Résumés
Résumé
Cet article propose quelques pistes pour revisiter la contribution intellectuelle d’un pilier de la sociologie politique américaine. S’érigeant en faux, tôt dans sa carrière, contre le fonctionnalisme parsonien qui dominait alors la sociologie américaine, Charles Tilly (1929-2008) consacrera sa vie active à l’élaboration d’une sociologie politique intrinsèquement historique, consciente de la complexité de son objet. Nous envisageons cette sociologie sous trois angles : nous rappelons les critiques auxquelles elle dut faire face depuis les années 1970, nous présentons les plus grandes lignes de ses applications empiriques, puis nous évaluons ses assises ontologiques.
Abstract
This article suggests some ways to revisit the intellectual contribution of a pillar of American political sociology. Already critical early in his career to Parsonian functionalism, then dominating American sociology, Charles Tilly (1929-2008) devoted his active life to the elaboration of an intrinsically historical political sociology, aware of the complexity of its object. We consider this sociology from three angles: we recall the critics that it faced since the 1970s, we present an outline of most of its empirical applications, and we evaluate its ontological foundations.
Corps de l’article
Revisiter un pilier de la sociologie politique américaine
Vers la fin de sa vie, le politologue et sociologue Charles Tilly (1929-2008) rappelait qu’une grande limite de la sociologie avait été et demeurait son incapacité à engendrer un consensus large sur la nature ontologique du « social ». Soulignant que cette faiblesse n’avait été que confirmée par le relativisme et le scepticisme des théories postmodernistes, individualistes et poststructuralistes des années 1980 et 1990[2], Tilly soutenait que définir le social comme étant le résultat d’interactions humaines continuelles pouvait contribuer à la définition d’un postulat ontologique minimal. C’est à partir de cette posture interactionniste que Tilly (2005a, 2008b) se proposait d’interroger l’histoire, voyant la possibilité de faire émerger de l’étude de ces interactions des mécanismes dont la configuration, ancrée dans des contextes politiques et historiques concrets, pourrait constituer une base solide à l’étude des processus de transformation sociopolitique. Il proposait d’étudier les dynamiques des contentieux politiques par une approche structuraliste relationnelle et comparative permettant de réconcilier l’étude contextuelle et compréhensive de l’histoire et la prétention théorique et explicative d’une sociologie qu’il voulait intrinsèquement historique. Tilly allait rapidement asseoir son opposition au fonctionnalisme et au marxisme classiques, dont il considérait les épistémologies présentiste et évolutionniste. C’est son travail en vue de l’établissement d’une nouvelle sociologie politique, résolument historique, qui l’opposera d’ailleurs, à partir des années 1970, aux sociologues qui mettaient l’accent sur la théorisation plutôt que sur l’investigation.
Tilly aura effectivement forcé toute une génération de sociologues et de politologues à reconsidérer son rapport à l’analyse historique et macrostructurelle, puis à questionner la capacité du déductivisme[3] à se montrer sensible aux variations empiriques méso et microsociologiques du changement macrostructurel. Or, malgré cette influence profonde sur le développement de la sociologie politique américaine, Tilly n’est pas toujours apprécié à sa juste valeur dans la francophonie. Il en est pourtant arrivé à développer une sensibilité épistémologique et méthodologique exceptionnelle. Auteur d’une cinquantaine d’ouvrages, Tilly aura laissé à la postérité sociologique non seulement une conception originale du social et de son étude, mais de multiples exemples de son application au sein de l’analyse historique des formations et des transformations sociopolitiques. Il s’est clairement positionné au coeur des débats entre théories fonctionnalistes, marxistes, wébériennes et du choix rationnel. Il s’est également engagé à la résolution de problèmes sociologiques plus larges, notamment ceux de l’opposition individualisme/holisme, puis de l’articulation agence/structures. Pour ces raisons au moins, le décès de Tilly nous engage à réévaluer ses contributions à la sociologie politique et historique.
Cet article se propose conséquemment de reconsidérer cette contribution en présentant les postures épistémologique, méthodologique et ontologique de Tilly. Nous procéderons à cette revue en deux temps : d’abord, nous retracerons l’évolution du débat entre sociologie politique et sociologie historique tel qu’il s’est déployé au cours des années 1970, 1980 et 1990 en y soulignant les contributions de Tilly, sa conception de la sociologie historique et ses critiques. Nous nous intéresserons ensuite à sa sociologie macrostructurelle en présentant ses principales contributions conceptuelles et méthodologiques, notamment en ce qui a trait à l’analyse processuelle. Nous proposerons pour ce faire quelques retours à ses ouvrages et à ses thèses d’importance quant au développement des États modernes, aux révolutions européennes et à l’essor de la démocratie. Nous montrerons enfin, notamment à partir de ses travaux sur les inégalités sociales, comment cette sociologie macrostructurelle met en scène le réalisme relationnel de Tilly et en est le résultat.
La sociologie en débats : entre sociologie politique et sociologie historique
1970-1990 : l’émergence de la sociologie historique et la « querelle des méthodes »
Diplômé de l’Université Harvard en 1958, Tilly entame sa carrière universitaire à une époque où la sociologie politique américaine est dominée par le fonctionnalisme parsonien. Il entreprend rapidement de se distancier de ce qu’il considère comme une sociologie présentiste, négligeant l’importance du temps et de l’espace quant aux dynamiques de transformation sociale. Ses premières publications témoignent de son ambition : réconcilier histoire et sociologie. Tirée de sa thèse doctorale, La Vendée (1970) entame déjà, sur un registre plus assimilable à l’histoire sociale qu’à la sociologie historique, la réflexion ontologique et épistémologique qui caractérise en partie sa carrière : « I began my career as a historian in dismay over the way that chroniclers of the Vendée insisted on constructing the counter-revolution of 1793 in the form of individual and collective actors – Cathelineau, la Rochejacquelein, Carrière, The Peasantry, The Clergy and so on – each having unitary mentalities that explained their actions. » (Tilly, 2002 : 73) Tilly considérait problématique d’étudier le changement social d’une perspective positiviste, sans référer aux interactions et aux transactions qui interviennent entre les différents acteurs sociaux dans le cadre de contextes politiques particuliers.
Ses critiques du fonctionnalisme de la sociologie politique américaine et son rapport à l’investigation historique plaçaient Tilly, dès les années 1970, dans une relation conflictuelle avec les partisans d’une conception de la sociologie mettant l’accent sur la recherche de théories générales. En postulant l’importance centrale de la comparaison et de l’analyse contextuelle, Tilly serait accusé de se livrer à une sociologie narrative ayant plus en commun avec l’histoire sociale qu’avec un idéal théorique ayant été recherché autant par les fonctionnalistes jusqu’à Talcott Parsons que par le marxisme jusqu’à Louis Althusser. Ce débat, au sein duquel Tilly (1981, 1984, 1988) prendrait position en dévoilant notamment les points de convergence et de divergence entre sociologie politique, histoire sociale et sociologie historique, trouve ses racines dans le développement rapide de cette dernière au cours des années 1970. Un certain nombre d’auteurs influents avaient aussi participé, durant les années 1960, de cette émergence d’une sociologie politique « historique », notamment Reinhard Bendix (1964) et Barrington Moore (1966), mais c’est particulièrement autour des travaux de Shmuel Eisenstadt et Stein Rokkan (1973), d’Immanuel Wallerstein (1974), de Perry Anderson (1974), de Tilly lui-même (1975), de Robert Brenner (1976) et de Theda Skocpol (1979) que la sociologie historique allait ébranler les colonnes du temple.
