Résumés
Résumé
Pour comprendre la genèse de la philosophie politique de Claude Lefort, il faut d’abord examiner la critique du marxisme que Maurice Merleau-Ponty propose dans Les aventures de la dialectique. Pour celui-ci, le marxisme est condamné à osciller entre deux pôles aussi intenables l’un que l’autre : ou bien il fait du prolétariat l’incarnation de la praxis, qui se définit comme fusion de la théorie et de la pratique, ou bien il objective le prolétariat et se fait par là le négateur de la praxis. Le marxisme de C. Lefort au cours des années 1950 est une illustration de cette oscillation. Or, l’analyse des écrits ultérieurs de Merleau-Ponty montre qu’il reconduit l’oscillation propre au marxisme après l’avoir pourtant critiquée. La philosophie politique de C. Lefort demeure aussi prise dans une telle oscillation, hésitant entre une théorie de la démocratie qui en fait une sorte de régime philosophique et une élaboration qui s’appuie sur l’idée que la démocratie est aveugle à elle-même et a besoin d’un « dehors » pour s’énoncer.
Abstract
In order to understand the genesis of Claude Lefort’s political philosophy, one must first examine Maurice Merleau-Ponty’s critique of marxism in Adventures of the Dialectics. For Merleau-Ponty, marxism will always be caught in an oscillation : either it identifies the proletariat to the praxis, or it objectifies the proletarian class, therefore negating the praxis. C. Lefort’s marxism during the 1950’s is an example of this oscillation. It is remarkable to see that Merleau-Ponty’s writings after his critique of marxism are still caught in that oscillation. The same can be said of C. Lefort’s political philosophy, which hesitates between a theory of democracy in which democracy is a kind of “philosophical regime” and a theory based on the idea that democracy is blind to itself and therefore needs an “outside” to get an exact idea of what it is.
Corps de l’article
L’objectif poursuivi dans cet article est d’interroger la genèse de la philosophie politique de Claude Lefort, qui m’apparaît méconnue, et sa signification. Je souhaite défendre deux thèses, l’une à propos de la genèse de cette philosophie, l’autre à propos de sa signification.
On a souvent relevé que la philosophie politique de C. Lefort était née d’une rupture avec le marxisme [1]. Cela paraît indéniable, ne serait-ce que parce que C. Lefort s’est à plusieurs reprises expliqué sur son parcours et qu’il a chaque fois mis en évidence l’importance de sa rupture avec le groupe et la revue Socialisme ou Barbarie à la fin des années 1950 [2]. Ceci dit, je soutiendrai cependant la thèse que les déplacements conceptuels qui sont intervenus dans sa pensée et qui l’ont amené à se situer sur le terrain de la philosophie politique se comprennent au mieux si on les met en rapport d’abord avec le débat à propos du marxisme dans lequel s’est engagé Maurice Merleau-Ponty dans Les aventures de la dialectique et, ensuite, avec les efforts déployés par C. Lefort dans ses écrits des années 1950 afin de saisir à la fois la signification et les difficultés du marxisme. Autrement dit, je soutiendrai la thèse, étonnante du point de vue de la doxa qui s’est constituée autour de la philosophie politique de C. Lefort, qu’on doit, pour en saisir la genèse, accorder une importance déterminante au rapport qu’elle entretient avec le travail de Marx.
Par ailleurs, les très nombreux travaux qu’on peut associer désormais à la philosophie politique laissent entendre que le projet « lefortien » de sa « restauration [3] » s’est concrétisé en France durant les deux dernières décennies environ [4]. Ici encore, à l’encontre de ce que la doxa énonce, je défendrai la thèse que la manière, au moins dans le cas de C. Lefort, dont s’est opérée ladite restauration — c’est-à-dire, pour dire les choses rapidement, sur la base d’une théorie des régimes qui fait de la démocratie une sorte de « régime philosophique » — rend à tout le moins problématique le statut de la philosophie politique. Pour formuler le problème en peu de mots : si la démocratie « réalise », en quelque sorte, la philosophie, en quoi celle-ci conserve-t-elle une pertinence et un sens propre ?
Les aventures de la dialectique : de Max Weber à Georg Lukács
Il est hors de question de rappeler ici l’ensemble du parcours de Merleau-Ponty. Ce qu’il s’agit de faire ressortir est simplement le sens de quelques questions posées par celui-ci quant à la signification du marxisme, en particulier dans Les aventures de la dialectique.
Cet ouvrage s’ouvre par une discussion de l’oeuvre de Max Weber [5]. C’est que, selon Merleau-Ponty, Weber a reformulé avec clarté la question qui constitue le legs par excellence des temps modernes et à laquelle le marxisme a cherché à répondre : l’historicité ou la conscience historique conduit-elle fatalement à la dissolution de la notion de vérité ? Autrement dit, la disparition de tout « absolu » (Dieu, la Nature, etc.) condamne-t-elle fatalement à supposer que l’orientation dans l’histoire dépende désormais de choix subjectifs, en définitive injustifiables ? Questions qui se posent avec d’autant plus d’acuité que « surmonter le relativisme » ne peut simplement vouloir dire « l’ignorer » en réaffirmant, par exemple, l’actualité de la Loi divine ou naturelle. La conscience historique étant irréversible, il faudrait chercher à « dépasser vraiment » le relativisme, c’est-à-dire « aller plus loin dans le même sens » afin de trouver une nouvelle figure de l’» absolu » au sein même du « relatif [6] ».
La position de Weber à l’égard de ces difficultés et de ces problèmes serait, du moins selon la lecture qu’en propose Merleau-Ponty, pour l’essentiel la suivante. Au point de départ, il faut admettre que la conscience historique, qui ne se présente jamais autrement que comme une « culture » particulière, n’a d’autre choix que d’élaborer des modèles (des « types-idéaux ») enracinés dans un lieu et un temps déterminés afin de tenter de comprendre la réalité de sociétés différentes. Or, comme rien ne peut garantir que ces modèles puissent réellement permettre de saisir la texture de ces sociétés, il faut également admettre que l’effort de compréhension dans lequel s’engage la conscience historique est indissociable à la fois du pluralisme (toute recherche ne peut que mener à des débats quant à la valeur des résultats) et, par le fait même, d’un continuel retour du chercheur sur son travail. Autrement dit, tout effort pour saisir ce qui n’appartient pas en propre à sa culture est indissociable d’un travail continu d’» autocritique » de la part du chercheur. La culture, dès lors, apparaît historique en un double sens : non seulement en ce qu’elle est inscrite dans un horizon particulier, mais aussi en ce qu’elle dessine un avenir, puisqu’elle ouvre sur un travail constamment à reprendre. Et c’est précisément en cela que la conscience historique peut dépasser le particularisme dans lequel elle paraissait d’abord enfermée : car en cherchant à saisir la texture de sociétés différentes, la conscience historique y découvre à l’oeuvre une conscience qui, par delà les représentations formelles qu’elle donne d’elle-même, lui est apparentée. En effet, en cherchant à se saisir de l’» objet » que constituent, pour elle, les sociétés différentes, la conscience historique est amenée à y reconnaître un ensemble de « traces laissées par d’autres sujets [7] ». En d’autres mots, elle est amenée à reconnaître que la texture du monde social-historique est partout la même, c’est-à-dire qu’elle est tissée par la culture, par des ensembles de pensées et d’actes posés par des êtres enracinés dans des lieux et des temps particuliers et qui cherchent à s’orienter dans le monde en reconsidérant constamment leurs positions [8]. En ce sens, la conscience historique en vient, à mesure qu’elle se penche sur d’autres figures de la conscience, à se reconnaître partout à l’oeuvre dans l’histoire. Elle apparaît dès lors à Weber comme le « véritable universel [9] », elle seule transcende les lieux et les temps particuliers. Reste dès lors à poser la question de la manière dont pourrait se traduire, du point de vue de l’orientation des êtres dans le monde, ce statut de la conscience historique : en quoi le fait pour celle-ci de s’identifier à l’histoire pourrait-il fournir des repères permettant de fonder des choix, d’éviter le relativisme ?
