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L’emploi du terme « présidentiable » en France est attesté depuis 1965[1] : la position émerge dans la vie politique française après la révision constitutionnelle de 1962 qui, sous l’impulsion du général de Gaulle, introduit l’élection au suffrage universel direct du président sous la Ve République[2].

Tout en écartant une approche essentialiste car cette étude s’inscrit dans une perspective interactionniste[3], une explicitation du terme « présidentiable », apparu en premier lieu dans le champ médiatique et dont il n’existe pas de définition juridique, reste nécessaire. Selon Jean Charlot, les présidentiables sont « des personnalités ayant, à la fois, une stature présidentielle objective – ne serait-ce que par leur expérience politique – et une chance réelle d’être élues »[4]. Comme le remarque Jean-Marie Denquin, « parmi les dirigeants politiques, certains – qui ne sont pas et ne seront peut-être jamais candidats effectifs à la présidence de la République – possèdent un poids politique, une envergure personnelle, un écho dans l’opinion qui peuvent les faire considérer sans absurdité comme des candidats potentiels » et cette désignation est obtenue par un précaire « consensus politico-médiatique »[5]. Le terme « présidentiable » est donc utilisé pour désigner un homme ou une femme politique considéré comme candidat potentiel à l’élection présidentielle, crédité de chances sérieuses de figurer au second tour et de l’emporter. On est alors dans l’ordre du possible, voire du probable[6], et il ne faut pas confondre la « présidentiabilité » avec la « présidentialité », qui, elle, renvoie à la candidature avérée[7].

Pour reprendre une distinction opérée par Frederick George Bailey, le nouveau mode d’élection, inauguré dans la pratique en 1965, qui est une « règle du jeu normative », a des conséquences sur « les règles du jeu pragmatiques » de sélection des candidats et l’émergence de la notion de « présidentiable » en est un exemple paradigmatique[8]. Partant du constat qu’il n’y a de présidentiabilité que publique et de présidentiable que médiatique, c’est, dans cet article, à l’importance des médias dans le processus d’émergence des présidentiables que nous nous intéresserons – les « médias » désignant la télévision, la radio, la presse écrite, Internet étant volontairement délaissé dans la mesure où ses contributeurs dépassent largement la catégorie professionnelle des journalistes ou des professionnels de la communication. D’une part, les médias sont l’incontournable lieu de publicisation de l’endossement de la présidentiabilité par un prétendant et de sa reconnaissance par ses pairs en politique ; mais, surtout, les reportages et les articles sur un prétendant, ses interviews, sa participation à des émissions politiques sont autant d’espaces où il peut se voir qualifier de « présidentiable » par les journalistes et les commentateurs (sondeurs, politistes). C’est ce deuxième aspect qui sera ici traité : les médias sont envisagés comme une source de labellisation[9].

L’étude de la présidentiabilité, comme la notion d’« éligibilité » mise en avant par Marc Abélès, permet d’analyser ce qui est donné comme une évidence en mettant au jour la constitution et l’entretien des ressources[10] constitutives de la légitimité politique, comprise comme la qualité de celui à qui on peut déléguer une responsabilité[11]. La problématique s’articule donc autour de l’importance des médias dans le processus de légitimation des présidentiables : si l’on considère la qualité de « présidentiable » comme une position dans le champ politique, il convient d’examiner comment elle est construite ; ainsi, s’ils sont des sources incontournables de labellisation, les médias « fabriquent-ils » pour autant les présidentiables[12] ? S’interroger sur la réalité de l’« investiture médiatique » des présidentiables revient à étudier la nature du processus de la labellisation médiatique : s’agit-il d’un processus de création, de sélection ou de consécration[13] ? L’hypothèse de départ est que les médias, qui constituent a priori un intermédiaire dans la publicisation du jeu politique en mettant en lumière l’offre concurrentielle, en deviennent en fait des acteurs à part entière : les présidentiables n’existeraient que dans et par l’interaction entre champ politique et champ médiatique. Dans cette interaction, l’importance des ressources médiatiques tendrait à s’accroître au détriment des ressources politiques. Nous apporterons un certain démenti à cette idée : il y a bien interaction entre les champs politique et médiatique, mais le cas de la légitimation des présidentiables démontre qu’elle consiste en un effet de circularité dans lequel le champ médiatique ne prime pas sur le champ politique ; au contraire, l’étude de la présidentiabilité permet d’affirmer la permanence des « fondamentaux politiques ».

À titre préliminaire, l’étude de la préparation de la campagne de l’élection de 1965, à travers l’exemple de Gaston Defferre, permettra de mieux comprendre comment, à partir de nouvelles règles juridiques en vigueur, la position et donc la notion de « présidentiable » naissent du travail conjoint d’un certain personnel politique et d’un organe de presse, en l’occurrence l’hebdomadaire L’Express. À partir de ce cas émergent les contours de ce qui semble bien constituer une intronisation médiatique : l’analyse de certaines trajectoires sur la période 2002-2007 tend à démontrer que les caractéristiques de la position de « présidentiable » qui se déterminent entre 1963 et 1965 se sont maintenues et même renforcées. Pour autant, cette affirmation doit être nuancée : en effet, l’étude du cas de Ségolène Royal et celle du processus de « délabellisation » des prétendants conduisent à affirmer la pérennité d’autres ressources, plus strictement politiques que la ressource médiatique[14]. Il apparaît donc que l’on doive parler d’une fonction de consécration des « présidentiables » par les médias plutôt que d’une fonction de création ou de sélection. Si la position de présidentiable émerge d’une interaction entre champs politique et médiatique, la part de ce dernier ne doit pas être surévaluée, mais plutôt replacée dans le temps long des trajectoires politiques des présidentiables.

Les médias et la précandidature de Gaston Defferre : l’émergence de la position de « présidentiable » (1963-1965)

L’étude de l’intervalle qui sépare la révision constitutionnelle de 1962 et la première échéance présidentielle de 1965 permet de constater que la notion de « présidentiable » naît de l’interaction entre la presse, un homme politique et ses soutiens. Alors que certains compétiteurs pressentis, comme Antoine Pinay et Pierre Mendès France, n’acceptent pas le nouveau mode de compétition[15], Gaston Defferre prépare, lui, sa candidature au croisement des partis, des clubs, de la presse, des sondages, contribuant à l’émergence d’une position nouvelle dans le champ politique français.