Au tournant des années 1970, la sociologie historique se développe en opposition aux théories classiques de la modernisation, qui proposent un cadre transhistorique évolutionniste occultant l’hétérogénéité des trajectoires micro et mésosociologiques. On peut à ce sujet citer Skocpol (1987 : 20), qui au cours des années 1980 allait tracer les grandes lignes du débat : « against the abstraction and the timelessness of grand theory—and especially in opposition to Durkheimian-style modernization theory, as reworked by Parsonian structure-functionalists—historically minded sociologists have reintroduced the variety, conflict, and processes of concrete histories into macroscopic accounts of social change ». Dans Big Structures, Large Processes, Huge Comparisons (1984), Tilly montrait déjà comment la sociologie historique devait ambitionner de s’attaquer aux mêmes grandes transformations historiques, de la formation des États modernes au développement du capitalisme, dans une perspective rigoureusement comparative, prenant désormais en considération l’ancrage spatio-temporel des processus et des épisodes de transformation. C’est cette ambition d’en arriver à une sociologie intrinsèquement historique et non plus historique par défaut qui amenait Tilly à soutenir qu’il était nécessaire pour la sociologie d’emprunter à l’histoire, plus précisément à l’histoire sociale plutôt qu’à l’histoire politique traditionnelle, pour en arriver à réconcilier trajectoires populaires et transformations structurelles, agence et structures.
Si, pour Tilly, l’histoire ne devait donc pas constituer un simple explanans, à la manière d’une banque de données pour la sociologie, la sociologie ne devait pas, à l’inverse, redevenir « métahistoire » ou « systémisme historique ». Lorsque Tilly (1998) soutenait que la sociologie se devait de devenir « intrinsèquement » historique, cela signifiait qu’elle devait l’être dans une perspective comparative et multidimensionnelle, c’est-à-dire de manière à envisager de façon contextuelle les mécanismes et le processus du changement social. Ce n’est que dans cette perspective que la sociologie devait, selon lui, envisager son rapport à l’histoire :
Les relations sociales du passé et leurs résidus – matériels, idéologiques et autres – contraignent les relations sociales du présent et conséquemment leurs propres résidus […] De tels processus produisent une connexité spatio-temporelle allant au-delà de la simple auto-corrélation ; chaque structure existante tient lieu de plusieurs autres structures théoriquement envisageables et son existence même affecte les probabilités d’avènement de ces possibles. En somme, les processus sociaux dépendent de trajectoires. Voilà pourquoi l’histoire importe[4].
Tilly, 1988 : 710
Cinq raisons principales justifiaient pour Tilly l’importance centrale de l’analyse historique comparative pour la sociologie (Goodin et Tilly, 2006). D’abord, l’analyse historique permet à la sociologie, dans une optique poppérienne, de se prêter à la falsification en confrontant ses inférences théoriques aux réalités empiriques de contextes spatio-temporels différenciés. Ensuite, la reconstruction historique des phénomènes à l’étude se révèle souvent indispensable dans la mesure où la plupart des processus sociaux qui donnent à la sociologie sa matière brute ne dévoilent leur signifiance qu’aposteriori. Troisièmement, les contextes sociopolitiques cruciaux pour l’étude de ces processus étant toujours historiquement et culturellement ancrés, la sociologie n’a d’autre choix que de prendre en compte ces ancrages. Quatrièmement, le changement politique et social d’une formation particulière affectant invariablement les trajectoires d’autres formations, la sociologie se voit forcée d’adopter une posture comparative synchronique. Enfin, les trajectoires d’une même formation sociale influant toujours sur les trajectoires subséquentes de cette même formation et sur l’éventail des possibilités politiques ultérieures, la sociologie se voit contrainte d’adopter une posture comparative diachronique.
Précisément parce qu’il considérait que l’histoire sociale, depuis Edward Palmer Thompson (1963) au moins, arrivait mieux que la sociologie politique à relier les transformations macrostructurelles aux expériences vécues aux niveaux méso et microsocial, soit à relier agence et structures, Tilly savait qu’une sociologie ambitieuse ne pouvait se passer des capacités de l’histoire à montrer comment les contextes sociopolitiques concrets peuvent influer de manière importante sur les trajectoires du changement social. Il allait le rappeler aux fonctionnalistes et, plus tard, aux partisans des théories du choix rationnel : « how things happen depends strongly on when and where they happen » (Tilly, 1988 : 707). Ce n’est cependant pas pour tous les acteurs que cette importance à accorder à l’histoire et à ses méthodes devenait évidente.
1990-2010 : Nouvelle querelle et critiques internes
Au tournant des années 1990, les termes de la controverse se transforment. Alors que cette « querelle des méthodes » contemporaine avait opposé, au cours des années 1970 et 1980, la sociologie historique aux partisans de la « Grand Theory », les années 1990 voient l’émergence d’un nouvel opposant à cette sociologie historique que l’on s’obstine à associer à l’histoire narrative. Ce sont principalement Edgar Kiser et Michael Hechter qui, dans The American Journal of Sociology (1991), rouvriront le débat sur l’incapacité théorique de la sociologie historique, sa tendance au particularisme et son penchant pour l’induction. Comme cela avait été le cas à partir des années 1970, Kiser et Hechter reprocheront d’abord à la sociologie historique d’être incapable d’en arriver à des explications causales fondées et fondant des modèles théoriques généraux à partir desquels, dans une perspective déductiviste, d’autres phénomènes pourraient être analysés. Or, comme le rappelait Craig Calhoun (1998) dans un article concernant l’avènement de cette « querelle des méthodes 2.0 », le propre de la sociologie historique, depuis Rokkan au moins, consistait moins à renier les explications causales et la formation de modèles théoriques généraux comme tels qu’à reconsidérer les explications et les modèles qui avaient été fournis à la sociologie par les théories de la modernisation du marxisme classique depuis Marx et du fonctionnalisme depuis Durkheim. En ce sens, l’objectif de la sociologie historique de Tilly n’était pas de poser les bases d’une nouvelle sociologie inductive et narrative, mais bien de procéder à une révision des modèles à partir d’une conception plus large du changement social, qui prendrait en compte, de manière plus serrée, le rôle des contentieux politiques et sociaux, bref, des agents du changement plus que de ses strictes structures économiques, politiques ou idéologiques. C’est précisément ce que Skocpol, après Tilly, proposait dès 1987 :
Les sociologues devraient devenir plus historiquement orientés afin d’étudier et de chercher à expliquer les interconnexions variées entre le développement capitaliste et la formation de l’État-nation aussi bien que les connexions de ces transformations structurelles à l’évolution des formes et des buts de l’action collective des populations touchées. Tilly exhorte aussi les sociologues à cesser de penser les sociétés à la manière de touts réifiés ou de relations sociales isolées du politique et de l’État.
Skocpol, 1987 : 26
Pour les premiers chercheurs en sociologie historique, notamment, du côté wébérien, chez Rokkan et Skocpol, puis, du côté marxiste, chez Anderson et Brenner, le rapport à l’analyse historique et comparative ne devait pas être strictement méthodologique ou épistémologique, mais précisément théorique. La sociologie historique devait procéder à la remise en question des théories traditionnelles de la modernisation et, pour Tilly (1988), c’est en s’intéressant de plus près aux contextes historiques et aux mécanismes interactionnels qu’elle serait en mesure de le faire. Comme le rappelait Calhoun (1998), toutefois, la critique de Kiser et Hechter était originale dans la mesure où elle ne remettait pas seulement la sociologie historique en question pour son absence de référent théorique, mais précisément parce qu’elle ne s’engageait pas sur le terrain de plus en plus populaire des théories du choix rationnel : « models and [causal] mechanisms can only come from general theory […] Rational choice theory provides one source of testable theoretical models that can subsume the important insights of Skocpol and [Michael] Mann and complete the project they have begun. » (Kiser et Hechter, 1991 : 19) Conséquemment, les principales critiques destinées depuis la fin des années 1980 à la sociologie historique, et dont celle de Kiser et Hechter était symptomatique, ne s’affairaient plus simplement à lui reprocher un manque d’ambition théorique, mais déploraient son insistance à refuser d’embrasser certains modèles anhistoriques précis.
