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La nation se renouvelle biologiquement à travers la sexualité reproductive, ce qui en fait un enjeu pour l’État moderne (Carver et Mottier, 1998 ; Mottier, 2008b). L’identification traditionnelle du corps féminin avec ses fonctions reproductives place la sexualité féminine au coeur de ces préoccupations collectives. Le corps féminin et le comportement sexuel « respectable » des citoyennes constituent des garde-frontières à la fois biologiques et moraux de la communauté nationale (Yuval-Davis et Anthias, 1989). Les citoyennes et leurs corps font ainsi l’objet de surveillances et d’interventions particulières de la part de l’État moderne. Peu de domaines de l’élaboration de politiques publiques illustrent ce fait de façon aussi substantielle que les mesures eugénistes appliquées par certains États modernes au cours du vingtième siècle. Sur cette toile de fond, le présent article propose de s’attarder à quelques exemples de tentatives d’élaboration de politiques eugénistes en Suisse, en Suède et au Royaume-Uni. Il s’agira d’examiner, premièrement, les procédés par lesquels des États modernes occidentaux ont entrepris de réguler la sexualité de leurs citoyens dans ce contexte et, deuxièmement, d’explorer les intersections entre sexualité, genre, race, classe et handicap à l’oeuvre dans ce domaine d’action étatique.

L’eugénisme vit le jour à la fin du dix-neuvième siècle. Cette nouvelle science, appelée « eugénisme » dès 1883 suivant le terme popularisé par le scientifique britannique Francis Galton, se définissait comme l’étude des manières d’améliorer la « qualité » de la population nationale. Fondée sur le postulat d’une transmission héréditaire tant des caractéristiques physiques et mentales « supérieures » que des qualités « défectueuses » des citoyens, elle avait pour ambition explicite d’assister les États dans l’élaboration de politiques publiques dans ce but. Des scientifiques et des activistes eugénistes préconisaient ainsi des mesures dites d’eugénisme « positif », comme l’incitation, par des campagnes d’information et d’éducation, de citoyennes et citoyens considérés dignes de se reproduire à avoir des enfants en plus grand nombre. D’autres promouvaient des mesures d’eugénisme « négatif », visant à limiter le nombre d’enfants au sein des catégories de la population considérées de qualité « inférieure », notamment par des stérilisations forcées. Bien que les eugénistes aient été divisés quant à leur soutien envers l’eugénisme « négatif », de manière plus générale, ils défendaient une ingénierie sociale active et l’intervention de l’État dans les domaines les plus privés de la vie de leurs citoyens, y compris leur sexualité reproductive. Ils affirmaient que l’individu avait un devoir envers la patrie de contribuer à l’amélioration de la nation par l’intermédiaire de ce que le statisticien Karl Pearson (1998 : 170), élève de Francis Galton, nommait en 1909 « une culture consciente de la race ». L’eugénisme était ainsi, dès ses origines, profondément lié à des visées sociales et politiques : son développement était celui d’une science, mais aussi d’un mouvement social. Le succès du terme fut rapide, et nombre de sociétés eugénistes s’établirent au Royaume-Uni et ailleurs, suivies par la création de ligues internationales. Par le biais de ces sociétés de réforme sociale, mais aussi par celui de disciplines scientifiques comme l’anthropologie, la psychiatrie, la sexologie et la biologie, la science eugéniste s’acquit appui institutionnel et légitimité.

Le « service sexuel » du citoyen

Il est important de souligner que les idées eugénistes trouvèrent soutien à travers tout le spectre politique. En effet, à l’échelle mondiale, des discours et des pratiques eugénistes se trouvaient imbriqués dans des idéologies politiques très différentes, depuis l’anarchisme, le socialisme réformateur ou le féminisme, jusqu’au conservatisme et au fascisme. Alors que de premières recherches tendaient à amalgamer l’eugénisme avec des idéologies politiques conservatrices ou d’extrême droite, des études plus récentes ont suivi l’intuition pionnière d’auteurs comme Michael Freeden (1979) ou Diane Paul (1984) et démontré ses liens avec des courants politiques de gauche. Par exemple, en France, des socialistes comme Vacher de Lapouge, cofondateur du Parti ouvrier français, anthropologue[2] et introducteur en France de la pensée de Galton dans les dernières décennies du dix-neuvième siècle, promurent l’idée que les citoyens de sexe masculin devaient assurer une « reproduction sélective », partie intégrante de ce que de Lapouge désignait comme un « service sexuel » à la nation ; un devoir qu’il comparait au service militaire. En Suisse, le grand réformateur socialiste Auguste Forel était parmi les principaux promoteurs de l’eugénisme, y compris des mesures de stérilisation eugéniste, dans ce pays ; c’était également le cas pour des acteurs clés de la social-démocratie suédoise comme Gunnar et Alva Myrdal. Au Royaume-Uni, les idées eugénistes étaient défendues par des intellectuels socialistes comme Karl Pearson, qui occupa, à partir de 1911, la première « Chaire Galton » en eugénisme à l’Université de Londres, mais aussi, par la suite, des membres éminents de la Fabian Society, tels que Havelock Ellis, George Bernard Shaw, Sidney et Béatrice Webb, Eleanor Marx et Benjamin Kidd. Pour les fabiens, le socialisme devait servir les intérêts du nationalisme : les politiques eugénistes assureraient un contrôle accru sur le prolétariat, fortifiant ainsi la cohésion interne de la nation et permettant au Royaume-Uni de remplir sa vocation d’État « social-impérialiste ».