L’opération « Monsieur X »

En 1963, des rumeurs circulent sur une éventuelle anticipation de l’élection présidentielle et l’hebdomadaire L’Express met en scène la recherche d’un candidat de gauche pouvant rivaliser avec le général de Gaulle[16]. Georges Suffert, à la fois rédacteur en chef adjoint du magazine et membre actif du Club Jean Moulin qui a largement contribué à la promotion de l’élection présidentielle au suffrage universel direct, joue la courroie de transmission entre les deux[17]. Le 19 septembre 1963, L’Express lance ainsi l’opération « Monsieur X », expliquant qu’il existe un homme de gauche, moderne et proche du courant planificateur, « qui sera candidat à la présidence de la République face au général de Gaulle »[18]. Alors que Gaston Defferre signe l’éditorial du 26 septembre, les numéros des 3, 10 et 17 octobre consacrent de larges pages à ce « Monsieur X »[19].

La mise en scène est efficace : la presse ne parle que de ce mystérieux challenger et les noms de Jean Monnet, Pierre Mendès France, Gaston Defferre, Louis Armand, Maurice Faure sont évoqués. Mais, dès ce mois d’octobre, Le Canard Enchaîné, France-Observateur et Paris Match estiment qu’il s’agit de Gaston Defferre[20]. Le 24 octobre, L’Express s’interroge donc en une : « Defferre est-il Monsieur X ? » : après en avoir dressé un portrait louangeur, Jean Ferniot explique : « n’est candidat que celui qui a fait acte de candidature. M. Defferre ne l’a pas fait. Quand il le fera, s’il le fait, Monsieur X ce sera lui. » À la fin de l’année, l’intéressé, pressé par les commentateurs de la vie politique, ne peut plus retarder le moment de se déclarer[21] et livre une interview à visage découvert dans L’Express du 12 décembre, qui titre la semaine suivante : « Comment Defferre peut gagner ».

Quelles sont les propriétés politiques de Gaston Defferre qui font qu’il est perçu comme le mieux placé pour affronter le général de Gaulle ? Son intronisation médiatique comme meilleur candidat potentiel, qui découle des bons résultats qu’il obtient dans des enquêtes d’opinion commandées par le Club Jean Moulin, s’explique aussi par les ressources politiques dont il dispose[22]. Acceptant les règles du jeu de la Ve République, il a eu une influence déterminante sur le ralliement de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO) au nouveau régime en 1958 et il a été l’un des rares socialistes à entériner la révision de 1962. Ancien résistant, Européen convaincu, il a une envergure nationale : député de 1945 à 1958 et cinq fois ministre sous la IVe République, il a siégé au Sénat à partir de 1959, avant de retrouver son mandat de député en 1962 ; il devient alors président du groupe socialiste à l’Assemblée nationale. Il bénéficie d’une bonne implantation locale : il est maire de Marseille et dirige la puissante fédération SFIO des Bouches-du-Rhône. Homme d’expérience, il n’est pourtant pas associé à la IVe République, ni considéré comme un homme de parti.

Cette apparition d’un candidat potentiel pour l’élection présidentielle de 1965, générée par un club et un magazine, ne peut cependant faire l’économie des partis politiques : la SFIO s’interroge sur la pertinence de désigner Gaston Defferre comme candidat du parti à l’élection présidentielle ; le 13 décembre, le groupe socialiste à l’Assemblée nationale, qu’il préside, envisage de proposer son nom au comité directeur de la SFIO. Le 18 décembre, ce dernier se réunit donc pour évoquer l’opportunité de désigner un candidat : Gaston Defferre manifeste son intérêt, alors que Guy Mollet stigmatise « une opération de grande envergure » échappant au parti[23]. La SFIO entérine finalement le principe lors d’un congrès extraordinaire les 1er et 2 février 1964 et ce, toujours malgré l’opposition de Guy Mollet. Le Club des Jacobins de Charles Hernu, le Parti radical et François Mitterrand se rallient à cette idée. Le Parti communiste français (PCF) et le Parti socialiste unifié (PSU) font, eux, part de leur hostilité à l’encontre d’un candidat soupçonné de vouloir faire du gaullisme sans le général de Gaulle ; le 12 janvier 1964, Gaston Defferre exclut d’ailleurs, devant la fédération SFIO des Bouches-du-Rhône, tout pourparler avec le PCF et développe une conception active de la fonction présidentielle, écartant un retour aux pratiques des IIIe et IVe Républiques.

L’opération « Monsieur X », contribuant à légitimer l’idée d’une candidature de Gaston Defferre à l’élection présidentielle de 1965, est montée par L’Express avec le soutien du Club Jean Moulin[24], tous deux alliés à une minorité de socialistes réformateurs ; les partis ne font qu’acter ce qui a lieu largement en dehors d’eux, voire contre eux[25]. C’est ainsi que naît ce qui deviendra la position de « présidentiable » : les médias y jouent déjà un rôle central[26].

Les leçons de la précandidature Defferre : importance et limites des effets des médias dans la sélection des candidats à l’élection présidentielle

La précampagne de Gaston Defferre, qui s’appuie principalement sur les comités de soutien « Horizon 80 » composés pour une large part de planificateurs, est finalement un échec : la répugnance des clubs à s’engager directement en politique, les réticences des syndicats et les sondages d’opinion aux résultats peu encourageants[27] en ont raison ; mais c’est surtout au niveau partisan qu’achoppe cette précandidature : Gaston Defferre ne réussit pas à réunir les socialistes et le centre dans son projet de « grande fédération » en 1965 – la tentative d’ouverture au centre se heurte à de fortes résistances tant du côté de la SFIO que du Mouvement républicain populaire (MRP) – et doit alors se retirer de la compétition.

Que montre cependant cet épisode ? Il incarne la transition entre les pratiques de la IVe République et les nouvelles normes juridiques et pragmatiques : la précandidature Defferre contribue à l’émergence d’un nouveau profil pour ceux qui convoitent la présidence de la République, sous le signe d’une double rupture : rupture avec le profil du personnel politique de la IVe République – s’il s’agit parfois des mêmes personnes, il convient cependant de restructurer ses ressources (la nécessité de la compétence économique commence par exemple à s’imposer) – et rupture avec le général de Gaulle : on accepte la fonction présidentielle telle qu’elle est redéfinie sous la Ve République, mais on se démarque de celui qui l’incarne. Le principe de l’élection présidentielle au suffrage universel direct est intériorisé par une grande partie de la classe politique, même si certaines résistances perdurent[28].

Cette précandidature marque le recul de l’importance de l’enceinte parlementaire au profit de la légitimité de l’opinion publique exprimée par les sondages qui s’enracinent alors dans la vie politique française[29] et illustre la part prise par les organes de presse à l’intronisation des concurrents potentiels à l’élection présidentielle : la labellisation médiatique construit la position de « présidentiable ». Mais ce premier exemple montre aussi que l’investiture médiatique doit par ailleurs être entérinée par des ressources strictement politiques : si les partis passent d’abord provisoirement au second plan, l’appui d’un appareil partisan solide et fidèle apparaît finalement nécessaire et la place respective des partis et des clubs est donc réévaluée en faveur des premiers[30].

