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Introduction

« Le quartier devient millionnaire. » C’est ainsi que le Sénat de Berlin a présenté les jurys citoyens aux habitants de la capitale allemande. De 2001 à 2003, des citoyens « ordinaires », organisés en « jurys » dans 17 quartiers, ont pu disposer librement d’une somme de 500 000 euros (un million de marks allemands) pour soutenir des projets locaux[1]. Le Sénat a eu recours au tirage au sort, une procédure particulière pour faire en sorte que les participants soient représentatifs de la population. Il s’agit là d’une procédure assez récente. En effet, après avoir disparu du monde politique lors des « révolutions démocratiques » de la fin du xviiie siècle, le tirage au sort a seulement été réutilisé dans la sphère politique à partir des années 1930 pour les sondages d’opinion, puis, à partir des années 1970, dans divers dispositifs de participation citoyenne à l’échelle internationale (cellules de planification, jurys citoyens, sondages délibératifs, etc.) [2].

Dans la mesure où ils combinent tirage au sort et décision directe de simples citoyens, les jurys constituent un modèle très intéressant de participation citoyenne. L’expérience a largement contribué à la pérennité et à la réforme du management de quartier, qui a joué un rôle important dans le fonctionnement quotidien des jurys. Cette expérience a aussi contribué à la mise en place d’autres fonds pour réaliser des projets de quartier. Les jurys ont joué un rôle considérable dans le débat et dans la mise en place d’un budget participatif à Lichtenberg, arrondissement de l’ancienne partie est de Berlin. Même si les jurys n’ont pas été reconduits en tant que tels après 2003, notamment à cause de la situation financière très difficile de la capitale allemande et du fait qu’ils ont parfois été perçus comme des concurrents par le personnel administratif et politique, le bilan officiel des jurys est très positif, selon les responsables politiques et administratifs : le management de quartier a amélioré sa présence publique, un grand nombre de projets (environ 700) provenant des habitants ont pu être financés sans complications bureaucratiques et un certain nombre d’habitants ont été « stimulés » et se sont désormais engagés dans des structures de participation du quartier.

Dans cet article, nous analysons les jurys citoyens surtout sous l’angle du tirage au sort. Quel rôle ce dernier a-t-il joué dans la stimulation des habitants, et comment a-t-il fonctionné ? Quelles sont les implications théoriques de l’utilisation du tirage au sort, notamment par rapport aux conceptions de la représentation politique basée sur une « représentation miroir » ? Dans quelle mesure s’agit-il d’une procédure proprement démocratique ? Pour répondre à ces questions, nous présentons d’abord une synthèse des différentes fonctions du tirage au sort dans l’histoire et des raisons qui justifient potentiellement son utilisation aujourd’hui. En deuxième lieu, nous évoquons le contexte de la mise en place des jurys, avant d’analyser, dans la troisième partie, l’utilisation du tirage au sort par rapport à la participation des « profanes » et à la constitution d’un groupe indépendant de citoyens, deux fonctions « démocratiques » du tirage au sort présentées dans la première partie. La quatrième partie présente le fonctionnement concret des jurys citoyens, tandis que dans la cinquième nous analysons la question de la représentativité « miroir », c’est-à-dire la conception de la représentation basée sur une similarité entre représentants et représentés. Nous concluons en prenant le tirage au sort comme point de départ d’une réflexion générale sur la démocratie participative telle qu’elle est expérimentée aujourd’hui et nous évaluons enfin la qualité proprement démocratique du tirage au sort.

