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Depuis son adoption en 1971, la Politique canadienne du multiculturalisme, la plus ancienne prise de position normative d’un gouvernement occidental en faveur du pluralisme comme mode de gestion de la diversité ethnoculturelle, a connu une évolution constante[1]. Celle-ci, qu’on peut percevoir à travers les redéfinitions diverses des programmes soutenus en vertu de la politique ainsi que dans les rhétoriques gouvernementales qui les justifient, peut être, au risque de simplifier une réalité plus complexe, schématisée sous trois grandes phases. Malgré le caractère multidimensionnel de la proclamation de 1971, elle a été caractérisée, à ses origines, par la marque de commerce du Songs and Dances, soit l’accent mis sur les aspects les plus folkloriques des cultures d’origine, associée aux communautés plus anciennes qui avaient résisté au rapport de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme[2]. Durant les années 1980, elle a graduellement accordé une importance accrue, en partie sous l’effet du déplacement du leadership communautaire vers les minorités visibles, aux enjeux de la participation, de la lutte contre le racisme, de l’adaptation institutionnelle et de la sensibilisation des Canadiens majoritaires, une évolution concrétisée par l’adoption de la Loi sur le multiculturalisme en 1988. Enfin, au milieu des années 1990, à la suite des pressions de la nouvelle droite canadienne anglaise et de la menace sécessionniste renouvelée au Québec, la promotion d’un sentiment d’appartenance au Canada ainsi que la cohésion sociale y occupent de plus en plus d’espace, comme buts ultimes auxquels les objectifs, renouvelés en 1995, de participation civique, de justice sociale et d’identité, sont appelés à contribuer[3].

Toutefois, malgré ou peut-être en partie à cause de ces mutations multiples, la Politique canadienne du multiculturalisme n’a cessé de susciter le débat, tant chez les universitaires et les décideurs qu’au sein de l’opinion publique[4]. Les critiques à cet égard émanent tant des opposants à toute prise en compte de la diversité dans la sphère publique que des partisans d’une telle reconnaissance qui dénoncent alors, non pas cette position normative en elle-même, mais plutôt les limites de définition et de mise en oeuvre de la politique. Sans prétendre ici faire oeuvre exhaustive, on peut, à des fins heuristiques, synthétiser le débat relatif aux effets de la politique du multiculturalisme sous cinq grandes critiques que les auteurs cités ci-dessus, à des degrés divers, ont recensées et parfois partagées.

Les trois premières, qui sont plus anciennes mais continuent à être exprimées, concernent davantage les conséquences de la politique sur les membres des minorités eux-mêmes alors que les deux dernières, plus récentes, remettent en question ses effets plus larges sur la société et la qualité de la vie démocratique qui y prévaut.

  1. Le multiculturalisme, sous couvert d’une politique de reconnaissance de la diversité, encouragerait les pratiques de mise à distance ou même d’exclusion des membres des minorités ou, pour reprendre la rhétorique populaire, leur « ghettoïsation ». La promotion de la différence y serait donc indûment privilégiée aux dépens de l’égalité.

  2. Le multiculturalisme mettrait de l’avant une conception folklorique et statique de la culture et de l’identité qui ne correspond pas au dynamisme de ces phénomènes en contexte migratoire. L’accent sur la culture d’origine (« l’ailleurs » et « autrefois ») servirait davantage les intérêts d’une élite ethnique désireuse de garder le contrôle sur sa « base » que ceux des membres des minorités eux-mêmes qui vivent une acculturation de fait (« l’ici » et « maintenant »).

  3. Le multiculturalisme, en privilégiant indûment la dimension culturelle des rapports ethniques, masquerait les enjeux de pouvoir au sein des sociétés pluriethniques, notamment ceux qui sont liés au racisme et aux inégalités socioéconomiques. Ce serait donc une politique de légitimation des injustices.

  4. Le multiculturalisme subordonnerait la liberté individuelle à l’appartenance communautaire. Il imposerait une identité culturelle ou même une « racialisation » à certaines personnes qui ne le désirent pas et attribuerait indûment le statut de représentantes et de représentants des membres de leur groupe à des leaders non élus. Il serait ainsi contraire aux principes mêmes de la démocratie libérale.

  5. Le multiculturalisme, en mettant de l’avant une rhétorique, irréaliste sur le plan politique, d’égalité des cultures et de relativisme des valeurs, inhiberait le développement du consensus nécessaire à la vie publique et au respect des droits et libertés de la personne. Il favoriserait, à moyen terme, le morcellement de la société.

Au-delà du degré de pertinence théorique variable de chacune de ces objections, le débat des trente dernières années, tant chez les partisans que chez les détracteurs de la politique, a été marqué par de nombreuses limites qui, en réalité, en inhibent largement l’utilité sur le plan de la prise de décision. En effet, l’essentiel des prises de position ne s’appuie pas sur une analyse des programmes et des initiatives poursuivis en vertu de la politique ni de son évolution, mais sur une évaluation, largement qualitative et personnelle, de son impact idéologique indirect, voire sur une série d’anecdotes qui illustrent ses effets pervers ou ses mérites potentiels[5]. Le multiculturalisme devient alors un archétype, une construction commode qui permet de cristalliser, en un seul modèle ou contre-modèle, les forces et les faiblesses de courants et d’initiatives distincts et parfois contradictoires menés par divers niveaux de gouvernement – voire des institutions internationales – et une variété de groupes de la société civile. L’éventail des maux sociaux ou des bénéfices qu’on attribue alors à une politique, dont le budget total n’a jamais dépassé les 25 millions, laisse rêveur : il devrait pour le moins réconforter une bureaucratie fédérale souvent accusée de ne pas maximiser l’impact des dépenses publiques.