Si les critiques des années 1970 rappelaient la querelle des méthodes originale entre sciences humaines et sciences pures, qui allait mener Max Weber à l’élaboration de sa méthode idéaltypique, les critiques des années 1980 et 1990 s’en détachaient dans la mesure où elles se réclamaient, parfois explicitement, la plupart du temps implicitement, de bagages théoriques précis. En reprochant à la sociologie historique son inductivisme, la plupart des critiques cachaient mal un programme destiné à lui reprocher son refus d’envisager l’histoire en fonction d’ancrages théoriques précis, notamment ceux de l’individualisme ou du relativisme poststructuraliste qui se développeraient dans la seconde moitié des années 1990. La sociologie historique était ainsi condamnée pour son constructivisme plus que pour son particularisme historique. Pour Kiser et Hechter, nous l’avons vu, c’est son rapport aux théories du choix rationnel que la sociologie historique devait reconsidérer. La sociologie de Tilly, qui se proposait de reconsidérer l’émergence du capitalisme et le développement des États nationaux modernes en réintégrant à l’analyse les contextes spatio-temporels spécifiques au sein desquels les épisodes clés de ces transformations prendraient place (1975, 1992, 1993), était de facto disqualifiée. Son défaut principal n’était plus de se livrer à l’histoire narrative, mais d’opérer un constructivisme naïf ne permettant pas, notamment, d’identifier les conditions générales de reproductibilité de ces phénomènes. Pourtant, c’est précisément ce que Tilly réussissait à faire, lui qui se proposait d’expliquer comment les différentes formes de construction sociale mènent à des issues similaires malgré des contextes spatio-temporels particuliers. Le constructivisme systématique de Tilly (2007b), prolongement de sa posture ontologique relationnelle, visait effectivement à cerner les processus et les mécanismes interactionnels émergeant de contextes politiques variés pour en tirer des conclusions sur les trajectoires types du changement social.
Les objections fondées sur la supposée incapacité de la sociologie historique à inférer des explications causales du changement social s’appliquent donc difficilement à la sociologie de Tilly, car son constructivisme, même en récusant la possibilité de lois générales, ne se réduit ni à l’histoire narrative ni au relativisme. Il ne s’agit pas d’un constructivisme poststructuraliste, qui peinerait à théoriser les processus historiques autrement que sous l’angle de la contingence, mais bien d’un constructivisme systématique, qui cherche au contraire à identifier, à analyser, à comparer et à expliquer les mécanismes et les processus relationnels qui rendent possibles et cristallisent les épisodes de transformation sociale. Tout cela en mettant l’accent sur l’idée essentielle que les effets de mécanismes et de processus même récurrents peuvent différer selon le contexte et selon les conditions initiales à partir desquelles ils opèrent : « social construction matters, but we must face the challenge of explaining how it actually works and produces its effects » (Tilly, 2007b : 305).
Pour Tilly, en effet, le scepticisme envers l’élaboration de lois causales et la sensibilité aux contextes spatio-temporels ne signifiaient en aucun cas que la sociologie devait se réduire à l’histoire événementielle ou narrative. À l’inverse, comme il allait le réitérer à la fin de sa vie (Tilly, 2006b), la sociologie était pour lui condamnée à reconnaître les limites importantes des interprétations fondées sur les récits des acteurs. Il rappelait en effet que les gens élaborent généralement leurs histoires de manière standardisée et que très peu de processus sociaux font montre de structures causales compatibles avec ces standards narratifs. Conséquemment, la sociologie historique n’aurait pu pour lui se réduire à une forme d’investigation plus ou moins rapprochée de l’histoire sociale, car son travail implique toujours de confronter les interactions micro et mésosociologiques avec les structures et les contextes macrosociologiques, de procéder à des comparaisons synchroniques et diachroniques et à une connexion systématique des narratifs aux meilleures données et analyses empiriques disponibles.
Si, d’un côté, la sociologie de Tilly a su confondre les critiques qui visaient spécifiquement, depuis les années 1970, son penchant pour l’analyse historique, cela ne signifie pas toutefois que des critiques internes n’aient pu se développer. Au contraire, c’est précisément durant les années 1990 et 2000 que les critiques les plus constructives de la sociologie historique ont pris forme, et ce sont des chercheurs eux-mêmes engagés dans le champ qui en ont été, le plus souvent, les porteurs. On peut distinguer trois critiques internes principales : celle de la sociologie historique néomarxiste, qui questionne la naturalisation des formes géopolitiques (Teschke, 2002) et entend remettre, depuis Brenner (1976), les relations sociales de propriété au centre de l’analyse historique (Wood, 1995, 2009 ; Dufour, 2007) ; celle des néowébériens, qui de Theda Skocpol à John M. Hobson entendent réaffirmer l’importance centrale de l’État (Giddens 1981, 1985 ; Evans et al., 1985 ; Mann, 1987 ; Spruyt, 1994), revoir le rôle des contextes géopolitiques (Hobson, 1998, 2000) et questionner l’occidentalo-centrisme de la sociologie historique traditionnelle (Hobson, 2009) ; celle des épistémologues, qui notamment depuis Philip McMichael (1990) proposent des modèles alternatifs d’analyse comparative et contextuelle puis dénoncent la segmentation et la réification des sphères sociales (économique, politique, militaire) qu’opère la sociologie wébérienne sans se soucier du fait que cette séparation n’est le propre que des sociétés capitalistes modernes (Dufour et Lapointe, 2011).
Tilly s’est certainement nourri de ces débats, car sa sociologie, résolument multicausale et multispatiale (Hobson, 1998) depuis au moins The Formation of National States in Western Europe (1975), se proposait de réinvestir l’analyse historique en accordant une place de choix à l’État occidental depuis le quinzième siècle, à l’histoire de la fiscalité, au militaire et aux aspects géopolitiques considérés dans une perspective réaliste (Morgenthau, 1978 ; Aron, 1984). Ses critiques, nombreux notamment du côté des néomarxistes, remettaient et remettent toujours en question les manières dont Tilly envisageait l’État, les relations internationales et la place du militaire au sein de l’organisation sociale des États européens. Nous reviendrons plus en détail dans les prochaines sections sur les travaux de Tilly, mais précisons ici que, pour ces mêmes critiques, la faiblesse centrale de Tilly et, plus généralement, de la sociologie historique néowébérienne consiste à considérer de manière quasi anhistorique que le politique et l’État soient toujours amenés « à surmonter les obstacles ou les contraintes issus de la société, de manière à se conformer aux exigences fonctionnelles de la structure du système international » (Dufour et Lapointe, 2010 : 392).