Différentes fonctions du tirage au sort dans l’histoire

Les pratiques du tirage au sort dans le monde politique au xxe siècle semblent apparaître particulièrement à partir des années 1970. C’est à ce moment que se développent les premières méthodes de participation citoyenne fondées sur le tirage au sort, telles que les cellules de planification en Allemagne et les jurys citoyens aux États-Unis. Il est remarquable que ces pratiques soient nées au même moment à des endroits différents. En Europe comme aux États-Unis, les dispositifs participatifs furent créés par des universitaires (Peter Dienel pour les cellules de planification allemandes, Ned Crosby pour les jurys citoyens), dans le cadre d’une analyse critique du système représentatif institutionnel des démocraties occidentales. Par la suite, d’autres mécanismes ont été développés, tels que les sondages délibératifs ou les conférences de citoyens. Les universitaires qui ont développé ces modèles ont pu fonder leur expérience sur une technique existante, développée dans le cadre des sondages d’opinion à partir des années 1930[3]. Cette technique forme la base matérielle de l’utilisation récente du tirage au sort et a permis de tendre vers une « représentation miroir » telle qu’elle avait déjà été pensée au xixe siècle sans véritable débouché pratique. Finalement, c’est la forme d’organisation spécifique de ces dispositifs de participation qui explique le retour du tirage au sort. Tous les modèles sont mis en place par des autorités publiques, dans une logique de participation top-down, contrairement aux mouvements bottom-up des années 1960. Avec un mouvement social large et une grande participation de citoyens, les équipes municipales n’auraient peut-être jamais eu l’idée de recourir à cette procédure.

Dans sa longue histoire[4], le tirage au sort n’a pas toujours été utilisé dans le cadre de démocraties et d’États modernes. Il est possible de distinguer au moins six objectifs différents[5] :

  1. Il peut constituer une procédure de résolution des conflits visant à attribuer à la volonté divine ou au simple hasard le soin de trancher des problèmes épineux, comme ce fut le cas dans les villes italiennes médiévales.

  2. Le recours à cette procédure aléatoire peut servir à éviter la corruption grâce au contournement de toute possibilité de manipulation – si la procédure n’est pas elle-même manipulée, comme ce fut souvent le cas dans les jurys d’assises au xixe siècle.

  3. Le tirage au sort facilite la rotation des fonctions, c’est-à-dire une chance égale d’accès aux charges publiques sur la base d’une présomption de compétence des citoyens. L’un des exemples le plus connu de cet objectif est la rotation des fonctions dans l’Athènes antique.

  4. Le tirage au sort permet aux « profanes » que sont les simples citoyens de prendre part à des décisions ordinairement monopolisées par des professionnels, qu’ils soient politiques, juristes, scientifiques ou techniciens.

  5. Une variante de cet objectif est de constituer des conseils indépendants, dans lesquels les citoyens « ordinaires » ne s’effacent pas devant des personnes qui, tout en étant bénévoles, sont organisées dans des associations et deviennent des « professionnels de la participation ».

  6. Le tirage au sort peut être considéré comme une procédure qui favorise la représentativité sociologique des citoyens qui participent en fonction de critères comme l’âge, le sexe, le capital scolaire ou le niveau social.

Dans les quatre derniers cas de figure, le tirage au sort constitue un outil qui va à l’encontre de mécanismes de distinction liés notamment à la division du travail et à la procédure de l’élection ou de la délégation[6]. En permettant à des citoyens ordinaires de participer à la prise de décision normalement monopolisée par des représentants élus ou des professionnels du monde associatif, le tirage au sort semble alors représenter une alternative à la démocratie représentative. Qu’en est-il de cette « hypothèse démocratique » dans le cadre des jurys citoyens berlinois ?

Les jurys citoyens berlinois dans un contexte multiple

Le contexte de la mise en place des jurys citoyens berlinois est caractérisé par trois grandes tendances. D’abord, la tradition de la participation citoyenne à Berlin, ville allemande « alternative » par excellence, rend le terrain particulièrement propice à des expérimentations démocratiques. Cette tradition remonte aux années 1970 lorsque les premières possibilités de participer à la politique urbaine furent introduites à la suite des mouvements de protestation contre « l’assainissement à coup de rasoir » et la création d’initiatives citoyennes[7]. Le lieu symbolique de ces luttes était le quartier de Kreuzberg, un arrondissement au centre-ville de Berlin-Ouest dont l’ancien maire fut l’un des initiateurs principaux des jurys citoyens. La capitale allemande a en outre introduit plus tôt que le reste de l’Allemagne certains éléments d’un programme de réforme administrative nationale, largement inspiré par les idées du « Nouveau Management Public ». La situation dans la capitale, où deux appareils administratifs surdimensionnés ont fusionné après la chute du mur, a rendu une telle réforme particulièrement urgente. Ainsi, le « management de quartier », structure de coopération et de management visant à permettre la coordination verticale et horizontale entre l’administration, les élus, les habitants et les entreprises locales, y a été mis en place avant que ce ne soit le cas dans les autres Länder. Il faut par ailleurs parler du programme de politique urbaine, intitulé « Ville sociale – quartiers ayant particulièrement besoin de développement » (1999). Presque vingt ans après des projets similaires en France et au Royaume-Uni, ce programme fut la première réponse aux formes croissantes de ségrégation sociale et spatiale et au développement des quartiers dits « à problème ». Il consiste en une politique de discrimination positive qui permet l’attribution de ressources supplémentaires à ces quartiers et repose sur une approche intégrale basée sur des acteurs multiples et sur la participation citoyenne[8].

