Résumés
Résumé
Les intérêts sont des variables incontournables pour la compréhension des phénomènes politiques en Afrique. Peu d’auteurs ont cependant proposé un cadre systématique permettant de comprendre le mécanisme à travers lequel cette variable façonne le jeu politique en Afrique. Comment et quand les intérêts (variables stratégiques) permettent-ils d’expliquer les processus d’émergence des politiques et des stratégies de développement sur ce continent ? Cet article propose une contribution originale en faisant le point théorique sur la question et analysant de manière empirique le rôle joué par les intérêts et les stratégies des dirigeants africains dans leurs relations avec les institutions financières internationales dans le processus d’émergence des stratégies de développement, notamment des plans d’ajustement structurel (années 1980 et 1990) et des documents stratégiques pour la réduction de la pauvreté (années 2000 et 2010). Les cas empiriques du Mali et du Togo servent d’illustration aux mécanismes présentés, relatifs particulièrement à l’articulation des intérêts et des stratégies des acteurs aux paradigmes économiques et aux contextes temporels dans l’orientation et la configuration de l’émergence et de la forme des innovations en matière de stratégies de développement en Afrique.
Abstract
Interests are crucial to understanding political phenomena in Africa, but only a few authors have offered systematic analytic frameworks for explaining how these variables operate and shape the political manoeuvres in Africa. How and when do interests (strategic variables) explain the process by which development policies and strategies emerge in that continent? This article proposes an original contribution to the literature by assessing the theoretical aspects of the question and by empirically analyzing the role played by African leaders’ interests and strategies in their relations with international financial institutions in the emergence of development strategies – in particular structural adjustment plans ([SAPs] through the 1980s and 1990s) and poverty reduction strategy papers ([PRSPs] through the 2000s and 2010s). The empirical cases of Mali and Togo will serve to illustrate the mechanisms presented, notably those regarding how actors’ interests and strategies are linked to economic paradigms and temporal contexts to guide and shape the emergence and forms of development strategy innovations in Africa.
Corps de l’article
Au cours des cinq dernières décennies, plusieurs stratégies de développement ont été adoptées en Afrique (Heilbrunn, 2009 ; Signé, 2010 ; 2013a). Après les indépendances, la majorité des économies africaines reposent sur des modèles néocoloniaux de croissance, stato-centrés (Hopkins, 1973 ; Grellet, 1982 ; Hameso, 2001), avec l’adoption de stratégies de développement à prétention socialiste pour de nombreux pays ou à prétention libérale ou mixte pour un nombre plus limité (Signé, 2011 ; 2013b). Toutefois, à partir des années 1980, on assiste à un retrait progressif de l’État et à une généralisation des stratégies à prétention libérale, avec une économie relativement ouverte. Ces évolutions ont été observées au niveau national avec l’introduction des plans quinquennaux, des stratégies nationales de développement, des plans d’ajustement structurel (PAS) et des documents stratégiques pour la réduction de la pauvreté (DSRP) (van de Walle, 2001 ; Cling et al., 2002).
Les auteurs qui ont analysé ces stratégies de développement se sont davantage concentrés sur leur contenu (Hopkins, 1973 ; Banque mondiale, 1981a ; 1981b ; Grellet, 1982 ; Cornia et al., 1987 ; Hameso, 2001) plutôt que sur les processus et les formes de ces stratégies. Lorsqu’ils s’intéressent aux processus de changement des stratégies de développement, nombre d’auteurs restent normatifs, expliquant l’échec des telles stratégies (van de Walle, 2001) ou la faible capacité à innover dans un contexte africain très structuré par des facteurs historiques (Chabal, 2002), institutionnels (Ndulu et van de Walle, 1996 ; van de Walle, 2001 ; Sindzingre, 2009 ; Signé, 2010 ; 2013a, 2014 ; Signé et Gazibo, 2010), culturels (Kabou, 1991 ; Banegas, 1998 ; Signé, 2013b) ou stratégiques (Bates, 1981 ; 2008a ; 2008b).
Les perspectives stratégiques utilisant les intérêts comme facteurs explicatifs des stratégies de développement (Bates, 1981 ; 2008a ; Gazibo, 2005), bien que prolifiques pour expliquer les phénomènes de continuité, ont été moins aptes à rendre compte des innovations. Les auteurs utilisant cette perspective s’appuient sur des concepts développés dans la littérature politique africaniste tels que ceux de la « politique du ventre » (Bayart, 1989), du « néo-patrimonialisme » (Médard, 1990 ; Gazibo et Bach, 2011) et du « prébendalisme » (Joseph, 1999). Ces concepts expliquent d’une manière relativement variée la reproduction des élites africaines dont les actions sont motivées par la captation des ressources économiques et financières à des fins personnelles ou clientélistes, aboutissant à l’échec du développement. Ainsi, le nombre limité de chercheurs qui s’intéressent aux innovations dans une perspective stratégique (van de Wall, 2001 ; Bates, 2008a) produit des travaux qui, bien qu’ayant un apport analytique, demeurent normatifs[1] et rendent au final plus compte de la continuité que de l’innovation. L’explication de la continuité est donc le thème dominant dans l’analyse des stratégies de développement en Afrique.
Contrairement à ces études, l’objectif du présent article est d’analyser les stratégies de développement en Afrique d’un point de vue heuristique et systématique, en se focalisant sur les processus d’innovation plutôt que de continuité, et sur les formes d’émergence des stratégies de développement plutôt qu’exclusivement sur le contenu de ces dernières. En effet, malgré l’apparente similitude discernable entre certaines « anciennes » et « nouvelles » politiques en termes de contenu, il y a une variation des processus d’innovation qu’une observation systématique sur la longue durée fait ressortir. L’étude de ces processus permet de faire avancer les connaissances sur la question à plusieurs titres. Premièrement, non seulement les changements parfois jugés insignifiants par certains auteurs vont s’inscrire dans un processus incrémental aboutissant à des innovations majeures à moyen ou long terme (Pierson, 2004), mais l’observation des formes variées de processus d’innovation permet aussi de mieux rendre compte du contenu limité ou paradigmatique des changements observés (Thelen, 2003).
De même, plutôt que d’analyser toutes les variables qui influencent l’innovation, nous proposons une étude systématique du rôle des intérêts dans les processus d’innovation en stratégie de développement depuis les indépendances. Comment et quand les intérêts (variables stratégiques) permettent-ils d’expliquer les processus d’émergence des politiques et des stratégies de développement en Afrique ?
