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Ce court ouvrage est le fruit de conférences prononcées dans le cadre des Gifford Lectures, à Édimbourg, en 1999. Il se présente comme une interprétation et une discussion de l’ouvrage classique de William James, The Varieties of Religious Experience. Cependant, il ressort rapidement que ce qui importe le plus à Charles Taylor, c’est ce que l’ouvrage de James a « à nous dire sur la place qu’occupe la religion de nos jours » (p. 8). En fait, dans ces pages très denses, C. Taylor n’expose rien de moins qu’une présentation du problème théologico-politique et des voies dans lesquelles la modernité s’est engagée pour chercher à le résoudre.
Reprenant, tout en l’infléchissant, la thèse célèbre de Weber – actualisée par Marcel Gauchet dans Le désenchantement du monde (Paris, Gallimard, 1985) –, C. Taylor pose au point de départ que le désenchantement propre à la modernité s’est déployé de l’intérieur même de la matrice chrétienne plutôt qu’en dehors de celle-ci. Le désenchantement consiste essentiellement en une désacralisation des choses de ce monde, comme si l’incommensurable grandeur de Dieu empêchait désormais de croire que « des significations supérieures puissent s’exprimer dans l’univers qui nous entoure » (p. 64 – l’italique est dans le texte). C’est ce qui rend possible la conception d’une expérience religieuse au sens où l’entendait James : plutôt que le garant d’une Loi objective transcendante (les dix commandements) appelant les sujets à la soumission et à l’obéissance, Dieu devient un « objet » qui peut susciter des « impressions », des « sentiments » et des « actes » individuels (p. 11). Pour James, là se trouve le sens de la « vraie religion » (p. 13), celle-ci émergeant donc dans la modernité, paradoxalement, encore que l’on trouve déjà des traces d’une telle individualisation du phénomène religieux dans les Psaumes ou chez saint Augustin. La place réservée au principe subjectif devient primordiale dans un tel contexte, puisque la notion d’expérience religieuse suggère que le croyant participe par sa foi de l’existence même de Dieu (p. 47-48 et 50-51), de la même façon, d’ailleurs, que le scepticisme participe de son inexistence, en lui déniant toute consistance. L’opposition entre croyants et incroyants n’est ainsi pas une opposition entre la passion (de croire) et la raison (qui indiquerait sans équivoque l’absurdité de la croyance), mais entre deux passions et deux « paris » sur le sens de la bonne vie.
Cela dit, le désenchantement est irréductible au principe d’individuation. Les collectivités se réorganisent de même entièrement en un sens qui témoigne de ce qu’il est arrivé à Claude Lefort de nommer une « permanence du théologico-politique » (Essais sur le politique. XIXe-XXe siècles, Paris, Seuil, 1986, p. 251-300). C. Taylor propose ici de distinguer entre trois modèles de réorganisation des rapports entre les sociétés modernes et la religion, qu’il nomme, s’inspirant de la thèse de Durkheim selon laquelle le rapport social comporte une dimension intrinsèquement religieuse, « néo-durkheimienne », « paléo-durkheimienne » et « post-durkheimienne ». Par là, comme nous le verrons, l’auteur nous introduit à des considérations qui touchent des problèmes on ne peut plus actuels.
Dans certaines sociétés protestantes, le désenchantement a conduit à concevoir Dieu comme étant présent « à travers son dessein » (p. 64) plutôt que comme entièrement absent du monde des hommes. Si les gouvernants et les institutions ne sont plus considérés comme sacralisés, il demeure que les intentions ou les desseins de Dieu peuvent y être repérés dans l’ordre moral ou l’esprit qu’ils sont censés incarner. Dans la libre association d’individus, à la fois dans l’espace social et dans des « confessions » (plutôt que dans des Églises au sens formel du mot), un peuple se constitue comme « peuple sous la gouverne de Dieu » (p. 66), même si ce n’est qu’une gouverne indirecte. C’est le sens de la « “religion civile” américaine », par exemple (p. 66) ; de même, c’est le sens de la « décence », que la Grande-Bretagne supposait avoir la mission de la répandre partout dans son Empire (p. 74). Dans le cas américain, une telle fondation « néo-durkheimienne » a eu pour effet de nourrir pendant deux siècles une Kulturkampf plus ou moins récurrente où se sont opposés ceux qui désiraient ramener la société à ses fondements (aujourd’hui, les néoconservateurs) et ceux qui, au contraire, voulaient plus ou moins radicalement les dissocier.
