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Dans ce texte stimulant et dérangeant à la fois, Jocelyn Létourneau, professeur d’histoire à l’Université Laval et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en histoire du Québec contemporain, ferme ici un cycle de réflexions historiennes sur l’ambivalence au coeur de l’identitaire et de l’expérience politique québécois et se pose au demeurant comme un essayiste politique.
Passer à l’avenir (Montréal, Boréal, 2000) était la forme la plus achevée de l’analyse attendue d’un historien, alors que Le Québec, les Québécois (Montréal, Fides, 2004) était une version très brève d’une histoire du Québec « post-national » ; Que veulent vraiment les Québécois ? vient maintenant résumer tout cela et présenter, en quelque sorte, une nouvelle vision du monde identitaire et politique des Québécois, dans l’histoire longue, depuis un point aveugle – indéfinissable ? –, celui de la « (p)référence des Québécois ».
Le thème qui hante J. Létourneau depuis bientôt dix ans et qui trouve sa pleine expression dans l’argumentation touffue de cet essai complexe est celui que bien des intellectuels et des historiens du Québec contemporain considèrent comme un problème, à savoir l’inaccomplissement de la nation québécoise et la difficile accession à un État souverain du Québec. De ce « problème », J. Létourneau fait une problématique. L’auteur ne craint pas de contredire ce qu’il appelle un « mythistoire persistant dans la mémoire collective des Franco-Québécois » (p. 43), soit la nation inachevée. Si d’aucuns ont cherché à identifier les fausses routes et les culs-de-sac historiques, J. Létourneau n’a de cesse de les substituer à des passages et à des jardins foisonnants de possibilités. J. Létourneau est-il un prestidigitateur ? Est-il un révisionniste ? Que veulent vraiment les Québécois ? est un essai d’argumentation, avec la puissance novatrice et les faiblesses que le genre comporte pour une discipline telle que l’histoire. Un risque calculé.
J. Létourneau est plus qu’un écrivain de l’ambivalence. Il est certes un joueur non négligeable dans l’art de l’oxymore, mais s’impose ici comme un leader dans l’écriture de la nouvelle histoire du Québec. La pensée qu’il porte est forte, souvent exprimée de façon percutante, mais plusieurs concepts qui la véhiculent sont néanmoins alambiqués et nécessitent un glossaire, qu’on trouve en fin de document.
La thèse est avancée sous forme de tableau dans les premières pages du livre. Il ressort de la lecture de ce tableau que « le lieu de (p)référence des Québécois » est au carrefour de l’envie de changement, du souci d’héritage, du désir de participation et de la volonté de distanciation. Ce (p) est une habile évocation de la quête d’une référence décrite par Dumont et un moyen sensible d’humaniser le rapport au politique, le « moment de prédilection » des Canadiens, pour employer le langage de G.J.A. Pocock (Le moment machiavélien, Paris, Léviathan, 1997). À mon sens, comprendre « l’intention nationale des Canadiens » à l’aune du concept de refondation comme « souple, louvoyante et ouverte dans un esprit d’interdépendance » (p. 43) prendrait une signification historienne plus profonde.
Ce qui tient lieu de démonstration suit sous une forme chronologique, en larges pans d’histoire. L’essai d’argumentation reste la ligne de conduite générale du propos. Les deux derniers chapitres sont plus aisés à lire, quoique guère moins complexes. Le propos lutte moins avec la prétention historienne de l’auteur, peut-être à cause de l’extrême contemporanéité des faits. La pensée de l’essayiste s’assume davantage et le concept de ligne de fuite peut enfin être accueilli, de même qu’un second tableau : un « Plan de la trajectoire historique des Québécois » d’après un croquis de Gilles Deleuze (Le pli : Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, 1988, p. 21).
J. Létourneau fait l’histoire nontéléologique d’une notion floue : « l’intention nationale des Québécois ». Pourquoi ne pas avoir fait l’histoire de la refondation ? C’est de toute évidence le concept sous-jacent à son intention. Sa prémisse est la suivante : l’intention politique des Québécois désobéit aux modèles classiques d’affirmation nationale. « La volonté de faire une nation n’a jamais eu le sens d’un engagement exclusif […] Elle n’a jamais pris la forme d’une résolution franche et univoque envers le Nous. Elle n’a jamais supposé non plus de rupture avec le Nous ou avec de grands ensembles » (p. 15-16). Sa thèse suit le syllogisme annoncé : les Canadiens devenus Québécois s’accommodent plus de la situation géographique, démographique et politique dans laquelle ils se trouvent qu’ils ne luttent envers et contre tous pour une définition simple, consensuelle et univoque. Ils sont en constant travail de définition, toujours en lutte identitaire avec et contre l’Autre.