Malgré le large support recueilli par l’eugénisme chez un grand nombre d’intellectuels anglais, dans les rangs aussi bien de la gauche que de la droite conservatrice, le Royaume-Uni adopta relativement peu de mesures pratiques eugénistes, à tout le moins quand on le compare à des pays comme la Suède, la Suisse ou l’Allemagne. Au Royaume-Uni, les Actes de déficience mentale de 1913 et 1927 reflétaient certaines visées eugénistes, comme le droit d’imposer contre leur gré un placement en institution des individus reconnus comme « déficients » mentaux. On y diluait cependant les nuances proprement eugénistes (on y évitait d’ailleurs toute mention du mot « eugénisme »), pour répondre aux craintes des législateurs qui souhaitaient limiter les menaces aux libertés individuelles. Une campagne plus ambitieuse menée par la Eugenics Society en faveur d’une législation incluant la stérilisation des « faibles d’esprit », la régulation des mariages, le contrôle des naissances et la mise à l’écart des citoyens « inaptes » en Angleterre et au Pays de Galles conduira tout d’abord à la formation d’une commission parlementaire en 1931, la commission Brock[3], chargée de préparer un projet de loi sur la stérilisation volontaire. Cependant, en 1934, l’avis de la commission qui recommandait de légiférer sur cette question ne connut aucune suite, en raison d’un soutien public insuffisant.

Comme l’ont souligné Desmond King et Randall Hansen (1999), cet échec fut le résultat, notamment, de l’opposition politique vigoureuse au projet de loi, menée par l’Église catholique, opposée à toute forme de contrôle de naissances. De plus, pour les catholiques, toute forme de vie, aussi « défectueuse » ou « imparfaite » soit-elle considérée, mérite d’être préservée. Par contraste, les protestants se sont, traditionnellement, sentis plus à leur aise avec des idées de perfectibilité humaine, reflétant des attitudes également différentes envers la pauvreté, la maladie ou le handicap. De manière générale, la science eugéniste semble s’être traduite plus facilement dans les pratiques politiques des pays protestants. C’est certainement vrai pour les lois de stérilisation votées au cours des années 1920 et 1930 en dehors du Royaume-Uni. Dans les régimes démocratiques libéraux, les lois de stérilisation furent en effet introduites exclusivement dans des pays protestants : aux États-Unis, dans le canton de Vaud en Suisse, au Danemark, en Norvège, en Suède, en Finlande, en Islande et en Estonie. L’eugénisme se développa néanmoins, dans certains contextes, avec l’appui de forces catholiques. Dans l’Allemagne nazie, par exemple, l’Église catholique finira par soutenir l’État autoritaire, malgré la condamnation de l’eugénisme par le pape dans l’encyclique de 1931 Casti Connubii, qui soulignait que « la famille est plus sacrée que l’État ». Cependant, de manière générale, l’eugénisme tendit à prendre des formes différentes en contexte catholique et à privilégier un eugénisme « positif » (encourageant la reproduction des citoyens « supérieurs ») plutôt que « négatif » (empêchant la naissance d’enfants « inférieurs », c’est-à-dire mentalement ou physiquement handicapés). Ainsi, la religion fut un facteur significatif, mais non décisif, pour déterminer les variations dans les pratiques eugénistes à l’intérieur des États et entre les États ; son impact fut modéré par les constellations locales du pouvoir politique.

Dans le cas du Royaume-Uni, l’opposition catholique à une loi de stérilisation eugéniste fut importante mais non pas décisive. Des arguments supplémentaires vinrent du mouvement ouvrier qui jugeait que cette législation était dirigée contre la classe ouvrière. La valeur scientifique des données disponibles servant à défendre les intentions eugénistes était également mise en doute. Un autre facteur sans doute très important était de nature conjoncturelle : au moment même de la discussion des recommandations de la commission Brock apparaissaient dans la presse anglaise de premiers rapports alarmistes sur les pratiques forcées de stérilisation et d’euthanasie en Allemagne, à la suite de l’introduction en 1934 de la loi de « prévention d’une descendance souffrant de maladies héréditaires », qui servit de base à environ 375 000 stérilisations forcées en Allemagne (et que la commission Brock avait louée).

Finalement, la forte influence du libéralisme politique et sa défiance naturelle envers les interventions de l’État dans la vie privée formèrent également une barrière importante à la traduction des idées eugénistes sous forme de politiques publiques coercitives au Royaume-Uni. Les conditions politiques étaient plus favorables ailleurs en Europe. Quoique la science eugéniste ait été promue dans des contextes idéologiques opposés, ces idéologies avaient tendance à partager un même attrait pour des politiques d’intervention étatique dans des pays où l’influence du libéralisme politique était traditionnellement plus faible qu’au Royaume-Uni. C’était le cas dans les pays scandinaves ainsi qu’en Suisse (et dans une moindre mesure en Allemagne avant la montée du nazisme), où les conditions politiques étaient particulièrement propices à la fusion d’idéologies sociales-démocrates avec des idées eugénistes. En effet, la pensée sociale-démocrate tenait fermement à l’idée d’une responsabilité de l’État envers ses citoyens et promouvait la subordination des intérêts individuels à l’intérêt collectif. En tant que technique gouvernementale d’ingénierie sociale qui visait à réduire la pauvreté, le désordre social et les dépenses publiques, on considérait que l’eugénisme répondait aux intérêts aussi bien de la nation que de l’État. Selon la formule employée par l’eugéniste suisse Auguste Forel en 1910, « une social-démocratie intelligente et scientifique (sans être dogmatique) » était nécessaire pour « résoudre les problèmes eugéniques ».

Des facteurs politiques contingents jouèrent aussi leur rôle. En particulier, l’effondrement dramatique de l’Internationale socialiste et la montée d’un nationalisme militariste en Europe depuis les débuts de la Première Guerre mondiale favorisaient l’identification de l’ordre social avec l’ordre national dans la pensée sociale-démocrate, aussi bien en Allemagne ou en Suède qu’ailleurs.