Relation aux partis et aux clubs, médias, sondages, mise en avant de l’expérience politique : cette précandidature participe à construire la position de présidentiable en définissant, parfois a contrario, ses principales composantes ; Gaston Defferre est un précurseur dont la modernité en matière de communication et les erreurs en matière de rassemblement partisan serviront de leçon aux hommes politiques tentés, après lui, par la compétition présidentielle. Après 1965, le développement concomitant des médias, des sondages, de la présidentiabilité et leur importance croissante dans la vie politique française renforce ce renouvellement des manières de mener les combats politiques et de s’imposer dans le champ politique[31].

Une étude de la période 2002-2007 montre que les principales caractéristiques de la position de « présidentiable » déterminées entre 1963 et 1965 sont toujours d’actualité et se sont même consolidées. Cela conduit à relativiser le paradigme du changement radical de la manière de mener les précampagnes et les campagnes, défendu par Thierry Vedel, au profit de celui d’une certaine continuité[32]. La question est de savoir dans quelle mesure la place première de l’investiture médiatique a évolué : la ressource médiatique concurrence-t-elle toujours les ressources politiques qui avaient finalement fait défaut à Gaston Defferre ?

Les cadres de la labellisation[33]

L’intérêt des journalistes français pour la concurrence que se livrent les hommes et les femmes politiques pour occuper les premières places est indéniable : ils dressent volontiers des listes de présidentiables et les articles sur ces derniers sont particulièrement nombreux, jusqu’à provoquer une saturation du champ médiatique. Mais cette « quotidienneté politique » est « plus difficile d’accès »[34] qu’il n’y paraît au premier regard. Comment la labellisation des présidentiables par les journalistes s’effectue-t-elle ? Les exemples tirés de la presse écrite et de la télévision[35] ainsi que les ouvrages publiés par les journalistes durant la période 2002-2007 illustreront l’intronisation médiatique. L’importance des sondages dans ce processus doit préalablement être soulignée.

L’interdépendance entre médias et sondages dans le processus de légitimation des présidentiables

Diffusés par les médias, interprétés par les journalistes, les sondeurs, les commentateurs politiques, les politistes et les hommes et les femmes politiques eux-mêmes, les sondages contribuent à la labellisation des présidentiables. Sur ce point, les analyses de Patrick Champagne sont éclairantes[36] : l’intérêt n’est pas de savoir si leur réalisation, leur présentation, leur analyse sont pertinentes ou non, mais comment ils participent à la construction de la présidentiabilité d’un personnage politique et concomitamment à l’élaboration de la notion de « présidentiable ». La plupart du temps, les journalistes emploient ce terme en s’appuyant sur les résultats de sondages. Mais il y a une interdépendance entre l’écriture de la présidentiabilité et les sondages et non une dépendance des journalistes à l’égard de ces derniers, car les sondages ne testent que les personnalités politiques qui bénéficient déjà d’une visibilité politico-médiatique ; celle-ci constitue donc une explication d’éventuelles bonnes performances dans les enquêtes d’opinion[37]. On sait de plus que les médias font partie des commanditaires potentiels d’un sondage politique : la mise en forme des questions donne lieu à un compromis entre l’effet recherché par le commanditaire (par exemple la confirmation de la ligne éditoriale) et les techniques du sondeur. Si l’intérêt principal est que les résultats soient dignes de publication, cette dernière n’est pas automatique et dans tous les cas rarement complète.

Quelle incidence ces pratiques ont-elles sur la présidentiabilité ? Les éléments mis en avant par la littérature sur les sondages d’opinion sont essentiels pour la comprendre. Premièrement, la formulation des questions n’est jamais neutre. Derrière leur variété, on peut distinguer deux catégories : la première consiste à recueillir l’avis des sondés pour établir la cote de popularité, d’avenir ou de potentiel présidentiel des différentes personnalités sélectionnées ; la seconde donne le choix entre différents noms pour déterminer qui ferait le meilleur candidat d’un parti, d’un camp politique, le meilleur président de la République, ou pour établir les intentions de vote au premier ou au second tour de l’élection présidentielle. Ces questions contribuent à la construction de l’objet qu’elles sont censées étudier, car, en mettant encore davantage en évidence des personnalités politiques, les sondages participent à leur intronisation : ils induisent donc « des effets dans la perception de la vie politique »[38]. Dans un sondage d’intention de vote, par exemple, un prétendant gagne une crédibilité de présidentiable quand il figure dans les configurations de second tour : à partir de janvier 2006, l’hypothèse d’une confrontation entre Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal est régulièrement proposée, renforçant ainsi leur position dans leur parti respectif.

Deuxièmement, des sondages sur le même objet sont fréquemment réalisés et publiés dans la même séquence temporelle. Cette concordance est censée refléter l’importance de la poussée politique d’un prétendant, mais en fait elle la crée autant qu’elle l’atteste. La labellisation de Ségolène Royal l’illustre bien. Après qu’elle ait déclaré ses propres ambitions en septembre 2005 dans le quotidien Le Monde et l’hebdomadaire Paris Match[39], l’idée de sa candidature commence à être testée. En janvier 2006, une vague de sondages s’y rapportant sont par exemple commandés et publiés dans des magazines féminins, ce qui représente un phénomène nouveau et montre l’intérêt provoqué par une candidature féminine crédible : Gala (25 janvier 2006) qualifie ainsi Ségolène Royal de « femme politique préférée des Français » et Elle (23 janvier 2006) lui consacre sa couverture. Les formulations retenues engendrent un point de vue positif sur la candidature de la prétendante socialiste (« Êtes-vous favorable ou opposé au fait qu’une femme soit élue présidente de la République ? ») et s’affinent en passant de l’hypothèse de sa candidature à l’analyse des raisons d’un vote en sa faveur. Si sa progression dans les sondages durant l’automne 2005 et l’hiver 2006 est incontestable, des biais sont donc introduits : l’institut Ipsos explique ainsi en janvier 2006 qu’avec « 57 % […], Ségolène Royal prend […] la tête du potentiel électoral présidentiel, et 12 % des Français sont décidés à voter pour elle de façon certaine ». Or, à ce moment, les candidatures définitives ne sont pas déterminées et celle de Ségolène Royal n’est qu’une hypothèse ; donner à une question, qui n’est qu’une hypothèse, une réponse exprimée sous la forme d’une certitude contribue à construire l’idée qu’il existe des présidentiables et qu’elle en fait partie.