Cet article propose une contribution originale en faisant le point théorique sur la question, analysant de manière empirique le rôle joué par les intérêts et les stratégies des dirigeants africains dans leurs relations avec les institutions financières internationales dans le processus d’émergence des stratégies de développement. Il s’agit notamment des plans quinquennaux et des stratégies nationales de développement, des plans d’ajustement structurel (années 1980 et 1990) et des documents stratégiques pour la réduction de la pauvreté (années 2000 et 2010). Les cas empiriques du Mali et du Togo servent d’illustrations aux mécanismes présentés, notamment relatifs à l’articulation des intérêts et des stratégies des acteurs aux paradigmes économiques et aux contextes temporels dans l’orientation et la configuration de l’émergence et de la forme des innovations en matière de stratégies de développement en Afrique.
La première section présente le cadre analytique retenu pour cet article, entre autres les choix théoriques, conceptuels et méthodologiques, et la justification des cas sélectionnés pour les illustrations empiriques. La deuxième section propose une analyse empirique des innovations en stratégies de développement en cas de convergence d’intérêts, mais divergence d’idées entre acteurs nationaux et internationaux. Le concept d’intrusion institutionnelle est utilisé pour rendre compte de la bifurcation des trajectoires d’un mode précédemment stato-centré à un retrait progressif de l’État avec les plans d’ajustement structurel. La troisième section analyse les innovations en cas de double convergence des intérêts et des idées. Le processus d’inclusion institutionnelle impliquant un double ajustement idéationnel et stratégique des acteurs nationaux et internationaux est ainsi utilisé pour expliquer le passage des plans d’ajustement structurel aux documents stratégiques pour la réduction de la pauvreté. Les cas du Mali et du Togo permettent à titre illustratif d’incarner le processus d’innovation.
Institutionnalisme, intérêts et changement politique : expliquer l’innovation en stratégies de développement en Afrique
Les intérêts sont utilisés dans cette étude comme variables indépendantes principales pour comprendre comment est façonné le jeu politique et expliquer les processus d’émergence des politiques et des stratégies de développement en Afrique. La conception retenue des intérêts est celle des institutionnalistes, puisque la dialectique du changement et de la continuité qui apparaît au centre de leurs travaux correspond à l’objet du présent article.
En effet, l’institutionnalisme est une approche analytique dont l’objet est d’expliquer le rôle des institutions dans l’émergence et le développement des phénomènes sociopolitiques et économiques (Hall et Taylor, 1997 ; Mahoney et Rueschemeyer, 2003 ; Pierson, 2004 ; Rueschemeyer, 2008 ; Signé, 2011). En utilisant des variables telles que les idées (Di Maggio et Powell, 1991 ; Saint-Martin, 2002), les intérêts (Bates et Shepsle, 1997 ; Weingast, 1997), les institutions (Chang, 2002 ; Signé, 2004, Gazibo, 2005) et le contexte temporel (Pierson, 2004 ; Mahoney et Shensul, 2008 ; Tilly, 2008), les partisans de cette approche, en général, essaient d’expliquer soit la continuité, soit l’innovation politique et institutionnelle étudiées dans cet article.
Il convient de se focaliser sur le rôle des intérêts dans l’explication des innovations tout en présentant les cadres conceptuels qui en découlent, notamment l’intrusion et l’inclusion institutionnelles, et les deux cas illustratifs – Mali et Togo – qui permettent d’incarner les concepts développés.
Les institutionnalistes qui privilégient les intérêts (Bates et Shepsle, 1997 ; Weingast, 1997 ; Bates, 2008a ; 2008b) – au coeur de cette étude – comme variable d’analyse sont les tenants de l’approche institutionnelle du choix rationnel et ceux de la perspective calculatrice de l’institutionnalisme historique. Ainsi, l’institutionnaliste de choix rationnel Kenneth A. Shepsle (2005) définit les institutions suivant deux perspectives :
The first takes institutions as exogenous constraints, or as an exogenously given game form […] An institution is a script that names the actors, their respective behavioral repertoires (or strategies), the sequence in which the actors choose from them, the information they possess when they make their selections, and the outcome resulting from the combination of actor choices. Once we add actor evaluations of outcomes to this mix – actor preferences – we transform the game form into a game [p. 1] […] The second interpretation of institutions is deeper and subtler. It does not take institutions as given exogenously. Instead of external provision, the rules of the game in this view are provided by the players themselves ; they are simply the ways in which the players want to play [p. 2] […] Institutions are simply equilibrium ways of doing things.
p. 3
Les auteurs qui défendent la perspective calculatrice de l’institutionnalisme historique considèrent que les individus agissent de manière instrumentale et
cherchent à maximiser leur réussite par rapport à un ensemble d’objectifs définis par une fonction de préférence donnée et que, ce faisant, ils adoptent un comportement stratégique, c’est-à-dire qu’ils examinent tous les choix possibles pour sélectionner ceux qui procurent un bénéfice maximal […] Plus précisément, les institutions peuvent fournir des informations concernant le comportement des autres, les mécanismes d’application des accords, les pénalités en cas de défection […] mais le point central est qu’elles affectent le comportement des individus en jouant sur les attentes d’un acteur donné concernant les actions que les autres acteurs sont susceptibles d’accomplir en réaction à ses propres actions ou en même temps qu’elles.
Hall et Taylor, 1997 : 472
Dans une perspective d’individualisme méthodologique, la relation entre les institutions et le comportement des acteurs est très précise. Les individus stratégiques effectuent, en fonction des informations mises à leur disposition par les institutions, ou découlant des interactions avec d’autres acteurs, des calculs instrumentaux leur permettant de maximiser leurs gains en fonction de leurs préférences.
En ce qui concerne l’émergence et le développement des institutions, les institutionnalistes de choix rationnel
expliquent ensuite l’existence de l’institution par référence à la valeur que prennent ces fonctions aux yeux des acteurs influencés par l’institution. Cette formulation présuppose que les acteurs créent l’institution de façon à réaliser cette valeur, que les théoriciens conceptualisent la plupart du temps comme un gain tiré de la coopération.
ibid. : 480
L’émergence des institutions s’explique donc par l’utilité et les gains que cette dernière apporte à ses créateurs. Le maintien des institutions est le fait d’un renforcement de ces dernières dans le sens des acteurs dominants (Weingast, 2002 : 660-692).