Il est important de souligner que les politiques eugénistes n’étaient pas promues uniquement par la gauche. Cependant, dans des contextes nationaux comme en Suède ou en Suisse, le soutien des sociaux-démocrates à l’eugénisme joua un rôle politique crucial en matière de traduction des idées eugénistes dans des politiques publiques, contre l’arrière-plan de l’expansion de l’État social. En Suisse comme ailleurs, plusieurs figures clés de l’eugénisme venaient de la droite conservatrice, tel le psychiatre Eugen Bleuler (1857-1939), célèbre pour avoir inventé le terme schizophrénie (1916), voire de l’extrême droite, comme le médecin Ernst Rüdin (1874-1952), qui détenait la double nationalité suisse et allemande et qui prit part à la rédaction de la loi allemande de stérilisation qui entra en vigueur en 1934. Cependant, d’éminents sociaux-démocrates comme le psychiatre et sexologue Auguste Forel (1848-1931), reconnu à l’échelle mondiale comme l’un des fondateurs de la sexologie moderne, membre du conseil consultatif de la Fédération internationale des organisations eugénistes et président honoraire, en 1930, de la Ligue mondiale pour la réforme sexuelle, contribuèrent pour beaucoup à promouvoir la science eugéniste, à mener des recherches pionnières sur les techniques eugénistes (y compris les stérilisations) et à élaborer des mesures eugénistes en Suisse. En Suède, l’eugénisme se trouva lié de façon plus claire encore à la construction de l’État providence, dont le but central était d’assurer le bien-être des citoyens. Les courants eugénistes de gauche y furent précédés par des eugénistes de droite marqués par le nationalisme, le racisme et l’antiféminisme, tel le médecin Herman Lundborg ; cependant, le fait que des architectes de l’État providence suédois comme les économistes sociaux-démocrates Gunnar et Alva Myrdal avaient des sympathies eugénistes créa des conditions particulièrement favorables à l’influence de l’eugénisme en Suède, surtout à partir des années 1930. Ce fut d’ailleurs le seul pays scandinave à posséder une société eugéniste d’État et les écrits des Myrdal du milieu des années 1930[4] promouvant des mesures eugénistes exercèrent également une puissante influence sur les débats consacrés à l’eugénisme en Finlande. Le politicien danois Karl Kristian Steincke, principal artisan de l’État providence dans ce pays, était, de la même façon, un ferme partisan de politiques publiques eugénistes.

Le parti social-démocrate d’Allemagne (SPD), qui avait des liens avec les sociaux-démocrates suisses et suédois, joua un rôle important dans le développement d’un eugénisme de gauche sous la République de Weimar, bien avant que les nazis ne recourent à des méthodes plus radicales. Des membres du SPD, Wolfgang Heine, juriste et politicien, et Alfred Grotjahn, médecin (qui occupa la première chaire d’« hygiène sociale » à Berlin), furent responsables de l’introduction des premières mesures eugénistes en Allemagne, parmi lesquelles la stérilisation des personnes handicapées dans la Prusse des années 1920, alors gouvernée par les sociaux-démocrates. Un projet de loi concernant la stérilisation volontaire des individus souffrant de « tares héréditaires » fut préparé par le conseil prussien de la santé en 1932, sans cependant devenir loi sous la République de Weimar. Ce fut la montée du gouvernement nazi qui créa les conditions politiques nécessaires à l’adoption de la loi notoire de 1934, qui formait la base légale de la stérilisation obligatoire. L’étendue avec laquelle un État autoritaire tel que l’Allemagne nazie pouvait appliquer la stérilisation forcée était par ailleurs vue avec envie par nombre d’eugénistes dans les pays libéraux, y compris aux États-Unis (Kühl, 1994).

Le soutien de sociaux-démocrates à l’eugénisme, dans le contexte d’une émergence de l’État providence, créa des conditions particulièrement favorables à l’influence de l’eugénisme sur les débats entourant l’élaboration de l’assistance sociale dans les pays scandinaves et dans certaines parties de la Suisse. L’exemple de l’Allemagne nazie illustre que cela ne signifie pas, cependant, que la social-démocratie était une condition « nécessaire » à l’élaboration de pratiques eugénistes. J’estime que, dans des contextes nationaux comme dans les pays scandinaves et certaines parties de la Suisse, la meilleure façon de conceptualiser les liens entre eugénisme, social-démocratie et État providence est en termes d’une affinité élective entre ces éléments politiques, scientifiques et institutionnels : le processus d’élaboration de politiques eugénistes et certains courants de pensée de gauche se sont mutuellement influencés dans ces pays et ont donné forme aux politiques d’assistance sociale aux niveaux local et national, particulièrement dans la période allant des années 1920 aux années 1940. Résultat de ces configurations politiques particulières, l’insistance eugéniste mise tout d’abord sur la transmission héréditaire de caractères « défectueux » se vit diluée dans des mesures étatiques plus générales contre des comportements « antisociaux » que l’on n’attribuait pas nécessairement à des facteurs purement héréditaires. Cela a conduit certains auteurs à défendre une distinction très nette entre un eugénisme de type scandinave intégré dans l’État providence et l’eugénisme racial de type nazi (Spectorowski et Mizrachi, 2004). Poser une distinction trop nette entre ces deux eugénismes me semble néanmoins problématique, dans la mesure où les considérations d’ordre racial ne disparurent pas entièrement des pratiques étatiques dans ces contextes.

État providence et contrôle reproductif

L’émergence de politiques d’assistance sociale modernes et la présence de conditions politiques favorables offrirent un cadre institutionnel à la traduction des idées eugénistes dans le champ de la pratique politique. L’État providence naissant ajoutait également un motif supplémentaire à l’objectif eugéniste d’une lutte préventive contre la dégénérescence nationale : limiter les dépenses publiques. De fait, les catégories « inaptes » de la population nationale devaient bientôt devenir les principales bénéficiaires de l’assistance sociale alors en plein développement. Limiter le nombre des citoyens improductifs semblait en conséquence un moyen rationnel de réduire les coûts de l’État providence. Parmi les fonctionnaires, les administrateurs et les personnels médicaux impliqués dans le processus de formulation de politiques publiques, de nombreux acteurs étaient en désaccord avec le fait d’expliquer l’eugénisme des problèmes sociaux par l’hérédité plutôt que par l’influence de l’environnement social. Ces acteurs pouvaient néanmoins soutenir certaines mesures promues par les eugénistes, comme celle de limiter la reproduction sexuelle des femmes indigentes, suivant l’argument que cela coûtait beaucoup moins cher à l’État qu’un soutien financier à long terme (Mottier, 2010).