Les quelques études davantage étayées[6], qui constituent des sources appréciables et fiables sur l’évolution des orientations officielles et leur traduction en des programmes précis, ne sont pas non plus sans limites. Elles pèchent souvent par le manque de finesse des balises relatives à l’évaluation de l’impact d’une politique. Ainsi, chez nombre de détracteurs, la non-résolution ou la résolution insuffisante de problèmes sociaux ou de tensions interethniques qui préexistaient à la mise en oeuvre de la Politique du multiculturalisme lui sont imputées. À l’inverse, certains de ses partisans lui attribuent des effets que tout observateur quelque peu attentif sait relever, en tout ou du moins en partie, d’autres politiques fédérales, provinciales ou locales (notamment en matière de sélection de l’immigration)[7].

De plus, on y effectue rarement l’examen du degré où les changements de politique se sont reflétés sur le terrain lors des décisions relatives au type d’organismes et de projets financés en vertu de la politique. La recherche sur la mise en oeuvre et l’évaluation des politiques[8] nous apprend pourtant que le lien de cause à effet est loin d’être univoque à cet égard. Cette discipline, qui relève davantage de l’archéologie que de l’étude des révolutions, révèle, en effet, que les différentes phases d’une politique ont plutôt tendance à se superposer qu’à se succéder. Cette situation, imputable à la résistance des fonctionnaires et des groupes de pression associés aux phases antérieures, pourrait expliquer en partie, au-delà de la résilience des légendes urbaines, la pérennité de certaines critiques, apparemment dépassées lorsqu’on s’en tient aux seuls orientations officielles et programmes.

Une véritable étude des effets directs et indirects de la Politique canadienne du multiculturalisme supposerait, pour ne pas tomber dans les travers esquissés ci-dessus, une équipe multidisciplinaire qui dispose de ressources majeures ainsi qu’une perspective comparative avec des sociétés similaires qui ont adopté des modèles normatifs opposés. La recherche présentée ici visait plus modestement à mieux comprendre à quelles fins et au profit de quels groupes de citoyens les fonds, relativement limités, consentis par les pouvoirs publics à la réalisation de cet objectif social ont été, et sont encore, utilisés. Cette démarche n’épuise évidemment pas le sujet[9], mais elle nous apparaît nécessaire à toute poursuite d’un débat éclairé sur les enjeux décrits précédemment. En effet, à moins de sombrer dans la métaphysique, on peut sérieusement questionner toute démarche évaluative qui n’examinerait pas d’un oeil critique le changement réel des programmes mis en oeuvre afin de concrétiser une politique gouvernementale. Plus spécifiquement, trois grands objectifs ont guidé cette étude.

  1. Cerner, à diverses périodes, l’adéquation entre les orientations officielles du programme et le type de projet subventionné, notamment, l’évolution des projets visant le soutien aux langues et aux cultures des groupes minoritaires ; la compréhension interculturelle et l’adaptation institutionnelle ; la lutte contre le racisme, ainsi que l’appui aux communautés en vue d’une meilleure intégration à la société.

  2. Cerner, à diverses périodes, l’importance relative du financement consenti aux organismes issus d’un seul groupe ethnoculturel, aux organismes qui regroupent plusieurs groupes ethnoculturels et aux organismes à vocation universelle, ainsi que l’évolution du soutien aux groupes d’origine européenne et aux minorités visibles.

  3. Repérer d’éventuelles différences régionales dans la mise en oeuvre de la politique, telles qu’elles sont révélées par le type d’organismes et de projets soutenus[10].

Dans le présent article, après avoir brièvement décrit la méthodologie du projet, nous présenterons les résultats relatifs aux deux premiers objectifs, en tentant d’illustrer, en conclusion, leur apport potentiel tout en cernant les limites de notre démarche dans la poursuite du débat cerné plus haut. Nous nous demanderons, notamment, si certaines critiques apparaissent aujourd’hui plus fondées que d’autres, à la lumière de nos données et de l’évolution potentielle de la politique qu’elles semblent indiquer.

Méthodologie

Idéalement, notre étude aurait dû s’appuyer sur un examen de l’ensemble des dossiers de demandes de subvention, acceptées ou non, durant les trente années d’existence du programme. Cependant, la masse de documents en cause[11], l’aspect non systématique du système de classement et d’archivage, ainsi que les exigences de la Loi d’accès à l’information qui auraient nécessité un examen préalable de chaque dossier par un fonctionnaire qui bénéficie du pouvoir discrétionnaire d’en écarter certains éléments, nous ont amenées à cibler davantage l’utilisation des ressources dont nous disposions. Nous avons ainsi pris deux décisions.

Il s’agit, d’une part, de nous limiter à la Liste des demandes de subvention ayant reçu un soutien financier en vertu des divers volets du programme. Ce document, contenant des informations à caractère public, est informatisé depuis la fin des années 1980 et nous a été fourni par le ministère du Patrimoine canadien. On y trouve la région administrative qui a traité le dossier, le nom et l’adresse de l’organisme dont la demande a été acceptée, le titre et une brève description du projet financé ainsi que le montant qui lui a été alloué. D’autre part, à l’intérieur de ces listes, nous avons choisi d’échantillonner certaines années qui correspondent à des périodes charnières où les changements d’orientations officielles adoptées précédemment étaient susceptibles d’avoir commencé à se manifester. Pour chaque période, nous avons sélectionné deux années subséquentes afin d’assurer une plus grande fiabilité des données[12]. Deux périodes ont été ainsi couvertes : 1991-1992 / 1992-1993 et 1999-2000 / 2001-2002[13]. Le début des années 1990 est susceptible d’illustrer les retombées concrètes de la réforme des programmes à la suite de l’adoption de la Loi sur le multiculturalisme en 1988 qui, comme nous l’avons mentionné, consacrait elle-même la période plus sociale de la politique. Quant aux années 1999-2002, elles correspondent aux nouvelles orientations mises de l’avant en 1995, insistant sur la cohésion sociale et la citoyenneté partagée, ainsi qu’avec la mise en oeuvre de nouveaux critères d’admissibilité au programme en 1999-2000.