L’innovation est conçue ici au sens néo-institutionnel (Schickler, 2001 ; Pierson, 2000 ; 2004 ; Thelen, 2003 ; 2004 ; Signé, 2010) comme le processus d’émergence des stratégies de développement, de transition d’un modèle à un autre. Le contenu de la nouvelle stratégie peut présenter des similitudes par rapport au modèle précédent (changement incrémental) ou en être radicalement différent (changement paradigmatique) (Signé, 2013b). La conception de l’innovation retenue ici est davantage procédurale (trajectoire, processus ou mécanisme) que substantielle (contenu ou composante). L’innovation n’est donc pas limitée à un simple changement de contenu, de politique, d’idée ou de stratégie de développement comme le conçoivent certains auteurs (L’Écuyer, 2002 ; Nkoyokm, 2002), mais à la forme d’émergence des stratégies de développement au-delà des similitudes et des différences apparentes en matière de contenu.
Le terme « idée » est utilisé dans la présente étude pour faire référence à la conception ou au paradigme du développement (Kabou 1991 ; Rocher 1992 ; Signé, 2013b) véhiculé par les acteurs nationaux ou internationaux, notamment en ce qui a trait au rôle que joue l’État dans l’économie. Nous retenons ici deux principales conceptions, D’abord la conception stato-centrée du développement, avec un État très interventionniste dans la sphère économique. La conception stato-centrée est notamment portée par la majorité d’États africains avant l’adoption des PAS dans les années 1980, qui sont qualifiés de pays à prétention socialiste. La seconde conception, quant à elle, se rapporte à une vision libérale ou néolibérale du développement impliquant une économie de marché et des stratégies de développement axées sur un rôle limité de l’État dans la sphère économique. Les pays qui privilégient cette conception sont dits à prétention libérale.
Cette clarification est d’autant plus importante que les plans d’ajustement structurel étaient à l’origine impulsés par les institutions financières internationales (Stiglitz, 2002) pour rompre avec une conception de développement jugée non durable. Deux concepts sont proposés pour expliquer l’innovation en matière de stratégies de développement en fonction du niveau de convergence ou de divergence entre les intérêts et les idées des acteurs nationaux et internationaux : l’intrusion et l’inclusion institutionnelle. L’inclusion institutionnelle est un processus d’innovation
mi-stratégique, mi-idéationnel à travers lequel les acteurs [nationaux] incluent intentionnellement des stratégies (ou solutions) déjà existantes dans une nouvelle institution ou politique dans le but d’accroître la probabilité d’acceptation (convenance sociale, valeurs partagées) ou de succès (intérêts) de cette dernière dans un environnement politique structuré. L’inclusion n’implique pas nécessairement le succès ou l’échec des innovations dans la mesure ou le processus est tant stratégique (question d’existence, de survie ou de succès pour faire valoir les autres intérêts) qu’idéationnel (question de reconnaissance, d’acceptation, de partage réel ou supposé des mêmes valeurs). Une fois les institutions ou les politiques créées, la dynamique peut être tout autre.
Signé, 2010 : 179
Les facteurs endogènes sont prépondérants durant l’inclusion institutionnelle. La dynamique de convergence des intérêts et des idées entre acteurs nationaux et internationaux est donc plus consensuelle que conflictuelle. Le processus est différent pour l’intrusion. En effet, l’intrusion institutionnelle est un processus d’innovation
mi-stratégique, mi-structurel par lequel les acteurs se font imposer de nouvelles institutions ou politiques qu’ils n’acceptent qu’en raison de l’asymétrie de pouvoir, de la contrainte structurelle (structure), ou des gains escomptés (stratégies), alors que des solutions de rechange pertinentes et non contraignantes sont quasi inexistantes. Cependant, une fois la contrainte amoindrie ou les gains escomptés obtenus, les acteurs sont susceptibles de délaisser ces innovations.
ibid. : 120
Il est important de noter qu’il y a une divergence idéationnelle très poussée dans ce contexte, mais l’asymétrie de pouvoir en faveur des acteurs internationaux limite les options des acteurs nationaux. Les facteurs exogènes sont donc prépondérants ici.
Ces deux concepts seront utilisés dans les sections suivantes pour expliquer deux principales innovations : le passage des plans quinquennaux et des stratégies nationales de développement à l’adoption des plans d’ajustement structurel (PAS : années 1980), puis celui des PAS aux documents stratégiques pour la réduction de la pauvreté (DSRP : années 2000).
Le choix de ces stratégies de développement est méthodologiquement justifié par le rôle illustratif ou idéal-typique qu’elles jouent dans la représentation et l’explication des processus d’innovation proposés. En effet, l’introduction des PAS correspond au processus d’innovation par intrusion institutionnelle durant lequel la divergence des idées et la convergence des intérêts entre les acteurs internationaux et nationaux façonnent la forme d’innovation. Similairement, l’introduction des DSRP illustre le processus d’innovation par inclusion institutionnelle, à travers lequel, à la suite de l’ajustement idéationnel progressif initié par les PAS, la convergence des intérêts et des idées véhiculés par les acteurs internationaux et nationaux structure les stratégies de développement du vingt et unième siècle. Ces notions sont expliquées davantage plus bas.
Les stratégies de développement ont été adoptées dans de nombreux pays africains avec des variations, malgré des trajectoires parfois semblables. Il semble donc pertinent d’expliquer les plans quinquennaux, les stratégies nationales, les PAS et les DSRP par des données empiriques qui en faciliteront l’analyse et la compréhension. En plus des informations fournies par les institutions financières internationales (Banque mondiale et Fonds monétaire international), les données en provenance du Mali et du Togo sont utilisées pour illustrer les innovations nationales.
Bien que nous ferons référence à plusieurs pays africains de manière sporadique dans le texte, le choix du Togo et du Mali pour des observations empiriques plus poussées est également judicieux puisque ces pays ont adopté des stratégies de développement postcoloniales (Ndulu et al., 2008a ; 2008b) représentant les deux principales trajectoires africaines. Le Mali est l’illustration des pays anciennement à prétention socialiste (à l’image du Burkina Faso, du Congo et du Bénin), tandis que le Togo représente les pays à prétention libérale ou mixte (à l’image du Cameroun, du Sénégal, de la Côte d’Ivoire ou du Niger). Le fait que ces deux pays aient eu des modèles de développement différents se révèle très intéressant, car cette différence permet d’observer le niveau de généralisation des nouveaux concepts proposés et de montrer au final que ce sont des concepts situés à des niveaux intermédiaires et transférables d’analyse, évitant tant le particularisme excessif que la prétention à l’universalisme.
Malgré cette variation, il convient d’expliquer en quoi les deux pays sont comparables pour l’analyse de l’innovation en stratégies de développement : ils ont tous les deux durant la même période adopté de nouvelles stratégies de développement, par intrusion et inclusion respectivement. Ce sont des petits pays francophones d’Afrique de l’Ouest à l’héritage historique similaire puisqu’ils ont été sous l’emprise coloniale de la France et restent très impliqués aussi bien dans les organisations régionales (Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest) que la francophonie. Ce sont également des pays côtiers qui ne souffrent pas d’un enclavement limitant le potentiel économique et aucun de ces pays n’est un exportateur de pétrole. Autrement dit, ces pays présentent des conditions économiques, historiques et géographiques relativement similaires, ce qui justifie la comparabilité des cas.