Dès le premier chapitre, J. Létourneau insinue l’archétype du Québécois historique et de son intention politique : un habitant métissé, sans attache officielle ni institutionnelle, avec un sens de la loyauté à des communautés différentes, une stratégie de survie et un commerce opportunistes. En fait, résume-t-il, « la Nouvelle-France n’est pas le lieu où l’univocité de l’agir et du dessein prend racine ». Au contraire, explique-t-il patiemment, « La société qui s’élève se situe […] comme dans une ligne de fuite par rapport à elle-même, ce qu’expriment bien les couples sédentarité / nomadisme, francité / américanité tradition / envie d’altérité » (p. 23). La lecture de cette argumentation qui fonde la structure du réel est ravissante. Parfois on cille, quand on essaie d’imaginer la possibilité du « désir d’altérité » chez des colons en Nouvelle-France.
Dans le chapitre « De la conquête aux rébellions », les nombreuses références au Soi et à l’Autre témoignent, outre de l’attachement de J. Létourneau au Paul Ricoeur du Soi-même comme un autre (Paris, Seuil, 1998) et de L’Histoire, la mémoire, l’oubli (Paris, Seuil, 2000), de sa propension à théoriser. J. Létourneau fait état des transformations des avantages donnés par la Couronne aux habitants d’origine canadienne-française et demande au lecteur de se rappeler les luttes gagnées par les députés canadiens dans les années 1780 ; le parlementarisme colonial devient l’outil « qu’ils considèrent aussi libérateur que contraignant dans la mesure où il leur accorde la possibilité démocratique tout en la leur refusant » (p. 33) et des loyalistes qui « arrivent dans le décor » (p. 32).
J. Létourneau marque bien les différents courants en présence et la polyphonie d’ensemble qui se dégage des rébellions, cet acte principal dans l’historiographie québécoise. Il rappelle que l’instauration d’une identité radicale « n’est pas à l’ordre du jour pour la plupart des Canadiens, qui semblent surtout attirés par l’éventualité d’une émancipation partielle, négociée et pacifique de leur condition » (p. 38). Certes, l’argumentation est séduisante, les personnages semblent proches, mais n’empêche que le contexte historique est voilé et se profile peu. Il y a peu ou pas d’appels aux conditions de vie difficiles dans la vallée de la Richelieu, aux terres épuisées, aux projets de cantons, à la tentation américaine, mais on y lit le relief de groupes aux ambitions contingentes qui, en pratique, feront émerger, selon J. Létourneau, une « canadianité modérée » (p. 39).
En interprétant la période entre l’Acte d’Union et la Confédération, l’auteur lance un autre pavé dans la mare : voici une « réalité de fond qui contredit un poncif interprétatif malheureusement tenace : la survivance n’est pas l’horizon au sein duquel les anciens Canadiens envisagent leur avenir à l’époque de l’Union. ». En effet, l’auteur fait l’histoire de cette période comme celle de la canadianisation modérée, la société canadienne d’alors montrant un « appétit de continuation » et « son dessein de refondation tranquille » (p. 50).
J. Létourneau situe dans les années 1840 et 1850, « paradoxalement », le travail de mise en oeuvre du projet de « canadianité modérée ». Dans son lexique, la canadianité serait l’authentique historicité, la canadianisation du pays un projet concurrent au leur (p. 59) et les acteurs choisiraient leur camp selon qu’ils seraient des zélateurs canadianisants (défenseurs de la nation britannisée), des canadianisants modérés (souhaitant la bonne entente entre les deux « races »), des canadianistes conciliants ou des canadianistes convaincus (le pays comme stratégie politique d’association des deux peuples fondateurs).
Au cours du siècle suivant, « l’attitude des Franco-Québécois concernant leur avenir n’en est pas une de résistance ou de simple survivance, comme on l’a répété ad nauseam, mais de déploiement et de positionnement offensif dans un environnement complexe, en fonction de choix intimement liés aux canons de leur historicité dont on a vu qu’ils étaient (am)bivalents » (p. 69). Qu’est-ce-à dire ? Que Duplessis aurait réussi à être le chef parce que ses slogans épousaient parfaitement les paradoxes de l’historicité québécoise : « Le progrès, c’est la tradition en marche » (p. 73) ? Telle est la conclusion à laquelle arrive J. Létourneau.
Dans les années de Révolution tranquille se serait maintenu un « désir de régénération du Soi sans déshistorisation du Nous et une volonté de reproduction du Nous sans fixation à soi » (p. 79). On retrouve ici les termes de « la quadrilectique coutumière des Franco-Québécois : ni en eux ni sans eux, ni en soi ni hors-soi » (p. 79). La tâche que se donnent les politiciens est de « désambivalencer » (p. 85) les Québécois. J. Létourneau présente une analyse des plus intéressantes des positions identitaires de Jean Lesage, de René Lévesque et de Pierre Elliot Trudeau.