Enfin, la publication des sondages est généralement assortie des commentaires d’un sondeur, d’un journaliste, d’un politiste (qui apporte alors une caution scientifique) participant également à la construction de la présidentiabilité par l’interprétation parfois extensive des questions et des réponses, bien que de nombreuses mises en garde soient faites par la plupart de leurs pairs contre un abus d’interprétation. Par exemple, si les indices de popularité ne sont pas une preuve de stature présidentielle, le lien est de temps en temps établi, comme en témoigne l’exemple de Jack Lang : sa très bonne tenue dans les sondages de popularité permet, dans le numéro de Libération du 6 décembre 2004, son intronisation comme présidentiable.

De bons résultats dans les sondages donnent ainsi une visibilité accrue à un petit nombre de personnalités politiques qui bénéficient d’un « phénomène de best-sellerisation »[40]. Les sondages participent apparemment à la sélection des présidentiables, dans une relation particulièrement étroite d’interdépendance avec la sphère journalistique. Il s’agit maintenant de s’intéresser à la labellisation des présidentiables par cette dernière.

Les médias, espace de qualification incontournable des « présidentiables »

Dans une conception idéale du journalisme, celui-ci est totalement neutre : le professionnel est le « passeur » d’une information objective préexistante[41]. Cette idée doit être largement interrogée car, dans le cas de la présidentiabilité, les médias apparaissent plutôt comme une instance centrale de la labellisation. Il n’existe de présidentiabilité que publique et c’est dans l’espace médiatique qu’elle est déterminée. La qualification de « présidentiable » qu’ils accordent ou non aux prétendants fait des médias des acteurs de la labellisation, les émissions politiques étant les lieux privilégiés de cet adoubement.

Les journalistes, quand ils qualifient un prétendant de « présidentiable », peuvent le faire de manière directe et explicite : « François Hollande a de bonnes chances de devenir président de la République en 2007. En tout cas, sauf grave imprévu, il est assuré d’être le candidat du Parti socialiste et, à travers lui, de la gauche au second tour de l’élection présidentielle », lit-on dans Le Monde 2, tandis que le présentateur du « Journal de 20 heures » sur France 2, David Pujadas, dit de Laurent Fabius, le 29 mars 2004, qu’il est « présidentiable ». L’intronisation est parfois plus indirecte, par exemple avec la mention de l’ambition du prétendant, et peut même être dans ce cas implicite (une journaliste de L’Express, en montrant l’efficacité de Jack Lang dans sa circonscription, sous-entend qu’il souhaite faire de même au niveau national), voire hypothétique : il est alors question de « présidentiable potentiel ». Le ton peut même se faire ironique : un portrait du quotidien Libération met en parallèle le hobby de François Bayrou et son ambition présidentielle : « Éleveur de chevaux de course », il « concourt en Aquitaine pour les élections régionales, et vers un horizon élyséen » – le genre du portrait, qu’il soit simple ou croisé, constitue un support classique de légitimation comme présidentiable[42].

Les interviews dans la presse écrite et les invitations dans les journaux ou les émissions politiques de la radio et de la télévision[43] ne constituent pas des espaces réservés aux prétendants, mais ceux-ci y ont un accès privilégié et facilité par rapport au reste du personnel politique. Un passage à « France Europe Express », à « Cent minutes pour convaincre ou à « À vous de juger »[44] compte pour qui prétend convoiter un jour la fonction présidentielle. Sans égaler la réputation et la durée à l’antenne de « L’Heure de Vérité », créée en 1982 et considérée comme un passage obligé pour celui qui nourrit des ambitions présidentielles dans les années 1980[45], l’émission politique occupe toujours une place très importante dans les représentations du personnel politique, des journalistes[46], des politistes, parce qu’elle s’impose comme le lieu médiatique réunissant les hommes d’État et ceux destinés à le devenir : elle offre l’opportunité d’un saut qualitatif dans la trajectoire. Ces invitations aux émissions politiques comptent aussi par l’effet de « redondance décalée » : bénéficiant de reprises dans les différents supports médiatiques, elles représentent une ressource importante en termes de visibilité, ce qui explique le fort investissement dont elles font l’objet[47].

Ce « rebondissement d’un média à l’autre »[48] est désormais renforcé par la variété des formats dans lesquels intervient le personnel politique. Les émissions de divertissement reçoivent de plus en plus d’invités politiques qui les apprécient dans la mesure où le taux d’audience est plus élevé que pour les émissions politiques et où elles peuvent contribuer à donner d’eux une image sympathique[49]. Mais, hormis Jack Lang, les prétendants n’acceptent pas systématiquement d’y intervenir, certains refusant de se prêter au jeu ou affichant une préférence exclusive pour un titre et un présentateur. Ces formats sont-ils labellisateurs ? Dans les émissions qui s’en tiennent au noyau dur du genre (les jeux, les variétés, l’humour), la question de la présidentiabilité n’est pas abordée ; dans celles qui sont principalement traversées par une promesse de divertissement mais secondairement par une promesse d’information[50], une place est faite à des entretiens en tête-à-tête ou en coprésence qui laissent la possibilité de développer un message verbal informatif et il y a au contraire une obsession pour la compétition engendrée par l’élection présidentielle : l’invité politique se voit toujours poser la question de cette échéance. Mais ces émissions sont moins « labellisatrices » que les émissions plus « classiques », car la parole des présentateurs est moins légitimante que l’expertise des journalistes politiques. Une labellisation peut cependant émerger de l’interaction entre les différents invités quand elle bénéficie d’une forte redondance médiatique, comme l’échange entre Jamel Debbouze et Ségolène Royal au « Grand journal » sur Canal + le 11 avril 2006, largement repris et commenté par la presse nationale, par exemple dans Le Monde :

—Jamel Debbouze : Mais vous vous présentez aux élections présidentielles ? Parce que nous on sait pas finalement…
—Ségolène Royal : C’est au mois de septembre qu’on va décider.
—JD : Mais dites-le nous, on est entre nous, y a personne qui regarde.
—SR : Si ça reste comme ça probablement, oui.
—JD : Elle a dit oui !

Cependant, l’intensité de la reprise médiatique dont a bénéficié ce moment n’est pas encore caractéristique des émissions de divertissement. Il semble plus judicieux de les considérer comme attestant la présidentiabilité et la renforçant que comme véritablement labellisatrices.

Les prestations télévisées sont créditées d’une grande importance dans la labellisation des présidentiables. Mais les ouvrages politiques publiés par les journalistes sont également incontournables dans ce processus d’intronisation médiatique.