Cette faiblesse, d’ailleurs, allait être relevée tant du côté marxiste que du côté wébérien, John M. Hobson (1998), entre autres, en appelant à une reconsidération de l’autonomie et des opportunités de l’État au sein d’une seconde vague de sociologie historique néowébérienne. Sur le fond toutefois, ce sont les néomarxistes qui questionneraient davantage les bases de la sociologie historique de Tilly (comme celles de la sociologie historique néowébérienne en général), lui reprochant d’occulter la possibilité que la forme spécifique de l’international et des intérêts politico-militaires de l’État soit fonction d’une organisation socioéconomique particulière des formations sociales étudiées, c’est-à-dire d’une configuration précise des rapports sociaux de propriété, qui se développent inégalement dans le temps et dans l’espace. De manière générale, la critique des néomarxistes consistait et consiste à historiciser l’analyse politico-contextuelle qu’opérait Tilly en mettant l’accent sur le développement inégal et combiné de ces relations sociales de propriété : « the argument is that property relations explain not only variations in political regimes and geopolitical systems, they generate historically bounded and antagonistic strategies of action within and between political actors that govern international relations » (Teschke, 2002 : 7). En instituant une séparation artificielle entre l’économique et le politique, en subordonnant le premier aux impératifs du second puis en réifiant la nature belliciste des relations internationales, la sociologie historique de Tilly serait limitée dans sa capacité à théoriser le changement macrosocial et ses trajectoires différenciées, puis à théoriser et donc à expliquer les transformations au niveau des relations internationales (Rosenberg, 2006). La critique épistémologique principale formulée à Tilly, notamment par McMichael (1990), n’était pas fondamentalement différente. Elle soulignait en effet que le caractère « englobant » de la sociologie historique comparative de Tilly présupposait un ordre général en fonction duquel seraient analysés et comparés les processus et les mécanismes du changement social dans leurs transactions, contextualisées, avec cet ordre.
Autrement dit, en procédant à des analyses comparatives à partir d’une réalité politique globale présupposée et, dans une certaine mesure, réifiée, Tilly prenait le risque de fonder ses interprétations des trajectoires étatiques historiquement différenciées sur un système géopolitique et macrosociologique qui aurait lui-même nécessité d’être questionné et analysé :
The risk, it seems to me, is not in employing a global perspective in which comparison is among components of a larger entity, but in how that perspective is constructed […] The procedure puts the development of historically grounded social theory at risk by presuming a systemic unit and unit cases within which historical observation takes place.
McMichael, 1990 : 388
Une telle mise en garde, sur un plan strictement épistémologique ou, à la limite, ontologique, est tout à fait recevable. Cependant, sur le plan méthodologique, cette remise en cause occultait l’un des arguments sociologiques majeurs de Tilly, à savoir que la forme de la méthode comparative dépend de la stratégie explicative, soit de ce que l’on cherche à expliquer. Le propre de la sociologie de Tilly était justement de ne pas s’adonner à la recherche de généralités causales, mais bien à l’identification de variations empiriques du changement social. Ainsi, par opposition à une stratégie explicative rétrospective, qui cherche à éclairer des généralités causales, Tilly (1975) qualifiait sa stratégie de prospective, cherchant à éclairer les conditions politiques des trajectoires différenciées d’une même transformation pour en faire ressortir les mécanismes et les processus récurrents. Pour Tilly, la contextualité agit à titre d’explanans et d’explanandum, car elle produit des effets directs sur l’accès ultérieur aux données historiques et leur compréhension, puis sur les mécanismes, les processus et les épisodes de changement social eux-mêmes. Ces effets contextuels devaient pour lui devenir objets d’analyse et outils de compréhension. C’est cette perspective originale de l’analyse historique qui nous intéressera dans les deux prochaines sections.
Le cadre d’une sociologie macrostructurelle intrinsèquement historique
Stratégie prospective et analyse processuelle
Mobilisant une analyse multicausale et multispatiale des transformations macrosociologiques depuis la chute de l’Empire carolingien et l’avènement des sociétés féodales (Tilly, 1992), la sociologie de Charles Tilly peut être considérée comme une contribution à cheval entre les première et seconde vagues de sociologie historique néowébérienne (Hobson : 1998). Ses travaux sont aujourd’hui considérés comme des incontournables pour quiconque s’intéresse à la formation des États nationaux modernes (Tilly, 1975, 1992, 1993, 2005b), à l’avènement de la démocratie (Tilly, 1995, 2003a, 2007a), à la stratification et aux inégalités sociales (Tilly, 1995, 1998, 2005a, 2005b), aux révolutions politiques et sociales modernes (Tilly, 1970, 1978, 1993, 2003a, 2003b) puis à l’histoire des mouvements sociaux (Tilly 1970, 1978, 1995, 2003b, 2006a). Dans tous ces champs, Tilly s’est établi en tant que précurseur d’une sociologie historique macrostructurelle entretenant la prétention de démocratiser les théories de la modernisation à l’aune d’une analyse contextuelle et relationnelle.
Avec son sens particulier de la formule, Tilly avait coutume de dire : « In response to each big question of political science, we reply ‘It depends’ » (Goodin et Tilly, 2006 : 6). Loin de voir dans cette boutade une consécration du relativisme en sciences sociales, il faut plutôt y déceler le fondement même de sa sociologie historique, car « attention to context does not clutter the description and explanation of political processes, but, on the contrary, promotes systematic knowledge » (Goodin et Tilly, 2006 : 6). Cette justification, formulée à l’aboutissement de quatre décennies d’efforts pour solidifier les bases d’une sociologie historique qui, comme nous l’avons vu, avait été critiquée dès son avènement, n’était pas fortuite. Elle s’inscrivait au contraire au coeur de la tension qui traverse non seulement la sociologie historique, mais toute la sociologie depuis ses débuts, celle de la conciliation entre description et explication, puis entre explication et compréhension.
Face à cette tension, la posture épistémologique de Tilly allait s’affirmer : le savoir, la compréhension générale du social et de ses transformations doivent être fonction de l’explication de processus sociopolitiques différenciés ne prenant sens qu’au sein de contextes spatio-temporels devant dès lors être étudiés. Pour Tilly (2008b : 196-197), la sociologie devait être en mesure de faire sienne « the dual view that all political processes vary in actual operation as a function of context, but that the effects of context are themselves amenable to systematic analysis ». Cette « analyse systématique » (constructivisme systématique) repose sur l’identification de dynamiques micro, méso et macrosociologiques divergentes ou récurrentes que Tilly classerait selon trois concepts : les « mécanismes relationnels », les « processus » et les « épisodes » du changement social (Goodin et Tilly, 2006 : 15-16). D’abord, les mécanismes relationnels (transactions) constituent la base de l’analyse et réfèrent à la forme et au fonctionnement interne des interactions sociales entre les individus, les groupes et les communautés, interactions dont la logique se répète, de manière identique ou similaire, d’une société à l’autre, d’un contexte à l’autre, bref, dans une variété de cas empiriques. Les manifestations ouvrières peuvent en constituer des exemples. Par cette reproduction, les mécanismes relationnels donnent lieu, à moyenne et à grande échelle, à des processus, formés d’enchaînements, de combinaisons, de séquences ou d’arrangements fréquents de mécanismes. L’acquisition du droit d’association syndicale, par exemple, peut émerger de ces manifestations. Enfin, dans un cadre historique et spatial plus général, puis sous l’influence de contextes politiques et sociaux plus larges, ces processus donnent lieu à des transformations macrosociologiques, à des épisodes de changement social dont le développement de la démocratie ou de l’État providence peut constituer un exemple.