Selon Merleau-Ponty, on ne trouve pas de réponse satisfaisante à cette question dans l’oeuvre de Weber. Certes, les types-idéaux, puisqu’ils ne décrivent pas des « essences » mais cherchent plutôt à cerner des faits ou des événements historiques ambigus, indiquent l’existence de « structures fécondes » dans le monde social-historique, c’est-à-dire de « matrices symboliques » contenant des « possibles » qui n’ont pas été réalisés mais pourraient l’être en étant réactivés ici et maintenant [10]. Par là, Weber en arrive à l’idée d’une appropriation active par la conscience historique de son statut, de sorte qu’elle puisse viser la constitution d’un monde fondé sur la reconnaissance par tous les êtres du fait que le tissu social-historique n’est rien d’autre qu’une « dialectique » entre l’» interrogation » (même si souvent les questions ne sont que « confusément posées ») et un ensemble de réponses qui, parce qu’elles sont enracinées dans des temps et des lieux déterminés, sont constamment susceptibles d’être ré-interrogées. Une politique est ainsi esquissée dont l’axe serait la reconnaissance pratique de ce que nous sommes tous « des “hommes de culture”, doués de la capacité de prendre position consciemment à l’égard du monde et de lui prêter un sens [11] ». Aussi peut-on dire que Weber situe son entreprise sur le terrain de la dialectique, c’est-à-dire d’une pensée qui « réveille à chaque moment notre étonnement devant le monde et devant l’histoire » et qui, ce faisant, « nous livre moins les clefs de l’histoire qu’elle ne la restitue comme interrogation permanente » en nous la « présent[ant] […] comme généalogie de la vérité [12] ». Cependant, Weber ne va guère au-delà de l’esquisse d’une telle politique, ce qui fait que sa réflexion politique tourne court. Essentiellement, l’auteur de L’éthique protestante ne va pas jusqu’au bout du relativisme et, en conséquence, ne réussit pas à le dépasser. Il ne se débarrasse en effet jamais de l’idée d’un point de vue absolument vrai sur l’histoire, d’un point de vue « de survol » ou « de surplomb [13] ». Le pluralisme de la compréhension et la reformulation permanente des types-idéaux dessinent pour lui les traits d’une courbe asymptote : plutôt que d’incarner la vérité, laquelle serait ramenée par là à une généalogie continue du vrai, les types-idéaux sont conçus comme des éléments d’une méthode qui permet seulement de s’approcher de la réalité, qui demeure inatteignable. Aussi, toute vérité à laquelle prétend la conscience historique demeure-t-elle seulement « relative », puisqu’elle fait constamment l’objet d’une comparaison avec une vérité « absolue ». Reprenant par là le dualisme kantien, qui sépare les noumènes (inconnaissables) des phénomènes (connaissables), Weber en reste ainsi à une opposition entre un sujet présumé du savoir absolu (mais qui ne s’incarne pas dans la réalité), à qui l’objet livre tous ses secrets, et un sujet concret de la connaissance historique qui, par définition, en arrive à un savoir forcément de moindre valeur sur un objet qui lui échappe toujours en partie. En ce sens, Weber n’historicise pas tout, « il reste dominé par l’idée d’une vérité sans condition et sans point de vue, et, en regard de ce savoir absolu, de cette pure théorie, notre savoir progressif est dégradé au rang d’opinion, de simple apparence [14] ». Or, cette position n’est pas sans entraîner d’importantes conséquences sur le plan politique. D’un côté, Weber admet la nécessité de la décision, laquelle apparaît aux yeux de celui qui la subit forcément subjective, voire arbitraire, puisqu’elle a été prise dans l’incertitude. Autrement dit, en conservant l’idée d’une vérité absolue et en lui en opposant une autre, seulement relative, Weber se condamne à penser l’acteur politique comme porteur aux yeux de son adversaire d’un ensemble de « valeurs » qui ne sont jamais parfaitement justifiables. Par là, l’activité politique se trouve coupée de l’universel et associée à l’irrationnel et à violence. De l’autre côté, et précisément parce que la vérité n’est jamais que relative, Weber admet l’idée que c’est peut-être l’adversaire que l’on affronte qui, au fond, a raison. D’où, chez lui, un souci du pluralisme et de la tolérance qui permet, selon Merleau-Ponty, de l’associer au libéralisme. À condition, cependant, de préciser qu’il s’agit d’un libéralisme « héroïque [15] », c’est-à-dire d’un libéralisme qui, au contraire du libéralisme classique supposant que le contrat ou le marché peuvent aboutir à l’harmonie sociale, admet à la fois la nécessité de la décision, l’incertitude sur laquelle elle repose et par là même l’impossibilité de dépasser les conflits. Si le libéralisme weberien est admirable en ce qu’il refuse de nier les difficultés auxquelles il fait face et cherche plutôt à les assumer, il importe cependant de se demander s’il n’est pas en définitive un pragmatisme valable surtout (voire seulement) dans des périodes de calme social, quand les contradictions sont apaisées et les conflits violents, absents. Il laisserait, en revanche, les acteurs pour ainsi dire démunis dans des « situations-limites » (crise sociale, guerre, etc.) où il faut impérativement s’engager. Dans ces cas, il n’y aurait aucun critère leur permettant à la fois de s’orienter autrement que sur la base de considérations subjectives et de déterminer le degré de tolérance qu’ils devraient manifester à l’égard de leurs adversaires. Par conséquent, ce libéralisme, tout héroïque qu’il soit, ne peut en réalité que viser — comme le libéralisme classique cette fois, lequel est un conservatisme qui ne s’avoue pas — à « maintenir l’histoire dans la zone où elle échappe aux antinomies [16] ».
Ce n’est pas un hasard, conclut Merleau-Ponty à la fin du chapitre des Aventures consacré à Weber, si les « meilleurs » des marxistes ont cru trouver chez ce dernier une réflexion sur les « conditions [d’]une dialectique historique sérieuse [17] ». Le « marxisme weberien », qu’il faut appeler ainsi parce qu’il part du problème posé par Weber — comment à la fois admettre que l’histoire s’identifie au « Tout » et éviter le relativisme ? — est repérable dans l’oeuvre de Georg Lukács, en particulier Histoire et conscience de classe. Ce marxisme a d’abord pour Merleau-Ponty cet intérêt d’admettre que l’humanité est histoire de part en part et, en même temps, de chercher à penser les conditions d’une finalité, d’un telos qui n’aurait rien d’une mesure extérieure au tissu social-historique mais ferait irruption du sein même de sa « logique ». Ce marxisme, autrement dit, irait au bout du relativisme ; il s’enfoncerait entièrement dans l’histoire, refusant tout lieu de survol (d’où pourrait se révéler une vérité absolue en face de laquelle toutes les autres paraîtraient seulement relatives), et, par là même, selon Merleau-Ponty, il aboutirait à une notion nouvelle du vrai. Cela dit, et c’est précisément le sens du titre de l’ouvrage dont il est ici question, la dialectique incarnée dans le marxisme connaît au xxe siècle des « aventures » qui, contrairement à ce que ce dernier vocable pourrait laisser entendre, n’ont rien d’aléatoire et sont le signe de difficultés qui la rendent inapte à constituer une réponse satisfaisante à la question léguée par Weber. Si le marxisme de G. Lukács n’a rien à voir avec le marxisme stalinien, il ne le préparait pas moins, selon Merleau-Ponty, et ce, non pas accidentellement mais bien de par sa structure même qui le condamnait à une sorte d’» oscillation » annonçant sa transformation. Cette oscillation, on le verra, est repérable également dans le marxisme dont se revendiquait C. Lefort au moment où il faisait partie du groupe et de la revue Socialisme ou Barbarie.
Pour Weber, la dialectique entre interrogations et réponses qui fait que toutes les sociétés s’inscrivent dans l’histoire n’apparaît en réalité explicitement qu’aux yeux du seul historien. Autrement dit, toutes les sociétés participent à l’histoire, mais la plupart l’ignorent. Certaines se le cachent en déniant toute validité à la notion même d’histoire : elles se représentent les rapports qui les constituent comme étant médiatisés par des catégories naturelles ou surnaturelles, de telle sorte que ces rapports, fondés sur le « sang » ou « la parenté mythique », paraissent impossibles à interroger. La conscience historique n’accède au pour-soi qu’avec le capitalisme moderne : car, selon G. Lukács, seul « l’homme de la société capitaliste » détient le potentiel d’assister à la « réalisation de la société ». Cela tient à ce que le capitalisme procède à une homogénéisation du social, qu’il ramène au « dénominateur commun du travail » et au « langage universel de l’argent », de telle sorte que l’ensemble des représentations illusoires et des « phantasmes […] peuvent en principe être reconnus pour tels ». Le capitalisme, autrement dit, non seulement simplifie les rapports sociaux mais aussi tend à faire voir que ceux-ci reposent sur eux-mêmes plutôt que de renvoyer à des entités extra-mondaines (Dieu, la Nature, etc.) susceptibles d’en rendre compte. En somme, le capitalisme porte en lui le « devenir-société de la société », c’est-à-dire la possibilité que « les hommes se mettent à exister les uns pour les autres », dans la « transparence [18] ». Cependant, il ne s’agit là que d’une possibilité, dans la mesure où le capitalisme est fondé sur la domination. Au discours appuyé sur l’invocation de références extra-mondaines, la société capitaliste substitue des idéologies, qui sont des discours décrivant le devenir immuable des rapports sociaux. De la « pensée objective », qu’elle est la première à généraliser, la société capitaliste passe donc à l’» objectivisme », qui présente les rapports sociaux comme des rapports entre « choses », voire comme une sorte de « seconde nature », plutôt que comme des produits historiques [19]. Tout l’effort du marxisme de Lukács consiste à se demander si, de l’intérieur même de la société capitaliste, ne se profile pas un « lieu » susceptible de questionner le sens de cette « seconde nature », c’est-à-dire de se faire porteur de la conscience historique en interrogeant radicalement le social. On connaît la réponse qu’il donne à cette question : parce qu’il constitue une « classe expropriée », menacée d’être réduite à l’état de marchandise, le prolétariat est poussé à questionner son statut, à découvrir que celui-ci est un produit contingent qui ne relève pas de la nature des choses, et, par extension, à saisir la texture historique des rapports sociaux. Autrement dit, d’un point de vue marxiste, le prolétariat est l’incarnation de la « rationalisation et [de] la vérité », en lieu et place, comme c’était le cas chez Weber, du seul « homme de culture » ou de l’historien [20]. En outre, dans la mesure où la classe prolétaire annonce la destruction de tout le système de classes (en contestant son propre statut dans le capitalisme, elle vise en premier lieu son auto-destruction), elle est porteuse de l’universel, ce qui signifie qu’elle annonce la possibilité pour l’humanité d’accéder à la conscience historique.
Toute la question est, selon Merleau-Ponty, de déterminer si le marxisme au xxe siècle s’en tient à cette théorie du prolétariat. On pourrait d’abord demander si ce qui est dit du prolétariat par le théoricien marxiste renvoie à une « logique » intrinsèque au capitalisme ou si la « mission historique » de cette classe n’existe pas seulement dans l’esprit de Marx et des marxistes. Certes, le théoricien marxiste répondra en invoquant que faire du prolétariat un « objet » de la pensée reviendrait à nier tout le marxisme, qui a précisément ceci d’original qu’il fait de la classe prolétaire un « sujet-objet de l’histoire », c’est-à-dire le lieu où théorie et pratique fusionnent, où la « praxis » s’incarne. Mais cela ne fait que déplacer le problème, car, de nouveau, on pourrait demander si la praxis elle-même n’est pas une projection du théoricien. À cela, le théoricien marxiste répond finalement, selon Merleau-Ponty, que bien que le « dilemme » soit indépassable d’un point de vue théorique, il peut l’être « dans la pratique », c’est-à-dire que l’histoire est le lieu qui révèle que les prolétaires sont « capables de faire leurs les vues théoriques qui leur sont proposées » par les penseurs qui, eux, sont « capables […] de recueillir dans leurs thèses ce que les autres sont en train de vivre ». Autrement dit, s’il y a bien un écart indépassable entre théoriciens et prolétaires, qui paraît restituer un écart entre le sujet et l’objet de l’histoire, et ainsi nier la praxis, entre eux, pourtant, peut s’instituer un ordre « de la communication, de l’échange, de la fréquentation ». Cet ordre se réalise dans le Parti, qui n’est en ce sens pas « un corollaire du marxisme » mais bien son « centre [21] », puisqu’il est le lieu où peut se réaliser la fusion entre la théorie et la pratique. Mais, à nouveau, ici encore, on pourrait se demander si l’on n’a pas seulement déplacé le problème. Qui, en effet, sinon le théoricien marxiste lui-même, est à même de juger à la fois si le Parti est bien ce lieu de communication entre les théoriciens et la classe prolétaire, et si la praxis réalise dans les faits le dépassement de la séparation entre une classe-objet et des penseurs qui se réservent le titre de sujets ? Un critique de Histoire et conscience de classe, Joseph Revaï, vendait la mèche en affirmant qu’il était au fond impossible de déterminer si le prolétariat était le sujet-objet de l’histoire et le porteur de la praxis ou seulement un mythe inventé par le théoricien mais qui peut être jugé « bien fondé » en ce qu’il nourrit l’élan révolutionnaire. Or, bien sûr, une telle position revenait à « rédui[re] à rien l’effort philosophique de G. Lukács » et du marxisme en général en annulant la différence qui les sépare des idéologies engendrées par le capitalisme qui, comme on l’a vu, sont fondées sur l’objectivisme, soit sur la description et la connaissance par un sujet d’un objet censé exister à distance de lui [22].