De plus, afin de pallier, en partie, le manque d’information quant à la nature des subventions et des bénéficiaires durant les années antérieures à l’informatisation des données, nous avons, après avoir exploré diverses avenues qui se sont révélées sans issue, compilé manuellement certaines données émanant d’un répertoire qui fait l’historique du financement de l’ensemble des organismes demandeurs de 1983-1984 à 1993-1994. Le choix de cette première année, la plus ancienne pour laquelle existent des données exhaustives au sein du ministère, s’est imposé de lui-même. Conjuguée à 1984-1985, elle donne un aperçu des tendances qui prévalaient au début des années 1980, soit non pas à l’apogée de la période Songs and Dances, mais lorsque diverses critiques à l’égard du programme avaient commencé à avoir un impact limité sur l’évolution de la politique[14]. Toutefois, les données de ce répertoire ne permettaient pas de cerner la nature des projets soutenus (seul y figurait le titre) : c’est pourquoi nous avons dû nous limiter, pour cette période, aux résultats concernant le type d’organismes.

Au total, 5 271 demandes ont été retenues puis traitées (voir tableau 1), soit l’ensemble des demandes acceptées pour les six années concernées, à l’exception des demandes portant sur des subventions de recherche ou le soutien aux écoles ancestrales, qui ont été écartées dès l’origine du projet à cause, d’une part, de leur caractère très particulier qui empêche de les classer sous l’un ou l’autre des objectifs de la politique et, d’autre part, de l’abolition de ce programme en 1990, soit avant la période touchée par nos analyses relatives au type de projet soutenu. Pour chaque année, nous avons également vérifié l’exhaustivité des listes auprès de personnes-ressources actuellement actives ou ayant été actives au ministère ainsi que le réalisme du budget total concerné, lequel présente parfois de légères mais non significatives différences avec les données globales disponibles dans les rapports annuels ou les blue books de chacune de ces périodes[15].

Tableau 1

Nombre de demandes et budget total des années étudiées

Nombre de demandes et budget total des années étudiées

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Le mandat de l’organisme récipiendaire n’est décrit ni dans les listes informatisées ni dans le répertoire historique. C’est donc à partir de son nom et de son adresse et, dans les cas litigieux, d’une vérification dans divers répertoires, que le classement à cet égard a été établi. Les organismes dits monoethniques sont ceux dont le nom indique clairement qu’ils desservent une communauté spécifique, les organismes dits multiethniques, ceux qui se présentent comme une coalition de groupes ethnoculturels divers, alors que les organismes dits à vocation universelle (traduction libre de mainstream) sont ceux qui desservent l’ensemble de la population et dont le mandat principal n’est pas l’intégration des immigrants ou les relations intercommunautaires[16].

Dans le cas des organismes monoethniques, nous avons également distingué les trois sous-catégories suivantes :

  1. les organismes qui représentent un groupe d’origine européenne, essentiellement des membres des vagues migratoires plus anciennes ;

  2. les organismes qui représentent une minorité visible, telle qu’elle est définie par la Loi fédérale d’équité en emploi, qui sont, à quelques exceptions près (Chinois et autochtones notamment), représentatifs des vagues migratoires récentes ;

  3. les organismes panethniques qui rassemblent plus d’un groupe ethnoculturel (par exemple, les Sud-Asiatiques, les Noirs, les Hispanophones, les Musulmans), mais se définissent comme des représentants d’une communauté spécifique définie par un marqueur plus large (par exemple, religion, race, continent d’origine, langue).

Au sein des organismes à vocation universelle, nous avons distingué ceux dont le mandat est à caractère culturel (par exemple, les maisons d’édition) et ceux qui visent des objectifs de nature sociale (par exemple, hôpitaux, municipalités, services de police). Les quelques demandes individuelles, généralement dans le domaine des arts et des lettres, ont également été incluses dans cette catégorie.

Par ailleurs, le nom des volets de financement ayant souvent changé au fil des ans et les listes les plus récentes (1999-2002) n’indiquant pas à quel objectif ou volet du programme du multiculturalisme référait chacune des demandes, nous avons jugé préférable de déterminer la nature des projets à partir du résumé de leur description selon nos propres critères de classification, qui reflètent à la fois l’évaluation du vocabulaire gouvernemental et l’état de la littérature dans le champ. Nous avons produit la grille à cet égard en trois étapes. Dans un premier temps, à partir des données dont nous disposions sur l’évolution des orientations officielles et leur concrétisation dans des programmes particuliers, nous avons produit une grille préliminaire. Celle-ci a ensuite été testée à la lumière de l’analyse concrète des projets d’une année, lors de sessions où les trois membres de l’équipe et une personne-ressource qui a oeuvré plus de trente ans au programme du multiculturalisme ont confronté leurs points de vue. Cette stratégie a permis de finaliser la production d’une grille selon quatre grandes catégories également subdivisées en sous-catégories :

  1. Soutien des langues et des cultures minoritaires :

    • maintien ou valorisation des langues,

    • maintien ou valorisation des cultures.

  2. Compréhension interculturelle et adaptation institutionnelle :

    • sensibilisation du public à la diversité,

    • résolution des conflits interethniques et rapprochement inter-culturel,

    • adaptation institutionnelle.