À l’échelle mondiale, la première loi de stérilisation eugéniste fut introduite dans l’Indiana, en 1907. Dans les années 1930, presque deux tiers des États américains possédaient une législation semblable visant, en particulier, les individus placés en institution, tels que les criminels et ceux que l’on labellisait comme malades mentaux. En 1928, le canton de Vaud, en Suisse, après plusieurs appels publics formulés par Forel, adopta la première loi de stérilisation eugéniste en Europe. Formellement, la loi ne fut abrogée qu’en 1985, mais les arguments eugénistes cessèrent d’être mobilisés pour justifier des stérilisations à partir des années 1960. Le canton de Vaud fut suivi par le Danemark en 1929, l’Allemagne en 1933, la Suède et la Norvège en 1934, et enfin la Finlande en 1935. La loi vaudoise permettait la stérilisation sans consentement des malades mentaux, bien qu’il soit important de souligner que les catégories générales de la maladie mentale et de la faiblesse d’esprit étaient particulièrement vagues à cette époque et qu’elles pouvaient inclure des comportements perçus comme « antisociaux », des « tares morales » ou des conduites sexuelles « excessives ». L’introduction d’une base légale pour la stérilisation permettrait, pensait-on, la régulation et la diminution de certaines pratiques de stérilisation déjà monnaie courante ; cet argument joua un rôle important dans les débats qui entourèrent l’adoption de la loi vaudoise (de nombreux médecins s’opposaient à son introduction précisément pour cette raison). En pratique, la loi limitait effectivement le nombre des stérilisations, puisque la moitié des demandes de stérilisation furent rejetées après son introduction (Jeanmonod et Heller, 2000).

Il y eut des tentatives occasionnelles pour introduire une législation nationale en Suisse : des psychiatres signèrent une pétition en faveur d’une loi fédérale en 1910 et des universitaires continuèrent à faire pression en faveur d’une telle législation bien après la fin de la Seconde Guerre mondiale (Huonker, 2003 : 152). Cependant, les appels à introduire une loi de stérilisation fédérale dans le contexte d’autres réformes légales en cours rencontrèrent dès le milieu des années 1930 la résistance de médecins qui étaient (comme dans le cas de la loi vaudoise) opposés aux restrictions légales qu’une législation nationale aurait pu apporter à leur pouvoir discrétionnaire. Le système suisse de démocratie directe ajoutait une barrière supplémentaire, puisque de telles réformes législatives auraient dû être soumises au vote tant des cantons que de la population. Certains experts juridiques craignaient que l’ajout d’une clause sur la stérilisation ne puisse causer le rejet d’un ensemble complet de lois par les cantons catholiques et rechignaient par conséquent à inclure cet aspect. Le Conseil fédéral (gouvernement) suisse déclara en 1944 au Parlement que sa politique familiale poursuivait trois objectifs : démographique, pédagogique et eugéniste. Touchant la dimension eugéniste de ses mesures de protection familiale, le Conseil déclara que « l’État doit aider à prévenir la fondation de familles susceptibles de transmettre à leur progéniture des maladies héréditaires, et encourager la fondation et la stabilité de familles héréditairement saines » (Bericht des Bundesrates, 1944). Cependant, le Parlement et le Conseil convinrent qu’une loi fédérale n’était pas vraiment nécessaire, dans la mesure où les pratiques de stérilisation étaient déjà bien établies (Wecker, 2003 : 108). Pour des raisons semblables, aucun autre canton suisse que celui de Vaud n’adopta jamais de loi sur la stérilisation, lui préférant des lignes directrices locales, comme à Berne (1931), ou des accords entre autorités locales et médecins.

Alors que la législation permettant la stérilisation eugénique exista uniquement au niveau cantonal dans le cas suisse, d’autres dispositions légales, venant du droit pénal, visaient à limiter les relations sexuelles avec les déficients mentaux et le Code criminel du canton de Vaud de 1931 comprenait une clause permettant l’avortement dans des cas justifiés par l’eugénisme (Mottier et Gerodetti, 2007 : 41). De plus, la Suisse fut le premier pays en Europe à introduire, pour des motifs eugénistes, une législation sur l’interdiction de mariage dirigée à l’intention des malades mentaux, dans le Code civil de 1907, législation qui devint effective en 1912 (Wecker, 1998b : 169). L’article 97 de cette loi fédérale interdit le mariage aux individus « incapables de discernement » et aux « malades mentaux ».

Comme dans les pays scandinaves, la vaste majorité des stérilisations eugénistes en Suisse furent réalisées sur de jeunes femmes socialement déviantes : des mères célibataires venues des classes basses, qui vivaient dans des conditions de pauvreté et avaient eu un enfant hors mariage ; des femmes labellisées comme « inadaptées », « dévergondées sexuelles », « d’intelligence limitée », « malades mentales » ou « faibles d’esprit ». La promotion d’une sexualité féminine respectable et d’une féminité normative fut un motif central dans la pratique de la stérilisation eugéniste. Des labels comme la « saleté », la « déficience morale » (deux appellations qui pouvaient renvoyer à la promiscuité sexuelle, par euphémisme), « une gestion désordonnée du foyer », « une incapacité à remplir ses devoirs maternels », « des moeurs relâchées », une sexualité féminine « désinhibée » et la « nymphomanie » pouvaient servir d’argument pour une stérilisation sans consentement, sur base du principe qu’il s’agissait de signes de maladie mentale et de dégénérescence héréditaire. En Suède, par ailleurs, un grand nombre des stérilisations étaient motivées par référence à « l’épuisement » des femmes en raison du travail ou des enfants qu’elles avaient déjà.