À Berlin, 17 quartiers ont été intégrés dans ce programme, pour la plupart des quartiers centraux de l’ancien Berlin-Ouest, particulièrement marqués par un processus de « désaffiliation[9] » socioprofessionnelle et politique de leurs habitants, par la forte présence de population immigrée et par la dégradation du cadre urbain. Cette multiplicité de problèmes a incité les autorités politiques de la capitale à mettre ces quartiers au coeur des initiatives de participation. Après la mise en place de fonds d’investissements (appelés en Allemagne « fonds d’action ») de 15 000 euros par an en 2000, les jurys citoyens ont constitué l’un des exemples les plus intéressants de telles initiatives en Allemagne.

La participation des « profanes »

La « stimulation » des habitants des quartiers « en difficulté » était l’un des buts les plus importants des jurys citoyens[10]. Cela s’inscrit dans le contexte plus large d’une diffusion de divers mécanismes de participation et d’une « gestion de proximité ». Ces processus ont été décrits comme un nouveau paradigme de l’action publique ou comme un « impératif délibératif » de la démocratie représentative[11]. D’autres chercheurs ont considéré ces transformations comme allant vers une « démocratie technique ». Contrairement au double monopole du pouvoir de décision tenu par les professionnels de la politique et les experts, ce type de démocratie serait caractérisé par la participation des profanes[12]. Ses promoteurs s’en prennent à une vision de la démocratie dans laquelle la division du travail, la professionnalisation de la politique et la complexité des problèmes rendraient caduque toute forme de participation des profanes, forcément incompétents. Ils raisonnent de la manière inverse : c’est justement parce que les thèmes et les problèmes sont de plus en plus complexes et parce que les représentants eux-mêmes ne sont plus en mesure d’y répondre qu’il faut ouvrir le cercle de la délibération et y inclure les profanes.

Dans le cadre des jurys citoyens berlinois, la participation des « profanes » au sens large, y compris les citoyens ordinaires et associatifs, était le but principal des organisateurs. Il ne s’agissait alors pas en priorité d’établir des conseils indépendants, à l’exclusion des professionnels associatifs comme dans le modèle des cellules de planification. Cependant, trois mesures ont été prises pour assurer une participation et une influence égale des citoyens ordinaires, souvent dotés de compétences rhétoriques moindres que les citoyens organisés. Premièrement, une majorité de citoyens « ordinaires », c’est-à-dire au moins 51 %, était requise pour éviter que leur « impact » soit minimisé par rapport à celui des citoyens actifs. Deuxièmement, une majorité qualifiée visait à rendre plus difficile l’influence potentielle de groupes de pression et à imposer un réel travail de conviction. Enfin, la non-publicité des débats devait préserver les jurés des influences venant de personnes ou de groupes extérieurs. En matière de participation aux jurys citoyens et de sélection des jurés, deux procédures ont été combinées : le tirage au sort et la désignation de « forces vives » des quartiers. En ce qui concerne le tirage au sort, un total de 4000 personnes ont ainsi été sélectionnées sur des listes d’habitants, soit de 200 à 300 personnes par quartier. Celles-ci ont ensuite été contactées par une lettre personnelle, signée par le maire de l’arrondissement. Selon les renseignements obtenus du Sénat, environ un quart de ces personnes ont répondu et 14 % ont participé aux sessions. Parfois, des postes de remplaçants de jurés sont restés vides et, très rarement (en moyenne une fois par jury), des séances ont dû être annulées en raison du manque de participants. Une des raisons de la faible participation réside sans doute dans le fait que la disponibilité temporelle demandée aux jurés était importante, avec la participation à une quinzaine de séances sur une période de six à douze mois. Cependant, le bilan de la participation est, grosso modo, comparable à celui d’autres expériences participatives de ce genre[13].