Lorsque l’on rappelle que Tilly ambitionnait d’en arriver à une sociologie intrinsèquement historique, il faut insister sur le fait que cela impliquait pour lui qu’il faille systématiquement considérer le temps et l’espace comme des variables susceptibles d’influer sur les mécanismes, les processus et les épisodes du changement social. C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre la stratégie explicative prospective de Tilly, car l’attention portée aux contextes, aux variations et aux différenciations des épisodes de changement social constituaient pour lui le coeur d’une sociologie qui devait en arriver à dévoiler les logiques récurrentes permettant à un tel changement de se généraliser et de se diffuser malgré des trajectoires nationales divergentes. Conséquemment, on peut lier le constructivisme systématique et prospectif de Tilly à la méthode idéaltypique wébérienne, car il cherchait à identifier les mécanismes et les processus qui engendrent, à travers des contextes spatio-temporels différenciés, des conséquences structurantes similaires. Il s’agissait donc pour Tilly de proposer des interprétations des variations empiriques pour être en mesure de découvrir et d’expliquer les processus micro et mésosociologiques récurrents du changement macrosocial.
La sociologie prospective de Tilly, autrement dit, soutient que la stratégie du chercheur doit consister à éclairer les conditions politiques des trajectoires différenciées de transformations sociales similaires (ex. : dissolution de l’Empire romain d’Occident c. dissolution de l’URSS) plutôt que de chercher à établir une théorie générale de ces transformations (ex. : lois de la dissolution impériale). La logique épistémologique derrière une telle stratégie est effectivement proche de la méthode idéaltypique, car Tilly considérait que ce n’est qu’en identifiant et en expliquant le développement de variations empiriques que la sociologie pourrait en arriver à une théorisation satisfaisante et souple des dynamiques du changement social. Cette logique, d’ailleurs, allait être au coeur de ses travaux à partir de The Formation of National States in Western Europe (1975) :
L’analyse prospective part d’une condition historique particulière et recherche par induction les issues possibles de cette condition en spécifiant les trajectoires menant à chacune d’elles […] Si, alors, nous espérons identifier les conditions sous lesquelles, disons, une population essentiellement paysanne possédant de faibles institutions gouvernementales centralisées engendre 1) une dictature militaire, 2) une démocratie parlementaire ou 3) un socialisme agraire, nous devons entamer notre réflexion dans un cadre prospectif.
Id. : 14-15
En fonction de cette posture épistémologique prospective, et partant des concepts avec lesquels il se proposait de travailler, la méthode à privilégier par la sociologie historique se devait pour Tilly (2001, 2008b) d’être l’analyse processuelle, car une telle méthode permet d’identifier des processus sociaux récurrents ou différenciés selon leur emplacement spatio-temporel et donnant lieu aux épisodes de changement social. L’analyse processuelle, fondée sur l’identification des mécanismes et des processus du changement social, permet à la sociologie historique de mettre l’accent sur la recherche de variations empiriques entre différents épisodes pour mieux dévoiler les récurrences pouvant servir d’explanans : « Process analysts typically deny the premise of pattern identifiers : that large structures and processes repeat themselves in essentially the same form across history. Process analysts search instead for explanations of variation » (Tilly, 2001 : 6754-6755).
En effet, comme son collectif de 1975 sur la formation des États nationaux européen allait déjà le montrer, il n’y avait pour Tilly aucune raison, a priori, de penser que des épisodes de changement social semblables relèvent de causes historiques identiques. Conséquemment, la sociologie devait pour lui être en mesure de reconnaître que ces épisodes ne constituent pas des phénomènes historiques significatifs en eux-mêmes, mais le deviennent en fonction des interprétations qui en sont faites. Désormais, le sens et l’importance de tels épisodes devraient être analysés plutôt que présupposés, d’où l’importance d’identifier les mécanismes et les processus récurrents qui en sont à la base. L’analyse processuelle privilégiée par Tilly trouve son application empirique dans presque tous ses travaux depuis 1975, mais elle se révèle clairement au sein de ses travaux sur la démocratie, qui s’y trouve envisagée plus par rapport aux processus de démocratisation et de dé-démocratisation que comme un idéal ou un système politique (Tilly, 2003b, 2007a).
Dans Contention and Democracy in Europe, notamment, Tilly (2003b) identifie huit processus récurrents de démocratisation. Le premier processus dévoile une dynamique d’égalisation économique, sociale et politique à grande échelle ; le deuxième l’isolation d’inégalités systémiques du domaine politique ; le troisième la dissolution des réseaux de confiance extra-gouvernementaux ; le quatrième la création de nouveaux réseaux de confiance gouvernementaux ou soutenus publiquement par le gouvernement ; le cinquième l’élargissement et l’approfondissement de la participation politique ; le sixième l’égalisation de la participation politique ; le septième le contrôle collectif du gouvernement par la population civile ; le huitième, enfin, le contrôle gouvernemental des forces armées nationales. Le rôle de la sociologie historique, croyait-il, devrait être d’identifier les mécanismes qui, selon les contextes politiques particuliers de l’Europe occidentale, ont rendu possibles ces processus.
Par exemple, le cas de la démocratisation suisse devait permettre de montrer comment le contexte influe sur le dénouement des épisodes à l’étude. Ainsi, même si entre 1830 et 1848 la Suisse est le lieu de divisions profondes et de conflits armés multiples, d’inégalités importantes de richesses et de privilèges politiques, puis d’une liberté de presse pratiquement inexistante, cette période constitue pour Tilly une période de démocratisation. La Constitution de 1848 allait en effet, contre toute attente, cristalliser le fédéralisme démocratique suisse. Six mécanismes propres au cas de la Suisse permettent à Tilly d’expliquer ce paradoxe : la dissolution des contrôles supportant l’exploitation et le cumul indu d’opportunités politiques par les rentiers ; la dépolitisation des inégalités systémiques entre catholiques et protestants ; la dissolution des réseaux de confiance fondés sur la religion, la langue ou le métier ; la réduction de la portion de la population ayant accès à de tels réseaux extra-gouvernementaux ; le développement de besoins socioéconomiques ne pouvant être pris en charge par de tels réseaux ; puis la prise en charge gouvernementale du réseautage (création de garanties juridiques, expansion des réseaux de confiance publics, croissance des budgets et des ressources disponibles pour la réduction des risques et la compensation gouvernementale, etc.).
Un tel examen du cas particulier de la Suisse allait permettre à Tilly de tirer trois conclusions originales concernant les conditions nécessaires à la démocratisation : d’abord, aussi longtemps que les forces militaires sont indépendantes des forces politiques, la démocratisation stagne. La mobilisation d’identités religieuses concurrentes et l’exclusion de communautés religieuses de la participation politique réduisent aussi fortement les chances d’une démocratisation générale. Enfin, les relations internationales et l’émulation ont un impact majeur et direct sur l’avènement et les trajectoires des épisodes de démocratisation (dans le cas de la Suisse, l’influence de la Révolution française de juillet 1830 est particulièrement centrale). Conjugué à l’étude attentive des autres épisodes de démocratisation depuis le dix-septième siècle, le cas particulier de la Suisse permettrait en outre à Tilly (2007a) d’identifier quatre processus centraux de la démocratisation : l’approfondissement de la participation politique, l’égalisation de l’accès à cette participation, la protection gouvernementale de la consultation publique et l’hégémonie du politique sur les pouvoirs sociaux concurrents (économiques, militaires, idéologiques, religieux, etc.). Les travaux de Tilly sur la démocratie sont exemplaires quant à l’application empirique d’une stratégie explicative prospective et d’une analyse processuelle. Comme il le précisait lui-même,
l’enjeu est de bâtir une conception générale du changement et de la variation au sein des régimes afin de pouvoir décrire les trajectoires menant à la démocratie et s’en éloignant. Lorsque je dis conception générale, […] j’entends l’identification d’un ensemble d’explications s’appliquant également au Kazakhstan, à la Jamaïque et à une grande variété d’autres régimes passés et actuels. Je n’entends pas, cependant, proposer une loi générale, une trajectoire unique ou un seul ensemble de conditions nécessaires et suffisantes à la démocratisation et à ses reculs. Je soutiens à l’inverse que la démocratisation et la dé-démocratisation dépendent de quelques mécanismes causaux récurrents qui se combinent en un petit nombre de processus nécessaires.