On pensait également que la stérilisation était en partie capable de modérer les troubles sexuels féminins tels que l’« hystérie », la « nervosité », la « folie masturbatoire », la « nymphomanie » et l’« anormalité sexuelle » de façon plus générale, et on s’en servait aussi, par conséquent, de façon prophylactique en Suisse (Wecker, 1998a : 223). De manière semblable, des hommes étiquetés comme sexuellement « anormaux », comme des exhibitionnistes ou des homosexuels pouvaient être soumis à des castrations thérapeutiques (Huonker, 2003 : 232) et on pouvait aussi employer la stérilisation et la castration masculines dans le cadre d’un châtiment légal pour les crimes sexuels (Dubach, 2007). Cependant, dans la pratique, la plupart de ces opérations semblent avoir été menées non sur des principes eugénistes, mais dans le but thérapeutique de modérer des appétits sexuels « déviants », souvent sous pression d’un internement à long terme présenté comme seule alternative.

L’importance du genre dans les données suisses est comparable à la situation suédoise, où environ 63 000 citoyens furent stérilisés entre 1935 et 1975, dont 93 pour cent de femmes (Runcis, 1998). Le nombre de stérilisations effectuées pour des motifs d’ordre eugéniste ou social est estimé à environ 18 600 en Suède (la grande majorité des femmes), plus que dans tout autre pays scandinave (Broberg et Tydén, 2005 : 109-110). Cette dimension sexuée fait écho aux données concernant la Finlande, le Danemark et la Norvège. Le cas de l’Allemagne nazie, où les chiffres de la stérilisation et de la castration eugénistes semblent s’être répartis équitablement entre hommes et femmes, s’explique peut-être par son objectif d’éliminer de la nation allemande non seulement les générations d’inaptes futurs, mais également les « dégénérés » déjà présents. Aux États-Unis, les stérilisations étaient également appliquées dans d’égales mesures aux femmes et aux hommes, du moins jusqu’aux années 1950, lorsque ces pratiques visaient avant tout les populations institutionnalisées dans des cliniques psychiatriques et des prisons. En revanche, au cours des décennies suivantes, les stérilisations allaient viser plutôt des femmes afro-américaines et latinos bénéficiaires d’aide sociale et étaient désormais légitimisées par des arguments de coûts plutôt que par des arguments d’ordre eugéniste.

Les pratiques de stérilisation et de castration étaient ainsi souvent fortement sexuées. Plus généralement, elles reflètent le souci, pour les États, d’un contrôle sur le corps féminin et la sexualité féminine en tant qu’outils de reproduction de la nation, de même que la nature sexuée de l’élaboration et de la mise en oeuvre des pratiques eugénistes (Mottier, 2010). Et pourtant, ce serait une erreur de penser que les femmes ne furent que victimes de l’eugénisme. De nouveau, le cas suisse peut illustrer ce point : dans un pays où les femmes n’avaient pas jusqu’en 1971 le droit de vote sur le plan national, les femmes instruites de la classe moyenne se tournèrent vers les pratiques eugénistes comme domaine de participation politique, par leurs compétences supposées « naturelles » (en tant que femmes) en matière de sexualité et de reproduction (Gerodetti, 2004). Au sein de l’État providence qui émergeait lentement en Suisse, les organisations philanthropiques de femmes jouèrent un rôle central dans l’administration de services d’assistance publique, ainsi que dans l’exercice d’un contrôle social sur tous les citoyens. Elles fournirent une partie du personnel des cliniques eugénistes de conseil matrimonial qui émergèrent à partir des années 1930 dans plusieurs villes suisses, où médecins et personnel soignant (souvent des femmes) s’intéressèrent de plus en plus aux mères comme éducatrices principales des générations futures, et lièrent le soin des individus avec l’obligation collective d’« améliorer la race ». Sur la base du principe d’une « sexualité rationnelle » énoncé par Forel, les eugénistes réclamaient des examens médicaux obligatoires, des structures de conseil eugéniste, une « reproduction responsable » et l’introduction d’attestations d’aptitude au mariage. De manière plus générale, parmi les fonctionnaires des politiques de la santé et de l’assistance sociale qui surveillaient la sexualité reproductive des femmes de la classe populaire, qui examinaient l’opportunité de leur stérilisation ou qui forçaient les femmes à se faire stériliser comme condition préalable d’un avortement ou de la remise de subventions sociales, se trouvaient nombre de femmes bourgeoises. Celles-ci ne participèrent pas seulement à la mise en oeuvre des pratiques eugénistes, mais aussi à leur formulation. Des organisations féminines promouvant la pureté sociale servirent également à la promotion d’idées eugénistes dans le contexte de débats publics plus larges sur la régulation de la sexualité entre les années 1890 et 1930 (Gerodetti, 2004). Des groupes comme l’Organisation féminine de Zürich pour la tempérance et l’Organisation suisse des femmes abstinentes soutinrent des idées et des mesures eugénistes. Ainsi, si les femmes des basses classes furent les premières victimes de pratiques comme la stérilisation eugéniste, les femmes bourgeoises ont joué un rôle important dans la mise en oeuvre de telles mesures. Reconnaître l’importance du genre dans le fonctionnement de l’État moderne n’est donc pas dire, sans nuances, que l’État exerce toujours un pouvoir masculin sur ses citoyennes. Les femmes furent parfois des agents dans l’application des pratiques eugénistes, alors que les hommes en furent parfois les victimes (Mottier, 2008a).