Dans le cas du Togo, le Programme d’investissement 1985-1990 et la Stratégie intérimaire de réduction de la pauvreté (2008) seront les principaux documents originaux utilisés. En ce qui concerne le Mali, le Plan quinquennal de développement économique et social (1981-1985) et divers documents de stratégie pour la réduction de la pauvreté, aussi appelés cadres stratégiques pour la croissance et la réduction de la pauvreté (CLSP) (2000, 2002, 2006), seront utilisés. Un chassé-croisé dialectique combiné à une analyse discursive et comparative permettra d’évaluer le niveau de convergence ou de divergence entre idées et intérêts de ces acteurs nationaux, d’un côté, et de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international, de l’autre.
Pour terminer, la présente étude utilise le terme IFI ou acteurs internationaux pour désigner la Banque mondiale et le Fonds monétaire international exclusivement. Les acteurs nationaux, africains ou leaders africains font référence aux gouvernements et aux structures étatiques officielles des pays. Les stratégies de développement incluent aussi bien les plans quinquennaux de développement, les stratégies nationales de développement, les plans d’ajustement structurel, que les documents stratégiques pour la réduction de la pauvreté. La stratégie dont il est question sera au besoin précisée. La section suivante s’intéresse par exemple aux PAS.
Divergence des idées, convergence des intérêts et intrusion intentionnelle des PAS
Malgré la divergence des idées et de la conception du développement entre les acteurs africains et internationaux, l’adoption des PAS par la quasi-totalité des États de l’Afrique subsaharienne marque la prépondérance causale des intérêts – ici considérés comme l’obtention des fonds en provenance des IFI dans le processus d’innovation. Il y a donc convergence entre les intérêts des IFI et les intérêts nationaux dans la mesure où les IFI ne consentent à offrir les financements que s’il y a réforme et les États, même réticents aux réformes, privilégient l’obtention des fonds au maintien de leurs stratégies et idées précédentes, conclusions qui correspondent stratégiquement à la thèse de Robert Bates (1981).
La relation entre idées, intérêts et processus d’émergence des PAS en Afrique durant les années 1980 permet de confirmer les principales hypothèses de la recherche. Le processus correspond à l’intrusion institutionnelle dans la mesure où les acteurs acceptent des solutions qui ne conviennent pas à leurs valeurs parce que c’est la seule solution qui leur permet de continuer à exister. Ils n’ont donc que des options très limitées : soit accepter une solution coercitive en valeurs mais répondant à leurs besoins financiers ou intérêts immédiats, quitte à diluer les valeurs une fois les financements obtenus, soit refuser cette même solution coercitive et intrusive avec les financements qui l’accompagnent, alors qu’ils sont incapables d’avoir accès aux marchés internationaux des capitaux, quitte cette fois à mettre leur survie financière en danger.
Du côté international, les idées (libérales) sont constitutives des intérêts (matériels) des IFI. Ce sont cependant les intérêts qui causent l’imposition de ces idées aux États africains. L’intérêt ici signifie que les IFI cherchent à s’assurer que les États puissent redevenir solvables afin de rembourser les emprunts et les services de la dette et se refaire une santé économique. Cette volonté se matérialise par les conditionnalités de réformes économiques et sectorielles qui sont sensées permettre aux États africains d’atteindre cet objectif. Du côté africain, les idées (libérales) qui vont être contenues dans les PAS ne sont pas constitutives des intérêts des Africains. Il y a un conflit d’idées entre Africains et IFI. Les intérêts des Africains consistent à obtenir les financements afin de mettre fin au déficit, de continuer d’exister et d’éviter la faillite. Les idées en vogue dans la plupart des États africains sont à ce moment développementalistes, axées sur le rôle central de l’État et la protection des économies face aux pays développés, qui ne chercheraient pas selon eux leur succès et sont en partie responsables de leurs malheurs.
Cette relation entre idées et intérêts permet d’aboutir à un processus d’innovation qui se fait par « diffusion-imposition ». La diffusion se fait par imposition dans la mesure où il y a des politiques intrusives des IFI (van de Walle, 2001). Cependant, par manque de solutions alternatives crédibles, et par nécessité d’obtenir les financements nécessaires, les Africains adoptent les stratégies proposées par les IFI sous la forme des PAS.
Le mécanisme de diffusion-imposition se fait donc par une compétition qui permet la convergence des intérêts des deux parties, même s’il y a conflit d’idées. Les idées des IFI sont prépondérantes ici puisqu’elles sont constitutives de leurs intérêts. Mais plutôt que le changement soit impulsé par des idées, ce sont les intérêts qui sont à son origine. Cela est démontrable dans la mesure où les politiques adoptées par les Africains ne correspondent pas aux idées censées guider leurs actions, c’est-à-dire les idées développementalistes. Au contraire, en 1989, 35 des 48 pays d’Afrique subsaharienne avaient déjà adopté des politiques de réformes libérales totales ou partielles. Sachant que quatre des économies restantes ne nécessitaient pas d’interventions extérieures (Botswana, Namibie, Réunion, Afrique du Sud), il ne restait plus que neuf pays qui n’avaient pas encore adopté les idées coercitives des IFI à travers les réformes libérales (Hood 1991 : 37).
L’asymétrie institutionnelle pousse donc les IFI à imposer des idées, des paradigmes, des normes, des cadres interprétatifs et des programmes politiques correspondant au néolibéralisme et servant en même temps leurs intérêts, renvoyant à la limitation des déficits et à la stabilisation du système international. Si les Africains acceptent ces cadres pour des raisons stratégiques durant les années 1980, il est intéressant d’observer le changement idéationnel ou paradigmatique marqué par le discours libéral des nouvelles élites durant les années 2000, avec la création du Nouveau Partenariat pour le développement de l’Afrique (NEPAD) qui propose une solution libérale aux problèmes que vit le continent. Il est donc aisé de dire que les « intrusions » datant des années 1970 sont devenues les idées dominantes des années 2000 et, également, les prémisses du raisonnement des Africains suivant la conception de Neta Crawford : « In its most direct form, previous ideas become the premises of human reasoning – whether syllogism or analogy » (2008 : 267).