  3. Lutte contre le racisme :

    • sensibilisation du public au racisme,

    • accès égalitaire et élimination des barrières systémiques.

  4. Intégration et participation à la société :

    • acquisition de compétences nécessaires à l’intégration,

    • analyse de besoins et résolution de problèmes vécus par les groupes,

    • participation communautaire et politique et implication sociale,

    • soutien de fonctionnement aux organismes.

De plus, cette stratégie a assuré la fiabilité du processus même de classement de chacun des projets sous l’une ou l’autre des quatre grandes catégories, notamment en ce qui concerne les cas qui présentent davantage d’ambiguïté[17].

Résultats

La nature des organismes subventionnés

Comme on peut le voir au tableau 2, trois tendances caractérisent l’évolution de la mise en oeuvre de la Politique du multiculturalisme, ces vingt dernières années, en ce qui concerne la nature des organismes subventionnés. On note, d’abord, un accroissement notable de la part des organismes multiethniques qui s’effectue, de fait, aux dépens des organismes monoethniques. De 1983 à 2002, leur pourcentage respectif passe de 41,2 % à 56,0 % et de 36,0 % à 17,7 %. Cependant, étant donné les soubresauts du financement total, cet accroissement ne se traduit pas globalement par un ajout de moyens pour les organismes multi­ethniques. De 1983 à 2002, leur moyenne annuelle de financement est très similaire (respectivement 4 986 699 $ et 5 308 602 $) et, lorsque l’on compare la situation actuelle avec la période de « vaches grasses » 1991-1993 (11 149 748 $), il s’agit, en fait, d’une décroissance de plus de 50 %. Quant aux organismes monoethniques, leur financement décroît de plus de 50 % de 1983 et 2002 et de 75 % de 1991-1993 jusqu’à aujourd’hui (respectivement 6 317 817 $ et 1 641 497 $). De plus, leur situation est sans doute encore plus précaire puisque, comme nous l’avons mentionné, les associations dites panethniques sont classées sous cette catégorie, alors que certains pourraient arguer qu’elles relèvent autant d’une logique de coalition multiethnique.

À cet égard, et cela constitue la seconde tendance d’importance durant la période visée par l’étude, on constate aussi, comme on pouvait s’y attendre, qu’au sein des organismes monoethniques les associations qui desservent des populations d’origine européenne connaissent une décroissance radicale, alors que les organismes issus des minorités visibles ou regroupant des communautés spécifiques, mais définies à partir d’un marqueur plus large que la seule origine ethnique, préservent leurs acquis, malgré la décroissance globale de cette catégorie[18]. De 1983 à 2002, la part totale des organismes d’origine européenne dans les programmes de subventions découlant de la Politique du multiculturalisme passe de 13,2 % à 1,2 % alors que celle des organismes de minorités visibles ou panethniques passe respectivement de 14,3, % à 9,5 % et de 9,8 % à 7,0 %. Il est également intéressant de noter que si la dominance des minorités visibles et / ou organisées à partir d’un marqueur religieux, racial ou linguistique large s’est nettement accentuée ces vingt dernières années, elle se manifestait déjà en 1983-1985, ce qui indique bien que, dès le début des années 1980, le programme avait commencé à évoluer. Sur le plan des ressources allouées, les tendances cernées au niveau de la catégorie globale sont exacerbées. Dans le cas des organismes issus des minorités visibles ou panethniques, celles-ci décroissent globalement de 86 % et 185 % de 1983 à 2002 et de 72 % et 255 % de la période 1991-1993 à 1999-2000 / 2001-2002. Par ailleurs, chez les groupes d’origine européenne, dont le financement annuel moyen passe de 1 608 548 $ en 1983-1985 à 124 131 $ en 1999-2000 / 2001-2002, soit une décroissance de 100 %, on peut presque parler d’une disparition du radar des pouvoirs publics.

Tableau 2

Pourcentages et valeurs absolues du financement consenti selon la nature des organismes (Moyenne annuelle des trois périodes visées par l’étude)

Pourcentages et valeurs absolues du financement consenti selon la nature des organismes (Moyenne annuelle des trois périodes visées par l’étude)

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Les organismes universels, quant à eux, connaissent un léger accroissement de leur part de financement, de 22,9 % en 1983-1985 à 27,0 % en 1999-2000 / 2001-2002. En valeur absolue, cet accroissement leur permet de limiter les dégâts, puisqu’ils ne connaissent qu’une décroissance de 2 794 934 $ à 2 576 043 $ (8 %). Toutefois, plusieurs de ces organismes publics ou de la société civile doivent regretter la période des « vaches grasses » de 1991-1993 où leur financement annuel moyen s’était établi à 6 106 419 $. On note également, au sein de cette catégorie, une redistribution des fonds consentis aux organismes à mandat social (éducation, santé justice, police, etc.) aux dépens des organismes à mandat culturel (arts, édition, spectacles, média, télé ; respectivement 9,3 % et 11 % en 1983-1985 comparativement à 18,0 % et 6,5 % en 1999-2000 / 2001-2002). Les organismes à mandat social voient leurs ressources s’accroître légèrement de 1983-1985 à 1999-2000 / 2001-2002 (de 1 146 450 $ à 1 734 926 $), avec un sommet de 3 786 160 $ durant la période 1991-1993, alors que les organismes à mandat culturel connaissent une décroissance globale sur l’ensemble de la période de 89 % et plus spécifiquement de 179 % de 1991-1993 à 1999-2000 / 2001-2002.