Tilly, 2007a : 22
Comme l’indiquent ses travaux sur le développement de la démocratie, une stratégie prospective fondée sur l’analyse processuelle impliquait pour Tilly (2001) six logiques : mettre l’accent sur l’identification d’épisodes pertinents ; délaisser l’analyse comparative centrée sur des épisodes macrosociologiques et des modèles théoriques généraux pour réorienter la recherche vers l’identification de mécanismes mésosociologiques récurrents et de contextes sociopolitiques particuliers ; réorienter l’analyse et l’explication des épisodes comme tels vers les processus et les mécanismes y opérant ; procéder à un examen comparatif détaillé de ces derniers ; intégrer, de manière sélective, les mécanismes relationnels aux considérations idéologiques, culturelles et physiques (environnementales) concernant l’entité sociale à l’étude ; puis refuser aux épisodes de changement social une essence sui generis.
L’oeuvre de Tilly est marquée par le développement de ces six logiques épistémologiques et méthodologiques, qu’il réitérera à la fin de sa vie dans Explaining Social Processes (2008b). Deux ouvrages majeurs de Tilly permettent de bien comprendre comment ces logiques opèrent au sein d’analyses historiques complexes : Contrainte et capital dans la formation de l’Europe 990-1990 (1992) et Les révolutions européennes 1492-1992 (1993). Dans le premier cas, l’influence d’Eisenstadt et Rokkan (1973) est particulièrement manifeste, alors que Tilly essayait de montrer que les différentes formes prises par les États européens depuis la chute de l’Empire carolingien ont été fonction de leur organisation particulière en regard du pouvoir de contrainte politique et des capacités d’appropriation de ressources en vue de l’effort de guerre. Les questions auxquelles il (1992 : 66) se proposait de répondre étaient d’ailleurs particulièrement révélatrices à cet égard : « Comment expliquer la grande diversité dans le temps et dans l’espace parmi les types d’États qui ont prévalu en Europe depuis 990 ? Pourquoi les États ont-ils fini par converger vers différentes variantes de l’État national [au détriment des variantes de l’empire, de la Confédération et de la cité-État] ? »
Tilly proposait de répondre à ces questions en procédant à une analyse historique contextuelle et comparative des différentes formations étatiques européennes depuis 990. En adoptant une posture prospective, c’est-à-dire en cherchant à éclairer les variations de ces formations et les trajectoires différenciées des États à partir des processus et des mécanismes de contrainte et d’appropriation y prévalant, il entendait construire une sociologie politique intrinsèquement historique de l’État moderne. Ce faisant, il allait montrer que la stabilité et la viabilité des États était fonction, de manière générale, de l’organisation équilibrée du système de contrainte politique et d’accumulation économique. C’est ce qui lui permettrait d’expliquer, en partie du moins, le succès des États nationaux, qui allaient mettre en place des bureaucraties administratives visant à contenir les pouvoirs régionaux et à les intégrer au sein d’un système balancé et relativement centralisé de contrainte, d’accumulation et de redistribution.
En procédant à une analyse prospective couvrant mille ans d’histoire, Tilly engageait certainement la sociologie dans une lourde tâche. Or, pour lui, il s’agissait là d’une réorientation cruciale de la recherche, qui devait déboucher sur une sociologie politique plus apte à intégrer l’analyse historique des multiples formations sociales et politiques qui ont existé avant et pendant l’avènement des États nationaux tels que nous les connaissons depuis le dix-septième siècle :
Dans l’ensemble, ceux qui étudient les États européens ont prudemment évité les synthèses à l’échelle du millénaire ; ceux qui ont sauté le pas ont généralement soit cherché à expliquer ce qui était propre à l’Occident tout entier, soit proposé une seule trajectoire de formation de l’État, ou encore les deux. Ils ont habituellement procédé par rétrospective, cherchant les origines des États que nous connaissons maintenant comme l’Allemagne ou l’Espagne, mais ignorant ceux qui avaient disparu en chemin, plutôt que d’essayer de définir toute la gamme des formations possibles de l’État […] En cherchant enfin à remplacer une analyse rétrospective par une analyse prospective des transformations dans la structure de l’État, j’abandonne le terrain solide et balisé de la science universitaire établie, pour une aventure qui consiste à repenser le passé.
Tilly, 1992 : 68
C’est ce même schéma d’analyse, prospectif, comparatif et processuel, que nous propose Tilly dans son ouvrage sur les révolutions européennes depuis le quinzième siècle. Dans ce cas, une telle analyse lui permettait de relever les importantes variations dans les conséquences sociales et économiques des situations révolutionnaires autant que dans les mécanismes et les processus causaux les rendant possibles. Il s’engageait ainsi à montrer que les conditions et les conséquences des épisodes révolutionnaires sont fonction des contextes spatio-temporels et politiques particuliers. Dans cette optique, ce que la sociologie historique doit s’affairer à découvrir, ce sont non pas les lois de la révolution sociale et politique, mais les mécanismes relationnels et les processus qui affectent, selon le contexte, les conditions d’éclatement de situations révolutionnaires et leurs conséquences précises. Pour Tilly (1993 : 373), « les vraies régularités ne se trouvent pas dans ces énoncés de conditions universelles pour les situations révolutionnaires ou les issues révolutionnaires, mais dans les mécanismes qui approchent ou éloignent les vies politiques nationales des conjonctures où l’État est vulnérable et le corps politique scindé ».
Ces mécanismes et processus récurrents permettant l’avènement de situations révolutionnaires, Tilly en distinguait au moins huit : l’accroissement de l’écart entre les besoins et les demandes de l’État puis son réel pouvoir de contrainte ; l’imposition d’exigences étatiques menaçant certaines identités sociales fortes au sein de la société civile ; l’évidence d’une réduction importante du pouvoir et des capacités de l’État ; l’ouverture ou la fermeture d’une scission importante du corps politique ou social ; l’opposition massive et organisée au pouvoir en place ; l’occupation de territoires et d’institutions habituellement contrôlés par ce pouvoir ; la lutte ouverte contre les autorités en place et la prétention à l’exercice d’une autorité alternative. Son travail sur les logiques et les dynamiques de la révolution politique et sociale lui aura permis de dévoiler les conditions de possibilité d’issues révolutionnaires sans révolutions. C’est ce qui peut se produire, par exemple, lorsqu’il y a conquête d’un État par un autre, lors du règlement d’une guerre entre deux ou plusieurs États, lorsque se déploient des interventions extérieures massives dans la politique intérieure d’un État, lorsqu’il y a réorganisation profonde de l’État par un ou plusieurs gouvernements successifs – ce qui n’est pas sans rappeler la Révolution tranquille – ou lorsque se cristallise un compromis de classe en vue d’une opposition au pouvoir en place.