Il convient cependant de noter ici que le problème lié à l’intrusion se situe à un niveau fondamental, aussi bien épistémologique qu’ontologique. Lorsque les idées sont adoptées par intrusion après un processus de négociation, le processus est mi-stratégique, mi-contraint. Le processus est mi-contraint en ce sens que les valeurs constitutives des conditions proposées ou des solutions imposées ne correspondent pas à celles des dirigeants africains du moment, qui sont d’ailleurs sceptiques. Ils ne disposent néanmoins pas d’alternative crédible. En effet, la marge de manoeuvre des dirigeants africains est très limitée, sans toutefois être nulle. Ils acceptent des solutions dans l’objectif d’obtenir les intérêts immédiats, soit les financements. La mise en oeuvre effective ou la réalisation des conditionnalités ou des idées constitutives des solutions intéressées proposées par les IFI relèvent d’une question qui n’est que secondaire, puisque le plus important est d’obtenir le financement. En ce sens, le processus apparaît mi-stratégique.
En somme, la convergence des intérêts a joué un rôle causal puisqu’il y avait conflit d’idées. En effet, si les idées sont restées constitutives des intérêts, ce sont surtout les intérêts, notamment la convergence des intérêts entre les IFI et les dirigeants africains, qui ont été à l’origine de l’adoption des PAS par un processus de diffusion-imposition et intrusion institutionnelle. D’un côté, les dirigeants africains ont accepté des conditionnalités intrusives (van de Walle, 2001 : 275) en contrepartie des financements des IFI parce que ces derniers correspondaient à leurs intérêts. Dans un contexte où ils étaient incapables d’avoir accès à des fonds compétitifs nécessaires au fonctionnement de leur économie, les solutions de rechange étaient en effet limitées. Les conditionnalités leur ont fait renoncer à des intérêts de moindre importance, comme l’illustre le retrait de l’État de la sphère économique à partir des années 1980 et 1990 (Ndulu et al., 2008a ; 2008b) au profit des fonds. De l’autre côté, les IFI n’ont accordé les financements qu’en contrepartie de l’acceptation des conditionnalités par les gouvernements afin de s’assurer de la réalisation de leurs intérêts par la stabilisation et l’ajustement structurel, ce qui devait leur permettre de remplir leurs missions, soit garantir la stabilité du système financier mondial (FMI) et contribuer au développement des pays (Banque mondiale) (Stiglitz, 2002), tout en obtenant le remboursement des prêts concédés avec les intérêts s’y appliquant. Tandis que les idées et les intérêts des IFI convergeaient vers la proposition des PAS aux États africains, les solutions libérales véhiculées par les IFI, bien que s’opposant à la vision des Africains, permettaient la réalisation de leurs intérêts immédiats. Une fois introduites, ces nouvelles valeurs vont suivre une trajectoire qui influencera les prochaines configurations d’intérêts et les innovations politiques.
Intérêts, ajustement idéationnel et convergence des acteurs nationaux et internationaux en stratégies de développement au vingt et unième siècle
Le processus d’apprentissage mutuel entre acteurs nationaux et internationaux par l’adaptation réciproque des politiques a contribué à faire converger les idées et les paradigmes du développement entre acteurs internationaux et africains. Cette section illustre cette convergence à partir des mêmes pays utilisés pour montrer la divergence existant des années 1960 au début des années 1980. Sur le plan économique, il s’agit notamment des pays anciennement à prétention socialiste ou marxiste léniniste que sont le Bénin, le Congo, le Burkina Faso et le Mali d’un côté, et les pays anciennement à prétention libérale ou mixte, soit le Cameroun, le Sénégal, la Côte d’Ivoire, le Niger et le Togo de l’autre. Cette convergence est illustrée par les DSRP, parfois appelés documents de stratégie de croissance et de réduction de la pauvreté (DSCRP). Si les intitulés changent d’un DSRP à un autre pour marquer les particularités nationales, la philosophie reste la même. C’est pour cela que le terme DSRP sera utilisé de manière générique pour désigner l’ensemble de ces stratégies. Les DSRP correspondent à l’aboutissement d’une convergence entre les idées et les intérêts des acteurs nationaux et internationaux comme suite au processus d’apprentissage mutuel, d’ajustement idéationnel et d’instrumentalisation stratégique réciproque. En effet, le DSRP est « le texte de base des initiatives PPTE » (pays pauvres très endettés) (Deblock et Aoul, 2001 : 176), une nouvelle forme de conditionnalité, plus souple et prenant en considération les requêtes africaines : « Tous les pays à bas revenu désireux de bénéficier d’une aide financière d’une de ces deux organisations [FMI et Banque mondiale], ou d’un allègement de la dette dans le cadre de l’initiative PPTE, sont appelés à préparer un programme de lutte contre la pauvreté. » (Cling et al., 2002 : 1)
Les DSPR traduisent, nous l’avons vu, un ajustement de la vision des IFI qui proposent désormais des mesures octroyant un espace décisionnel beaucoup plus important aux dirigeants africains, intégrant la participation de la société civile et instituant la réduction de la pauvreté en objectif de leurs programmes. Du côté africain, malgré la marge de manoeuvre laissée par les IFI en matière d’élaboration des stratégies, les dirigeants proposent pour des raisons stratégiques, nous le montrerons, des solutions qui se rapprochent de celles des IFI. Idrissa Dante, Mohamed Ali Marouani et Marc Raffinot l’affirment pour le cas malien : « Aux yeux de l’administration malienne, le DSRP reste avant tout un moyen d’obtenir la réduction de dette et les nouveaux financements. C’est pourquoi on peut évidemment s’attendre à ce que le DSRP final soit conforme aux voeux des IBW [institutions de Bretton Woods] » (2002 : 297). Les nouvelles stratégies de développement (DSRP), bien que différentes des stratégies africaines d’avant les PAS, contiennent les valeurs et les solutions précédemment proposées par les IFI. Le rapprochement idéationnel des uns et des autres s’inscrit dans une perspective visant à garantir leurs intérêts mutuels. Ces intérêts consisteraient principalement pour les Africains en l’obtention de l’allègement ou l’annulation de la dette, au renouvellement des financements en provenance des IFI et des autres partenaires internationaux et à une marge de manoeuvre accrue dans l’élaboration des stratégies de développement. À titre d’exemple, suivant les données du FMI publiées en 2003 pour le Bénin, le Burkina Faso, le Mali, le Cameroun, la Côte d’Ivoire et le Sénégal, en 2006 pour le Congo et en 2008 pour le Togo, le total estimé de l’allègement du service de la dette nominale cumulée pour tous ces pays s’élèverait à 10 384 millions de dollars américains. Ce montant représente près de la moitié des revenus cumulés estimés de ces États contenus dans leur budget pour l’année 2008 (sauf pour le Niger et le Mali dont ce sont respectivement les années 2002 et 2006), soit 22 203,1 millions de dollars américains. Pris individuellement, l’allègement du service de la dette nominale à long terme peut représenter dans certains cas un montant supérieur au revenu budgétaire estimé. C’est le cas du Togo qui pourrait recevoir un allègement estimatif de 674 millions de dollars alors que ses revenus budgétisés s’élevaient à 438,1 millions de dollars en 2008. Ces chiffres illustrent à quel point les ressources financières, y compris l’allègement de la dette, sont d’un intérêt vital pour les pays africains. Le tableau ci-dessous illustre la relation temporelle entre l’adoption des DSRP intérimaires, l’atteinte des points de décision, l’adoption des DSRP finaux, l’atteinte des points d’achèvement et l’allègement de la dette. À ce titre, il est possible de constater que la plupart des pays admissibles qui ont adopté un DSRP se sont vu octroyer le point de décision par les IFI, puis le point d’achèvement après la validation du premier DSRP. Un point de décision permet une réduction partielle et non définitive de la dette alors qu’un point d’achèvement correspond à une réduction plus substantielle comportant un ensemble plus important de partenaires, et prétendument réalisée de manière irrévocable.
