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L’ouvrage de Karine Prémont tombe assurément à point. Au moment où le soldat de première classe Bradley Manning est en prison pour avoir remis sans permission à WikiLeaks des milliers de documents sur les tractations diplomatiques et les opérations militaires américaines et, un peu plus tard, lors des révélations d’Edward Snowden sur les programmes de surveillance et de cueillette de données de la National Security Agency, l’auteure nous offre un cadre d’analyse pour aider tout un chacun à déterminer avec plus de précision et de rigueur l’impact réel de fuites non autorisées d’informations confidentielles sur la politique étrangère des États-Unis.
Les fuites d’informations confidentielles dans les médias étant très nombreuses aux États-Unis, l’auteure a porté son regard uniquement sur les fuites engendrées par des personnes à l’emploi du gouvernement des États-Unis. Elle a ainsi choisi, à partir d’un éventail de 42 fuites très connues, neuf d’entre elles, chacune rencontrant trois critères précis : 1) « la source de la fuite doit être connue avec une certaine précision » ; 2) « la fuite doit avoir généré une documentation quantitativement et qualitativement intéressante » ; et 3) « le cas étudié doit permettre de retracer les étapes du processus décisionnel qui a précédé et suivi les fuites » (p. 8). Il y a donc une seule fuite par présidence, allant de la stratégie de John F. Kennedy au Viêtnam (Kennedy, 1961) à la fuite slam dunk sur l’Irak (George W. Bush, 2004).
Pour évaluer l’influence de ces fuites, l’auteure met en évidence les facteurs internes et externes de la prise de décision au moment de la fuite. La cohésion de l’équipe présidentielle et le leadership du président sont les facteurs internes identifiés, tandis que la position de la Maison-Blanche et la réaction des médias sont les facteurs externes identifiés. Une fois ces facteurs bien compris, il s’agit de déterminer si « une fuite a eu une conséquence directe ou indirecte sur la politique étrangère des États-Unis » (p. 22). Une conséquence directe signifie qu’une fuite a modifié la prise de décisions, par exemple en forçant la prise en compte de nouvelles options. Une conséquence indirecte, par contre, n’a eu d’effets que sur certains des acteurs (par exemple la promotion ou le congédiement de conseillers du président), les mécanismes de prise de décisions eux-mêmes, ou encore l’opinion publique, les médias ou le Congrès.
En guise de conclusion, Prémont note avec justesse qu’en matière de politique étrangère les fuites d’informations confidentielles non autorisées ont peu souvent l’influence que les politiciens ou les membres des médias leur attribuent. En fait, plus le leadership du président est solide et ses conseillers compétents, moins les fuites auront de chance de modifier des décisions concernant la politique étrangère. L’analyse des neuf fuites non autorisées indique d’ailleurs que seules deux d’entre elles ont eu des conséquences directes sur la politique étrangère des États-Unis : celle des Family Jewels (secrets d’opérations douteuses de la Central Intelligence Agency), sous la présidence de Gerald Ford en 1974, et celle de la brigade soviétique à Cuba, sous la présidence de Jimmy Carter en 1979. Ces deux présidents avaient en commun une équipe décisionnelle peu cohésive, un leadership personnel faible, une Maison-Blanche avec une position peu claire et une couverture médiatique négative. Trois autres fuites non autorisées ont eu des conséquences indirectes sur la politique étrangère des États-Unis – sous la présidence de Lyndon Johnson (les 44 bataillons du général Westmoreland en 1968), de Richard Nixon (les Pentagon Papers de 1971) et de Ronald Reagan (le minage des ports du Nicaragua en 1983). Les facteurs internes et externes des fuites les accablant, elles auraient pu avoir des conséquences directes, mais la Maison-Blanche a, dans leur cas, adopté et défendu des positions claires. Finalement, les quatre autres cas (la stratégie américaine au Viêtnam sous John F. Kennedy en 1961 ; la Defense Planning Guidance sous George H. Bush en 1992 ; la relance du programme nucléaire nord-coréen sous Bill Clinton en 1998 ; et les preuves slam dunk de la présence d’armes de destruction massive en Irak sous George W. Bush en 2004) n’ont visiblement eu aucune conséquence sur la politique étrangère des États-Unis. Dans chacun de ces cas, il y avait cohésion de l’équipe décisionnelle, un leadership personnel positif et la position de la Maison-Blanche était claire, quoique la couverture médiatique ait dans l’ensemble été négative.
Compte tenu des résultats de son analyse, Karine Prémont reconnaît bien sûr que le grand nombre de fuites non autorisées ne peut se réduire à une simple volonté de la part des lanceurs d’alerte d’influencer la politique étrangère des États-Unis. Les employés du gouvernement américain peuvent évidemment invoquer d’autres raisons et espérer influencer autre chose. À cet égard, il y a peu à douter que les fuites non autorisées peuvent avoir des conséquences autres que sur la politique étrangère, mais cela n’était pas le point focal de cet ouvrage. Compte tenu de la façon dont le président Barack Obama gère les fuites non autorisées (par exemple, il utilise la pleine force de la loi plus que tous ses prédécesseurs) et l’ampleur de ces fuites, il aurait aussi été intéressant que Prémont applique son cadre d’analyse au premier mandat de ce président. Cela sera sans doute pour une édition à venir.
Parce qu’elles sont peu étudiées ou comprises par les spécialistes des affaires étrangères, et souvent incompréhensibles pour le commun des mortels, les fuites d’informations confidentielles non autorisées sont un sujet d’étude non seulement intéressant mais aussi d’actualité. L’analyse qu’en a faite Karine Prémont est compétente, réfléchie et bien expliquée. Quoiqu’elle s’appuie énormément sur un grand nombre de sources secondaires, ce qui est agaçant sur certaines questions de faits (comme le nombre de personnes ayant accès aux secrets d’État aux États-Unis), je ne doute pas de la fiabilité de ses conclusions. Seul un historien ayant un accès complet aux archives serait à même de contester le travail assidu qui a été nécessaire pour écrire cet ouvrage. Je le recommande à tous ceux qui chercheraient à mieux comprendre les conséquences de fuites non autorisées sur la politique étrangère américaine.