Quel type de citoyens a concrètement participé aux jurys citoyens ? Selon une analyse quantitative des caractéristiques sociales des jurés de deux jurys, les personnes au capital scolaire élevé étaient surreprésentées, ainsi que les participants plus âgés que la moyenne de la population. Par contre, les femmes étaient à peu près aussi représentées que les hommes. Dans certains cas, les « managers de quartier[14] » ont eu recours à des quotas informels pour compléter le tirage au sort. Quand un nombre insuffisant d’habitants avait répondu aux lettres envoyées, les managers relançaient les mêmes personnes, pour ensuite choisir de manière ciblée des jeunes, des femmes et des immigrés. Une deuxième procédure pour améliorer la représentativité passait par les « forces vives ». Dans certains quartiers, c’est notamment en invitant des représentants d’associations d’immigrés que le management de quartier a réussi à intégrer des immigrés dans les jurys. Cependant, force est de constater que, finalement, la participation dans les jurys citoyens est restée assez limitée puisque seulement une petite partie de la population des quartiers concernés a pu participer à l’expérience. Il semble donc approprié d’exprimer des doutes quant au potentiel d’« empowerment[15] » des jurys citoyens. Ce constat est cependant directement lié au fonctionnement spécifique des jurys, basé sur le modèle des cellules de planification.

« Le quartier devient millionnaire »

Au total, dans les jurys citoyens berlinois, 8 500 000 euros ont été mis à la disposition des habitants de la capitale allemande. Cette somme a été distribuée à parts égales aux jurys dans chacun des 17 quartiers ciblés par la politique de la Ville. Chaque jury avait donc à sa disposition 500 000 euros pour soutenir des projets à l’échelle locale. Il s’agissait d’une somme unique, distribuée en une fois. Pendant une période de deux ans environ, un groupe réduit de citoyens, composé pour moitié de personnes tirées au sort sur la liste des résidants et pour moitié de citoyens organisés ou actifs dans leur quartier, s’est réuni pour délibérer et voter des projets pour leur quartier. Il s’agissait, dans environ deux tiers des cas, de projets sociaux destinés aux enfants et aux jeunes et, beaucoup plus rarement, de projets de réaménagement urbain ou de développement économique, comme dans la gestion urbaine traditionnelle[16]. De manière générale, les jurés ont surtout financé de petits et moyens projets jusqu’à hauteur de 50 000 euros.

Plusieurs types d’acteurs ont participé aux jurys. Dans la mesure où ils incluent des citoyens organisés, des citoyens ordinaires, des managers de quartier et des responsables administratifs, ils constituent un exemple de « forum hybride[17] ». Les jurys sont accompagnés par des managers de quartiers, provenant souvent de bureaux d’urbanisme et employés par la Ville. Les managers ont un rôle de coordination entre les responsables politiques, l’administration et les citoyens. Dans les jurys, les managers préparent les séances, animent leur déroulement et assurent le suivi des travaux. Le Sénat leur a prescrit un rôle absolument neutre, tâche parfois difficile étant donné leurs différentes fonctions. Si le règlement de départ avait prévu la présidence du jury par l’un des jurés, ceux-ci n’ont pas toujours osé exercer cette fonction, qui a alors incombé aux managers. Les membres d’associations sont aussi très actifs dans les jurys. Ils représentent presque la moitié des jurés (49 % au maximum) et environ deux tiers des projets soumis aux jurys proviennent d’associations locales. Ce sont aussi les associations qui réalisent les projets retenus. Le rôle des simples citoyens apparaît moindre comparé à celui des forces vives. Seulement un tiers des projets proviennent de simples habitants, malgré leur présence en théorie plus forte au sein des jurys (au moins 51 %). C’est surtout dans le cadre des délibérations internes et de la prise de décision que leur rôle est visible. Les élus et les responsables administratifs, qui ont conçu le cadre global des jurys, interviennent surtout au début du processus, en expliquant les règles lors des premières séances. Par la suite, ils jouent un rôle d’évaluation des projets (qui doivent respecter un certain nombre de critères techniques établis par le Sénat) et interviennent seulement lorsqu’il y a des problèmes. Ce sont les élus et les responsables administratifs qui ont pris la décision de les mettre en place, tout comme celle de ne pas continuer l’expérience.

