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Paru initialement en 2000, alors que la scène politique française se trouve confrontée à une mise en tension par des événements marquants tels que le débat sur la parité, l’affaire du voile ou l’adoption du PaCS (Pacte civil de solidarité), ce livre collectif est réédité une décennie plus tard, au moment où le politique mondialisé vacille sous les coups d’une économie financière particulièrement offensive et puissante. Plaidoyer pour une politisation des questions que pose l’usage du droit dans la « régulation des rapports sociaux », cet ouvrage constitue une véritable boîte à outils de la recherche qui vise à élucider les effets sociaux et politiques du droit en tant que « fait normatif ».
L’introduction de Laurence Dumoulin est à ce propos particulièrement éclairante puisqu’elle propose une entrée épistémologique en la matière, soulignant à la fois le « mouvement de juridicisation du social et du politique […] qui s’accompagne d’un mouvement de judiciarisation » (p 9). C’est-à-dire le fait qu’un certain nombre « de problèmes sociaux sont traités par l’institution judiciaire » (p. 10) et que le droit devient ainsi un facteur définissant les frontières du pensable et du praticable de l’action collective à la fois dans le jeu politique et dans l’espace social. Un constat inaugural qui permet d’introduire les deux temps autour desquels est organisé l’ouvrage : d’un côté, l’étendue et les raisons des « impensés disciplinaires pour penser l’articulation du juridique et du politique » (p. 23) et, de l’autre, la présentation de terrains divers où sont expérimentées ces articulations.
Pour ce qui est de la première partie de l’ouvrage, il revient à Jacques Commaille, dans un article prônant une sociologie politique du droit plus qu’une « sociologie juridique », d’externaliser les conditions et les modalités de production de la norme juridique et de souligner à quel point « les multiples facettes de la technicité juridique n’obéissent pas seulement à ce qui serait une logique interne au droit lui-même, à ce que certains considèrent comme une ‘raison juridique’, mais bien à des logiques politiques » (p. 37). Il s’agit en d’autres termes de s’engager dans une « analyse de l’économie des relations entre le juridique et le politique, de la place du juridique dans la construction du politique, du rôle du juridique comme révélateur du politique » (p. 38). Et c’est bien le mérite de son article que de donner à voir l’imbrication – structurelle, serait-on tenté de soutenir – du juridique et du politique, en ceci que, naissant d’une même racine, comme en témoigne la génétique de la science politique et du droit public, ces deux dimensions apparaissent comme les piliers portants des sociétés organisées en ensembles étatiques.
C’est la raison pour laquelle l’analyse de l’action publique constitue le site privilégié pour saisir en acte cette imbrication et, plus particulièrement, le rôle que les professionnels du droit jouent dans la conception et la mise en oeuvre des protocoles et dans la sémantisation juridique des référentiels, pour reprendre le vocabulaire proposé par Pierre Muller. L’article de Jacques Calliosse, « À propos de l’analyse des politiques publiques : réflexions critiques sur une théorie sans droit », insiste précisément sur ce point lorsqu’il maintient que les pratiques sociales du droit, « ordonnées autour de textes et de discours […] ne sont pas moins partie prenante des rapports collectifs : elles mobilisent les acteurs, impliquent les institutions publiques et privées, pour la constitution de ressources matérielles et symboliques » (p. 63).
L’article de Gilles Pollet, qui se focalise sur l’analyse socio-historique des politiques sociales et de l’État providence, propose de déplacer la réflexion sur la production scientifique récente en langue française pour tenter de cerner les impensés qui pèsent sur les représentations du droit et de la norme juridique par les historiens des politiques publiques, mais aussi par les philosophes, les sociologues et les politistes, allant d’Olivier Faure à François Ewald, d’André Gueslin et de Pierre Guillaume à Giovanna Procacci et à Colette Bec, pour ne citer que ceux-là. On voit apparaître alors, après un aperçu sans doute trop rapide pour tirer des conclusions générales, mais assurément assez symptomatique, les difficultés théoriques et méthodologiques pour penser « la place et le rôle du droit comme enjeu, produit, cadre et/ou ressource » (p. 12), comme le préconise Dumoulin dans son introduction, en dehors des traditions autorisées et des techniques d’investigation classiques, qu’elles soient archivistiques ou empiriques.