Qu’il s’agisse du développement de la démocratie, de la formation des États européens modernes ou de l’éclatement de situations révolutionnaires, la sociologie de Tilly opérait toujours de la même manière. En procédant à des analyses historiques rigoureusement comparatives, en optant pour une posture prospective attachée aux variations empiriques plutôt que rétrospective et limitée aux généralités, puis, enfin, en adoptant une approche fondée sur l’analyse processuelle plutôt que sur l’application déductive de théories générales, Tilly aura forcé les sociologues et les politologues structuralistes à réorienter leurs travaux dans le sens d’une sensibilité historique accrue. Son travail épistémologique et ses études empiriques auront démontré qu’une analyse historique contextuelle et processuelle des formations et des transformations sociopolitiques n’est pas incompatible avec l’explication causale ou la compréhension générale de phénomènes macrostructurels. Tilly aura aussi proposé une posture ontologique nouvelle, qui trancherait dès les années 1970 avec le holisme du marxisme et du fonctionnalisme puis s’opposerait au cours des années 1980 et 1990 à la montée des théories individualistes. C’est ce dernier aspect de sa sociologie qu’il nous reste à dévoiler.
Réalisme relationnel et sociologie macrostructurelle
Au-delà des débats épistémologiques et méthodologiques, Tilly s’est engagé sur le terrain glissant de l’ontologie. Sa propre posture ontologique, dérivée à la fois du constructivisme (Berger et Luckmann, 1966 ; Tilly, 2007b) et de l’interactionnisme (Mead, 1934 ; Tilly, 1984, 2006b), se posait comme une opposition au holisme et à l’individualisme (ontologique et méthodologique). Le réalisme relationnel de Tilly (2002), en effet, considère que les unités élémentaires de la vie sociale et de ses transformations ne sont ni les sociétés comme telles, ni les institutions ou les individus, mais bien les transactions entre les trois. La vie sociale et l’histoire, ainsi, ne seraient pas constituées de grands mouvements philosophiques, politiques ou économiques, mais bien de luttes locales, d’interactions contextuelles et de mécanismes de concaténation et d’institutionnalisation. Pour Tilly, les régularités sociales émergent de la répétition et de la récurrence de mécanismes relationnels plus que de la persistance de structures économiques, culturelles ou idéologiques ancrées dans un ou des systèmes. Son réalisme relationnel cherche donc à faire reconnaître que le coeur de la vie sociale est composé d’interactions et de transactions sociales qui se solidifient sous la forme de liens sociaux pouvant s’institutionnaliser en se répétant et en se régularisant. La sociologie, pour lui, devait donc insister sur le caractère produit, construit et changeant de la réalité sociale.
Cette posture ontologique de Tilly s’érige progressivement, comme nous l’avons mentionné précédemment, à partir de La Vendée (1970), puis encore davantage après From Mobilization to Revolution (1978). Elle se révèle également dans ses travaux portant sur le développement des inégalités sociales, des mouvements sociaux et de la démocratie (1998, 2003b, 2003a, 2007a). Tilly la défendrait d’ailleurs à la fin de sa vie, notamment dans trois ouvrages clés parmi ses derniers, Identities, Boundaries and Social Ties (2005a), Explaining Social Processes (2008b) et Contentious Performances (2008a). L’action sociale individuelle y est considérée dans son rapport aux transactions, soit aux interactions micro et mésosociales contextuelles auxquelles donne lieu la vie en société – Tilly (2002 : 72) considérant à l’instar de Weber que les relations sociales et leur perpétuation forment les institutions et les structures sociales qui, en retour, influent sur ces actions et interactions en en facilitent la reproduction : « relational realism concentrates on connections that concatenate, aggregate and disaggregate readily, form organizational structures at the same time as they shape individual behavior ». En se positionnant ainsi, Tilly assoyait effectivement son opposition à deux postures ontologiques, soit à l’holisme du marxisme et des théories systémiques puis à l’individualisme des théories du choix rationnel et de la postmodernité.
Dans le premier cas, Tilly reprochait à la sociologie holiste d’attribuer aux structures sociales une logique intrinsèque, leur supposant une capacité d’autoreproduction ne prenant pas en compte, ou très peu, le rôle des processus et des mécanismes sociaux qui les rendent possibles. Tenant pour acquis que la forme de l’organisation sociale possède une logique structurelle nécessaire à sa reproduction, les holistes commettraient ainsi deux erreurs ontologiques : d’abord, ils auraient tendance à accorder une importance centrale, voire démesurée, à une réalité sociale particulière, faisant de celle-ci la régulatrice systémique de l’ordre social ; ensuite, ils accorderaient au développement historique des formations sociales un caractère téléologique et feraient du coup reposer l’organisation et le progrès social sur une ou des logiques évolutionnistes. Dans le cas de l’individualisme, à l’inverse, Tilly déplorait principalement l’absence d’une réflexion sur les formes interactionnelles de l’action sociale, c’est-à-dire sur la manière dont les individus interagissent, sur les résultats structurants de ces interactions et sur l’influence et les contraintes qu’imposent les structures sociales aux individus.
Contrairement à ces deux postures traditionnelles, le réalisme relationnel de Tilly propose d’historiciser l’ontologie, soit de questionner, par l’analyse historique et contextuelle, la manière dont les individus et les groupes interagissent. Refusant de supposer, a priori, la centralité de la rationalité individuelle ou du caractère contraignant d’une « société » ou d’un système considérés sui generis, Tilly engageait donc la sociologie à historiciser son rapport au social en acceptant de considérer que ce n’est qu’en fonction de leurs relations et interactions que les individus font société. C’est cette perspective ontologique relationnelle qui allait porter Tilly à interroger les mécanismes et les processus de l’action sociale plutôt que ses lois. Dans le cadre de ses travaux sur la formation des États et le développement de la démocratie, par exemple, cette perspective allait permettre d’allier analyse processuelle et sociologie macrostructurelle. Mais c’est davantage au sein de ses ouvrages sur les identités et les inégalités sociales que l’ancrage ontologique de Tilly se clarifie.
Dans Durable Inequality (1998) notamment, puis davantage encore dans Identities, Boundaries and Social Ties (2005a), Tilly procède à une historicisation de la sociologie des inégalités en montrant que ce sont des mécanismes relationnels qui solidifient et cristallisent, dans le temps et dans l’espace, les inégalités systémiques. Ce sont les individus et les groupes, les acteurs sociaux, qui mettent en place, à partir de leurs interactions et relations quotidiennes, de véritables systèmes de fermeture sociale, d’exclusion, de contrainte ou de contrôle. L’individualisme ontologique se révélant incapable, selon lui, d’envisager les dynamiques de ces interactions et donc d’expliquer aussi bien la formation que la durabilité de ces inégalités, c’est à partir d’une conception relationnelle du social que la sociologie réussirait à révéler leurs logiques. Pour Tilly (2005a : 101), la sociologie devait demeurer très prudente face aux explications fondées exclusivement sur la culture, la fonction sociale, la coercition ou la compétition : « Relational accounts of inequality commonly make concessions to cultural, functional, coercive, or competitive mechanisms, but center their explanations on cumulative and long term effects of asymmetrical social interaction. »
En fonction de cette conception relationnelle des inégalités sociales, Tilly (2005a : 74) avait réussi, depuis Durable Inequality, à identifier quatre grandes familles de mécanismes pouvant rendre compte des processus de fermeture sociale et d’exclusion : l’« exploitation », qui consiste en ce qu’un groupe organisé d’individus reliés soit en mesure de contrôler le travail d’autres individus ou d’autres groupes en s’appropriant le fruit de leurs efforts ; l’« appropriation d’opportunités », qui consiste en ce qu’un tel groupe soit en mesure de monopoliser l’accès à une quelconque ressource limitée ; l’« émulation », qui consiste en la reproduction de schémas d’exploitation ou d’appropriation d’opportunités ; l’« adaptation », enfin, qui consiste en l’organisation de réseaux permettant et facilitant la reproduction, soit l’émulation, des dynamiques d’exploitation et d’appropriation. Ce sont ces mécanismes, précisément, qui pour Tilly permettent à la sociologie d’envisager une analyse historique des inégalités, laquelle met l’accent sur l’évolution, à long terme, de leurs logiques et de leurs effets. Une perspective relationnelle et historique sur les inégalités permet de dépasser les théories systémiques en rendant possible une interrogation des évolutions de ces inégalités dans le temps et l’espace :
D’une perspective relationnelle, l’inégalité émerge d’interactions sociales asymétriques au sein desquelles des avantages s’accumulent d’un côté ou de l’autre et qui sont solidifiées par la construction de catégories sociales justifiant et maintenant un avantage inégal […] Les catégories, d’une telle perspective, ne sont pas constituées de constructions mentales, mais de frontières socialement négociées et de l’évolution des relations au travers de ces frontières. La plupart des grands systèmes d’inégalités impliquent des différences partiellement liées, incohérentes, contestées, changeantes et pourtant puissantes entre les groupes et les catégories de personnes.