Dans le cas des IFI, l’intérêt est étroitement lié à leurs missions, entre autres : promouvoir la coopération en matière financière en s’assurant que les parties respectent leurs engagements, favoriser l’expansion commerciale harmonieuse par l’uniformisation des valeurs guidant les échanges, prévenir et trouver des solutions aux crises financières, de change et de la dette, fournir des ressources aux États nécessiteux afin de maintenir la confiance des États-membres, contribuer au développement des pays les moins lotis. À cet effet, Christian Deblock et Samia Kazi Aoul (2001 : 31) présentent l’aide financière du FMI comme un instrument ayant pour objectif de :
permettre au membre de remédier rapidement au déséquilibre de sa balance de paiement et d’éviter ainsi que celui-ci n’impose des restrictions commerciales ou autres qui soient préjudiciables aux autres membres et aux échanges internationaux. L’aide, qui prend en pratique la forme de prêts et de crédits, est toujours temporaire et conditionnelle à l’adoption par le membre en question de programmes de réforme et d’ajustement qui doivent avoir reçu l’aval du fonds.
Le FMI agit également comme intermédiaire et « intervient directement auprès des créanciers et des débiteurs pour éviter la rupture dans les obligations contractuelles de remboursement et trouver de nouveaux financements » (ibid. : 33). Ces mesures permettent donc la stabilisation du système financier international. De son côté, la Banque mondiale « accorde des prêts aux pays en développement pour les aider à lutter contre la pauvreté et pour financer des investissements destinés à stimuler la croissance de l’économie » (ibid. : 44). Dans notre cas, il est donc possible de confirmer que les intérêts immédiats des IFI sont de permettre aux débiteurs de devenir solvables ou de faire face à leurs difficultés financières conjoncturelles et structurelles, de permettre ainsi la stabilisation du système financier international en restaurant l’équilibre de la balance des paiements, en évitant les crises de la dette ou financières, la rupture des engagements envers les créanciers et la rupture des relations harmonieuses. Il convient de noter que les plus importants créanciers bilatéraux sont aussi parmi les plus importants actionnaires de ces institutions, influençant ainsi les décisions des organisations. La dynamique instrumentale est prépondérante, jouant un rôle causal. Elle ne saurait cependant pas être expliquée sans l’usage des aspects idéationnels constitutifs de ces nouveaux intérêts. Dans la section qui suit, il s’agit principalement d’expliquer l’émergence des DSRP en analysant la manière dont la configuration d’un ensemble d’éléments clés comme la vision du développement proposée, le rôle de l’État dans les sphères économique et sociale, le rôle du secteur privé et le rôle des acteurs nationaux et internationaux s’inscrivent dans une perspective qui permet de cristalliser les intérêts des acteurs nationaux et internationaux.
Les DSRP pour les pays anciennement à prétention socialiste : le cas du Mali
En 2002, le Mali adopte son premier DSRP (Gouvernement du Mali, 2002) aussi dénommé CSLP, après la validation d’une version intérimaire en 2000 (Gouvernement du Mali, 2000). La deuxième génération de DSRP est mise en place en 2006, couvrant la période allant de 2007 à 2011 (Gouvernement du Mali, 2006). S’il a généralement été très proche des pays socialistes de l’Europe de l’Est, puis de la Chine, le Mali a toujours eu des politiques plutôt pragmatiques, même si identifiées comme un socialisme à tendance marxiste-léniniste, avec un État très présent, mais une volonté affichée des leaders de promouvoir le secteur privé. Dès 1982 avec le FMI et surtout en 1991 avec la Banque mondiale, les PAS vont introduire des mesures de désengagement de l’État et des valeurs beaucoup plus libérales véhiculées par les IFI que le DRSP va continuer à promouvoir.
L’aspect qui sera le plus exploré sera l’intérêt financier du pays à adopter un DSRP, le rôle de l’État dans l’économie et le social, le rôle du secteur privé, l’origine du DSRP et la vision du développement que ce dernier propose, tout comme le rôle des acteurs nationaux, régionaux et internationaux dans ce processus.
Les intérêts des dirigeants du Mali à adopter un DSRP sont multiples. Nous nous intéressons dans cette section aux gains, principalement financiers et coopératifs, et à la relation entre l’ajustement idéationnel et la réalisation de ces intérêts. Peter Hall et Rosemary Taylor considèrent que, pour la perspective calculatrice de l’institutionnalisme historique, les institutions sont intentionnellement créées par les acteurs pour servir leurs valeurs, entendues ici comme « un gain tiré de la coopération » (1997 : 480). Dès lors, nous pouvons nous interroger sur les valeurs servies et les gains tirés par le Mali par l’élaboration d’un DSRP.
Comme l’illustre le tableau 1, grâce à l’adoption du DSRP intérimaire, le Mali a pu obtenir le point de décision de l’initiative PPTE, ce qui a contribué à accroître l’aide des IFI, ainsi que le rééchelonnement et l’allègement des partenaires internationaux. La deuxième phase s’est ensuite enclenchée, permettant à ce pays de bénéficier d’une aide supplémentaire du FMI et de la Banque mondiale, de bénéficier d’un allègement discrétionnaire des partenaires bilatéraux, multilatéraux et autres partenaires, et de soutenir le DSRP.