Les sessions de travail, qui ont lieu une ou deux fois par mois, suivent généralement le même schéma (des différences de procédure sont possibles en raison de la flexibilité du cadre prévu par le règlement officiel des jurys) : la distribution des bulletins de vote une fois le quorum nécessaire atteint (deux tiers du nombre total des jurés), l’adoption du compte rendu de la dernière séance et surtout, la discussion et le vote des projets. Au début ou à la fin de chaque séance, les participants reçoivent une indemnité de 20 euros, ce qui constitue une valorisation symbolique de la présence plutôt qu’un véritable salaire.

L’idée de payer les jurés, ainsi que la participation des « profanes » en général, provient largement d’un modèle de participation existant, celui des cellules de planification. Conçues à la fin des années 1960 par le politologue allemand Peter Dienel, les cellules de planification sont toujours en usage en Allemagne, mais aussi, surtout, en Espagne et au Royaume-Uni[18]. Dans les jurys comme dans les cellules de planification, les jurés se réunissent à huis clos. Seuls ceux qui ont élaboré un projet sont parfois invités à le présenter, avant de quitter la salle pendant la discussion interne. La discussion elle-même est organisée avec le soutien des managers, qui fournissent aux jurés l’information importante concernant les projets à discuter et à voter. L’observation a révélé que la plupart des jurés ont participé au débat et que même des membres silencieux au début ont pris la parole dans un cadre de plus en plus familier et souvent même perçu comme amical. Pour être plus précis, un noyau d’environ 20 % des jurés étaient très actifs, environ 65 % ont participé de manière régulière et 15 % pas du tout – parmi ces derniers, on trouve souvent des jeunes et des femmes, surtout d’origine étrangère. De manière générale, les jurys se sont distingués par un débat très objectif (sachlich), même si l’absence de jeunes et d’immigrés a pu peser sur la neutralité des discussions[19].

Une « représentation miroir » ?

L’utilisation du tirage au sort dans les jurys citoyens pose de manière aiguë une question déjà épineuse : quelle est la légitimité de simples citoyens dans le cadre de mécanismes de participation ? En quel nom parlent-ils ? Qui représentent-ils ? De manière générale, aucun débat n’a été mené sur cette question, ni au Sénat, ni parmi les jurés. Ces derniers se considèrent comme des représentants de la population du quartier, mais aucun débat n’a été mené sur les possibles justifications de cette qualité. Dienel, qui est à l’origine des cellules de planification, a proposé deux sources potentielles de légitimité des citoyens tirés au sort : l’égale chance de participer et la représentativité du groupe de citoyens[20]. Le second élément est particulièrement intéressant, car il va à l’encontre de la conception de la représentation qui est au coeur des régimes représentatifs et qui la conçoit comme la sélection d’une élite[21].

Il est intéressant de noter que Hanna Pitkin, auteure d’un des livres les plus importants sur la représentation (The Concept of Representation, 1967), ne percevait pas à l’époque les distorsions possibles du système représentatif, notamment la formation d’une élite politique hors de la portée des citoyens ordinaires. Pour elle, la relation entre démocratie et représentation allait alors de soi et n’était pas problématique[22]. Dans son enquête théorique et conceptuelle sur le concept de la représentation, elle fait la distinction entre deux formes de représentation : « standing for » et « acting for »[23]. Selon elle, représenter en termes de « standing for » implique l’idée d’une similarité entre représentants et représentés (« what a representative is »). Il s’agit d’une représentation « miroir » ou « descriptive » basée sur le modèle d’une photo ou d’une carte qui représente la réalité « en petit ». Représenter en termes d’« acting for » revient en revanche à l’activité elle-même de représentation (« what a representative does »). Pitkin réfute l’idée de la représentation descriptive. Cependant, ses arguments ne se fondent pas sur une réfutation des capacités du citoyen ordinaire à gouverner ; ils visent plutôt le processus de représentation lui-même. Selon elle, en effet, la représentation « miroir » ne permettrait pas un processus d’imputabilité ou de « responsabilisation » par lequel les représentants rendent des comptes à leurs électeurs. Représenter reviendrait, selon cette conception, seulement à ressembler aux représentés, à « être typique », et non à faire quelque chose pour eux[24]. De plus, la conception de la représentation miroir serait trop statique, du fait qu’elle ne permettrait pas de prendre en compte le caractère actif de la représentation. Il n’y aurait aucun espace pour des initiatives ou des actions créatives de la part du représentant, celui-ci étant réduit à refléter les idées existantes. De manière générale, elle conçoit la représentation comme un « arrangement public et institutionnalisé », dans lequel les représentants ainsi que les représentés se constituent. Cette conception rompt avec les théories de la représentation basées sur une relation personnelle entre un représentant et le corps électoral et sur leur existence en amont du processus de la représentation[25].