Ce sont ces difficultés qui peuvent rendre compte des aventures de la dialectique marxiste au xxe siècle, selon Merleau-Ponty. Ces aventures s’organisent autour d’un mouvement d’oscillation entre deux pôles dont chacun paraît impossible à embrasser sans reste. Le marxisme a une histoire et ce n’est pas un hasard si elle se déploie entre « l’inspiration dialectique » et le « réalisme naïf [23] ». En tant qu’il mise sur la praxis, c’est-à-dire sur un « seul ensemble » qui, dans la classe prolétaire, réalise la fusion du sujet et de l’objet, le marxisme se présente d’abord comme expression d’un « mouvement réel » qui n’a pas besoin de lui pour exister. Le prolétariat comme lieu de la praxis se suffit à lui-même, étant à la fois pratique et théorie révolutionnaires, de telle sorte que le marxisme s’en fait la négation dès l’instant où il dissocie la théorie (dont il serait le porteur autorisé) de la pratique. Sur la base de cette logique où le marxisme ne peut se situer à distance du prolétariat, s’élabore la tradition du marxisme dit « spontanéiste » qui, au fond, ne fait rien d’autre qu’annoncer et attendre le triomphe prochain du prolétariat. À la fois les premiers écrits de Marx et ceux de Lukács dans Histoire et conscience de classe en participent, selon Merleau-Ponty. Cette conception du marxisme est, en un certain sens, indépassable : elle ne disparaîtra pas tant que persistera, dans la société capitaliste, l’espoir d’une transformation révolutionnaire menée d’» en bas ». Cela n’empêche nullement de souligner ses difficultés, qui la rendent intenable : outre le paradoxe tenant à son attentisme en pratique alors qu’elle est, en paroles, grandiloquente et prophétique, il faut relever qu’elle est incapable de rendre compte de l’» inertie » ou de l’» épaisseur de l’histoire », c’est-à-dire de l’» enlisement des “rapports personnels” dans les “choses” [24] ». Au fond, ce marxisme n’a rien à dire sur le monde social-historique, non seulement parce que le prolétariat est en principe sa propre théorie, mais aussi parce que toute situation est censée préparer la même « solution », soit la révolution, qui n’est jamais que retardée. Mais surtout, cette conception ne dépasse aucunement, bien au contraire, le dilemme dont il a été précédemment question : l’énoncé identifiant le prolétariat à la praxis — à une entité qui se suffit à elle-même et n’a pas besoin, en conséquence, d’être pensée de l’extérieur en tant qu’elle est à la fois théorie et pratique — est le fait non du prolétariat lui-même mais plutôt du théoricien. Celui-ci se trouve de la sorte engagé en permanence dans une sorte de contradiction performative : plus il énonce que le prolétariat est praxis, c’est-à-dire sujet-objet de l’histoire, plus il l’» objective », plus il en fait un objet pour un sujet situé à distance de lui.
Cette contradiction, Merleau-Ponty y insiste, est indépassable, elle est structurellement liée à la notion même de praxis qui prétend réaliser la fusion, dans la classe prolétaire, du sujet et de l’objet, de la théorie et de la pratique. Aussi la trouve-t-on déjà chez Marx lui-même et pas seulement chez ses successeurs : alors que le concept de praxis est censé décrire une critique et une « autocritique » permanentes, un véritable principe de « négativité », il aboutit fatalement dans les faits à du « positif », c’est-à-dire à l’objectivation par le théoricien de « représentants historiques de la négativité » qui sont toujours « dans le plein du monde [25] ». C’est la raison pour laquelle — et le parcours de Marx lui-même en est l’illustration — le marxisme ne peut qu’osciller constamment entre l’accent sur la praxis dont la classe prolétaire serait la porteuse et un objectivisme qui consiste à décrire de l’extérieur cette classe et à lui prêter des intentions révolutionnaires qu’elle n’énonce pas elle-même explicitement. Penchant du côté de la praxis ou de la dialectique incarnée dans la classe prolétaire, le marxisme se fait, comme on l’a vu, d’abord spontanéiste ; mais, comme il ne peut se tenir en ce lieu, il se fait aussi et fatalement ensuite, objectiviste. Si on ne saisit pas le sens de cette oscillation, on ne peut comprendre autrement que sous l’angle du « reniement » l’évolution dramatique de Lukács, par exemple, qui a plus ou moins désavoué Histoire et conscience de classe et fini par se rallier (mais avec d’importantes réserves, il est vrai) à un Parti pratiquant un marxisme qui est la négation de ce qui fait l’essence de la praxis [26]. Pour un tel marxisme, en effet, la classe est ni plus ni moins que l’objet du Parti, qui est le véritable sujet de l’Histoire. Par lui-même, ou bien le prolétariat ne s’élève qu’à des conceptions confuses qu’il appartient au Parti de systématiser ou bien il est aliéné au point qu’il appartient au Parti d’introduire chez lui, de l’extérieur, la théorie révolutionnaire. Quelles que soient les variantes d’un tel modèle, la conclusion à tirer est la même : le Parti, en tant que lieu où s’incarne la théorie révolutionnaire, devient le lieu où sont jaugés les actes de la classe prolétaire et tout aussi bien ceux du Parti lui-même, puisqu’il n’y a pas d’autre instance où le vrai se manifeste. Le marxisme aboutit, par là, à un véritable « coup de force [27] », c’est-à-dire revient, au fond, à une localisation de la conscience historique chez quelques-uns. On peut dire, en ce sens, que le marxisme revient alors à une position semblable à celle de Weber, qui privilégiait à ce titre la figure de l’historien, à cette différence près que l’auteur de Le savant et le politique tenait à distinguer soigneusement l’espace occupé par le chercheur de celui occupé par l’acteur politique, alors qu’ils sont ici conjoints, celui qui sait étant aussi celui qui agit — et, peut-on ajouter, celui qui juge seul à la fois de la valeur de son savoir et de son action.
Le destin de l’« expérience prolétarienne »
On peut dire que la conception énoncée dans les écrits de C. Lefort au cours des années 1950 constitue une illustration de l’oscillation constitutive du marxisme décrite par Merleau-Ponty. Le marxisme de C. Lefort se voulait « anti-autoritaire », n’ayant rien en commun avec ce qu’il nommait le « pseudo-marxisme » objectiviste [28]. Ce dernier est parfois aussi nommé par lui marxisme « déductiviste », en ce sens que le rôle révolutionnaire du prolétariat est « déduit » logiquement du « processus économique » du capitalisme. Le lieu où se concentre un tel savoir « déductif » est le Parti. Selon C. Lefort, ce marxisme oublie l’« expérience prolétarienne » par laquelle le prolétariat s’approprie la situation qui lui est faite et la transforme. Cette notion signifie que le prolétariat doit être compris comme « intégration » et « élaboration permanente » d’une situation. Loin d’être réduit à un objet, de telle sorte que la conscience révolutionnaire ne pourrait naître qu’au-dehors de lui, le prolétariat donne spontanément sens à la situation qui lui est faite et se fait, par là, sujet : « Avant toute réflexion explicite, toute interprétation de leur sort ou de leur rôle, les ouvriers ont un comportement spontané en face du travail industriel, de l’exploitation, [etc.] et c’est, de toute évidence, dans ce comportement que se manifeste le plus complètement leur personnalité [29]. » Cela se comprend au mieux, selon C. Lefort, si l’on compare la situation de la bourgeoisie à celle du prolétariat. La première a ceci de propre qu’elle existe sans même que les membres individuels de la classe aient à le vouloir. Il suffit, en effet, que chacun de ses membres s’objective dans son activité (dans ce cas, cherche à accumuler toujours davantage de richesse en utilisant pour ce faire la richesse déjà accumulée) pour que la classe soit et puisse être représentée comme une entité composée d’» individus moyens [30] ». En d’autres mots, le bourgeois considéré comme individu et la bourgeoisie considérée comme classe sont immédiatement « accordés » l’un à l’autre. Or, selon C. Lefort, si l’on peut considérer le prolétariat (comme le fait le marxisme objectiviste) comme une telle « catégorie sociale », en laquelle chaque individu s’accorde au tout en adoptant un comportement réglé, il importe également de considérer que la classe prolétaire se dresse spontanément contre le capitalisme. Or, en ce dernier sens, le prolétariat se présente non comme une somme d’» individus moyens » mais bien comme un ensemble d’individus différenciés, c’est-à-dire comme une « expérience totale cumulative [31] » ou comme une praxis, laquelle est impossible à représenter puisque cela reviendrait à situer la théorie à distance de la classe [32]. C’est précisément cette identification du prolétariat à la praxis qui permettait à Marx, selon C. Lefort, de l’associer à la réalisation de l’universel. En se comprenant comme produit historique, c’est-à-dire comme produit du capitalisme et de la lutte contre celui-ci, le prolétariat se fait le lieu où, par extension, la réalité est rendue à sa « véritable identité », où « le réel est ce qu’il est ». En somme, en tant que porteur de la praxis, le prolétariat saisit et révèle que toute « la réalité est praxis ». Tel est précisément le sens du communisme qui est la réalisation de la société comme produit historique de part en part, c’est-à-dire l’avènement du « devenir réel de l’homme, son avènement d’homme social à la société [33] ».