Dans certaines sociétés catholiques, par exemple la France, les choses se sont passées très différemment, du fait que « l’ancien modèle de la présence divine survécut beaucoup plus longtemps » (p. 68). Il y a ainsi eu, pendant une certaine période, un « compromis “baroque” » entre le maintien d’une dimension sacralisée des gouvernants et des institutions et leur modernisation fonctionnelle à l’ombre du dessein divin. Un tel « paléo-durkheimisme » était gros de tensions qui ont culminé, dans le cas français, dans une « crise révolutionnaire désastreuse » (p. 68) avant de nourrir, par-delà même la révolution, un long contentieux, qui a structuré pour une grande part la France moderne, entre l’Église catholique et un républicanisme étayé sur une laïcité intransigeante. Même si C. Taylor ne les évoque pas directement, les tensions actuelles entre la République et une partie des populations françaises ou immigrées musulmanes, qui ont une autre conception de la visibilité des appartenances religieuses dans l’espace public, peuvent sûrement être considérées comme le dernier des soubresauts du « modèle français » de sortie de la matrice théologico-politique au sens classique.
Par-delà le néo-durkheimisme et le paléo-durkheimisme, la « révolution culturelle », qui est pour l’essentiel une « révolution individualisante » et qui a commencé à produire massivement ses effets dans les sociétés occidentales il y a trente ou quarante ans environ, oblige à considérer la possibilité d’un « post-durkheimisme », d’un rapport social qui aurait entièrement rompu avec la « permanence du théologico-politique ». Il faut d’abord retracer les origines et le sens d’une telle révolution culturelle. On peut la faire lointainement remonter au romantisme et à l’« individualisme expressif » dont elle est indissociable. Dans la « culture de l’authenticité » dont cet individualisme esquisse le sens, « chacun d’entre nous » est censé avoir « sa façon personnelle de réaliser sa propre humanité » (p. 79). Au dix-neuvième siècle, un petit nombre seulement – les artistes et les intellectuels – cultive une telle façon de vivre, qui se traduit par une haine du mode de vie bourgeois et de toutes les règles sociales. La révolution culturelle à laquelle on assiste au vingtième siècle marque l’expansion sans limite d’un tel expressivisme (que même la bourgeoisie cultive joyeusement de nos jours, elle qui célèbre désormais l’anticonformisme, la fluidité, l’hybridation et le métissage).
L’« expressivisme simplifié » contemporain transforme profondément les sociétés. L’action commune y prend en effet un sens tout à fait particulier : l’individu conçoit qu’il peut se lier à d’autres pour agir, que le sens de ses actions peut être co-déterminé, mais sur un mode qui suppose à la fois que chacun demeure en retrait et, conséquemment, ne se lie à autrui que ponctuellement, dans une rencontre qui n’engage pas. Les résultats d’une telle interaction, qui n’a de sens pour chacun que si elle correspond à ce qu’il définit comme son intérêt ou son plaisir propre, ne peuvent être ramenés à personne en particulier. Cette « nouvelle façon d’être ensemble en société » (p. 85), que Baudelaire avait été l’un des premiers à entrevoir dans ses descriptions du promeneur ou du voyeur à la fois mêlé à la « multitude » et toujours en retrait d’elle (« Les foules », dans Le Spleen de Paris. Petits poèmes en prose, Paris, Garnier-Flammarion, 1987, p. 94), nourrit puissamment, on l’aura compris, l’institution du marché, qui fonctionne très exactement sur un tel principe d’« action-réaction » et sur l’autorégulation plus ou moins chaotique que celui-ci suppose. Au bout de ces transformations, c’est rien de moins qu’une sortie du durkheimisme sous toutes ses formes qu’il faut envisager. Non pas que la religion soit condamnée à disparaître : il faut plutôt envisager – et ici C. Taylor rejoint le propos de M. Gauchet dans La religion dans la démocratie (Paris, Gallimard, 1998) –, d’une part, l’ébranlement irréversible des institutions religieuses et des institutions nationales censées avoir incarné plus ou moins directement le dessein divin, et, d’autre part, la radicalisation de l’expérience religieuse individualisée, la religion devenant essentiellement un choix qui relève de chacun et qui doit contribuer à son mieux-être (p. 91 et 96). Plutôt qu’avec Dieu, c’est plus simplement avec « quelque chose de plus grand » que soi (p. 96), avec le fameux « tout autre » qu’on trouve si souvent évoqué dans la philosophie et la pensée contemporaines, que l’individu se trouve en rapport dans une telle expérience. Il en résulte que le « spirituel comme tel n’est plus », pour la première fois, « intrinsèquement lié à la société » (p. 98). En un certain sens, c’est ce que James aurait été l’un des premiers à entrevoir d’une fulgurante façon.La diversité de l’expérience religieuse aujourd’hui constitue un remarquable ouvrage qui réussit en très peu de pages très denses, redisons-le, à livrer une esquisse du problème théologico-politique et des diverses solutions qui lui ont été proposées dans la modernité. Jamais C. Taylor ne cède à la mélancolie, même si jamais non plus, comme le montrent notamment les très belles pages qu’il consacre à celle-ci et à Baudelaire en particulier (p. 40-42), il ne cède au jovialisme béat de ceux qui se font une fierté de s’installer dans le présent pour y contempler indéfiniment leur propre image.