Selon Jane Mansbridge, qui favorise la représentation descriptive dans certaines situations, Pitkin a argumenté contre une forme particulière de la représentation miroir : la représentation « microcosmique »[26]. Des hommes politiques tels que John Adams, Mirabeau ou une partie des antifédéralistes ont aussi perçu la représentation de cette manière. L’assemblée politique dans son entier est alors censée former un microcosme ou un échantillon représentatif des électeurs et le tirage au sort serait parmi les meilleures techniques pour atteindre ce but. Mansbridge introduit cependant une deuxième forme de représentation descriptive qu’elle appelle « sélective ». Dans cette variante, il s’agit de favoriser la représentation de certains groupes de la population pour améliorer leur présence dans les institutions politiques. Le problème de la compétence des citoyens, fortement présent dans le cadre de la représentation microcosmique, ne se poserait (presque) plus dans ce cas. Pour réaliser cette variante de la représentation descriptive, elle propose, entre autres, un système de quotas à l’intérieur des partis politiques ou la création de districts électoraux qui favoriseraient l’élection de membres de groupes historiquement dominés.

Dans les jurys citoyens berlinois, deux types de représentation microcosmique ont été utilisés : une variante « pure », celle proposée par Mansbridge, c’est-à-dire le tirage au sort à partir des listes électorales pour les jurés « ordinaires », et une variante « construite » (ou bien « stratifiée »), basée sur des quotas informels au sein du groupe des citoyens tirés au sort. Cette combinaison est la conséquence des limites du tirage au sort dans son fonctionnement concret. Les analyses empiriques ont montré que quand le management de quartier n’y prête pas garde, la sélection aléatoire ne suffit pas à assurer une participation plus représentative. Par le biais des refus et, dans une moindre mesure, des abandons, le tirage au sort n’a pas fait disparaître les inégalités qui touchent souvent la participation citoyenne, surtout en ce qui concerne la participation des femmes, des immigrés et des jeunes, ainsi que des personnes avec un capital scolaire moindre. La composition du jury fait alors apparaître que les participants sont bien des « citoyens ordinaires », au sens où ce ne sont ni des professionnels ni, pour une partie d’entre eux au moins, des « associatifs », qu’ils ne sont pas des citoyens « quelconques », au sens de « représentatifs » sociologiquement. Ces limites peuvent être réduites lorsque les refus sont minimisés (obligation de présence aux jurys d’assises), quand le groupe choisi est suffisamment grand (sondages délibératifs) ou bien quand on applique le tirage au sort « stratifié » (sondages français). Le tirage au sort n’est donc pas une procédure miracle qui produit automatiquement un « microcosme » de la population.

Ce constat ne s’applique pas seulement à la participation dans les jurys, mais aussi à la dynamique de la représentation elle-même. Confrontés à la description de Pitkin selon laquelle la représentation consiste en un processus mutuel actif qui comprend des formes de responsabilisation (accountability), les jurys berlinois montrent clairement leurs limites. Il n’y a pas de lien entre les jurés, surtout les habitants tirés au sort, et le reste de la population. Le tirage au sort apparaît ici comme une procédure purement technique qui ne permet ni une autorisation des jurés par le reste de la population (à travers l’élection par exemple), ni le mouvement en sens inverse des mécanismes de responsabilisation. Ainsi, il s’agit d’un « processus de représentation inachevé dans lequel les représentants désignés ne sont pas pensés, ni ne se pensent vraisemblablement, comme dépositaires de la volonté d’un absent », comme l’écrit Blondiaux à propos de l’utilisation du tirage au sort dans les conseils de quartiers parisiens[27]. Le tirage au sort dans les jurys citoyens berlinois, mais probablement aussi dans des mécanismes participatifs analogues, représente tout au plus l’embryon d’une nouvelle forme de représentation démocratique.