Cette conception du marxisme est-elle sans faille ? Ou bien, comme l’indique C. Lefort lui-même à propos de Machiavel, ne faudrait-il pas considérer la possibilité que « la pensée erre, par la vertu même de son interrogation [34] » ? Revenons sur l’idée que le prolétariat est, en quelque sorte, dédoublé d’avec lui-même, c’est-à-dire qu’il est à la fois une catégorie sociale, définie objectivement, et une expérience cumulative. S’il est l’incarnation de la praxis, il faut pourtant également admettre, selon C. Lefort, que le prolétariat est « aliéné », donc au moins partiellement mystifié quant à son être (au point d’ailleurs de suivre massivement des organisations qui, réformistes ou staliniennes, prétendent le représenter). Raison pour laquelle C. Lefort est amené à poser qu’est intenable l’» ouvriérisme [35] », lequel suppose que le prolétariat énonce sa position révolutionnaire sans médiation, c’est-à-dire sans recours à une autre voix que la sienne. Le prolétariat, autrement dit, n’est jamais immédiatement identifiable à la praxis. En même temps, toute organisation et toute théorie extérieures à lui ne peuvent que nier la praxis en tant qu’elles en font un objet. Il faut ainsi, selon C. Lefort, chercher une voie entre ces deux écueils, soit l’ouvriérisme et l’objectivisme. C’est le sens de sa thèse suivant laquelle le rôle révolutionnaire du prolétariat apparaît à travers une certaine interprétation de son expérience qui ne se confond pas entièrement avec une auto-interprétation. Cette interprétation doit être menée en commun par les intellectuels révolutionnaires et le prolétariat. C’est en cela que consiste essentiellement le rôle de ces intellectuels : faire enquête auprès du prolétariat et chercher à comprendre avec celui-ci le sens de son expérience. Évidemment, admet C. Lefort, le danger d’objectivation de la classe dans un tel processus est inévitable. C’est pourquoi il importe de préciser les conditions de ladite enquête. Ainsi, indique C. Lefort, celle-ci ne doit pas se pencher sur les « opinions » du prolétariat, mais plutôt sur ses « attitudes ». Les opinions énoncées par les prolétaires, en effet, outre le fait qu’elles subissent la pression constante de l’idéologie dominante, déforment toujours, de par leur être même, l’expérience prolétarienne, dans la mesure où elles ne sont pas partagées par l’ensemble des prolétaires et se situent donc à distance d’eux. Aussi, dans ces conditions, faut-il rejeter l’enquête menée par questionnaire, qui, en plus d’» être une gêne pour le sujet interrogé », peut aussi « déterminer une réponse artificielle ». C’est pourquoi on pourrait être tenté de mener l’enquête auprès des prolétaires en recueillant des témoignages. Cependant, ces témoignages sont, par définition, toujours limités en nombre et pourraient ainsi aboutir à des conceptions qui ne seraient pas partagées par tous ; en outre, ils imposent également une déformation à l’expérience qui ne contient pas en elle-même le besoin de prendre à témoin : c’est un fait que « raconter n’est pas agir et suppose même une rupture avec l’action qui en transforme le sens [36] ». Ni le recueil des opinions ni les témoignages ne peuvent donc aboutir à une description satisfaisante de l’expérience prolétarienne. Aussi se pose la question : où trouver exactement les attitudes qui dessinent les contours de l’expérience prolétarienne si elles sont toujours déformées par les opinions ou les témoignages ? Ne faudrait-il pas, en fait, conclure que l’expérience prolétarienne est introuvable, au sens où tout ce qui est censé l’exprimer la déforme fatalement, se situe à distance d’elle et, en somme, trahit la praxis en l’objectivant ? Pour éviter une telle objectivation, il ne resterait plus dès lors aux intellectuels révolutionnaires qu’à se fondre parmi les prolétaires. C’est ce que C. Lefort en vient à énoncer : « Le prolétariat concret n’est pas un objet de connaissance ; il travaille, lutte, se transforme ; on ne peut en définitive le rejoindre théoriquement mais seulement pratiquement en participant à son histoire [37]. » Encore qu’une telle manière de faire reviendrait non seulement à abolir la catégorie d’intellectuels révolutionnaires mais aussi à nier carrément le fait que les prolétaires sont aliénés, qu’ils ne sont pas immédiatement l’incarnation de la praxis, leur expérience devant être réfléchie pour prendre son sens.
On le constate, le marxisme de C. Lefort est bel et bien pris dans cette sorte d’oscillation que décrivait Merleau-Ponty : son marxisme est conçu comme l’expression de l’expérience prolétarienne, laquelle a cependant besoin d’être réfléchie à distance, puisqu’elle n’est pas elle-même immédiatement sa propre théorie, ce qui aboutit à une forme d’objectivisme ; cet objectivisme est inacceptable, puisqu’il représente une trahison de la notion même de praxis, d’où la nécessité de se fondre dans le prolétariat ; laquelle nécessité est à son tour inacceptable, puisque le prolétariat est aliéné et n’est pas immédiatement le lieu de la fusion entre théorie et pratique. Cette oscillation est susceptible de rendre compte d’un parcours qui, autrement, pourrait sembler erratique. En 1958, après avoir rompu avec le groupe Socialisme ou Barbarie, C. Lefort s’engage dans Information et Luttes ouvrières, groupe qui se propose de donner la parole directement aux prolétaires [38]. Mais deux ans après, il quitte cette organisation et n’hésite pas à conclure qu’il est de l’essence même de la conception de Marx d’être non seulement mise « durement à l’épreuve par l’exigence de l’action », mais de mener fatalement à un « réalisme du dirigeant tend[ant] à se substituer […] au réalisme supposé de la classe [39] ». Le spontanéisme conduisant ainsi inéluctablement à l’objectivisme et celui-ci étant, par définition, négation de la praxis, c’est en définitive le marxisme lui-même qu’il faut abandonner. La « dégradation idéologique du marxisme [40] », son association à l’objectivisme, était inévitable dès le départ, conclut ainsi C. Lefort.
Mais abandonner le marxisme au profit de quoi ? Et « abandonner » est-il un mot approprié ? Il faut revenir d’abord à Merleau-Ponty pour saisir en quoi les déplacements conceptuels qu’il opère après la rupture avec le marxisme reprennent pourtant des prémisses essentielles qui appartiennent à ce dernier. Les premiers fondements de ce qui deviendra le projet lefortien de restauration de la philosophie politique sont à chercher ici.
De la dialectique « délocalisée » à l’« ontologie nouvelle »
La manière dont Merleau-Ponty et C. Lefort justifient leur éloignement du marxisme est fondée sur le recours à des formules très apparentées : le premier signale que la difficulté du marxisme tient à ce qu’il « précipit[e] dans un fait historique, la naissance et la croissance du prolétariat, la signification totale de l’histoire », ce qui revient à « croire que le prolétariat [est] à lui seul, la dialectique [41] » ; le second explique qu’il est « dénué de sens de comprimer l’Histoire dans les limites d’une classe et de faire de celle-ci l’agent d’un accomplissement de la société [42] ». Or, fait remarquable, le rapport au politique qu’il s’agit d’établir par delà le marxisme est élaboré dans des termes qui se recoupent également étroitement. Si Merleau-Ponty récuse désormais l’identification entre la dialectique et le prolétariat, il insiste fortement sur le fait que la première ne perd aucunement son sens : « ce qui […] est caduc, ce n’est pas la dialectique, c’est la prétention de la terminer dans une fin de l’histoire ou dans une révolution permanente [43] ». Plus encore : sa « désintrication » d’avec la praxis prolétarienne semble ouvrir à la dialectique un espace et un avenir pour ainsi dire illimités. Le « nouveau libéralisme » que défend Merleau-Ponty à la fin des Aventures est en effet fondé sur la reconnaissance qu’il n’y a pas de « solution » définitive aux problèmes du vivre-ensemble et qu’en conséquence, les luttes politiques ou le conflit sont indépassables. Il n’y a dès lors de « progrès » possible, écrit Merleau-Ponty, que par « une action qui soit consciente et se confronte avec le jugement d’une opposition », que par une constante « action de harcèlement [44] » qui soit l’expression d’une « virtù sans aucune résignation [45] ». Or une telle « liberté sauvage » est, pourrait-on dire, littéralement sans « lieu », en ce sens non seulement que « la liberté, l’invention sont minoritaires, sont opposition » — et ainsi, se trouvent tantôt ici, tantôt là — mais aussi en ce sens qu’en elles, « l’homme est caché, bien caché » et est appelé à le demeurer, c’est-à-dire que « sous les masques, il n’y a pas de visages », qu’il n’y a nul « homme historique » prêt à mettre un terme à l’histoire [46]. L’« étonnement » devant le monde, l’« interrogation permanente », la « notion d’une généalogie du vrai », qui définissent la dialectique, demeurent donc au centre de la réflexion, même s’ils n’ont plus de lieu, même s’ils ne s’incarnent plus dans une classe en particulier. C. Lefort, de son côté, affirme de même, après avoir récusé le rôle révolutionnaire du prolétariat, que « ce qui demeure de la pensée et de l’action révolutionnaires » est « la critique des structures de pouvoir et de l’aliénation qu’elles impliquent, à tous les niveaux et dans tous les champs de l’activité sociale », afin de faire ressortir « les formes de contestation de l’ordre établi qui manifestent la créativité des hommes ». Pas plus que chez Merleau-Ponty, cette activité contestataire ne peut être localisée dans une classe en particulier : si C. Lefort souligne qu’une telle « revendication s’exprime sous sa forme la plus complète dans le cadre de la production industrielle », il ajoute que « l’aliénation qui caractérise les rapports de production règne aussi dans tous les autres secteurs de la vie sociale, et [que] nous devons la détecter partout, et partout éclairer les formes de résistance auxquelles les hommes recourent spontanément [47] ».
Cette « délocalisation » de la dialectique n’a rien à voir, c’est du moins la thèse que je cherche à défendre ici, avec un désir passager de ne pas « jeter le bébé avec l’eau du bain » et de conserver, au moins pour un temps, la rhétorique révolutionnaire avant de passer à autre chose. Tout au contraire, cette notion d’une dialectique « délocalisée » est au coeur de l’ontologie qu’a cherché à élaborer Merleau-Ponty dans ses derniers écrits, ontologie que C. Lefort a longuement commentée et qui participe de la genèse de ce qu’il en viendra à se désigner chez lui comme philosophie politique [48].