Cette étape permet donc au Mali d’améliorer la coopération et la coordination des acteurs internationaux lui octroyant un allègement significatif de la dette et d’atteindre le point d’achèvement en mettant en oeuvre les recommandations proposées au point de décision. Les dirigeants africains anticipent le comportement des IFI s’ils respectent les conditionnalités et adoptent des stratégies permettant d’accroître les chances de réaliser ces gains.
Cette instrumentalisation leur est bénéfique, car une fois que le premier DSRP (2002) a été validé et que le Mali a vu son amélioration satisfaisante confirmée par l’atteinte du point d’achèvement, le pays était susceptible de bénéficier d’un allègement de la dette au titre de l’initiative PPTE ainsi que d’autres initiatives multilatérales et bilatérales, de l’ordre de 870 millions de dollars[2], afin de rendre sa dette soutenable. À l’instar de l’institutionnaliste de choix rationnel Barry Weingast, qui théorise le développement institutionnel (2002 : 660-692), il est donc possible de dire que les DSRP ont été adoptés pour l’utilité et les gains qu’ils apportent à leurs créateurs.
Avec l’atteinte du point d’achèvement, il apparaît donc évident que le Mali adopte un DSRP dans le but d’obtenir les ressources lui permettant d’éviter une crise de la dette et d’investir pour son développement. Dante et ses collaborateurs (2002) vont d’ailleurs plus loin en précisant que le DSRP est avant tout considéré par l’administration malienne comme un instrument permettant l’accroissement des ressources financières. Le rapprochement idéationnel a ainsi pour objectif d’accélérer l’acceptation du DSRP et, par la même occasion, l’obtention des supposées ressources.
De même, en apportant ces fonds stabilisateurs assortis de mesures structurelles, les IFI remplissent leur mission et réalisent leurs intérêts présentés plus haut (coopération financière améliorée, confiance améliorée, prévention de la crise assurée, responsabilisation des dirigeants, prévention des comportements hostiles aux échanges internationaux, entre autres). La réalisation de ces intérêts passe, des deux côtés, par un ajustement idéationnel stratégiquement orienté vers la concrétisation des valeurs et des gains.
Au niveau de la sphère économique, l’État, poursuivant son désengagement avec des mesures de libéralisation et de privatisation, joue un rôle essentiellement réglementaire tant par les mesures institutionnelles, légales et monétaires que fiscales (Gouvernement du Mali, 2006 : 76). Il s’agit de créer un cadre favorable au développement et à la protection des intérêts du secteur privé et d’en faire la promotion. Rappelons que la promotion des investissements directs étrangers fait partie du mandat de la Banque mondiale. Les mesures sont identiques à celles des PAS et se matérialisent par l’adoption de plusieurs instruments : comprenant « régime des sociétés, code des investissements, code du commerce, code minier, code du travail, législation bancaire et financière, régime des assurances et des contrats, etc. » (Gouvernement du Mali, 2002 : 76). Il convient de noter que, malgré la restructuration vers un retrait de l’État de l’économie, le Mali a toujours cherché à créer un secteur privé dynamique. L’intervention de l’État se faisait en raison de la faible présence du secteur privé, comme l’illustre la philosophie du président Moussa Traoré (cité par Édiafric 1978 : Mali 7) : « L’État intervient dans l’économie, mais l’étatisation n’est pas une fin en soi. Le secteur mixte et l’initiative privée doivent être encouragés. » Sur le plan social, l’État compte jouer un rôle plus important dans l’éducation, la santé, la protection sociale et les différents secteurs essentiels pour les pauvres (Gouvernement du Mali, 2002 : 54).
Le secteur privé reste le moteur de la croissance : « Le CSLP mettra en oeuvre une politique active de développement du secteur privé afin que celui-ci soit le moteur de la croissance et de la lutte contre la pauvreté » (ibid. : 76). L’État adopte des mesures essentiellement libérales, dont la dérèglementation, la privatisation et la promotion de mesures favorables au secteur privé, et incite le privé à intervenir dans tous les domaines.
En ce qui concerne le rôle des acteurs nationaux, régionaux et internationaux dans le processus d’émergence des DSRP, tout comme la Côte d’Ivoire, le Mali mentionne l’inclusion institutionnelle des idées véhiculées par les acteurs régionaux et internationaux :
Par ailleurs, le Mali ayant souscrit à la réalisation des Objectifs internationaux de Développement adoptés par la communauté internationale au cours des années 1990 et à ceux identifiés dans le Nouveau Partenariat pour le Développement de l’Afrique (NEPAD) lancé officiellement le 23 octobre 2001, le CSLP intègre ces objectifs en les adaptant à son contexte national.
ibid. : 35
À cela, il convient d’ajouter le processus participatif national impliquant l’administration, la société civile et les différents acteurs tant nationaux qu’internationaux (IFI) du développement (ibid. : 7-8).
Le processus d’émergence du DSRP tout comme les mesures qu’il contient s’inscrivent dans une perspective stratégique permettant (malgré la socialisation et l’ajustement idéationnel issus de plus de deux décennies de mise en oeuvre des PAS) d’offrir aux dirigeants maliens les gains financiers anticipés par ce rapprochement idéationnel. Ils permettent également aux IFI de remplir en quelque sorte leurs mandats et d’aller plus loin : par le processus d’émergence et d’évaluation des DSRP, ils socialisent les Africains aux valeurs qui servent leurs intérêts. Le rapprochement idéationnel cristallise les intérêts des acteurs nationaux et des partenaires internationaux, les deux s’étant mutuellement ajustés à la suite des expériences précédentes, même si les IFI maintiennent un pouvoir asymétrique lié à leur rôle important dans la distribution des ressources.
Les DSRP pour les pays à prétention libérale ou mixte : le cas du Togo
En 2008, le Togo adopte une Stratégie intérimaire de réduction de la pauvreté pour la période allant jusqu’en 2010 (Gouvernement du Togo 2008), qui constitue une révision de celle de 2004. Le Togo, qui a connu une tradition de libéralisme planifié, avait néanmoins des politiques axées vers un contrôle des secteurs stratégiques de l’économie par l’État (Édiafric 1978 : Togo 4). À titre d’exemple, les sociétés publiques détenaient le monopole dans le secteur agroindustriel (ibid. : Togo 1). Les PAS introduisent des mesures libérales véhiculées par les IFI qui visent le désengagement de l’État de la sphère économique, mesures que le DSRP va reprendre ou maintenir afin de permettre à l’État d’obtenir les ressources financières et les coopérations bilatérales et multilatérales nécessaires au pays. À titre d’exemple, la Banque mondiale estime que l’allègement du service de la dette nominale pour rendre la dette du pays soutenable coûterait 674 millions de dollars. Ces fonds pourraient être obtenus après l’atteinte du point d’achèvement et offriront des ressources nouvelles au pays. Le processus à plusieurs étapes constitue un excellent instrument pour les IFI pour s’assurer que l’ajustement idéationnel se fasse en leur faveur, puisque, après le point de décision, exception faite du support des IFI, l’allègement des autres partenaires bilatéraux et multilatéraux est discrétionnaire. Ce n’est qu’après l’atteinte du point d’achèvement que ce dernier devient irréversible. Le contenu du DSRP montre ainsi la convergence idéationnelle dans les domaines clés permettant de faciliter l’accès aux ressources.