Vers une autre démocratie[28] ?

Comment la participation des profanes, la création de conseils indépendants et la représentativité « miroir », trois des quatre fonctions « démocratiques » du tirage au sort mis en avant dans la première partie, se sont-elles matérialisées concrètement dans le cadre des jurys citoyens berlinois ? D’abord, il faut retenir que la constitution d’un conseil indépendant de citoyens n’était pas la préoccupation majeure du Sénat. Malgré des mesures qui ont été prises en ce sens, c’est bien la participation des profanes au sens large, ainsi que la constitution de groupes représentatifs de citoyens, qui étaient au coeur de l’utilisation du tirage au sort dans les jurys. L’analyse empirique du tirage au sort a relevé que les jurés étaient bien des « profanes », au sens où ils n’étaient ni des professionnels ni, au moins pour une part, des « associatifs », mais qu’il ne s’agissait pas de citoyens « quelconques » au sens de la représentation « miroir ». Pour améliorer le fonctionnement du tirage au sort, ce dernier a été complété par des quotas informels au cours de son utilisation, la taille de l’échantillon ne permettant pas d’aller à l’encontre des dynamiques de distinction. L’utilisation de quotas informels dans le cadre du tirage au sort a introduit un second type de représentation « microcosmique » tel qu’il a été proposé par Mansbridge, dans la mesure où il implique le tirage à l’intérieur de groupes établis à l’avance.

Les jurys citoyens sont intéressants dans la mesure où trois conceptions de la représentation descriptive sont nécessaires pour analyser les pratiques utilisées afin de « stimuler » la participation : la représentation microcosmique « pure », la représentation microcosmique « stratifiée » et la représentation « sélective ». Chacune de ces variantes de la représentation miroir a ses avantages et ses inconvénients, mais c’est peut-être en les combinant que des avancées en termes de théorie et de pratique démocratiques peuvent émerger. Cependant, comme l’a montré l’analyse des jurys par rapport à la théorie de la représentation développée par Hanna Pitkin, la représentation est un processus complexe. Elle exige, entre autres, une activité réciproque des représentés et des représentants, des processus de responsabilisation ; elle pose la question de la légitimité de l’exercice du pouvoir (ou de la prise de décision comme dans les jurys citoyens). L’utilisation du tirage au sort dans les jurys berlinois, comme dans d’autres mécanismes participatifs basés sur le tirage au sort, constitue par rapport à ces processus complexes une première étape vers une forme « miroir » de la représentation politique.

Avant de conclure l’article sur la question du caractère proprement démocratique du tirage au sort, nous voudrions l’utiliser comme un prisme pour poser des questions générales en termes de démocratie participative. Il faut alors revenir encore une fois sur les deux fonctions démocratiques centrales du tirage au sort (celle de la représentativité d’un groupe et celle de la participation des profanes), car elles posent deux questions centrales de la démocratie : qui participe et qui décide ? Tout d’abord, le tirage au sort vise à sélectionner des citoyens et réduit le nombre de participants, le cas échéant, pour constituer un « échantillon représentatif » d’une population. Il ne s’agit donc pas d’arriver à une participation la plus large possible des citoyens, comme le proposent des penseurs de la démocratie participative tels que Carole Pateman et Chris Barber. Au contraire, ce qui est au centre des procédures de participation citoyenne qui utilisent le tirage au sort (jurys citoyens, sondages délibératifs, conseils de quartiers, quelques budgets participatifs, conférences de consensus, etc.), c’est l’organisation d’une délibération de qualité basée sur des règles claires et une participation d’un petit groupe de citoyens, si possible « représentatif ». Pour analyser le tirage au sort aujourd’hui, il est plus approprié de se tourner vers le courant théorique de la démocratie délibérative que vers celui de la démocratie participative. Ensuite, le tirage au sort repose sur la participation d’individus et non de groupes. La constitution de groupes stables est même rendue très difficile en raison du lien fort entre tirage au sort et rotation. Tous les mécanismes participatifs qui reposent sur le tirage au sort contiennent, au moins implicitement, l’idée que la participation est limitée dans le temps, que d’autres citoyens auront « leur tour » si jamais la procédure est reconduite. Le tirage au sort présuppose alors une conception abstraite des citoyens qui deviennent des unités interchangeables au sein d’une entité élargie[29]. En outre, le tirage au sort n’implique pas une participation spontanée de la part des citoyens : leur participation a été « stimulée » par le biais de cette technique spécifique. L’utilisation du tirage au sort dans des procédures de participation citoyenne aujourd’hui s’effectue alors dans une dynamique top-down, contrairement à la dynamique bottom-up fortement présente dans les mouvements sociaux. Souvent, le tirage au sort sert même à (re)politiser la population, à l’intéresser à nouveau aux grandes et aux petites décisions dans une démocratie, à la faire participer. Dans les exemples des budgets participatifs allemands, cette fonction de susciter la participation est manifeste et devrait être ajoutée à celles qui sont mentionnées dans la première partie de cet article.