Les ouvrages publiés par les journalistes, une accréditation « noble » de présidentiabilité pour les prétendants

Deux catégories d’ouvrages publiés par les journalistes traitent plus particulièrement de la présidentiabilité, la biographie et le catalogue de portraits[51], qui contribuent à la légitimation d’un homme ou d’une femme politique comme « présidentiable ». C’est dans les années 1960 que se développent ces deux genres : accompagnant l’introduction du suffrage universel direct pour l’élection présidentielle et le changement des règles de sélection des candidats qui en découle, ils s’enracinent dans le paysage éditorial en même temps que la notion de « présidentiable » dans le champ politique[52].

Avec Brigitte Gaïti, on peut relever que les biographies écrites par des journalistes ont pour sujet des « hommes politiques déjà distingués ou qui pourraient l’être » encore plus[53], ce qui relativise alors le travail de labellisation effectué dans ces ouvrages. Les commandes de biographies par un prétendant restent plutôt rares et l’initiative vient très généralement des auteurs eux-mêmes, mais elle suit de quelques semaines ou quelques mois la labellisation strictement médiatique et là encore les résultats des sondages sont déterminants pour inciter à la publication[54]. Dans un effet de cercle, les auteurs de ces biographies commentent la labellisation des prétendants par les médias, généralement sans relever qu’ils sont en train de procéder à son renforcement. Le nombre de biographies sur une personnalité politique augmente avec ses chances supposées d’accéder un jour à la présidence de la République : plus les biographies sont nombreuses, plus la présidentiabilité est attestée et renforcée ; Ségolène Royal suscite ainsi une dizaine de publications en 2006. A contrario, leur absence ou leur faible nombre, signe d’une moindre reconnaissance ou d’un intérêt limité, est interprété comme une faille : Dominique Strauss-Kahn est le sujet d’une seule biographie, ce qui constitue, selon l’analyse faite par certains de ses collaborateurs, une faiblesse dans ses ressources politiques[55], dans la mesure où le genre permet de suggérer ou d’accréditer l’idée que le sujet a une destinée présidentielle[56]. Ces biographies représentent un bénéfice en termes de visibilité, car la presse en fait des comptes-rendus et publie à cette occasion des portraits : en 2004, une biographie de Nicolas Sarkozy se voit accorder deux pages dans Le Figaro Magazine et une chronique dans Le Monde[57]. Les publications qui ne sont pas « contrôlées » ou qui s’avèrent critiques peuvent cependant se révéler d’une gestion difficile pour le prétendant : Jack Lang en fait l’expérience dans un ouvrage qui donne de lui une image de traître potentiel vis-à-vis de son camp politique[58].

Le catalogue de portraits porte principalement sur les candidats potentiels à l’élection présidentielle à venir, mais aussi parfois plus largement sur des hommes et des femmes politiques qui occupent ou dont on présume qu’ils occuperont un jour une position importante. Établir une liste de présidentiables revient à confirmer l’intronisation de ceux qui y figurent et à exclure du « club » ceux dont le nom est absent. Dans le catalogue de portraits, quelques pages rappellent généralement, de manière plus au moins développée, les origines familiales des portraiturés, leurs études, leur entrée en politique et, surtout, les fonctions ministérielles occupées et l’importance de leurs ressources partisanes. Les anecdotes censées éclairer la personnalité de personne politique y trouvent une place de choix. Quand ils sont l’oeuvre de l’élite journalistique, les catalogues de portraits bénéficient d’une forte couverture médiatique. C’est le cas de l’ouvrage d’Alain Duhamel, Les prétendants 2007[59] : quinze hommes et femmes politiques y figurent, mais l’exclusion de Ségolène Royal de la liste donne lieu à de vives critiques sur la pertinence de l’exercice et de son auteur, ce qui montre que ces publications sont l’objet d’une lutte de pouvoir au sein de champ journalistique lui-même[60]. Car si ces livres, destinés à un large public, sont considérés comme une ressource politique par les prétendants puisqu’ils renforcent leur notoriété et attestent leur présidentiabilité, ils représentent aussi pour leurs auteurs une tentative de « jouer à leur niveau un rôle de prophètes ou tout au moins de s’assurer […] un pouvoir sur le jeu politique »[61]. Ils constituent donc un rite médiatique dont certains journalistes se font une spécialité : il n’est pas seulement question de faire le compte des présidentiables, mais de s’affirmer comme comptant dans le champ médiatique, voire dans le champ politique[62].

La labellisation des présidentiables par le champ médiatique est donc à la fois indéniable et complexe. Lieu public de qualification pour la position, les médias sont un acteur à part entière de cette labellisation. Dans leurs relations d’interdépendance avec les sondages, ils paraissent créer les présidentiables. Peut-on pour autant parler d’une primauté du champ médiatique sur le champ politique ? Il apparaît plutôt qu’un choix est opéré en amont : les sondages testent des personnalités politiques déterminées et les biographies politiques sont l’illustration d’une production éditoriale ciblée qui tient compte, en fait, des rapports de force politiques.

Les médias créent-ils, sélectionnent-ils les présidentiables ou ne font-ils qu’entériner un choix effectué en amont par le champ politique ? Dans ce dernier cas, ils seraient une instance de consécration et c’est cette hypothèse que tendent à confirmer l’analyse du cas de Ségolène Royal et celle du processus de délabellisation.

La primauté du champ politique sur le champ médiatique dans le processus de labellisation : invariant ou remise en cause ?

La contribution du champ médiatique à l’intronisation des présidentiables est indiscutable, mais constitue-t-il une instance de création, de sélection ou de consécration ? Dans cette dernière configuration, il représenterait alors plutôt une instance venant confirmer, légitimer d’autres ressources.

Les médias, instance de création, de sélection ou de consécration des présidentiables ?

Le rapport des journalistes à la labellisation des présidentiables n’est pas univoque et si certains revendiquent la fonction d’intronisation, sous la forme de la sélection plutôt que de la création, d’autres la dénient. Les prises de position antagonistes des intéressés sur leur métier l’illustrent. Paul Quinio, de Libération, estime qu’il n’est qu’un « miroir » et non un « acteur » de la vie politique[63]. Pascale Sauvage, du Figaro, relève que la compétition entre prétendants étant réputée fournir des titres accrocheurs, le label de « présidentiable » est largement distribué ; le plein, voire le trop-plein, entretient le suspense, ce qui est vendeur : les prétendants cherchent à faire dire aux journalistes « qu’ils sont candidats sans le dire eux-mêmes. Et on le fait volontiers » puisqu’« on est là pour parler d’eux », explique-t-elle[64]. Dans cette perspective, les nombreuses couvertures dont Ségolène Royal est le sujet (le 6 avril 2006 par exemple, elle est en une des hebdomadaires Paris Match, Le Nouvel Observateur, VSD, Le Point et en pages intérieures de L’Express) répondent aussi à un impératif commercial. Les journalistes de télévision affirment eux plus explicitement la fonction d’intronisation : Anne Sinclair insiste sur le pouvoir de choix des journalistes et François-Henri de Virieu, forgeant le néologisme « médiacratie », déclare opérer une sélection du personnel politique et donc des présidentiables[65]. Si les travaux de Dominique Wolton poussent à conclure que le triptyque formé par les journalistes, les hommes et les femmes politiques et l’opinion publique est bien dominé par les premiers[66], le processus de labellisation est pourtant plus complexe.

