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Dans son ouvrage Une ONG en Russie post-soviétique, l’anthropologue Agnès Blais, qui enseignait le français à des étudiants russes à Moscou, utilise des techniques ethnographiques pour comprendre la solidarité entre les gens, celle qui pousse à s’entraider jusqu’à fonder une organisation d’aide, dans le cas présent une organisation non gouvernementale (ONG) russe. Les préoccupations de l’auteure s’inscrivent dans le contexte d’importantes transformations survenues avec la chute du régime soviétique et le passage du communisme au capitalisme : le passage d’une solidarité encadrée par l’État, instrument du Parti communiste au service d’un projet proclamé d’égalité pour tous, à une solidarité qui peut émaner des citoyens pour contrer les inégalités et les excès du capitalisme. Blais analyse cette transformation matérielle et discursive dans le cadre des deux théories alternatives qui expliquent les raisons de l’entraide : la théorie du développement, qui pousse les États, les ONG et les individus des pays riches à venir en aide aux pays pauvres, et la théorie du don, basée sur la coopération égalitaire entre les acteurs sociaux.
La théorie de développement au sein de la littérature sur le développement international, qui naît au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et qui a toujours ses avocats, voit l’aide aux pays pauvres surtout comme une obligation morale en plus d’une opportunité de développement économique accéléré. Cependant, en s’appuyant sur la philosophie foucaldienne, l’auteure considère le développement en général comme un discours inventé par les sociétés modernes occidentales qui légitime l’intervention des pays riches sur des pays pauvres. La théorie du don, par contre, prend comme point de départ non pas la sphère marchande ou étatique, mais la coopération horizontale. Dans le système du don moderne, les biens ou les services sont échangés en faveur du lien entre les acteurs. Dans la théorie du don, les ONG sont moins des agents de distribution des biens et davantage des réseaux de solidarité réciproque.
Afin d’étudier l’insertion d’une ONG russe dans le réseau international du développement, Blais a sélectionné une ONG financée par l’Agence canadienne de développement international (ACDI). Il s’agit de l’organisation NAN (Non à l’alcoolisme et à la toxicomanie), fondée à Moscou en 1987, au moment où la perestroïka (restructuration) de Mikhaïl Gorbatchev permet la formation de regroupements publics représentant la société civile. Tout au long des années 1990 et après, NAN joue un rôle central en Russie avec ses interventions auprès de populations dites vulnérables (alcooliques, toxicomanes, adolescents abandonnés), dans le contexte où s’est installé un capitalisme primitif, où la sécurité sociale étatique est minimale, où le niveau de vie d’une bonne partie de la population demeure bas et où les gens doivent faire face à des changements majeurs sur les plans politique, économique et social. L’auteure collecte ses données entre 2004 et 2008 à partir d’entrevues avec sept personnes qui travaillent dans l’organisation NAN à Moscou, d’entrevues avec des représentants de l’ACDI en Russie, de conversations informelles et d’observations des rapports entre la solidarité, le don et la culture russe. Ces observations prennent la forme de chroniques encadrées dans le texte, composées de récits d’événements, de conversations informelles et de descriptions de lieux.
Le premier chapitre explore l’encadrement de la solidarité par le régime soviétique et les formes privées de solidarité auxquelles il a donné lieu, l’héritage soviétique ou culturel russe de certaines formes de solidarité, les fractures contemporaines dans les solidarités et le sens que peut prendre la société civile émergente en Russie d’aujourd’hui. Le deuxième chapitre s’intéresse à NAN. L’auteure y expose son histoire, l’évolution de ses programmes, ses sites, ses pratiques et services à des groupes vulnérables qui existaient avant la chute du régime soviétique et à d’autres groupes apparus avec la transition, les résistances étatiques et sociétales auxquelles elle fait face, ses liens avec les organisations de développement international, en particulier avec l’ACDI. Le troisième et dernier chapitre analyse des pratiques et des discours de l’ONG en les liant aux thèmes de la solidarité et du don.
L’auteure montre en conclusion que même si la liberté des ONG demeure restreinte en Russie, entre autres par les insuffisances de l’État de droit, elles peuvent être des lieux de création de solidarités, de services et d’engagement civique. L’organisation NAN, comme beaucoup d’autres ONG russes, se retrouve au coeur des trois systèmes : étatique, du marché et du don. Par rapport à l’État, NAN entretient des relations stratégiques et pragmatiques pour se protéger, des relations de coopération et de contestation à la fois.
Comme c’est bien souvent le cas, les forces et les faiblesses principales de cet ouvrage vont ensemble. Blais fait sa démonstration en utilisant des techniques ethnographiques, un type d’étude sociale basée sur l’observation de peuples et d’institutions, pratiquée sur le terrain. Cette démarche représente une approche originale qui, malgré ses mérites, ne convaincra pas tout le monde. L’analyse ethnographique dans Une ONG en Russie post-soviétique représente une simple illustration de la pertinence de la théorie du don plutôt qu’un cas de démonstration contre la théorie du développement. Blais hésite à trancher sur une question qui nous hante tout au long de la lecture : à quel point le développement de la Russie est-il idiosyncrasique ? L’approche méthodologique inductive et interprétative d’Agnès Blais fait en sorte que la réponse devrait nécessairement être moins évidente que si la démonstration se faisait dans le cadre d’une approche plus positiviste. Des lecteurs positivistes, cependant, peuvent se demander avec raison quelle est la valeur d’un tel ouvrage sur le plan comparatif ? Malgré ces faiblesses, je recommande la lecture à tous ceux et celles qui s’intéressent à la Russie post-soviétique ou aux transformations dans les types de solidarités.