Comme nous l’avons démontré, les énoncés ne varient pas beaucoup d’un pays à un autre, le gouvernement togolais instituant en objectif ultime du document la réduction de la pauvreté, aidé en cela par « une politique de croissance économique forte et soutenue compatible avec les Objectifs du millénaire pour le développement (OMD) auxquels il adhère » (Gouvernement du Togo, 2008 : 25).
Sur le plan économique, l’État entend continuer la mise en oeuvre des programmes initiés par les PAS en 1983 et intégrés dans le document intérimaire, dont le désengagement de l’État des secteurs productifs, la privatisation, la restructuration du secteur public (ibid. : 32). Les mesures proposées dans son scénario économique s’insèrent bien dans la synthèse du Consensus de Washington ayant contribué à l’émergence des PAS, notamment la stabilité des prix, la consolidation des finances publiques, un déficit des paiements extérieurs soutenable, une masse monétaire maîtrisée (ibid. : 50-52).
Sur la plan social, l’État préconise des interventions au niveau public en faveur des pauvres et des ressources humaines, à preuve la proportion du budget allouée à ce volet : sur la période 2008-2010, l’axe relatif au « Développement des secteurs sociaux, des ressources humaines et de l’emploi revient à 55 % du coût global » (ibid. : vii).
Dans la Stratégie intérimaire, le gouvernement mentionne à plusieurs reprises l’importance du secteur privé qui doit occuper une place centrale dans tous les secteurs de l’économie. À ce titre, le gouvernement décide de mettre en oeuvre des mesures favorables à son développement (ibid. : 34).
En ce qui concerne le rôle des acteurs nationaux, régionaux et internationaux dans le processus d’émergence des DSRP, l’élaboration de la Stratégie intérimaire s’est déroulée suivant un processus participatif interne, impliquant les principaux acteurs et groupes organisés, tant publics que privés (ibid. : v). Au niveau régional, bien que les acteurs ne soient pas spécifiés, les idées ne s’éloignent pas de celles du NEPAD qui empruntait déjà celles des IFI. Au niveau international, il y a une convergence sans équivoque entre les stratégies proposées.
Le contenu du DSRP et la très forte ressemblance qui existe avec celui des autres pays montrent que, au-delà de la contrainte ou du partage des mêmes valeurs, il y a instrumentalisation de cette stratégie afin d’obtenir les gains escomptés. D’ailleurs, le contexte institutionnel défini par les IFI propose un cadre incitatif pour les États partageant les mêmes valeurs. Les IFI réussissent aussi à faire revendiquer la paternité par les Africains des stratégies semblables aux leurs et qu’ils ont largement influencées.
Conclusion : ajustement idéationnel, instrumentalisation et convergence d’intérêts entre les acteurs internationaux et nationaux
Pour terminer, l’émergence des PAS durant les années 1980 et celle des DSRP durant les années 2000 correspondent respectivement à des processus d’intrusion et d’inclusion institutionnelles.
Les PAS ont été adoptés suivant un processus mi-stratégique et mi-structurel d’intrusion institutionnel par lequel la plupart des dirigeants africains n’ont obtenu les financements recherchés pour faire face aux crises des années 1980 qu’en soumettant leurs économies à des réformes structurelles et conjecturelles (conditionnalités) imposées par les institutions financières internationales. Ces conditionnalités n’ont été en général acceptées qu’en raison des gains escomptés et de l’asymétrie de pouvoir des institutions financières internationales, presque seules à pouvoir répondre aux besoins financiers de ces dirigeants dont les pays étaient au bord de la faillite. Les solutions de rechange pertinentes et moins contraignantes étaient donc quasi inexistantes. Les paradigmes de développement divergeaient, notamment en ce qui concerne le rôle de l’État dans l’économie, entre stato-centrisme africain d’un côté et le retrait de l’État accompagné de l’économie de marché prônée par les IFI de l’autre. Cette divergence idéationnelle s’est estompée au fil de deux décennies et culminera par l’adoption des DSRP.
L’émergence des DSRP correspond à un processus mi-stratégique et mi-idéationnel d’inclusion institutionnelle des PAS qui passent d’un objectif d’ajustement et de stabilisation à celui de la réduction de la pauvreté. Ce changement est le fruit d’un processus d’apprentissage ponctué par les essais, les erreurs, les résultats mitigés ainsi que les adaptations stratégiques et idéationnelles. Au-delà de la conversion, il y a également une adaptation institutionnelle de l’instrument lui-même (mesures proposées par les PAS) pour accroître son efficacité au niveau social. La croissance demeure un préalable à la réduction de la pauvreté, mais la réduction de la pauvreté ne se fait plus simplement comme un ricochet spontané de la croissance. Cette dernière doit être accompagnée de mesures étatiques spécifiques. Ici, les leaders africains sont des adeptes de l’inclusion institutionnelle, phénomène mi-stratégique, mi-idéationnel qui consiste à intégrer les mesures correspondant aux valeurs dominantes afin de garantir leur acceptation par les partenaires partageant les mêmes valeurs et de maximiser les bénéfices issus de ce conformisme en obtenant les fonds qu’ils recherchent. Cela explique la convergence des idées observées entre les acteurs nationaux, régionaux et nationaux durant les années 2000 jusqu’aux projections pour les années 2010.
Parties annexes
Note biographique
Landry Signé est professeur adjoint au Département de science politique de l’University of Alaska Anchorage, fellow au Stanford University’s Center for African Studies et président du Global Network for Africa’s Prosperity. Il travaille essentiellement sur les processus politiques, économiques et de développement en Afrique, ainsi que la relation entre l’Afrique et les acteurs internationaux. Il a récemment publié Le NEPAD et les institutions financières internationales en Afrique au 21e siècle : émergence, évolution et bilan (France, L’Harmattan, 2013). Il contribue régulièrement aux débats publics sur les questions de gouvernance et de développement en publiant des tribunes dans des médias comme le New York Times et Monkey Cage / The Washington Post.
Notes
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