Les analyses d’Éric Darras montrent que la légitimité médiatique vient a posteriori de la légitimité politique : si les invités des émissions politiques y sont présents de manière récurrente, c’est parce que l’« espace politique télévisuel est réservé non à des hommes mais aux positions politiques qu’ils occupent », c’est-à-dire aux « plus prestigieuses du champ politique »[67]. Finalement, la télévision est « très respectueuse de la hiérarchie indigène du champ politique. Les invités politiques de la télévision ne sont pas des leaders politiques parce qu’ils sont médiatiques, mais ils sont médiatisés parce qu’ils sont déjà des leaders politiques consacrés »[68]. C’est donc le champ politique qui domine le champ médiatique. Il ne s’agit pas de minorer l’importance que revêt la communication, le fait d’apparaître et de (bien) passer dans les médias, mais d’insister sur l’interaction entre les ressources médiatiques et politiques plutôt que sur la domination des premières[69].

Dans la mesure où elle est l’expression plutôt que la production d’une position, la présence médiatique fait plus figure de rite d’institution que de passage[70] : les journalistes n’ont pas le pouvoir d’introniser un présidentiable si celui-ci ne dispose pas en amont d’un capital politique ad hoc. Ils constituent plutôt une instance de confirmation, ils ne créent pas et ne sélectionnent pas les présidentiables, mais ils les légitiment en leur donnant une visibilité, condition sine qua non de leur existence. Une grande interview, un long portrait, une prestation réussie contribuent à crédibiliser un prétendant en entérinant la sélection opérée par le champ politique. Pour reprendre l’expression de Philippe J. Maarek, il s’agit alors d’une « légitimation institutionnelle »[71] de la position occupée, c’est-à-dire d’une reconnaissance indispensable. La télévision est désormais particulièrement importante : la seule information du passage du prétendant dans telle ou telle émission peut suffire à lui conférer cette légitimation, quand bien même la prestation ne serait pas regardée par une large part de téléspectateurs. Les chiffres d’audience générés constituent aussi cependant un capital politique car leur commentaire, au lendemain de la diffusion d’une émission, montrent qu’ils sont censés attester l’intérêt porté à un personnage politique et, par extension, à sa présidentiabilité : les chiffres d’audience du passage de Dominique de Villepin à « 100 minutes pour convaincre » le 27 janvier 2005 sont comparés avec ceux obtenus par Nicolas Sarkozy à la même émission et sont commentés par les journalistes comme étant en sa défaveur[72]. Confirmant les analyses de Pierre Bourdieu sur la labellisation en général, la labellisation médiatique des présidentiables est ainsi bien un rituel ayant une fonction politique en tant que rite de « consécration » et de « légitimation » des prétendants[73] et rite « d’institution » du rôle afférent. Le rôle des médias est limité à la valorisation d’un capital politique déjà acquis.

Le processus de légitimation médiatique est bien réel, mais s’inscrit en fait dans un préexistant politique et se superpose à lui. Alors que la trajectoire de Ségolène Royal entre 2005 et 2007 semble a priori paradigmatique de la prévalence des médias et des sondages dans la labellisation des présidentiables, son analyse plus approfondie permet justement de relativiser cette idée et de démontrer que les ressources politiques traditionnelles restent incontournables. Cela mène à nous intéresser au cas inverse de délégitimation des présidentiables : le processus de délabellisation témoigne aussi que la ressource médiatique ne peut être suffisante dans l’acquisition et la conservation du statut de présidentiable.

Ressources médiatiques versus ressources politiques : une fausse opposition ? Le cas de Ségolène Royal

L’exemple de Ségolène Royal est problématique : elle semble user de ressources essentiellement médiatiques, mais l’étude de sa stratégie conduit à nuancer ce constat. Si les médias et les sondages occupent une place primordiale dans sa labellisation, il convient de ne pas négliger l’importance des ressources politiques. Ce qui est intéressant, c’est qu’on assiste à un renversement du schéma traditionnel, la ressource médiatique étant essentiellement tendue vers l’acquisition des ressources politiques et non plus l’inverse.

Ségolène Royal s’impose dans le cercle des présidentiables à partir de l’automne 2005[74]. À l’instar de Raymond Barre entre 1984 et 1988, Jacques Delors au début des années 1990 et Édouard Balladur entre 1993 et 1995, sa présidentiabilité repose avant tout sur les résultats encourageants des sondages et la couverture médiatique importante dont elle bénéficie, alors que le rapport au parti reste distancié ; mais à la différence des trois précités, les journalistes remarquent qu’elle ne s’appuie pas sur une expérience primo-ministérielle ou ministérielle à un portefeuille important[75]. La labellisation médiatique est par ailleurs extrêmement rapide : le jour de sa revendication du statut de présidentiable dans son entretien à Paris Match, le présentateur du « Journal de 20 heures » sur France 2 remarque que le Parti socialiste (PS) compte une candidate nouvelle « et pas n’importe laquelle ». Les réactions des autres prétendants socialistes sont aussi violentes que la reconnaissance médiatique est immédiate et ne font que renforcer la visibilité de l’intéressée[76]. La concordance des sondages réalisés par différents instituts dans la même séquence temporelle, leur reprise médiatique[77] et les nombreuses couvertures qui lui sont consacrées ne sont-elles pas l’illustration que la présidentiabilité de Ségolène Royal est fabriquée par les médias et qu’il y a un primat du champ médiatique sur le champ politique dans ce processus ? Cette idée est en fait fortement à nuancer. Si ce phénomène de la labellisation médiatique apparaît d’abord d’une intensité exceptionnelle, il n’est finalement pas sans rappeler l’intronisation de Gaston Defferre comme meilleur candidat potentiel contre le général de Gaulle. Surtout, si Ségolène Royal ne dispose pas de toutes les ressources politiques habituelles du profil de « présidentiable » – la maîtrise d’un parti et une expérience primo-ministérielle ou ministérielle à un portefeuille important –, elle opère une gestion, voire une reconversion stratégique de celles qu’elle détient[78].