Cependant, force est de constater que les sujets dont décident les citoyens à travers la plupart des mécanismes participatifs – à l’exception du budget participatif latino-américain et de quelques exemples en Europe[30] – se trouvent souvent à la marge des grandes décisions. D’où la critique parfois exprimée que la démocratie participative ne servirait qu’à masquer les rapports de domination sous un simulacre de participation. Dans le cadre des jurys, c’est seulement à l’échelle locale du quartier que les jurés décident « à la place » des hommes politiques. On pourrait même avancer la thèse que, malgré cette capacité décisionnelle, ils agissent moins en tant que citoyens (politiques), qu’en tant que riverains (gestionnaires). L’échelle locale de la participation se reflète également dans les discussions tenues lors des jurys. Elles ne portent pas sur des sujets politiques généraux, sur la hiérarchisation des grandes priorités ou sur un secteur spécifique de l’action publique. Au contraire, elles sont réduites à l’analyse de projets concrets, de leur possibilité de réalisation et de leur utilité pour le quartier. La différence entre « grande » et « petite » politique et la participation des profanes à cette dernière forme seulement renvoient à la différence faite par Hegel entre État et société civile appliquée aux jurys d’assises de son temps[31]. Celui-ci considérait que la participation des jurés au jugement pénal était non seulement possible, car renvoyant à « une connaissance qui est à la portée de tout homme cultivé[32] », mais souhaitable en ce qu’elle permet aux profanes de connaître le droit et de l’utiliser. Cependant, le type de jugement des jurys renvoie à la subjectivité de chacun et ne relève pas des lois ou du droit en général qui incombent seulement aux compétences universelles de l’État. La participation directe des citoyens est donc acceptable seulement dans la sphère de la société civile, ou bien au niveau de la subjectivité, tandis que la Politique demeure du domaine des compétences exclusives de l’État.

Le tirage au sort ne se réduit aujourd’hui cependant pas à des institutions qui ne traitent que des questions secondaires à l’échelon local et dans le cadre d’un processus purement technique dans une relation top-down. Au contraire, sa portée politique et démocratique dépend largement de son utilisation concrète dans un contexte politique spécifique. Il est tout à fait possible d’imaginer l’utilisation du tirage au sort pour établir des conseils consultatifs ou même décisionnels à côté des institutions politiques de la démocratie représentative, à une échelle qui peut monter jusqu’à la pointe de la hiérarchie politique[33]. Cependant, l’expérience des jurys a montré que l’utilisation du tirage au sort à elle seule ne résoudra pas les problèmes de représentation politique. Il n’en reste pas moins que le tirage au sort constitue un idéal-type démocratique qui brise les dynamiques de distinctions inhérentes à l’élection et permet de penser et de pratiquer la représentation « miroir ». Il est basé sur un processus aléatoire qui permet, en théorie, une participation égalitaire de tous les citoyens et la constitution d’un groupe représentatif de citoyens. L’idée qui est au fondement de ces deux éléments est la présomption de compétence accordée au citoyen ordinaire. C’est en offrant une tout autre conception de la démocratie, appuyée sur une participation égalitaire des profanes, que le tirage au sort invite à poursuivre des expériences démocratiques, aussi bien sur le plan théorique que pratique.