologie. Sur la démocratie sauvage, on pourra consulter l’étude d’Abensour : « ‘Démocratie sauvage’ et ‘principe d’anarchie’ » (2004 : 161-190).
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[22]
On trouve une belle analyse de cette fonction du désordre comme réaffirmation périodique de l’ordre dans le livre de Balandier, Le désordre, dans lequel toutefois il n’est nulle part question de Mai 68 (1988 : 117-145). C’est bien sûr aussi l’analyse d’Aron, qui voit dans le mouvement de Mai un « carnaval » (2005 : 623).
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[23]
Dans la lecture très critique de La Brèche à laquelle il se livre dans l’introduction de La révolution introuvable, Aron (2005 : 610) avance sans doute un élément important lorsqu’il remarque que Lefort se félicite de « la fragilité de l’ordre moderne ».
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[24]
Lors d’un débat organisé par la revue Politix, Castoriadis indiquait d’ailleurs que « chacun a sa Révolution française, pour les uns c’est 89, pour les autres c’est Robespierre, pour les derniers, je ne sais pas quoi. Mais il se passe la même chose pour Mai 68. Là aussi, là encore, on a son Mai 68 en fonction de ce que l’on a vécu et de comment on l’a vécu » (Collectif, 1988 : 23).
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[25]
La notion apparaît également ailleurs, dans la « Préface » aux Éléments d’une critique de la bureaucratie écrite en 1979 et dans La complication, publiée en 1999 (Lefort, 1979 : 23 ; et 1999 : 52-59).
Bibliographie
- Abensour, Miguel, 2004, La démocratie contre l’État, Marx et le moment machiavélien, Paris, Le Félin.
- Adams, Suzi, 2011, Castoriadis’s Ontology, Being and Creation, New York, Fordham University Press.
- Aron, Raymond, 2005, Penser la liberté, penser la démocratie, Paris, Gallimard.
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