Commençons par examiner les écrits de Merleau-Ponty à propos de ce qu’il nomme l’« ontologie nouvelle [49] » et de ce qui l’annonce. Aucun interprète n’a systématiquement cherché à mettre en évidence la signification politique de cette ontologie. Pourtant, Merleau-Ponty lui-même, au moment où il s’engageait dans son élaboration, soulignait que « comme toute philosophie, celle qu’il faut chercher inspirerait une politique. […] La philosophie politique viendra avec le reste [50]. » Sans décrire tous les tenants et aboutissants de cette ontologie, il importe de mettre en évidence un de ses traits qui non seulement témoigne de la continuité de l’attachement de Merleau-Ponty à la dialectique mais aussi joue un rôle décisif, par delà les transformations qu’il lui fera subir, dans le travail de C. Lefort à partir du début des années 1960. Ce trait concerne les rapports susceptibles de s’établir entre ce que Merleau-Ponty nomme la philosophie et la « non-philosophie ».
Le cours inaugural au Collège de France annonce un certain nombre de thèmes qui seront élaborés tant dans Les aventures de la dialectique que dans Le visible et l’invisible. Merleau-Ponty y insiste sur le fait qu’on ne saurait oublier la leçon de Marx quand vient le moment de définir la philosophie : la notion de praxis a fait perdre une fois pour toutes à la philosophie son « pouvoir d’exhaustion ». Dans la mesure où « la rationalité » est passée « du concept » au coeur même de la « praxis interhumaine », la philosophie ne peut éviter désormais de s’installer dans les « faits historiques » voire de « vi[vre] en eux [51] ». Certes, comme on y a précédemment insisté, Marx est revenu à une conception qui l’a amené à considérer la praxis à distance, sur un mode objectiviste. Mais, insiste Merleau-Ponty, cela ne doit pas empêcher de relever que cette « union de la philosophie et de l’histoire » ou de la non-philosophie qu’avait cherchée Marx, « revit […] dans des recherches plus spéciales et plus récentes ». Ces recherches ont pour objet le langage, plus précisément la « théorie du signe telle que la linguistique l’élabore ». L’intérêt de ces recherches tient principalement, souligne Merleau-Ponty, à ce qu’elles retrouvent l’intuition dont était porteuse la notion de praxis et que les aventures de la dialectique marxiste ont fait perdre de vue. La théorie du signe de Ferdinand de Saussure a en effet ceci de propre qu’elle « passe outre à l’alternative des choses et des consciences » ou au dualisme sujet-objet. C’est ce que montre la manière dont la genèse du sens y est envisagée. Selon cette théorie, on ne saurait croire que le sens soit porté par un sujet considéré indépendamment du système de signes que constitue le langage : car si, « dans l’acte de parler, […] le sujet atteste son autonomie, […] il est au même moment et sans contradiction tourné vers la communauté linguistique et tributaire de la langue ». Mais, ensuite, pas plus, bien sûr, ne saurait-on envisager que le langage, considéré indépendamment des sujets qui le parlent, puisse être à l’origine du sens, puisque seuls ces sujets sont porteurs d’une intention. Aussi faut-il conclure que le sens ou la rationalité s’engendre à l’intersection du langage et des sujets parlants, au moment où le sujet parlant s’approprie le langage. Ce moment peut être également décrit comme celui où se manifeste « la présence de l’individu à l’institution et de l’institution à l’individu [52] ». « Présence » doit s’entendre ici au sens fort : puisque, comme on l’a dit, le sujet est « tributaire » du langage et que le langage l’est tout autant de l’intention du sujet, il est en fait impossible de distinguer dans l’expression ce qui appartient en propre au sujet parlant et au langage institué. En d’autres mots, la genèse du sens doit être pensée comme le résultat d’un entremêlement inextricable entre les sujets parlants et le langage institué : « Dans ce circuit, nulle rupture, impossible de dire qu’ici finit la nature et commence l’homme ou l’expression [53] ». À ce point qu’il faudrait parler d’une « Parole » et d’un « Penser » que « nous n’avons pas, qui nous ont », même s’ils ont besoin pour exister de nous et de nos « conversations infinies [54] ». Or, soutient Merleau-Ponty, tous les « systèmes symboliques », dont le langage n’est qu’un cas, sont à appréhender dans ces termes : « C’est à ce titre, écrit-il, qu’existent les formes et les processus historiques, les classes, les époques […] : elles sont dans un espace social, culturel ou symbolique qui n’est pas moins réel que l’espace physique […]. Car un sens traîne non seulement dans le langage, ou dans les institutions politiques ou religieuses, mais dans les modes de la parenté, de l’outillage, du paysage, de la production, en général dans tous les modes de l’échange humain [55] ». Aussi peut-on dire que si cette théorie du signe et des systèmes symboliques « esquisse une nouvelle philosophie de l’histoire », c’est d’abord en ce qu’elle paraît réussir là où le marxisme échouait, c’est-à-dire qu’elle réalise le véritable sens de la notion de praxis en concevant que la « rationalité » naît « dans la contingence » ou dans la « logique vécue » plutôt qu’à distance de l’expérience. Le sens, en d’autres mots, est « auto-constitu[é] » et n’a son siège nulle part ailleurs que dans le tissu social-historique, dans « l’activité symbolique anonyme » qui lui donne consistance [56].
Que le modèle de la praxis ne soit nullement abandonné par Merleau-Ponty est encore démontré par la manière dont il envisage les rapports entre la philosophie et les autres systèmes symboliques. Si la première constitue comme les seconds une « architecture de signes » qui doit être située parmi les « modes d’échange qui font la vie historique et sociale », elle conserve une spécificité en ceci qu’elle cherche, en « s’install[ant] » au centre de « l’histoire et [de] la vie, au point où elles sont avènement, sens naissant », à « substitu[er] […] au symbolisme tacite de la vie un symbolisme conscient et au sens latent un sens manifeste ». Autrement dit, la philosophie n’a d’autre fonction que de réfléchir sur le sens tel qu’il est généré dans la contingence, partout et nulle part en particulier, et de le « révél[er] à lui-même [57] ». Mais, ce faisant, n’est-il pas vrai que le philosophe se place à distance, comme l’indique d’ailleurs l’opinion commune selon laquelle il manque toujours à la présence du philosophe dans le monde « quelque chose de massif et de charnel » ? N’est-il pas vrai, pour reprendre l’interrogation formulée au même moment à propos du marxisme, que le philosophe risque constamment d’objectiver la genèse du sens ? Pas nécessairement, répond Merleau-Ponty, puisqu’en réalité les traits du philosophe se trouvent en tout homme, chacun « cont[enant] silencieusement les paradoxes de la philosophie [58] ». La philosophie, en somme, n’est pas à distance, puisqu’elle est présente même chez le non-philosophe. La non-philosophie elle-même, à travers ses différentes manifestations — politique, art, etc. —, ne contient-elle pas son propre principe d’autocritique et d’auto-interrogation ? Ce qui, il est vrai, peut faire croire que tout homme est immédiatement un philosophe. Or, ce n’est manifestement pas le cas : car si on peut distinguer des moments particuliers où les hommes sont « étonnamment sensibles à l’ironie philosophique [59] », c’est bien qu’ils ne sont pas en tout temps des philosophes. Ceci nous ramène finalement au point de départ : si la philosophie et la non-philosophie ne se confondent pas, qui saurait dire ce qui les sépare exactement et ce qui fait la spécificité de la philosophie ?
On le voit, l’oscillation propre au marxisme, entre la tentative de se fondre dans la praxis d’un côté et l’objectivisme de l’autre, est reconduite ici, même si la praxis, considérée comme « activité anonyme », n’a rien à voir avec une classe en particulier. La philosophie est tantôt conçue comme devant s’immerger dans les systèmes symboliques, qui sont les lieux où le sens fuse de partout, et tantôt conçue comme devant se situer, en réaction, dans une distance à leur égard, puisqu’elle ne saurait simplement se confondre avec ce qui n’est pas elle, avec la non-philosophie (ce qui voudrait dire sa dissolution). Du caractère intenable tant de l’une que de l’autre postures résulte une oscillation dont on ne saurait apercevoir le terme.
Cette oscillation est reconduite telle quelle quand, de cette théorie du signe, Merleau-Ponty cherchera à tirer formellement une nouvelle ontologie. Il serait certes hasardeux de tenter de dire en quelques mots ce que celle-ci recouvre, mais il reste qu’un passage de Le visible et l’invisible (qu’aime à citer C. Lefort, soulignons-le) permet d’indiquer son sens : « L’Être est ce qui exige de nous création pour que nous en ayons l’expérience [60]. » Ce passage laisse avant tout entendre que le rapport susceptible de s’établir avec l’Être doit être compris très exactement comme le rapport que les sujets entretiennent avec le langage et les autres systèmes symboliques. C’est ce qu’indique Merleau-Ponty dans une note de travail de Le visible et l’invisible : « Le langage nous a et […] ce n’est pas nous qui avons le langage. […] C’est l’être qui parle en nous et non nous qui parlons de l’être [61]. » D’un côté, l’Être « sollicite [62] » notre perception, notre vision, notre expression afin de se manifester. En même temps, de l’autre côté, répondre à cet appel veut dire que nous faisons de notre corps, de nos sens, de nos capacités d’expression, les « lieux » où l’Être peut se retourner sur lui-même pour révéler son « mystère [63] ». Un tel rapport à l’Être, Merleau-Ponty y insiste, selon lequel on ne saurait dire, pas plus que dans le cas du langage, ce qui lui appartient en propre et ce qui appartient à qui le perçoit, le voit ou l’exprime, est fondé sur une « interrogation » constamment à reprendre, à ce point qu’il faudrait dire que cette dernière décrit notre « rapport ultime à l’Être » et constitue un véritable « organe ontologique [64] ». En effet, l’Être se dévoile toujours dans l’» anonymat », c’est-à-dire à une « intersubjectivité » irréductible à une série de sujets disposés dans un espace objectif, de telle sorte qu’il se dévoile en même temps qu’il se voile, c’est-à-dire qu’il se manifeste comme une présence (ou un « visible ») qui est aussitôt « redoublée » d’une certaine « absence » (ou d’un « invisible [65] »). Ce qui se phénoménalise n’est ainsi jamais, souligne Merleau-Ponty, un « être plat », c’est-à-dire jamais un « morceau d’être absolument dur, insécable, offert tout nu à une vision qui ne pourrait être que totale ou nulle », mais plutôt une sorte de « coupe » dans l’Être laissant « le visible total […] toujours derrière [66] ». Aussi doit-on dire que l’Être ne se manifeste jamais autrement qu’en « éclat[ant] » originairement en différentes directions, dans une sorte de « non-coïncidence » ou de « différenciation [67] ». Raison pour laquelle ce que Merleau-Ponty en vient à nommer la « chair » des choses est, en tant qu’» être de porosité » ou « de prégnance [68] », indissociable d’une sorte de « miraculeuse multiplication du sensible [69] » et, par là, constamment à palper, c’est-à-dire à interroger, comme si la nature était toujours pour nous « au premier jour [70] ». Être-au-monde, autrement dit, percevoir les choses, les voir, les exprimer, c’est donc, pour l’essentiel, sans cesse les interroger.