À propos de la question référendaire de 1995, J. Létourneau offre un propos neuf et éclairant sur un moment de l’histoire récente déjà abondamment glosé. Et si les concepteurs de la question référendaire avaient en effet fait preuve d’une « reconnaissance clairvoyante de l’intention politique ambivalente des Québécois et formulation d’un libellé interrogatif qui offre à cette ambivalence l’occasion de se manifester à nouveau » (p. 98) ? Pas d’astuce pour lui chez les concepteurs de la question référendaire, pas d’ambages sur certaines manoeuvres douteuses du camp du NON. J. Létourneau présente clairement la position des Québécois : ambivalente. De ce constat se dégage une vision dérangeante de la démocratie identitaire. Comment le résultat d’un vote citoyen peut-il se situer au coeur (et non pas en deçà ou au-delà) de l’intention politique et de l’affirmation nationale d’un groupe qui s’appuierait sur l’ambivalence comme mode d’être, comme formes du devenir et comme lieu de l’évolution collective ? Chacun aurait-il annulé son vote ?
Pour tâcher de présenter la désinvolture des Québécois à propos de la loi sur la clarté, J. Létourneau comprend que les « Québécois ne veulent pas que leur sortie du Canada soit une chose facile […] Paradoxale en apparence, cette attitude traduit pourtant une réalité limpide et coutumière : c’est dans le cadre de leur présence maintenue au sein de l’ensemble canadien que la majorité des Québécois veulent établir leur distance par rapport à ce pays, qu’ils ambitionnent d’y définir leur spécificité et qu’ils entendent y construire leur autonomie » (p. 122-123).
Appréhender la société historique québécoise comme une « nation mineure » est un pari des plus intéressants que soutient l’auteur. Suivant sur cette voie les Bill Marshall, Gilles Deleuze et Félix Guattari sur les littératures mineures, J. Létourneau offre à l’intelligence de son lecteur le concept de ligne de fuite. Au centre de sa vision abstraite du paysage historique québécois, l’horizon ne se ferme jamais. L’histoire québécoise serait cette « suite de passages incessants vers quelque chose de différent » (p. 138), un « road trip » (p. 145) d’une société moins désorientée que « polycentré[e] » (p. 148).
J. Létourneau n’a de cesse de protéger la portée de son argumentation et emploie la prétérition à répétition. Or, c’est en usant aussi du vocabulaire familier – « pesanteur » plutôt que « poids » de l’histoire par exemple – qu’on peut lire son appréhension de la riposte. Des passages sont réellement éclairants, par leur poésie et leur fronde. D’autres sont par ailleurs décevants et nous entraînent dans une complication obscurcissante : à savoir qu’il ne faille pas « se mettre dans la position de prendre la vessie de son utopie interprétative pour la lanterne de la condition québécoise » (p. 20)…
Revenons au tableau qui est une présentation graphique de sa thèse. Son titre est une autre prétérition dérangeante : « Représentation sous la forme de quadrature du cercle des facettes paradoxales de l’intention politique des Québécois ». Chacun sait que la réduction du cercle au carré est impossible. J. Létourneau a eu l’audace et la bonne idée de présenter graphiquement le phénomène. Pour avoir proposé antérieurement un modèle apparenté (les tensions de la refondation : péril, appartenance, excentration et rénovation de l’héritage), je sais gré à J. Létourneau de s’efforcer de penser la complexité de l’identité québécoise dans « ses dynamismes paradoxaux » (p. 18) et d’ouvrir un nouveau champ d’interprétation à la nouvelle histoire du Québec.
C’est ici que les notes sont importantes parce qu’elles soutiennent une argumentation de haute voltige avec des faits et des dates, voire des analyses historiennes, par les renvois nombreux à des travaux d’historiens, d’Yvan Lamonde à Ronald Rudin. Les notes sont un complément essentiel. Le lecteur les aurait appréciées dans le corps du texte.
Ce livre est parvenu à me convaincre d’un terrain de rapprochement entre Gérard Bouchard et Jocelyn Létourneau : celui de l’histoire des Québécois comme celui d’un accommodement. En effet, ils s’approchent tous deux de l’idée de refondation et de sa permanence dans l’identitaire politique québécois. Bouchard exprime dans ce passage la pérennité de l’esprit de compromis :
Les vieilles antinomies qui n’ont pas été tranchées par crainte de choix trop radicaux ont survécu sous la forme d’un héritage hétéroclite au sein duquel coexistent aujourd’hui des idéaux parallèles (le social et l’identitaire), des allégeances contradictoires (l’Europe et l’Amérique, la continuité et la rupture), les options mal emboîtées (Québec et Canada), des identités en vrac (Canadien français, Francophone, Canadien, Américain…).
Genèse des nations et des cultures du Nouveau Monde, Boréal, 2000, p. 83
Là où J. Létourneau parle de façon très convaincante de la possibilité, pour un groupe historique, de penser le monde de façon complexe et polyvalente, en prenant appui sur une mentalité non seulement tolérante mais accommodante, G. Bouchard parle de coexistence. Je dirais qu’il s’agit du travail perpétuel de la rénovation de l’héritage.