Comme nous l’avons déjà mentionné, diverses vérifications ont été réalisées afin de nous assurer de la représentativité et de la fiabilité de ces tendances pour chacune des périodes ainsi que pour tenter d’isoler l’effet d’autres variables à cet égard. Signalons tout spécialement, d’abord, l’analyse de cohérence des données annuelles que nous avons regroupées sous une période commune. Ainsi, il nous est apparu que les années 1983-1984 et 1984-1985, d’une part, et les années 1991-1992 et 1992-1993, d’autre part, présentaient une grande homogénéité et peu de variations sous l’ensemble des catégories et des sous-catégories étudiées. Toutefois, comme nous l’avions prévu, puisque des problèmes méthodologiques nous ont forcées à choisir ici deux années plus éloignées, l’année 2001-2002, bien que similaire à plusieurs égards à l’année 1999-2000, présente, entre autres, des particularités intéressantes. Comme on peut le voir au tableau 3, il s’agit d’une légère remontée des subventions aux organismes monoethniques, qui coïncide avec une progression de plus de 50 % pour les organismes panethniques, parallèlement à la presque disparition des subventions aux organismes d’origine européenne et de la chute de 75 % de la part des organismes à vocation universelle à mandat culturel, qui ne représentent plus que 3,3 % des subventions consenties en vertu du programme. Le premier élément est sans doute imputable à l’impact du 11 septembre à la suite duquel on voit se multiplier les projets présentés par des organismes issus de la communauté musulmane ; quant au second, il demeure difficile à expliquer à cette étape-ci de la démarche. Toutefois, dans les deux cas, il faut se demander si 2001-2002 est une année atypique ou si, au contraire, elle témoigne de la poursuite ou de l’émergence de tendances qui s’affirmeraient durant la prochaine décennie.

Nous avons également voulu vérifier jusqu’à quel point l’évolution de la nature des organismes financés pouvait avoir été influencée par les changements des priorités, notamment la mise en veilleuse des projets de soutien aux langues et aux cultures minoritaires (voir 3.2). Des analyses complémentaires effectuées à cet égard ont toutefois montré que, si cette tendance semble avoir eu des répercussions sur la décroissance du financement des organismes à vocation universelle à mandat culturel, elle ne saurait expliquer la diminution du financement consenti aux organismes monoethniques et plus spécifiquement aux organismes monoethniques d’origine européenne. En effet, durant les années où cet objectif jouait encore un rôle important au sein du programme, les organismes des minorités visibles y étaient tout aussi représentés que les organismes d’origine européenne. De plus, globalement, le soutien aux langues et aux cultures minoritaires représentait moins du cinquième du budget total consenti à ces derniers. Il semble donc que la raison du déclin de la part des organismes représentant des groupes d’origine européenne soit à rechercher dans d’autres éléments de l’évolution du programme ou de la dynamique même des flux migratoires.

Tableau 3

Pourcentages et valeurs absolues du financement consenti selon la nature des organismes (2001-2002)

Pourcentages et valeurs absolues du financement consenti selon la nature des organismes (2001-2002)

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La nature des projets subventionnés

Tableau 4

Pourcentages et valeurs absolues du financement consenti selon la nature des projets (Moyenne annuelle des deux périodes visées par l’étude)

Pourcentages et valeurs absolues du financement consenti selon la nature des projets (Moyenne annuelle des deux périodes visées par l’étude)

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Comme on peut le voir au tableau 4, quatre tendances caractérisent l’évolution de la mise en oeuvre de la Politique du multiculturalisme ces dix dernières années, en ce qui concerne la nature des projets subventionnés. On note, d’abord, un accroissement notable des initiatives visant la lutte contre le racisme dont la part du budget total passe, de la période 1991-1993 à 1999-2000 / 2001-2002, de 9,6 % à 29,1 %. Dans un contexte de diminution draconienne du budget annuel moyen du programme (de 23 538 217 $ à 8 951 389 $), cette catégorie de projet est la seule qui réussit à maintenir sensiblement son niveau de financement (soit autour 2 200 000 $). Il est toutefois important de noter qu’à l’intérieur de cette catégorie ce sont bien plus les initiatives qui visent la sensibilisation que celles qui tentent d’assurer l’égalité qui dominent. Les premières représentent, en effet, 23,4 % du budget total de la période 1999-2000 / 2001-2002 et les secondes, 5,8 %. En fait, le budget annuel moyen consenti aux initiatives qui visent l’accès égalitaire et l’élimination des barrières systémiques connaît même une diminution de 1991-1993 jusqu’à aujourd’hui.

Ce clivage, entre des initiatives plus ou moins radicales quant à leur impact sur les pratiques quotidiennes, se retrouve également, mais selon une logique inversée, dans la seule autre catégorie de projets qui connaît une progression durant cette période, soit celle de la compréhension interculturelle et de l’adaptation institutionnelle. L’accroissement proportionnel (de 38,6 % à 47,8 %) est toutefois ici nettement moins marqué, ce qui ne permet pas le maintien d’un financement équivalent : celui-ci décroît de 103 % durant la période (9 123 346 $ comparé à 4 485 546 $).

Au sein de cette catégorie, ce sont les subventions aux initiatives d’adaptation institutionnelle qui croissent (14,3 % contre 25,6 %), alors que celles qui visent la sensibilisation du public à la diversité diminuent légèrement (23,6 % contre 20,3 %). On peut penser qu’une partie du soutien visant la sensibilisation du public est passée à la catégorie « lutte contre le racisme » : les organismes spécialisés dans des interventions de ce type auraient simplement adapté leur vocabulaire aux nouvelles priorités. Par ailleurs, il est possible que le langage du racisme systémique effraie encore et qu’on préfère présenter les initiatives qui visent la levée des barrières à la participation des membres des minorités et / ou des groupes d’origine immigrante comme des efforts d’adaptation des institutions à la diversité. Quoi qu’il en soit, dans les deux cas, les budgets annuels moyens ont clairement diminué, radicalement en ce qui concerne la sensibilisation du public à la diversité (5 530 674 $ contre 1 878 773 $, soit 194 %) et légèrement en ce qui concerne l’adaptation institutionnelle (3 419 162 $ contre 2 401 056 $, soit 42 %).