Si c’est bien ainsi que les choses se passent selon Merleau-Ponty, il nous faut dès lors tirer cette conclusion au sujet de son ontologie : ce qui se présente comme non-philosophie, c’est-à-dire le simple fait d’être dans le monde, de percevoir les choses, de les voir et de les exprimer (que ce soit dans le langage, la littérature, la peinture ou l’action politique, en somme partout où il y a expérience ou création), devient, au fond, impossible à distinguer de la philosophie, puisque celle-ci n’est rien d’autre qu’une interrogation systématique ou « pure » (dixit C. Lefort [71]) de ce qui est ; bref, rien d’autre que la « remémoration de cet être-là », de cet Être qui est indéfiniment « en mouvement » parce qu’il est impossible de dire son sens dernier. Puisque la philosophie ne peut que chercher à « s’enfonc[er] dans le sensible, dans le temps, dans l’histoire, vers leurs jointures », parce que c’est là que l’interrogation et le sens s’engendrent, il ne faudrait pas hésiter à dire qu’» en un sens, le plus haut point de la philosophie n’est peut-être que de retrouver ces truismes : le penser pense, la parole parle, le regard regarde [72] ». Dès lors, l’apprentissage de la philosophie ne devrait-il pas, logiquement, revenir à un apprentissage du silence, c’est-à-dire à un effacement devant l’activité symbolique anonyme ? C’est un fait, écrit Merleau-Ponty, que si « le philosophe parle, […] c’est une faiblesse en lui, et une faiblesse inexplicable : il devrait se taire, coïncider en silence, et rejoindre dans l’Être une philosophie qui y est déjà faite. Tout se passe au contraire comme s’il voulait mettre en mots un certain silence en lui qu’il écoute. Son “oeuvre” entière est cet effort absurde [73] ». Absurde en effet, car la philosophie apparaît superflue si la non-philosophie est déjà interrogation de l’Être, si la première se réalise au mieux dans la seconde. Mais puisque, d’abord, un tel dispersement de la philosophie « partout » reviendrait à ne plus la situer « nulle part [74] », autrement dit reviendrait à l’abolir, et puisque, ensuite, le silence ne saurait être énoncé par le philosophe sans être aussitôt trahi par lui (le philosophe « écrivait pour dire son contact avec l’Être ; il ne l’a pas dit, et ne saurait le dire, puisque c’est du silence [75] »), le philosophe doit continuer de parler et d’écrire sur des expériences qui, en principe, n’ont pourtant pas le moins du monde besoin de lui pour être ce qu’elles sont. La non-philosophie étant interrogation de l’Être, la philosophie conserve son sens seulement en autant qu’elle redouble cette interrogation d’une autre, sans qu’on ne puisse dès lors dire si c’est la non-philosophie qui réalise la philosophie ou plutôt, si c’est celle-ci qui, en interrogeant, se fond en celle-là [76].
On aura reconnu là l’oscillation dont il était question dans la critique du marxisme : ou l’on se fond avec l’expérience ou l’on se situe à distance d’elle alors que toutes les prémisses du raisonnement montrent qu’on ne devrait pas le faire. Les deux positions étant également intenables ou « absurdes », ne reste-t-il alors qu’à supposer que la philosophie peut se tenir dans un sorte de « demi-silence » ? Ce serait là une « solution » dont on ne voit guère non seulement ce qu’elle pourrait exactement signifier mais aussi en quoi elle permettrait de résoudre la difficulté autrement qu’en usant de ce qu’il est arrivé à Merleau-Ponty de décrire comme une « mauvaise ambiguité [77] ».
Interrogation de la « loi » et philosophie politique
L’ontologie nouvelle merleau-pontyenne se trouve, du moins c’est la thèse qu’il s’agit de démontrer, au coeur du travail de C. Lefort après sa rupture avec le marxisme — et ce, même si celui-ci lui apportera des compléments qui en modifieront certains paramètres. Raison pour laquelle, comme on cherche aussi à le montrer, la philosophie politique à laquelle arrive C. Lefort est prise à son tour dans l’oscillation entre la tentation d’une fusion avec l’expérience et celle d’une prise de distance à son égard.
Que C. Lefort reprenne l’essentiel de l’ontologie merleau-pontyenne est attesté d’abord par les écrits qu’il lui consacre et où il affirme à son tour que l’Être est ce qui se révèle à nous par une interrogation qui doit être considérée interminable [78]. Mais plus encore, C. Lefort dispose l’ontologie merleau-pontyenne au coeur de son propre travail en associant l’« institution [symbolique] du social » à l’» interrogation » qui l’« habite [79] » : si l’espace social est un « espace symbolique », écrit-il, c’est que la « fondation du social, et l’institution continuée de l’identité de son espace, est inséparable d’une perte de la totalité » et, par conséquent, d’une impossibilité pour la société de « parven[ir] jamais à la coïncidence avec elle-même [80] ». Il y a, en somme, un « être du social [81] » qui participe de la « chair » telle que la décrit l’ontologie de Merleau-Ponty, ce qui fait d’ailleurs qu’on pourrait en parler comme d’une « chair du social [82] ».
Cela étant dit, il ne faut pas manquer de percevoir un ajout ou un complément essentiel que propose C. Lefort à l’ontologie merleau-pontyenne et qui nous fait pénétrer au coeur même de ce qu’il entend par philosophie politique. Ce complément s’appuie sur le constat que l’ontologie merleau-pontyenne fait essentiellement de l’Être le fruit d’une « auto-genèse » : « Penser la chair suppose que l’on pense une genèse qui se confond avec une ontogénèse, plus précisément, que l’on pense quelque chose comme un mouvement d’auto-engendrement [83] ». Une telle « auto-genèse » signifie deux choses. D’abord, tous les étants sont à penser, selon Merleau-Ponty, essentiellement à partir du « dedans » que constitue l’Être, qui n’a donc rien d’extérieur à lui, qui n’a pas de « dehors », de telle sorte que tout émerge par une sorte de « retournement » de l’Être sur lui-même. Ensuite, l’Être ou la chair est, pourrait-on dire, un « Tout-égal », en ce sens que l’interrogation et l’institution symbolique se déploient partout et nulle part ou « an-archiquement ». Or, pour C. Lefort, un tel modèle, s’il a la vertu de placer l’interrogation au coeur du rapport que nous entretenons avec l’Être, a le défaut de ne pas prendre en compte la question de l’» Autre » ou de la « Loi [84] ». Ces termes, bien sûr, ont une connotation psychanalytique. À la différence de Merleau-Ponty, qui est conduit à poser une sorte de « symétrie » entre les sujets qui interrogent l’Être, la psychanalyse met l’accent sur l’« a-symétrie », tout sujet étant initié au monde par un Autre : par-delà la relation fusionnelle originelle avec la figure de la mère, l’enfant est confronté à la médiation d’un tiers, c’est-à-dire avec la figure du père, qui seul oeuvre à sa pleine inscription dans le monde en opposant l’Interdit ou la Loi à son désir. Or, selon C. Lefort, c’est sur une médiation apparentée que repose l’institution symbolique du social [85]. Celle-ci, soutient-il, ne repose pas entièrement sur elle-même ou, dit autrement, ne doit pas être comprise simplement comme un « fait social [86] ». Il y a, en effet, quelque chose comme un Autre ou un « dehors [87] » à l’espace social qui seul est à même de permettre son institution : la « question métasociologique » des « fondements » de la vie humaine, c’est-à-dire la question des définitions « du réel et de l’imaginaire, du vrai et du faux, du bien et du mal, du juste et de l’injuste, du naturel et du surnaturel, du normal et de l’anormal » gouverne ou « régit à chaque époque le discours des hommes [88] ». Cette question, il faut le relever, n’est pas posée du « dedans » de l’espace social, comme si celui-ci pouvait exister préalablement à l’interrogation ; au contraire, c’est le fait de poser de telles questions et d’y répondre qui institue symboliquement l’espace social. En ce sens, une telle interrogation constitue une condition transcendantale ou a priori de l’existence des sociétés : c’est parce qu’il est « ouvert » à cette interrogation que « le social est donation et institution continuée de lui-même [89] ». Si l’être du social est bien essentiellement « interrogatif », l’interrogation dont il est ici question n’est pas déployée « an-archiquement » ; elle se présente plutôt comme interrogation de ce que C. Lefort nomme la « Loi », c’est-à-dire de ce qui énonce pour l’humanité ce qui est « permis » et « interdit » parce que « bien » ou « mal », « juste » ou « injuste », etc.
Une telle conception de l’institution symbolique du social et de l’interrogation qui la fonde nous déporte du terrain délimité par la phénoménologie et l’ontologie merleau-pontyennes à celui scruté historiquement par la tradition de la philosophie politique. Aristote ne soutenait-il pas en effet qu’il « n’y a […] qu’une chose qui soit propre aux hommes par rapport aux autres animaux : le fait que seuls ils aient la perception du bien, du mal, du juste, de l’injuste et des autres (notions de ce genre) » ? Or, poursuivait-il, « avoir de telles [notions] en commun », c’est « ce qui fait une famille et une cité [90] ». Cependant, alors que les Anciens supposaient que les définitions du bien, du juste, etc. existaient en quelque sorte par nature (les religions monothéistes en faisant de leur côté l’apanage de Dieu), C. Lefort insiste sur le fait que le propre de la modernité est d’empêcher que le « dehors » de l’espace social puisse être figuré tel un « lieu autre [91] » positivement identifiable : la Loi, en somme, ne peut plus être considérée comme Loi naturelle ou divine. Cela, Machiavel a été l’un des premiers à le penser explicitement ; c’est donc dans son sillage que le projet lefortien de restauration de la philosophie politique prendra forme [92].