Tilly, 2005a : 100
Une telle perspective sur les inégalités, et c’est peut-être là son plus grand avantage, allait permettre à Tilly de tirer une conclusion importante quant aux luttes pour leur abolition. L’ontologie relationnelle de Tilly, en le forçant à envisager et à comprendre les inégalités de manière historique et en fonction des mécanismes assurant leur reproduction et leur institutionnalisation, lui a également permis de concevoir que celles-ci ne peuvent disparaître sans que les structures qui soutenaient jusque-là l’émulation et l’adaptation de dynamiques relationnelles générant des inégalités systémiques ne disparaissent elles-mêmes : « It follows that reduction or intensification of racist, sexist, or xenophobic attitudes will have relatively little impact on durable inequality in these respects, while the introduction of certain new organizational forms – for example, the installation of different categories, or changed relations between categories and rewards – will have large impacts » (Tilly, 2005a : 89). Que l’ontologie relationnelle de Tilly ait permis d’historiciser l’étude des formations et des interactions sociales et politiques, puis que cette posture historique nous force à poser un autre regard sur les enjeux et les problèmes sociopolitiques de notre temps, voilà peut-être en définitive son plus important legs.
Conclusion
Cet article visait à revisiter la contribution d’un pilier de la sociologie politique ayant présidé à la formation d’une sociologie historique ambitieuse. Nous avons montré que cette sociologie s’est rapidement révélée opposée aux courants dominants de la sociologie américaine, notamment au fonctionnalisme parsonien. Dès ses premières publications d’importance (1975, 1978), Tilly a effectivement assis son opposition à une sociologie qu’il considérait présentiste et aux théories traditionnelles de la modernisation, qui de Marx et Durkheim à Walt Whitman Rostow (1960) proposaient des explications linéaires et évolutionnistes du changement social. Durant les années 1970, Tilly travaille donc à l’élaboration et à l’application d’une sociologie politique qu’il veut intrinsèquement historique. Il contribuera ce faisant à ce que la sociologie structuraliste américaine reconsidère son rapport à l’analyse historique.
Ce travail, dès les années 1970, ne fera cependant pas l’unanimité. Autant les fidèles d’une sociologie aux prétentions théoriques générales que les partisans du fonctionnalisme ou du marxisme critiqueront l’avènement d’une sociologie historique associée au particularisme, réputée trop proche de l’histoire et, plus précisément, de l’histoire sociale. Les critiques les plus constructives par rapport à la sociologie de Tilly et à la sociologie historique en général viendront cependant, comme nous l’avons proposé, de l’intérieur. C’est avec le développement des sociologies historiques néomarxiste et néowébérienne que le questionnement quant aux orientations à donner à la sociologie historique s’approfondira. D’un côté, les néomarxistes, dont l’héritage remonte à Anderson (1974) et à Brenner (1976), reprocheront à la sociologie de Tilly de réifier des structures politiques et géopolitiques en les désencastrant de l’organisation socioéconomique au sein desquelles elles évoluent. De l’autre, les néowébériens, particulièrement Hobson (2009), pourront lui reprocher d’avoir négligé les formations sociales et politiques non occidentales dans l’élaboration de sa sociologie historique. Quoi qu’il en soit, la sociologie de Tilly, par l’analyse prospective, processuelle et comparative qu’elle sera en mesure d’appliquer à l’étude empirique des formations et des transformations macrostructurelles depuis l’Empire carolingien, aura transmis à la discipline un héritage majeur. Autant en ce qui concerne l’étude de la formation des États ou de la démocratie qu’en ce qui a trait à l’histoire des mouvements sociaux, des révolutions ou des inégalités sociales, la sociologie historique de Tilly est devenue incontournable.
Si ce dernier doit en partie le succès de son entreprise à ceux qui l’ont précédé ou accompagné sur la voie d’une sociologie intrinsèquement historique, de Weber à Hobson en passant par Skocpol et Mann, Tilly s’est néanmoins établi comme un sociologue critique et un innovateur. En opposition claire au marxisme classique, au systémisme fonctionnaliste et au réductionnisme des théories individualistes, Tilly aura élaboré, en accord avec la tradition wébérienne, une solide conception interactionniste du social, qui constitue la trame de fond de la majorité de ses travaux et s’est trouvée réitérée durant les dernières années de sa vie (2005a, 2005b, 2006a, 2006b, 2008a). Cette posture ontologique, nous l’avons vu en dernier lieu, aura légué à la postérité une sociologie qui se révèle extrêmement sensible aux relations à double sens entre agence et structures, développant une solide perspective multicausale et multispatiale du changement social. Dans une certaine mesure, les travaux de Tilly forceront sociologues et politologues à opérer un virage majeur : en démontrant que l’investigation historique comparative et la sensibilité aux contextes micro et mésosociologiques sont en quelque sorte nécessaires à une compréhension plus fine des trajectoires différenciées du changement macrostructurel, Tilly aura été le précurseur le plus prolifique d’une nouvelle génération de chercheurs, qui envisagera de manière décomplexée les rapports multidisciplinaires entre l’histoire, la sociologie et la science politique.
Parties annexes
Note biographique
Candidat à la maîtrise en sociologie à l’Université du Québec à Montréal, Hubert Rioux s’intéresse principalement à la sociologie du nationalisme et aux théories de la mondialisation.
Notes
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[1]
Je remercie le Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH) et le Fonds québécois de recherche – Société et culture (FQRSC) de leur soutien financier, le professeur Frédérick Guillaume Dufour de son aide et sa confiance indispensables, ainsi que deux évaluateurs anonymes de la revue pour leurs commentaires constructifs.
-
[2]
Entrevue accordée par Tilly au philosophe des sciences Daniel Little le 16 décembre 2007 : (http://www.youtube.com/watch?v=TEFWsJlBP2o) consulté le 15 mars 2011.
-
[3]
Posture méthodologique consistant à poser une hypothèse a priori puis à rechercher a posteriori les faits/variables en mesure de confirmer ou d’infirmer cette hypothèse. La méthode hypothético-déductive s’oppose à l’inductivisme, qui procède en sens inverse, soit de l’observation des faits/variables à l’élaboration d’un constat ou d’une hypothèse générale.
-
[4]
Toutes les citations placées en retrait dont la source originale est anglaise sont des traductions libres.
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