Quant aux projets qui visent la résolution des conflits interethniques et le rapprochement interculturel, de presque inexistants en 1991-1993, ils croissent légèrement, passant à 2 % du budget total en 1999-2000 / 2001-2002. Il faut toutefois noter que peu de demandes visent exclusivement cette dimension et que le budget qui leur est attribué est souvent la résultante de notre propre analyse des projets qui visaient plus d’un objectif. On peut donc considérer que cette dimension n’est pas dominante au sein du discours des demandeurs.

La troisième tendance d’importance concerne la diminution considérable des projets qui visaient l’intégration et la participation à la société des membres des minorités par le biais, entre autres, du soutien au fonctionnement de leurs associations. Le financement consenti à cette catégorie de projets passe de 46,2 % en 1991-1993 à 21,1 % en 1999-2000 / 2001-2002. Quant au budget total dont pourraient bénéficier les organismes intéressés à mener de tels projets, il diminue de 421 % (10 895 755 $ comparativement à 2 092 433 $). Toutefois, cette évolution doit être analysée à la lumière des sous-catégories que regroupe ce type de projets dans notre analyse.

Pour l’essentiel, on assiste, durant cette période, à la disparition presque totale du soutien de fonctionnement aux organismes qui se mobilisent pour offrir des services à divers groupes ou pour lutter en faveur de leur participation à la société. Celui-ci passe de 30,5 % en 1991-1993 à 4,5 % en 1999-2002 et, en valeur absolue, connaît une diminution totale de 1 409 % (soit de 7 190 748 $ à 476 457 $). Le fait d’attribuer l’ensemble de cette sous-catégorie entièrement à la catégorie 4, « Intégration et participation à la société », induit probablement un biais dans nos données. Il est probable, en effet, que ces organismes aient également été actifs dans le domaine du soutien des langues et des cultures minoritaires et, de manière moins importante, si l’on tient compte de la période visée, dans des initiatives de compréhension interculturelle et d’adaptation institutionnelle et même de lutte contre le racisme. Il n’en demeure pas moins que c’est, d’abord et avant tout, la complétude institutionnelle des groupes, étroitement liée à leur participation à la société, qui semble atteinte.

Parmi les autres sous-catégories, l’« acquisition des compétences nécessaires à l’intégration » diminue nettement, tant en ce qui concerne le pourcentage dans le financement total que sa valeur absolue (7,1 % contre 2,4 %) (1 631 570 $ contre 278 645 $), ce qui pourrait, en partie, être expliqué par la plus grande implication d’un autre ministère, Citoyenneté et Immigration Canada, dans ce dossier ces dix dernières années. Les projets qui consistent en une analyse de besoins en vue de résoudre des problèmes vécus par les groupes se maintiennent, en proportion, et connaissent donc une diminution marquée de budget, alors que ceux qui visent la participation communautaire et politique et l’implication sociale, un des objectifs de la révision de 1995, semblent, de fait, plus souvent financés. Ils représentent désormais 6,7 % du financement total (contre 1,8 % en début de décennie) et leur budget, toutefois modeste (657 140 $), a doublé en dix ans.

Finalement, comme on pouvait s’y attendre, les subventions aux initiatives qui visent le soutien des langues et des cultures minoritaires, déjà menacées en début de décennie, ont presque totalement disparu dix ans après. De 5,4 % du financement total en 1991-1993, elles ne représentent en 1999-2000 / 2001-2002 plus que 1,3 % et, avec un budget annuel moyen de 131 053 $, on peut considérer qu’elles ont presque totalement disparu du radar des fonds publics. Le sort des langues apparaît un peu plus favorable que celui des cultures, mais il est clair que cet argumentaire n’est plus utilisé par les organismes ou par les pouvoirs publics dans la recherche de fonds ou l’approbation de projets découlant de la Politique du multiculturalisme.

Nous avons, ici encore, réalisé une analyse de cohérence des données annuelles regroupées sous une période commune. Dans ce second cas, nous n’avons pas noté de différence entre les deux périodes de financement (1991-1993 et 1999-2000 / 2001-2002) quant à l’homogénéité et au degré de variation entre chacune des années considérées dans l’ensemble des catégories et des sous-catégories étudiées. Pour l’essentiel, à l’opposé de la spécificité qu’elle manifestait quant à la nature des organismes subventionnés, l’année 2001-2002 se situe clairement dans la foulée des tendances constatées pour la période 1999-2002, dont elle corrobore la pertinence par une légère accentuation de chacune des conclusions. En effet, comme on peut le voir au tableau 5, la progression des initiatives qui visent la lutte contre le racisme se poursuit, toujours axée sur la sensibilisation du public. Les subventions aux initiatives qui visent la compréhension interculturelle et l’adaptation institutionnelle dominent toutefois, ici encore, avec un fort accent sur l’adaptation institutionnelle qui continue de progresser. La catégorie « intégration et participation à la société d’accueil » ne cesse de perdre du terrain, le soutien de fonctionnement aux organismes et l’acquisition des compétences nécessaires à l’intégration ayant, pour ainsi dire, disparu du programme, alors que le soutien à des analyses de besoins visant à résoudre des problèmes vécus par les groupes et aux initiatives favorisant la participation communautaire et politique ainsi que l’implication sociale se maintient. Finalement, la disparition du soutien des langues et des cultures minoritaires, qui ne représente plus que 0,7 % du financement total, se confirme.