La préoccupation principale de l’auteur du Prince et des Discours sur la décade de Tite-Live est au point de départ, selon C. Lefort, indubitablement la question de la Loi, la question des « fondements » et de la « fondation ». Quoique ces deux termes soient souvent confondus, on gagnerait à les distinguer : il y aurait à « assum[er] » le « risque » d’une « fondation incessante » parce qu’« il n’y a jamais de fondement en soi ». Autrement dit, c’est parce qu’on ne pourrait plus identifier de fondements derniers, relevant d’un ordre extra-mondain ou métaphysique — une Loi localisée en Dieu, dans la Nature ou le Cosmos —, que « se laisse[rait] entrevoir » le besoin d’» une élaboration dont ni le hasard ni une nécessité d’essence ne permet de rendre compte », ce qui définirait précisément la fondation [93]. Tout, écrit C. Lefort, se joue dans la modernité « à partir de rien et en vue de rien » — à partir de rien qui soit une référence extra-mondaine et en vue d’aucune finalité qui puisse être garantie par la Nature ou par Dieu. Ceci revient à dire que tout se joue « pour la gloire mondaine, dans le suspens de la mort », c’est-à-dire que tout repose sur l’« héroïsme » de ceux qui vivent dans ce monde [94]. C’est précisément du fait que la Loi est absente qu’elle est présente au coeur de l’espace social, c’est-à-dire qu’elle devient l’objet d’une quête qui apparaît interminable, puisqu’on ne peut espérer la clore en énonçant une fois pour toutes les critères du bien et du mal, du juste et de l’injuste, etc. Le propre de la société moderne est en ce sens, d’être « en quête de son fondement [95] ».
Ce qui précède permet de comprendre que cette société paraisse « divisée originairement ». Cet énoncé doit s’entendre à trois niveaux. Il n’y a, écrit d’abord C. Lefort, d’« espace-monde de la politique » que dans le morcellement ; plus précisément, cet espace-monde ne se constitue ou ne s’institue que par une division « du dedans et du dehors », c’est-à-dire de « l’être-peuple […] et du monde du dehors [96] ». En effet, tout récit cherchant à énoncer la Loi, s’il prétend nécessairement incarner l’universel, est forcément induit à une logique de morcellement, puisque, par définition, les référents symboliques qui sont mobilisés renvoient à une histoire, des traditions, etc., particulières. La Cité de Rome, par exemple, telle que nous la montre Machiavel, est comme ces « auteurs qui, tels Tite-Live, Plutarque et “la plupart des historiens” censurent les signes du discours de l’Autre […] pour entretenir leur propre gloire », c’est-à-dire qu’elle se pose comme porteuse d’une « identité » qui exclut [97]. La République, entendue étymologiquement comme Res publica, c’est-à-dire comme « chose » mise en partage parmi le peuple, ne peut donc jamais être une « République universelle » — ou, plus précisément, du fait même de prétendre avoir vocation universelle, elle induit au morcellement, à un « espace-monde de la politique » à la fois toujours « un » dans sa visée mais morcelé dans sa réalité.
Or, poursuit C. Lefort, cette division entre un « dedans » et un « dehors » est indissociable de la division interne de l’espace social, de la « division sociale ». Il découle, en effet, de l’impossibilité d’en appeler à des fondements derniers et de l’absence d’un point de vue de « survol » qui permettrait de trancher définitivement entre les énoncés qui prétendent en dire le sens, que la Loi génère un « espace de la Loi [98] », un espace de débats, de conflits interminables. Aussi la Loi apparaît-elle l’enjeu du conflit de classes, lesquelles naissent précisément dans une telle confrontation. En même temps et inversement, la Loi s’énonce du fait même qu’il y a conflit ou division sociale : les dépossédés et les opprimés sont les véritables « gardiens » de la Loi, puisque ce sont eux, à qui l’on fait tort, qui sont poussés à poser la question de ce qui est juste, légitime, etc. Pour C. Lefort, ce ne sont donc pas les philosophes qui sont les gardiens de la Loi, de la Justice par exemple, dont ils auraient découvert le sens en sortant de la caverne ou du monde régi par la doxa pour découvrir le ciel pur des Idées mais, au contraire de ce que pensait Platon, essentiellement les non-philosophes, qui par là se réapproprient et réalisent cette tâche traditionnellement réservée aux philosophes, du moins en autant qu’ils s’insurgent contre l’ordre régnant. Tel serait, selon C. Lefort, le sens du fameux propos qui ouvre le chapitre IX du Prince, suivant lequel « en toute cité on trouve ces deux humeurs différentes, d’où il se fait que le peuple désire ne pas être commandé ni opprimé par les grands, alors que les grands désirent commander et opprimer le peuple [99] ». L’expérience dont sont l’objet les institutions sur lesquelles reposent les Cités est toujours clivée, indiquerait par là Machiavel : d’un côté, se manifeste le « désir » d’interroger le sens des institutions, ce qui revient à se déprendre de la Loi sur laquelle elles reposent, à « ne pas être opprimé » par ce qu’elle énonce ; de l’autre, se manifeste le désir de tenir les institutions pour bien fondées, ce qui revient à chercher à inscrire chacun dans l’ordre que prescrit la Loi et ainsi à « commander ou opprimer ». Comme les « grands » est le nom du désir d’opprimer, le « peuple » est celui du désir de ne pas être opprimé, donc d’interroger : les classes « n’existent » ainsi « que dans leur affrontement autour de cet enjeu que constitue pour les uns l’oppression, pour les autres le refus de l’oppression [100] ». Ses « intérêts » ne « souffr[ant] aucune définition en termes positifs », le « peuple » n’existe qu’en autant qu’il se manifeste soit comme « refus du commandement et de l’oppression », soit comme allié d’un prince qui, détenteur de la virtù, est assez habile pour gagner son « amitié » : « Par un détour, que Hegel nommera plus tard “ruse de la raison”, le désir du peuple rejoint donc celui du prince. » Certes, dira-t-on, ce faisant, le peuple « se prépare à une oppression d’un nouveau genre [101] ». Mais, comme le prince ne peut pas seulement feindre de défendre le peuple contre les grands, autrement dit comme il ne peut pas le tromper en permanence (même s’il lui arrive de le faire), il se place dans la situation inconfortable où il doit apparaître comme le garant symbolique ou le « tiers agent de la loi [102] », par les assurances qu’il donne que l’on peut légitimement interroger celle-ci, tout en devant éviter que ne s’effondre complètement l’ordre que définissent les institutions. Ainsi dénué de tout ancrage métaphysique, le pouvoir apparaît désormais pris dans un rapport social dont il ne maîtrise pas les coordonnées : il y a une « insécurité qui mine la position du Prince [103] » parce qu’il « dépend » entièrement de « la représentation que les hommes […] composent » de lui [104]. Entre le pouvoir, les grands et le peuple s’amorce ainsi une dynamique fondée sur les alliances et les conflits, sur un « flux de […] désirs qui ne peuvent jamais s’éteindre tout à fait l’un l’autre », lequel définit le mode d’être au monde propre à la modernité [105].
Ce mode d’être au monde, on l’aura compris, est par définition fondé sur une historicité radicale. Parce qu’elle est cette société sans fondement, et par là même obligée de constamment se fonder et se re-fonder, la société moderne apparaît finalement divisée originairement d’avec elle-même dans le temps, elle est prise dans la « différence temporelle [106] ». Autrement dit, pas plus qu’elle ne peut s’empêcher d’énoncer la Loi, elle ne peut s’empêcher de dissoudre constamment les « repères de la certitude » qu’elle pose à mesure, c’est-à-dire qu’elle s’ouvre tendanciellement à un débat et à l’énoncé de nouvelles définitions du juste, de l’injuste, etc. [107]. Comme le dit Michelet dans une formule frappante, l’humanité apparaît dans les temps modernes comme « son oeuvre à elle-même » — même si cet énoncé, précise C. Lefort, ne doit pas s’entendre en un sens « humaniste », puisque l’humanité « demeure insaisissable hors du mouvement de son engendrement », lequel suppose que « l’institution sociale […] est toujours en défaut, ou dirait-on aussi bien, [qu’]il y a un excès de l’instituant sur l’institué [108] ».
La démocratie moderne n’est rien d’autre, selon C. Lefort, que le régime qui assume au mieux la triple division originaire — la division entre le dedans et le dehors ; la division sociale ; la division dans le temps — constitutive de la modernité, puisque le « geste inaugural » sur lequel elle repose consiste précisément « en la reconnaissance de la légitimité du conflit » ou de la division dans tout le tissu social. De sa réflexion sur Machiavel, C. Lefort est donc conduit à l’élaboration d’une philosophie politique qui emprunte la voie classique d’une classification de différents « régimes ». Par là il faut entendre, comme chez les Anciens, une comparaison raisonnée de différentes manières d’être dans le monde qui va bien au-delà de l’étude des institutions politiques au sens étroit (même si cette dimension n’est pas négligée) : comme la politeia telle que Platon ou Aristote ont cherché à la circonscrire, le régime au sens où l’entend C. Lefort repose sur une « logique » qui, « par delà le discours explicite où nous l’appréhendons tout d’abord, est celle d’une réponse articulée à l’interrogation ouverte par l’avènement, et dans l’avènement du social comme tel [109] ».