En ce qui concerne la deuxième partie, explorant l’articulation sur le terrain du juridique et du politique, on lira avec intérêt les articles de Bruno Jobert sur « Les nouveaux usages du droit dans la régulation politique » et d’Olivier Paye sur une « Approche sociopolitique de la production législative : le droit comme indicateur de processus de décision et de représentations politiques ».
Le premier retrace la trajectoire qui conduit à un « retour » du droit du fait des changements intervenant dans le domaine de la « compétition politique », du « régime de gouvernance » et du « régime de citoyenneté » ; facteurs qui attribuent au droit une « place centrale » dans la régulation politique. L’hypothèse que Jobert avance est que « le recours accru au judiciaire traduit à la fois un rejet de modèles tutélaires d’action publique et l’entrée en scène de groupes sociaux construits autour de nouveaux enjeux, détachés de la religion productiviste » (p. 131). Il apparaît alors que c’est bien par le réagencement historique du champ social que le droit se retrouve investi d’un rôle d’amplificateur et de catalyseur : il permet de rendre intelligible l’action collective qui acquiert, par une sémantisation juridique, le statut de problème social et, en même temps, il permet de réguler et d’établir en droit la résolution des conflits. Ainsi, « le juge ne se cantonne plus dans ces cas à la définition des implications juridiques de valeurs largement partagées, il agit comme un intellectuel organique, visant à surmonter des conflits, des crises hégémoniques que les élites politiques ont du mal à réduire » (p. 133).
Le second propose une contribution des plus stimulantes qui conjugue la pratique de la réflexivité et la théorisation épistémologique. Paye revient sur ces travaux antérieurs et reprend à son compte l’interrogation posée dans le cadre de l’École thématique du CNRS (Centre national de la recherche scientifique) dont est issue cette publication et visant à contrer la « relative faiblesse de la mobilisation intellectuelle des politologues sur l’objet ‘droit’, d’une part, cloisonnement des différentes communautés scientifiques confrontées aux phénomènes juridiques, d’autre part » (p. 12). Il résume bien comment penser et travailler le droit dans le cadre de l’analyse politique : « Le droit apparaît dans mes travaux comme le produit, le cadre et l’enjeu de processus de décision politique, eux-mêmes conçus comme processus d’affrontement, dans le contexte d’un certain rapport de forces sociales et politiques, entre des projets de réforme juridique développés par des acteurs dont l’action provient, produit et module à la marge des représentations du monde entretenant des liens avec des doctrines politiques » (p. 176) ; le droit comme révélateur des phénomènes sociaux et politiques donc.
L’ouvrage présenté ici – qu’il serait intéressant de relire à la lumière des débats qui ont marqué la décennie 1990, et sur lesquels revient à grands traits Dominique Schnapper dans la préface qui accompagne cette nouvelle édition – constitue une proposition du plus grand intérêt pour la recherche en science politique, et ce, que l’on soit chercheur confirmé ou jeune chercheur. Non seulement parce que le droit fonde, en contexte néolibéral, au même titre que l’économie, la condition politique définissant un cadre d’appréhension du monde, déclinant une sémantique d’interprétation et de signification des rapports sociaux et transformant in fine l’objet même du discours porté par les acteurs, qu’il s’agisse des instances de production législative ou des instances de production militante, par exemple, mais aussi, et peut-être surtout, parce qu’il milite, directement ou en filigrane, pour l’adoption d’une véritable inter et multidisciplinarité de l’analyse politique qui soit moins une posture que les ministères de tutelle chérissent bien sur le papier pour mieux étancher les frontières disciplinaires de facto que l’objectif de fournir les clés de lecture du monde tel qu’il est pensé et pratiqué par les acteurs sur le terrain, bien loin des querelles de patronage académique.