Tableau 5

Pourcentages et valeurs absolues du financement consenti selon la nature des projets (2001-2002)

Pourcentages et valeurs absolues du financement consenti selon la nature des projets (2001-2002)

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Conclusion

Que peut-on retenir de cette analyse de la manière dont les fonds disponibles, en vertu de la Politique canadienne du multiculturalisme, sont attribués, tant en ce qui concerne la nature des organismes que celle des projets subventionnés ? En quoi les données décrites peuvent-elles éclairer le débat public relatif à la pertinence de l’action publique en ce domaine et répondre, en tout ou en partie, aux diverses critiques que nous avons énoncées ?

De notre analyse ressortent clairement trois constats sur l’état actuel de la mise en oeuvre de la Politique du multiculturalisme. Le premier concerne la stagnation, depuis dix ans, des fonds qui lui sont attribués. Après avoir réagi aux critiques négatives des années 1990 par le développement d’un discours axé sur la cohésion sociale et la participation, mieux arrimé à l’air du temps, on peut se demander si, au cours des années 2000, le gouvernement n’est pas en train de faire lentement sombrer la politique dans un demi-sommeil, propice à l’oubli, sans qu’aucune annonce officielle n’ait été faite à cet égard. Il est aussi surprenant de constater que divers groupes ethnoculturels ou de minorités visibles, si mobilisés, depuis trente ans, contre les changements qui semblaient susceptibles de les affecter spécifiquement, aient si peu réagi à la décroissance marquée des budgets. On peut se demander si ce manque de réactions n’est pas, en partie, lié à la disparition presque totale du soutien de fonctionnement aux organismes qui les plonge dans une course perpétuelle à la recherche de fonds pour des projets spécifiques et leur donne peu l’occasion de se positionner sur des enjeux moins immédiats bien que plus essentiels.

Au-delà de ce constat quelque peu pessimiste sur l’avenir de la politique, nos données permettent de faire ressortir deux tendances, apparemment contradictoires, de sa mise en oeuvre. D’une part, il est désormais clair, vu la nature des projets soutenus, que le récipiendaire principal d’un éventuel impact du soutien gouvernemental au multiculturalisme est, d’abord et avant tout, la société dans son ensemble, que celle-ci soit définie comme les institutions publiques, parapubliques et privées ou le grand public. Ainsi, en 2001-2002, plus de 80 % des fonds consentis visaient à transformer soit l’opinion publique, soit le fonctionnement institutionnel face à la diversité culturelle ou « raciale ». Mais, à l’inverse, en ce qui concerne la nature des organismes subventionnés, ce ne sont pas, d’abord et avant tout, ceux qui ont un mandat universel qui reçoivent des fonds, mais plutôt des coalitions d’organismes ethnoculturels ou définis à partir d’un marqueur plus large que celui de la seule origine. En 2001-2002, plus de 65 % des fonds vont à de tels regroupements, alors même que les organismes qui ne représentent qu’une seule communauté comptent pour à peine plus de 10 %. Pour schématiser, il semble que l’on ait graduellement donné mandat à des communautés qui, dans le passé, étaient d’abord et avant tout préoccupées par la survie de leur langue et de leur culture et / ou la résolution de problèmes spécifiques, de former de larges alliances en vue de transformer la société majoritaire, notamment, en soutenant le gouvernement dans sa gestion de l’opinion publique. Rappelons, à cet effet, que les initiatives de sensibilisation (à la diversité ou contre le racisme) reçoivent, en 2001-2002, 47,7 % des fonds consentis au programme de subventions.

On peut juger plus ou moins positivement la stratégie d’engineering social dans laquelle la Politique du multiculturalisme semble désormais engagée et également questionner l’origine intentionnelle ou fortuite d’une telle évolution. Certains pourraient faire valoir qu’il s’agit d’un détournement des ressources limitées des groupes ethnoculturels qui délaissent leur propre complétude institutionnelle et leurs propres priorités pour jouer, en partie, un rôle qui devrait être celui des pouvoirs publics. D’autres, à l’inverse, y verront l’épitomé d’une perspective qui valorise l’interaction, voire le conflit, comme des stratégies nécessaires, à court terme, à l’intégration des groupes minoritaires et, à moyen terme, au développement d’une société inclusive. D’autres enfin, sans prendre position pour l’un ou l’autre camp, questionneront le réalisme même de cette approche dans le contexte de décroissance des ressources globales décrit ci-dessus.

Quoi qu’il en soit, ces tendances, appuyées par notre analyse de la nature des organismes et des projets subventionnés, ébranlent sérieusement les deux premières critiques que nous évoquions dans la problématique développée plus haut. Celles-ci plaident, en effet, clairement contre l’hypothèse d’un effet de ghettoïsation de l’action gouvernementale, les communautés ayant été, plus que jamais, incitées, d’une part, à entrer en contact avec l’ensemble des autres groupes et, d’autre part, à interagir avec la société globale. De même, l’idée que la politique en serait encore à une phase de Songs and Dances et mettrait l’accent sur l’ailleurs et autrefois est contredite, d’une part, par la disparition presque totale de tout soutien aux langues et aux cultures minoritaires et, d’autre part, au sein des organismes à vocation universelle, par le remplacement des organismes à mandat culturel par les organismes à mandat social[19]. Certains pourraient, certes, arguer que, même en l’absence d’une action gouvernementale en ce sens, l’idéologie du multiculturalisme pourrait continuer à avoir des effets de ghettoïsation des groupes et de folklorisation des cultures d’origine. Toutefois, si le débat à cet égard demeure ouvert, le fardeau de la preuve, jamais faite rigoureusement jusqu’à aujourd’hui, leur incomberait alors.