La question de la « race »

Les États qui adoptèrent des politiques eugénistes nous fournissent des exemples historiques d’« États-jardiniers », pour emprunter cette expression au sociologue Zygmunt Bauman (1989) : des États préoccupés par l’élimination des « mauvaises herbes » du jardin national et qui construisirent en conséquence de fortes barrières d’exclusion autour de la nation. La « science » eugéniste servait à légitimer des pratiques comme la stérilisation ou la castration forcées qui visaient à exclure de la (future) nation les catégories « inférieures » de la population. Si de telles tentatives eugénistes pour établir une gestion rationnelle de la sexualité étaient colorées par les hiérarchies de genre et de classe sociale, comme nous l’avons vu, elles étaient aussi conditionnées par les angoisses collectives autour de la « race ». En effet, dans des États coloniaux comme le Royaume-Uni, la France et l’Allemagne, le souci eugéniste d’amélioration de la « race nationale » par le biais d’une surveillance étatique de la sexualité reproductive des citoyens émergea sur la toile de fond politique des ambitions coloniales. La peur d’une dégénérescence de la nation se mêlait aux angoisses soulevées par la question du métissage ou de la « dilution » avec les populations colonisées. D’anciennes colonies de peuplement blanc comme les États-Unis, l’Australie, le Canada et la Nouvelle-Zélande apportèrent des restrictions à l’immigration dans les premières décennies du vingtième siècle, motivées, au moins en partie, par des inquiétudes eugénistes autour des taux de naissance plus élevés de la part des familles immigrées, comme l’ont démontré Alexandra Stern (2005) et Leys Stepan (1991).

Et cependant, dans des pays comme la Suisse, la Suède, la Norvège, le Danemark et la Finlande, acteurs importants dans le développement de l’eugénisme à l’échelle mondiale, la science et les pratiques eugénistes se développèrent dans un paysage politique entièrement différent[5]. La Suisse ne fut jamais un État colonial et les pays scandinaves ne possédaient plus de colonies (à l’exception partielle du Danemark) lorsqu’émergea l’eugénisme. Qui plus est, leur population respective était très homogène du point de vue ethnique[6] dans les premières décennies du vingtième siècle (avant, dans le cas de la Suisse, les vagues d’immigration postérieures qui transformèrent fondamentalement sa composition démographique). Et pourtant, un souci collectif d’« hygiène raciale » de la nation se développa également dans ces États non coloniaux. En l’absence d’un « autre extérieur » (colonial) à cibler, les efforts de jardinage eugéniste se tournèrent d’abord, en lieu et place, vers un « autre intérieur » à la nation, comme les malades mentaux, les handicapés physiques et les membres des classes ouvrières dont le comportement était jugé socialement inacceptable, comme les mères célibataires. C’est l’un des paradoxes majeurs dans l’histoire de l’eugénisme que la catégorie de « race » (particulièrement floue, au demeurant) ait été tout aussi importante dans le développement des idées et des pratiques eugénistes dans des États non coloniaux et dont la diversité raciale était très limitée, dans les faits (Mottier, 2010).

Dans le contexte suédois, la biologie raciale et l’anthropologie exercèrent une influence considérable, en particulier dans les premières décennies du vingtième siècle, quand certains eugénistes promurent l’idée d’une race nordique distincte, comme l’ont établi Gunnar Broberg et Mattias Tydén (2005 : 109-110). Le premier Institut étatique de biologie raciale fut fondé à Uppsala en 1922 à la suite d’un vote parlementaire, ratifié par le roi. Sous la direction du savant Herman Lundborg, le plus éminent eugéniste suédois de l’époque, l’une de ses premières tâches fut d’établir les traits raciaux de la nation suédoise. Basé sur des mesures scientifiques des attributs physiques de près de 100 000 Suédois (pour deux tiers des recrues de l’armée et, pour le reste, en grande partie des prisonniers), le Caractère racial de la nation suédoise parut en 1926 sous un concert de louanges partout dans le monde. Les préoccupations collectives envers la pureté raciale et les dangers du métissage reçurent une illustration supplémentaire dans le contexte suédois quand Lundborg s’attacha, dans les années 1930, à produire un inventaire complet du peuple sami, en Laponie. Lundborg développa également des plans de collaboration avec les eugénistes américains Samuel Holmes et Charles Davenport dans le but d’établir des instituts pour la promotion et la recherche eugénistes en Amérique centrale ainsi qu’en Afrique (Broberg et Tydén, 2005 : 89). L’influence de la biologie raciale diminua en Suède avec la montée de modèles d’explication génétique de l’hérédité et la promotion de versions non raciales de l’eugénisme par des acteurs sociaux-démocrates comme Alva et Gunnar Myrdal. Cependant, les institutions étatiques suédoises continuèrent parfois à racialiser les problèmes sociaux. On en trouve une illustration frappante dans le fait que les Tattares étaient considérés comme un « fardeau pour la société suédoise », « à la fois d’un point de vue biologique et d’un point de vue social », pour reprendre les mots du Conseil national suédois de politiques sociales, en 1940 (Broberg et Tydén, 2005 : 127). En réalité, les Tattares ne constituaient pas un groupe ethnique spécifique. Ils formaient plutôt une catégorie fourretout dans laquelle les autorités étatiques regroupaient différentes catégories d’individus accusées de mener une vie dissolue et improductive, des vagabonds ainsi que des gens du voyage (nomades) ; ce qui donne une illustration supplémentaire du lien ténu, à l’époque, entre racialisation et diversité raciale de fait dans les États non coloniaux.

