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Les Presses de l’Université Laval présentent un stimulant dialogue entre le philosophe québécois Dominic Desroches et le philosophe basque Daniel Innerarity. Le premier est professeur de philosophie au Collège Ahuntsic et a notamment publié un ouvrage sur Kierkegaard (Expressions éthiques de l’intériorité, aussi aux Presses de l’Université Laval) ; le second est reconnu aujourd’hui comme un philosophe parmi les plus dynamiques et innovateurs, le Nouvel Observateur l’ayant même classé parmi les 25 penseurs les plus importants de notre temps en 2005. Relativement peu connu au Québec, il a publié de nombreux articles et ouvrages qui sont de plus en plus traduits en langue française. Cependant, il faut préciser que le dialogue n’est pas tant une introduction à l’oeuvre d’Innerarity qu’une discussion « à bâtons rompus » autour de ce que les deux penseurs considèrent un enjeu politique important du XXIe siècle : la signification du temps pour la politique.
Les auteurs rappellent que celle-ci est une notion complexe et équivoque. Afin de rendre compte de cette plurivocité, ils traitent le temps non seulement dans une dimension historique ou chronologique plus familière aux sciences sociales, mais aussi dans une perspective ontologique et métaphysique. Cette analyse du temps ne relève pas de la spéculation abstraite, car elle est aussi liée à l’étude des structures de pouvoir et des combats politiques. Cela dit, l’ambition de Desroches et d’Innerarity dépasse largement une analyse des rapports entre la temporalité du temps et de la politique, puisqu’il est aussi question du « temps qu’il fait » (l’environnement) et de l’« air du temps » (l’ambiance). C’est donc avec le projet de penser le temps politique dans sa triple signification que les auteurs abordent des thèmes aussi divers que la crise économique, la mondialisation, la gouvernance, la social-démocratie, l’espace public, les médias, l’histoire, le marché, la droite et la gauche, l’écologie, etc.
Le point de départ de la discussion est un commun constat de « l’éclatement du temps ». Les deux philosophes remarquent que, loin de contribuer à nous faire partager un même temps, la modernité accentue son morcellement. Il y a un décloisonnement des espaces de vie ; nous sommes simultanément en plusieurs lieux, en plusieurs espaces. Les dysfonctionnements de nos sociétés sont d’ailleurs souvent causés par le manque de synchronie entre ces temps atomisés. Par exemple, des sujets soulevés à de nombreuses reprises lors de la discussion sont ceux de la rupture entre le temps du marché et celui de l’environnement. La crise écologique peut ainsi être comprise comme l’incapacité du marché, fonctionnant sur un horizon temporel très court, à s’organiser en harmonie avec la nature qui repose sur des cycles très longs. Cette logique d’éclatement du temps peut s’appliquer à de nombreux autres problèmes politiques. Elle permet, entre autres, de mieux comprendre les difficultés de l’État, notamment l’inadaptation de ses outils de régulation économique et son embarras à résoudre des problèmes globaux. Les sociétés sont aujourd’hui désarticulées, de moins en moins gouvernables et soumises à une mondialisation dont la direction est souvent vague et confuse.
Devant ces difficultés, le défi, formulé par Desroches sous la forme d’une question, est de savoir « comment retrouver le temps de la vie partagé ? » Une des réponses possibles apportées par Innerarity est de penser la politique comme un « gouvernement des temps ». Ce n’est plus à partir de l’État-nation que peut être construite cette « chronopolitique », mais à partir des nouveaux espaces d’interaction que font émerger les changements contemporains. La nécessité de traiter les problèmes actuels à partir d’une gouvernance mondiale (définie comme « art d’équilibrer le temps ») est de nombreuses fois rappelée dans les échanges entre les deux philosophes. Cette nouvelle manière de faire de la politique ne peut plus être conçue à partir d’une verticale du pouvoir, mais doit être relationnelle, communicationnelle et coopérative. Il sera ainsi possible d’inscrire l’action humaine dans un temps commun. L’ambition d’Innerarity est de penser aux nouveaux moyens de « bâtir des systèmes de responsabilité opérationnels et interdépendants ». Une idée innovatrice qu’il propose pour y parvenir est de considérer le marché comme un outil progressiste au service de la lutte contre les monopoles et l’inégalité, contrairement à une certaine gauche qui l’accuse de déstabiliser les sociétés, de déshumaniser les individus et d’accroître de manière importante les écarts de richesse. Certes, on ne peut plus concevoir notre rapport à l’avenir à partir d’une vision déterminée du futur. Cependant, cela ne signifie pas que l’on soit condamné au désespoir, que l’on ne puisse plus être optimiste par rapport à l’avenir. Il est encore possible de s’approprier le futur, certes incertain, mais que l’on peut encore investir pour améliorer les choses.
Même s’il offre à la pensée des pistes et des éléments de réflexions intéressants, l’ouvrage comporte néanmoins certaines limites qui rendent la lecture laborieuse. Les interventions de Desroches, lorsqu’elles portent sur des questions politiques ou économiques, sont souvent à la limite de la généralisation hâtive, voire de la caricature. Heureusement, la pensée d’Innerarity est plus complexe et nuancée ; se qualifiant lui-même de « philosophe de l’imprévisibilité, de l’incalculable et de l’inexactitude », il sauve à de nombreuses reprises la discussion des clichés les plus éculés sur le capitalisme, les médias, la crise écologique, etc. De plus, l’ouvrage est souvent victime de sa forme : le dialogue empêche l’analyse en profondeur, les thèses et les arguments des auteurs sont le plus souvent présentés sans véritable démonstration. Finalement, le lecteur peu familier avec l’oeuvre d’Innerarity, mais aussi avec celle de philosophes comme Peter Sloterdijk, Zigmunt Bauman ou Niklas Luhmann, aura parfois bien de la difficulté à se retrouver dans l’univers intellectuel des deux auteurs. Malgré tout, parce qu’il porte un diagnostic pertinent sur notre époque, parce qu’il propose des voies de réflexions originales, parce qu’il témoigne de la plus grande tâche de la philosophie qui est de maintenir le dialogue vivant, l’ouvrage interpellera le lecteur.