Premièrement et de manière classique pour un prétendant, elle s’appuie sur un ancrage local qui apporte, paradoxalement, une plus-value en termes de visibilité et de légitimité nationales : cet enracinement, par le biais des mandats locaux, permet de montrer ses compétences tout en contribuant à la construction de son identité politique. La députation – Ségolène Royal est élue, dans une circonscription des Deux-Sèvres, à l’Assemblée nationale en 1988, 1993, 1997, 2002[79] – participe aussi de la construction d’un fief. Sur ce point, elle ne déroge donc pas au profil du présidentiable, mais transforme, la première, la présidence de la région Poitou-Charentes, qu’elle occupe depuis 2004, en instrument pour illustrer ses compétences et la cohérence de son action politique – le mandat de maire est à cet égard une ressource plus commune[80]. Deuxièmement, si les portefeuilles ministériels qu’elle a occupés sont peu prestigieux et insuffisants pour prouver sa faculté à diriger le pays, elle convertit cette faiblesse en ressource en en faisant un gage de sa proximité et de sa compréhension des préoccupations quotidiennes des Français. Ségolène Royal possède donc des ressources politiques (un ancrage local et une expérience ministérielle) non négligeables qui sont largement utilisées dans la construction de sa position.

Surtout, alors que l’absence de la ressource partisane a été beaucoup soulignée[81], son intronisation médiatique et son endossement du rôle de « présidentiable » sont rapidement suivis – ils les suscitent indubitablement – des ralliements de cadres du parti et d’une large partie des militants. Cela vient renforcer sa présidentiabilité : sans eux, elle n’aurait pas perduré. Il est erroné de dire que Ségolène Royal contourne le parti, puisque, au contraire, c’est en conquérant la base que le mouvement gagne, comme par capillarité, les cadres. Les comités « Désirs d’avenir », créés en février 2006, sont organisés pour structurer la nébuleuse autour d’elle en s’appuyant sur Internet et la mise en place de débats participatifs ; ils bénéficient d’une large couverture médiatique et dans un effet de cercle ils contribuent à renforcer sa présidentiabilité et à conquérir le soutien d’une majorité du parti. En 2005 et en 2006, la ressource médiatique sert donc à s’allier la base militante, ce qui conduit à l’obtention du soutien des cadres. La périodisation de la labellisation de Ségolène Royal fait apparaître que la ressource médiatique est mise au service du renforcement, voire de l’acquisition, des ressources politiques.

La primauté du champ politique sur le champ médiatique semble dans un premier temps être mise à mal par l’exemple de Ségolène Royal ; mais ce dernier ne signifie pas, finalement, l’amorce d’une redéfinition des règles pragmatiques concernant les présidentiables puisqu’il démontre paradoxalement que l’intronisation médiatique ne vaut que parce qu’elle permet, et est renforcée par, l’acquisition de ressources strictement politiques, en particulier la ressource partisane, extrêmement importantes pour la poursuite du jeu. Les sondages et les médias permettent à Ségolène Royal d’imposer l’idée de sa présidentiabilité à l’intérieur et à l’extérieur du parti, rendant ainsi possible sa victoire dans la compétition intra-partisane. Leur importance dans l’acquisition de l’identité « présidentiable » est réelle, mais relative dans la mesure où ils entrent en interaction avec la ressource partisane, qu’aucun prétendant ne peut négliger bien qu’elle soit, elle aussi, d’une valeur relative. L’échec de la candidate socialiste à l’élection présidentielle de mai 2007 l’amènera d’ailleurs à redéfinir sa stratégie dans le cadre d’une gestion classique des ressources politiques, puisqu’elle envisage ensuite de concourir pour le poste de premier secrétaire du PS. Ainsi, même dans le cas où la ressource médiatique semble jouir d’une primauté temporelle, elle ne peut en fait intervenir qu’a posteriori d’un minimum requis de ressources politiques qu’elle contribue à renforcer.

Nécessaire, mais insuffisante, la labellisation médiatique montre que la catégorie « présidentiable » est le fruit d’interactions au sein desquelles émerge un véritable rôle politique. L’analyse du phénomène inverse de délabellisation confirme cette circularité du processus.

La nécessité de ressources politiques pérennes : l’exemple de la « délabellisation »

Le cas de Ségolène Royal montre que le champ médiatique ne peut pas procéder à l’intronisation des présidentiables en étant fermé sur lui-même. Les rares tentatives de passer outre l’examen des rapports de force politiques sont d’ailleurs vouées à l’échec. Les prétendants rapidement intronisés par les médias, mais ne disposant pas de mandats électoraux ou de ressources partisanes solides, sont vite confrontés à des difficultés qui les empêchent de s’inscrire durablement dans le cercle des présidentiables (on pourrait parler à leur propos de « présidentiables-éclairs »)[82] : ce déficit dans le capital politique représente un « stigmate », pour reprendre la terminologie d’Erving Goffmann, dans la mesure où il constitue un attribut, ou plutôt ici l’absence d’un attribut, qui les disqualifie dans le jeu d’interactions constitutif du champ politique. Cette absence est un écart par rapport aux attentes normatives liées à l’identité de « présidentiable ».

Dominique de Villepin en constitue un exemple : nommé premier ministre le 31 mai 2005, son intronisation comme « présidentiable » date d’octobre 2005. Depuis le mois de septembre, les sondages font état de sa progression rapide et les photos de son bain de mer à La Baule, lors de l’université d’été de l’Union pour un mouvement populaire (UMP), sont abondamment commentées tant elles contrastent avec le visage alors renfrogné du présidentiable par excellence, Nicolas Sarkozy[83]. Mais la délabellisation est aussi rapide que l’intronisation : les sondeurs et les journalistes soulignent que la crise au sujet du « contrat première embauche » (CPE), s’ajoutant à la difficile gestion du chikungunya à la Réunion et du désamiantage du Clemenceau, et suivie de l’affaire Clearstream, fragilise la position du premier ministre dans l’opinion publique[84] ; n’étant pas élu, Dominique de Villepin ne peut effectuer de repli tactique en valorisant son ancrage local, son expérience de terrain et cette absence de mandat ne favorise pas la constitution de réseaux de soutien au sein de la majorité. L’intronisation médiatique se transforme donc rapidement en délabellisation quand les ressources politiques viennent à manquer ou ne sont pas assurées, ce qui montre l’importance de ces dernières et souligne l’interaction entre les champs politique et médiatique : cette délégitimation médiatique peut trouver ses causes dans les résultats défavorables des sondages ou intervenir après une prestation médiatique ratée, mais elle a plus généralement des causes politiques tels les échecs électoraux, l’affaiblissement de la position au sein du parti ou de son camp politique. La délabellisation conduit logiquement le prétendant à renoncer à la présidentiabilité : Dominique de Villepin en prend acte en multipliant les déclarations sur son absence d’ambition présidentielle[85]. Cependant, de mauvais scores dans les sondages et des commentaires négatifs dans les médias ne font pas systématiquement renoncer le prétendant, dans la mesure où il ne s’appuie pas uniquement sur ce type de ressources pour obtenir et entretenir sa labellisation : Jacques Chirac, mis à mal par les sondages en 1994, valorise la ressource partisane et son expérience des hautes fonctions politiques et n’est pas obligé, fort de ce capital, de renoncer à concourir à l’élection présidentielle.