L’eugénisme suisse était semblablement imbriqué dans des préoccupations raciales. Les termes d’hygiène raciale et d’eugénisme étaient employés de façon interchangeable en Suisse, bien que le premier ait été, semble-t-il, d’un usage plus courant. L’anthropologue biologique Otto Schlaginhaufen fut l’une des principales figures à soutenir l’hygiène raciale en Suisse. Il fut le premier président de la Fondation Julius-Klaus pour la recherche en matière d’hérédité, d’anthropologie sociale et d’hygiène raciale, fondée à Zürich en 1922 afin de promouvoir « tous les efforts scientifiques ayant pour but suprême la préparation et la mise en oeuvre de réformes pratiques pour améliorer la race blanche », ce qui incluait des efforts spéciaux « pour le bénéfice des êtres physiquement et mentalement inférieurs » (Schwank, 1996 : 469). Schlaginhaufen s’engagea pendant plusieurs décennies dans une quête obsessionnelle, et finalement vaine, de la « race suisse pure », qui serait appelée Homo Alpinus Helveticus. L’étude de la structure raciale de la nation suisse était pour lui, comme pour d’autres, « une importante tâche scientifique et patriotique » (1946 : 7). Faisant écho aux efforts suédois, son équipe de chercheurs mesura ainsi les caractéristiques corporelles de plus de 35 000 hommes (des recrues militaires) entre 1927 à 1932, créant des catégories raciales complexes et dessinant de larges séries de graphiques représentant les variations raciales trouvées dans la nation suisse. Les résultats de cette enquête furent publiés dans un ouvrage en 1946 : L’Anthropologie de la Confédération. Homo Alpinus Helveticus se révéla cependant une réalité fuyante ; d’après les critères de Schlaginhaufen lui-même, seuls 8,661 pour-cent des Suisses faisaient partie de la « race pure » et, plus décevant encore, seul 1,41 pour-cent d’entre eux de la « race alpine » convoitée.

Des connotations raciales caractérisaient également le notoire programme suisse « Kinder der Landstrasse » [Les enfants de la grand-route]. Il s’agissait d’un programme de placement d’enfants en dehors de leur famille, mené par l’agence fédérale Pro Juventute de 1926 à 1972, qui visait des familles jenisch. Les Jenisch constituent le groupe le plus important parmi les « gens du voyage » présents en Suisse (les autres étant les Roms et les Sinti). Ils ont traditionnellement vécu de façon nomade dans des pays comme la Suisse, l’Allemagne, la France et l’Autriche (et, en plus petit nombre, au Luxembourg, en Belgique, en Hollande et en Italie). Le but avoué du programme n’était pas d’améliorer les conditions de vie des enfants des « gens du voyage » et des « gitans », mais d’éradiquer le « fléau » national du « vagabondage » par des « mesures de placement et d’éducation appropriées » (Leimgruber, Meier et Sablonier, 1998). Le retrait forcé des enfants nomades était partiellement légitimé à l’aide de principes eugénistes. Les enfants du voyage étaient labellisés comme racialement inférieurs, sur base de recherches menées par des psychiatres comme Josef Joerger (1919), qui avait désigné les Jenisch comme « psychopathes amoraux », « nymphomanes » ou « alcooliques irrécupérables ». Là où l’éducation ne parvenait pas à « améliorer » un enfant jenisch, la stérilisation et d’autres mesures (comme le refus d’un permis de mariage) devaient empêcher toute nouvelle progéniture ainsi dégénérée – une idée que le directeur du programme, Alfred Siegfried, devait promouvoir jusque vers la fin des années 1960 (Leimgruber, Meier et Sablonier, 1998 : 60). De plus, les Jenisch furent aussi placés dans des institutions pénales, quand les autorités arguaient qu’il n’existait aucune autre alternative ou qu’il y avait risque de fuite.

Ces mesures suscitaient peu de critiques à l’époque ; le magazine du Mouvement suisse des femmes applaudissait le succès de la sédentarisation des Jenisch encore en 1963 (Leimgruber, Meier et Sablonier, 1998). Il est cependant important de souligner que, malgré l’importance des préoccupations raciales dans les écrits scientifiques eugénistes, ainsi que pour l’identification de certaines des catégories « inférieures », de manière générale, des arguments de nature sociale plutôt que raciale étaient déployés afin de justifier la vaste majorité des stérilisations eugénistes, comme nous l’avons vu.

Conclusion

Les scientifiques eugénistes promurent généralement le concours de l’État dans la vie privée des citoyens et contribuèrent au développement de certaines « interventions corporelles » utilisées dans l’eugénisme, comme la stérilisation. Certains des plus importants experts eugéniques furent activement associés à la rédaction de lois eugénistes dans les cas américain, suisse, allemand et suédois par exemple, où ils agirent comme consultants ou comme membres de commissions législatives. Des mouvements eugénistes étaient ainsi en mesure, dans ces États, d’exercer une importante influence sur les instances de formulation de politiques publiques. Sur cette toile de fond, une importante question politique se pose : quelle était la marge d’autonomie de l’État ? Si les analyses marxistes ont traditionnellement conceptualisé l’État comme une structure privilégiant les intérêts politiques d’un groupe social spécifique, les analyses institutionnalistes ont mis en avant que les institutions de l’État ne font pas qu’exprimer les intérêts des acteurs de la société civile mais, dans une certaine mesure, suivent leur propre logique et leurs propres intérêts. La formulation de mesures eugénistes constitue, selon moi, une bonne illustration de l’argument institutionnaliste (voir aussi Mottier, 2008a). De fait, comme nous l’avons vu, les acteurs étatiques soutinrent et appliquèrent parfois des mesures eugénistes sans forcément partager les objectifs de l’eugénisme, puisque, dans le contexte d’une expansion de l’État providence, limiter les effectifs futurs des catégories indigentes de la population semblait promettre d’évidents bénéfices financiers. Qui plus est, le soutien ou la résistance, à titre individuel, de certains administrateurs aux pratiques eugénistes pouvait mener à de larges variations dans l’étendue de leur application, tout particulièrement au niveau des administrations locales. On pouvait, par ailleurs, résister aux intentions eugénistes, ou les subvertir : les citoyens suisses, par exemple, se servaient beaucoup des bureaux de conseil matrimonial eugéniste ; cependant, la plupart des consultations ne démontraient qu’un faible intérêt pour les préoccupations eugénistes et se voyaient motivées plutôt par des demandes de renseignements et de matériel contraceptif.