La troisième critique, qui fait du multiculturalisme une politique de légitimation des injustices, paraît également partiellement ébranlée par nos résultats, du moins dans son argumentaire. Il est clair que l’action gouvernementale a désormais intégré la lutte contre le racisme comme un axe prioritaire : le soutien à de telles initiatives qui représente, en 2001-2002, 30 % du budget total, n’a, en effet, cessé de croître. Le remplacement presque total des minorités d’origine européenne au profit des minorités visibles, au sein des organismes monoethniques récipiendaires de fonds, montre également une sensibilisation accrue à cet enjeu. Toutefois, il n’est pas clair, et seule une analyse approfondie des modalités de réalisation et des résultats des projets menés pourrait permettre de se prononcer à cet égard : jusqu’à quel point les enjeux de pouvoir et les inégalités socioéconomiques sont centraux dans cette lutte au racisme. Le peu d’importance qu’y jouent les dimensions relatives à l’accès égalitaire et à l’élimination des barrières systémiques, compensé en partie par l’importance des actions visant l’adaptation institutionnelle, pourrait constituer un indicateur négatif à cet égard, comme la portion congrue qu’occupent, dans l’ensemble du programme, les analyses de besoins visant la résolution de problèmes vécus par les groupes et le soutien à l’acquisition des compétences nécessaires à l’intégration. La disparition du soutien de fonctionnement aux organismes est aussi inquiétante en cette matière. En effet, plus ceux-ci dépendent de projets ad hoc, plus on peut douter qu’ils puissent adopter une position radicale dans leur rôle de groupe de pression.

En ce qui concerne la réponse aux critiques plus récentes, qui questionnent non plus les conséquences de la politique sur les membres des minorités eux-mêmes, mais sa compatibilité avec les principes mêmes de la démocratie libérale, nos données sont nettement moins éclairantes. En effet, ici encore, il faudrait réaliser des analyses plus approfondies des pratiques réelles générées par les projets, ce que le seul examen du résumé du projet ne permet pas. De plus, la possibilité d’un effet indirect de l’idéologie gouvernementale sur cette dimension qui met en jeu des concepts polysémiques et porteurs de dérives potentielles apparaît davantage fondée.

Au regard de la quatrième critique, soit l’effet d’assignation communautaire qu’accentuerait le multiculturalisme, il faut d’abord signaler, en amont même de notre étude, que toute politique qui vise à subventionner des groupes, que ceux-ci soient définis en fonction du genre, de la classe sociale, du handicap, de l’origine géographique ou de tout autre critère, est susceptible d’avoir un tel impact[20]. Toutefois, à moins de remettre radicalement en question le rôle que jouent les groupes de pression au sein des démocraties libérales, l’évaluation d’un effet, spécifiquement négatif, de la Politique du multiculturalisme sur cette dimension nécessiterait un examen que nous n’avons pas réalisé. Il faudrait, d’une part, cerner la présence ou non de courants contradictoires parmi les organismes d’une même communauté qui sont subventionnés et, d’autre part, analyser les positions idéologiques adoptées quant à l’aspect « abscriptif » ou électif de l’appartenance communautaire lors des pratiques de terrain. Cependant, on peut mentionner, d’ores et déjà, que l’interaction de groupes ethnoculturels différents au sein de larges coalitions multiethniques ne paraît pas représenter un terrain propice au maintien d’identités rigides pour les individus qui y participent. De plus, la légitimité du leadership est susceptible, plus que dans les organismes monoethniques, d’y être pesée et contestée.

Quant à la cinquième critique, soit que le multiculturalisme nourrit le relativisme et nuit au respect des droits et libertés de la personne, les mêmes limites quant à la pertinence de notre analyse à y répondre doivent ici être formulées. La description de la plupart des projets financés sous les catégories « compréhension interculturelle et adaptation institutionnelle » et « lutte contre le racisme » ne permettent pas de savoir jusqu’à quel point les balises nécessaires au respect des valeurs fondamentales y sont respectées, voire débattues. Le fait que très peu de projets se réfèrent à l’éducation aux droits, notamment dans la sous-catégorie « acquisition des compétences nécessaires à l’intégration », comme l’impossibilité de distinguer une catégorie « promotion de la cohésion sociale », dans la version finale de la grille, pourraient indiquer que les orientations de 1995 n’ont guère essaimé au-delà du discours gouvernemental.

Cette hypothèse quelque peu pessimiste a cependant besoin d’être nuancée, d’une part, à cause de l’importance des institutions de la société civile au sein des bénéficiaires des actions financées en vertu du programme et, d’autre part, du rôle non négligeable que les organismes à vocation universelle y jouent comme récipiendaires de fonds. On peut, en effet, douter que, lors des quelque 80 % d’interventions dont le public cible est la société d’accueil et des quelque 23,4 % de celles-ci qui sont menées directement par des organismes à vocation universelle, où les groupes féministes ou de défense des droits sont très présents, la question des limites à la prise en compte de la diversité ne soit pas abordée. Par ailleurs, il est clair que, par l’interaction accrue que la Politique du multiculturalisme a permise et continue de permettre entre divers groupes tant majoritaires que minoritaires, le développement du consensus nécessaire à la vie publique ne peut qu’être favorisé, à moins que l’on conçoive celui-ci comme un rapport de pouvoir exclusif et univoque de la société dominante envers des communautés qui en seraient exclues.