L’interaction entre le champ politique et le champ médiatique, avec la prépondérance du premier sur le second, est telle qu’une fluctuation des ressources politiques peut mener immédiatement à la remise en cause de la légitimation médiatique. L’intronisation par les journalistes est, pour cette raison, caractérisée par la volatilité. Durant la séquence 2002-2006, face à des sondages qui lui sont continuellement peu favorables, François Hollande fait alternativement l’objet de portraits flatteurs ou plus nuancés sur sa stature présidentielle. Présenté comme un présidentiable potentiel[86], le premier secrétaire du Parti socialiste (PS) obtient son intronisation médiatique après avoir réussi le congrès de Dijon en 2003 et conduit trois campagnes socialistes victorieuses (aux élections régionales, cantonales et européennes en 2004), même si quelques doutes subsistent[87]. En décembre 2004, le « oui » qu’il défend l’emporte lors d’un référendum interne au PS sur le Traité constitutionnel européen (TCE) : déjà qualifié de « présidentiable » pendant la campagne interne, cette nouvelle victoire marque encore un saut qualitatif de sa trajectoire, sans lever toutes les hésitations[88]. Le succès du « non » au référendum national sur le TCE le 29 mai 2005 remet en question sa présidentiabilité[89]. La synthèse réussie au Congrès du Mans en novembre 2005 lui donne quelques ressources pour entretenir l’idée de sa participation à la compétition, mais l’émergence de Ségolène Royal le pousse à en annoncer son retrait en septembre 2006. Son absence d’expérience gouvernementale et son refus de structurer ses réseaux pèsent sur son capital politique, l’empêchant d’obtenir une légitimité médiatique suffisante qui serait venue à son tour renforcer ses ressources politiques.

Dans les cas présentés, les rapports de force politiques, en perpétuel ajustement, expliquent la délégitimation et la volatilité médiatiques, entérinant ainsi le primat du champ politique, ce qui confirme la nécessité de réévaluer, pour la nuancer, la part des médias dans le processus de légitimation des présidentiables.

Les médias ne créent pas et ne sélectionnent pas les présidentiables, mais ils participent à leur légitimation. Dans leur interaction, la primauté du champ politique sur le champ médiatique, qu’on aurait pu croire remise en cause par l’importance et le développement croissants des médias, n’est pas bouleversée.

Conclusion

Les médias fabriquent-ils les présidentiables ? L’étude de l’émergence de la notion de « présidentiable » montre d’abord que la règle constitutionnelle n’est pas à elle seule « un principe d’explication pertinent des conduites des acteurs politiques »[90] : la présidentiabilité naît de ce que ces derniers, hommes et femmes politiques, journalistes, commentateurs, font de cette règle de droit. Recherchant la simplicité et la lisibilité du jeu politique, ils co-construisent la notion et la position de « présidentiable », car les actes et les propos des prétendants et des présidentiables « font l’objet d’une exégèse permanente qui, sous l’apparence de l’objectiver, participe de l’objet, et contribue à la représentation »[91]. Objectivée, c’est-à-dire soumise à une normalisation qui fait croire à son caractère naturel, la présidentiabilité devient un rôle qui n’existe toujours que dans l’interaction entre champ politique et champ médiatique.

Bien réelle, la fonction d’intronisation des présidentiables par les médias, sans lesquels la notion n’existerait pas, est cependant à relativiser : si cette légitimation est indispensable, il s’agit d’une consécration et non d’une création ou d’une sélection. Les journalistes, dans l’interdépendance entre l’écriture et les sondages, ne « fabriquent » pas les présidentiables, dans la mesure où interviennent d’autres ressources plus strictement politiques : la reconnaissance des pairs en politique, la détention d’une expérience institutionnelle de haut niveau, un soutien partisan ont été et restent des réquisits à la construction d’un statut pérenne. Faute de ces éléments, certains prétendants ne sont que des « présidentiables éclairs » incapables de s’inscrire avec stabilité dans une position qui n’est en définitive jamais acquise, mais toujours à entretenir. La labellisation médiatique amplifie et confirme plutôt qu’elle ne crée. Si le sacre du présidentiable peut être rapidement remis en question, la réussite d’une trajectoire orientée vers la présidence de la République s’inscrit, elle, dans un temps long caractérisé par l’accumulation et la restructuration des ressources politiques.

Sans aller absolument à l’encontre de la thèse d’une médiatisation croissante de la vie politique, l’étude de ce cas de légitimation dans l’espace public tend à en préciser la portée. L’étude des présidentiables en France sous la Ve République montre que le champ médiatique est indéniablement devenu le lieu public de la légitimation et qu’il est en interaction permanente avec le champ politique, sans que les médias dictent pour autant leur temps et leur choix à ce dernier. L’interaction s’exprime de manière parfois contradictoire, mais toujours complémentaire : la légitimation médiatique n’opère qu’en aval d’une sélection politique préalable et est restreinte, prédéterminée par un « probable » ou « possible » politique. Il faut parler donc d’une « qualification » médiatique, au double sens du terme[92], plutôt que d’une création ou d’une sélection. Dans les cas où la ressource médiatique semble prévaloir (même si temporellement elle est toujours secondaire), elle sert de point d’appui pour l’acquisition de ressources politiques qui deviendront premières dans la configuration d’une labellisation réussie ou qui conduiront à la délégitimation médiatique si elles ne sont pas assez solidement étayées.

Une analyse en termes de prévalence d’un champ (politique ou médiatique) sur l’autre est finalement peu pertinente, car le processus de légitimation des présidentiables est circulaire. La problématique de la temporalité est ici centrale : à travers la question de la place des médias dans le processus de légitimation dans l’espace public, c’est aussi celle de l’entrecroisement du temps court médiatique et du temps long politique qui est en jeu.