Comme l’ont fait ressortir nos exemples, plusieurs pays occidentaux promurent une gestion rationnelle de la sexualité, qui, dans la pratique, impliquait la mise en oeuvre de pratiques fortement sexuées dans le domaine de la sexualité reproductive, ainsi que le renforcement de modèles normatifs de (hétéro-)sexualité féminine et masculine. Les trajectoires de ces politiques nationales varièrent toutefois beaucoup en raison de certaines différences au niveau des appareils d’État. De fait, la configuration institutionnelle spécifique des États n’affecta pas seulement la façon dont furent appliquées les politiques touchant la sexualité dans le domaine de l’eugénisme, mais aussi les motivations de leur mise en oeuvre. En Suède, par exemple, la stérilisation eugénique des citoyens « asociaux » et « réfractaires au travail » tels que les prostituées et les vagabonds, les malades mentaux et les faibles d’esprit, fut considérée comme un moyen de renforcer l’État providence cher à la social-démocratie. À l’inverse, la présence d’un État providence fort et centralisé était vue comme une garantie contre les risques d’appliquer de façon arbitraire de telles mesures, administrées sous la responsabilité du Bureau national de la Santé, comme l’ont exposé Broberg et Tydén (2005). Par contraste, le fédéralisme conduisit à des variations dans le cadre et les pratiques politiques entre cantons ou États (Mottier, 1998a). Dans le système fédéral américain, d’importantes différences survinrent ainsi d’un État à l’autre en ce qui concerne l’étendue de l’application des mesures eugénistes (Kline, 2001 ; Schoen, 2005 ; Stern, 2005). Dans l’État fédéral suisse, les pratiques variaient selon les clivages religieux, les cantons catholiques étant particulièrement résistants aux pratiques eugénistes.

Les différences de configuration institutionnelle entre les États produisirent des variations supplémentaires dans la mise en oeuvre politique selon la façon dont la transmission de l’aide sociale était organisée. L’État suisse, encore une fois, en constitue un bon exemple : la responsabilité du soutien financier apporté aux membres pauvres des communes locales revenait aux autorités locales plutôt qu’à l’État fédéral. Ce facteur accrut, tout d’abord, le poids de l’argument des coûts, puisque limiter le nombre des futures mauvaises herbes dans le jardin communal devait avoir un effet direct sur les budgets locaux : budgets modestes en comparaison avec celui de l’État fédéral. Ensuite, la responsabilité financière des autorités locales envers les citoyens locaux conduisit, entre communes, à des différences dans les pratiques en matière d’autorisation de mariage, de stérilisation ou de droit de séjour des « gens du voyage » ; différences découlant, en partie, des préoccupations économiques locales.

La vision eugéniste de la nation comme système ordonné d’exclusion et de régulation a eu une influence importante sur la formulation des politiques d’assistance sociale modernes dans des États comme la Suisse ou la Suède. L’ordre national de l’État providence est fondé sur les notions de communauté et de solidarité. Cependant, l’accès à l’assistance sociale a toujours été soumis à des conditions, notamment formelles, et se trouvait restreint, à l’origine, à un nombre très limité de catégories dans la population. Ce fut particulièrement vrai dans le cas suisse où l’État providence ne fut jamais aussi extensif que dans les pays scandinaves, en Angleterre ou en Allemagne. Sur cette toile de fond, les configurations institutionnelles de chaque État créèrent des structures d’opportunités politiques[7] différentes par rapport à l’influence de l’eugénisme sur le processus de formulation de politiques publiques. Pour le dire autrement, des facteurs structurels extérieurs aux mouvements eugéniques eux-mêmes offrirent des conditions différentes aux idéologues eugéniques pour voir leurs idées mises en pratique. Certaines différences au niveau de la configuration institutionnelle des États, comme des appareils d’États fédéraux ou plus centralisés, eurent ainsi un impact sur la façon dont les pratiques eugénistes furent mises en oeuvre, ce qui causa des variations à la fois entre États et au sein des États ; tandis que dans le cas suisse, les institutions politiques (en particulier la démocratie directe) mirent un frein supplémentaire aux efforts de réglementation à l’échelle nationale, comme l’échec de la promotion d’une loi fédérale de stérilisation l’illustre. Cependant, les seuls facteurs institutionnels n’expliquent pas complètement les variations de trajectoire politique d’un pays à l’autre. Les structures d’opportunités politiques doivent être examinées conjointement au rôle, lui aussi crucial, joué par l’idéologie politique, comme on l’a vu pour le Royaume-Uni où, bien que la stérilisation eugéniste ait été promue par des scientifiques influents et par des figures dominantes de la gauche, l’introduction d’une loi de stérilisation échoua en raison de l’influence puissante du libéralisme politique dans ce contexte national.

La gestion rationnelle par l’État de la sexualité reproductive des citoyens, et particulièrement des pratiques et de la moralité sexuelle féminines, devint un enjeu central dans les efforts eugénistes déployés pour se débarrasser des citoyens « défectueux ». Toutefois, l’exemple de programmes visant des gens du voyage ou, aux États-Unis, des immigrants récents, ainsi que des interdictions de mariage pour les malades mentaux, suggèrent que le genre n’était pas la seule catégorie pertinente autour de laquelle se structurèrent les interventions eugénistes. Certaines pratiques étaient liées à des différences racialisées ou à des handicaps, tandis que la classe sociale formait, elle aussi, un puissant facteur de différenciation dans l’application des mesures eugénistes, ce qui montre bien combien il est important de prendre en compte l’interpénétration des marqueurs d’identité socialement saillants à l’époque. L’assistance sociale, les idéologies politiques et les appareils d’État étaient structurés par des rapports sociaux de pouvoir plus larges autour de la religion, des classes sociales, de la race, du handicap, du genre et de la sexualité, ce qui explique les variations supplémentaires au niveau des politiques en matière de sexualité entre les États et au sein de ceux-ci.