La « logique » propre à la démocratie est fondée sur deux traits essentiels : dans la mesure où elle s’appuie sur une « nouvelle détermination-figuration du lieu du pouvoir » qui en fait un « lieu vide [110] », ce qui revient à accepter tacitement qu’il y a une division constitutive de l’espace social, la démocratie moderne fait de la Loi un enjeu et induit ainsi à concevoir l’espace social comme étant fondé sur une sorte d’interrogation permanente. Ces formules, et particulièrement celle qui fait du pouvoir un « lieu vide », pourraient donner naissance à des malentendus. Que veut dire C. Lefort ? Aucunement, comme on pourrait d’abord le croire, que personne n’exerce le pouvoir en démocratie ; en un certain sens, la formule veut même dire exactement le contraire. S’appuyant sur le fait que le lieu du pouvoir est représenté dans la démocratie comme l’enjeu d’une compétition entre individus dont aucun ne le possède de droit, la formule signale que pareille compétition, bien qu’elle soit formellement réglée par le suffrage universel, n’en tend pas moins à faire apparaître l’exercice du pouvoir comme relevant simplement du fait, c’est-à-dire, en dernière instance, comme relevant soit de la ruse, soit de la capacité à persuader, soit même de l’utilisation, dans des circonstances qui s’y prêtent, de l’intimidation ou de la force (en somme, ce que Machiavel nommait la virtù). La même chose apparaît, et peut-être encore plus clairement, quand l’exercice du pouvoir en démocratie est compris dans sa dimension administrative ou bureaucratique. En d’autres mots, l’exercice du pouvoir démocratique apparaît comme l’apanage de « simples mortels [111] » qui n’entretiennent aucun rapport privilégié avec une transcendance (Dieu, la Nature, le Cosmos) susceptible de le légitimer, de telle sorte que la démocratie participe de ce que Weber a caractérisé comme « désenchantement du monde ». Le lieu du pouvoir apparaît « vide » dans la mesure où il ne renvoie à rien d’autre qu’à lui-même et est purement immanent. Mais, pourrait-on objecter, n’est-ce pas, en dernière instance, « au nom du peuple » que les dirigeants sont censés agir ? La référence au peuple, qu’elle prenne la forme d’une référence des gouvernants à sa volonté souveraine ou à la Constitution censée la matérialiser, n’agit-elle pas comme instance dernière qui « remplit » (ou du moins le devrait) le lieu du pouvoir ? Au contraire, soutient C. Lefort, « l’indication d’un lieu vide va de pair avec celle d’une société sans détermination positive, irreprésentable dans la figure d’une communauté », avec celle d’une société « sans unité substantielle », fondée sur un « énigmatique arbitrage du Nombre » qui ne se laisse pas ramener à une figure positive [112]. Certes, le suffrage universel repose sur une « fiction » consistant à poser que le lieu du pouvoir est « rempli » en dernière instance par le peuple. Cependant, il faut prêter attention au fait qu’au moment même où celui-ci est censé s’exprimer par le suffrage, on assiste rien de moins qu’à la « décomposition de la société en atomes politiques » par la conversion des citoyens « en unités de compte » qui se substituent aux classes, aux groupements, aux mouvements sociaux (ainsi que la critique marxiste et conservatrice l’a constamment fait remarquer). Ce « simulacre de dissolution », ce « degré zéro de socialité » que suppose le suffrage universel, retire ainsi toute consistance au « supposé corps social » au moment même où il est censé s’exprimer [113]. Que l’exercice du pouvoir en démocratie soit indissociable de l’invocation continue de la « volonté populaire » est indéniable, mais plutôt que de voir en cette dernière un Nom de dernière instance qui puisse fonder la légitimité des décisions, il faut plutôt percevoir dans cette invocation l’incapacité structurelle des gouvernants à trouver dans un peuple toujours évanescent parce qu’insaisissable un point d’ancrage qui empêcherait qu’on les conçoive comme détenant une autorité contestable (voire arbitraire).
Incapables de fonder l’exercice du pouvoir sur la volonté exprimée par un « dedans » positivement existant de la société, les gouvernants dans la démocratie moderne sont en même temps incapables de l’ancrer dans un « dehors », c’est-à-dire de se poser comme les détenteurs ou les énonciateurs d’une Loi qui lui donnerait son sens à distance : dans la démocratie, en ce sens, « ni le dehors ni le dedans du social […] ne se laissent […] saisir comme des déterminations réelles ». Tout ceci fait que la démocratie moderne, au contraire de ce que son étymologie indique, ne consacre nullement le démos comme maître, mais consiste même plutôt, pourrait-on dire, à inscrire dans le tissu social une expérience inédite de la dépossession, au sens où l’humanité démocratique se trouve ramenée à « un rapport intime […] avec elle-même » indissociable de conflits qui naissent de ce qu’aucune institution et décision ne peut jamais paraître absolument légitime ou incontestable. La démocratie moderne, en d’autres mots, « laisse percer l’énigme de l’institution du social [114] », elle ouvre un avenir indéfini à la quête de la Loi dans la mesure où celle-ci s’y fait à la fois présente (puisqu’on ne saurait s’empêcher d’en chercher le sens) et absente (puisque les déterminations qu’on lui prête ne sont jamais définitives, car ceux à qui on fait tort la questionnent sans cesse). En d’autres mots, la démocratie moderne fait apparaître pour la première fois dans l’histoire que l’espace social est incompatible avec quelque notion que ce soit d’une « solution » définitive aux « contradictions » qui en tissent la trame, elle fait voir « l’interrogation qui habite l’institution du social » ou, mieux encore, elle révèle le tissu social comme « fondamentalement interrogatif [115] ».
De la difficulté à penser la philosophie politique dans la démocratie
Si c’est bien ainsi que la question de la démocratie se pose, on est autorisé à retourner quelque peu en arrière et à demander : en quoi la philosophie politique telle que l’entend C. Lefort dépasse-t-elle les difficultés qu’on a identifiées comme étant inhérentes à la fois au marxisme et à l’ontologie nouvelle chez Merleau-Ponty et au marxisme chez C. Lefort lui-même ? Rappelons que le marxisme est, selon Merleau-Ponty, pris dans une contradiction : en posant que le prolétariat est l’union de la théorie et de la pratique révolutionnaires, le marxisme se présente soit comme un simple écho de ce qui est censé exister indépendamment de lui, soit comme une théorie à distance de la classe prolétaire, ce qui revient à trahir la notion même de praxis. Le marxisme de C. Lefort, on l’a vu, illustre cette contradiction, laquelle l’amène à osciller entre une forme d’ultra-spontanéisme selon lequel l’expérience prolétarienne se suffit à elle-même et l’aveu de l’impossibilité d’une coïncidence entre la théorie et la classe prolétaire. L’ontologie nouvelle que cherche à développer Merleau-Ponty, loin de dépasser cette contradiction et cette oscillation, la reconduit. Nous l’avons vu également : la « non-philosophie » — perception, art ou politique — étant interrogation radicale de l’Être soit rend inutile la philosophie, d’où la tentation du silence, soit l’amène à se poser comme un redoublement « absurde » d’une interrogation qui est posée comme se suffisant à elle-même. Or, à son tour, la philosophie politique à laquelle aboutit C. Lefort paraît prise dans une telle contradiction et une telle oscillation.
D’abord, en faisant du tissu social lui-même tel qu’il se révèle dans la démocratie le lieu d’une interrogation de la Loi, elle fait, pourrait-on dire, du régime démocratique une sorte de « régime philosophique » qui n’a, par le fait même, aucunement besoin de la philosophie, entendue ici comme discours spécialisé, pour être ce qu’il est. C’est ce qu’admet C. Lefort quand il insiste sur l’idée que la démocratie moderne tire son origine d’une acceptation énigmatique et « tacite [116] » de phénomènes tels que la division sociale, le « lieu vide » du pouvoir et l’institution d’un espace de la Loi. Si la démocratie repose sur une « Décision », indique-t-il, celle-ci doit être comprise comme une « disposition inaugurale du social » qui n’a pas de sujet au sens strict, un peu comme si la division ou le « conflit de classes » en venaient à faire entendre par eux-mêmes leur « propre langage [117] ». C’est, en somme, « à l’épreuve d’une pratique », qui se confond avec son être même, que la démocratie se fait le « foyer d’une Histoire [118] ». Aussi peut-on dire que, comme la praxis et l’expérience prolétariennes et comme la non-philosophie décrite par Merleau-Ponty, la démocratie repose entièrement sur elle-même. Cela est d’ailleurs si vrai que les philosophes devraient en venir à considérer que le régime démocratique, comme le prolétariat pour les marxistes et la non-philosophie pour qui cherche à élaborer une ontologie nouvelle, constitue rien de moins que la « matrice » de leur activité : « Il me semble étrange, écrit C. Lefort, que la plupart de nos contemporains ne sentent pas ce que doit la philosophie à l’expérience démocratique, qu’ils n’en fassent pas un thème de leur réflexion, et n’y reconnaissent pas la matrice de leur propre interrogation [119]. » En face de la démocratie, somme toute, la philosophie n’a pas d’autonomie, pour la simple raison que la première réalise en pratique l’interrogation radicale de l’Être et de la Loi que la deuxième avait jusque là réservée au petit nombre [120].
Se pose dès lors la question : à quoi peut servir la philosophie (incluant la philosophie politique) dans un tel contexte ? Pourquoi insister sur la nécessité de sa « restauration » ? Puisque la démocratie « ébauche » par elle-même un « nouveau rapport au politique », la « première tâche » des philosophes, répond C. Lefort, n’est sûrement pas « d’inventer » (puisqu’il y a bel et bien quelque chose comme une invention démocratique) ; elle « est d’interpréter, elle est d’élever à la réflexion une pratique qui n’est pas muette, certes, mais qui, nécessairement diffuse, ignore sa portée dans la généralité du social [121] ». En d’autres mots, pour reprendre le vocabulaire d’Éloge de la philosophie, il s’agit pour la philosophie de se faire l’écho du « symbolisme latent » que porte en elle la démocratie, afin de le rendre « manifeste ». Car le fait est, relève C. Lefort, que la démocratie ne s’apparaît pas pour ce qu’elle est, c’est-à-dire qu’elle véhicule avec elle, non seulement dans les idéologies mais tout aussi bien dans son système institutionnel, des représentations qui disent rien de moins que le contraire de ce qu’elle est : au lieu de la division, le peuple « un » et souverain, au lieu d’une interrogation de la Loi, un ensemble de lois (au premier chef la Constitution) qui énoncent positivement le permis et l’interdit, etc. Il faudrait même parler d’une « difficulté, sans doute incontournable, sans doute ontologique, de la démocratie à se rendre lisible pour elle-même [122] ». La philosophie politique a donc pour tâche essentielle, en un certain sens, de faire advenir l’humanité démocratique à elle-même, de l’amener, pourrait-on dire, à la conscience de soi.
Mais cela ne revient-il pas à dire, dès lors, que la démocratie a besoin d’un « dehors » pour s’énoncer ? Et, effectivement, comment ne pas voir que la philosophie politique de C. Lefort, quand bien même elle ferait de la démocratie sa « matrice », est tout aussi bien un discours sur la démocratie ? N’est-ce pas le sens de la distinction que le philosophe fait, par exemple, entre la division sociale, qui manifeste un conflit autour de la Loi, et une pseudo-division, qui masque une logique des intérêts n’invoquant la distinction du juste et de l’injuste que pour dissimuler des appétits inavouables ? Ainsi, écrit C. Lefort, quand se produit dans la démocratie une situation où le pouvoir est accaparé par des « individus quelconques, […] composant une faction au service d’intérêts privés » et qu’au même moment « la privatisation des groupements, des individus, de chaque secteur d’activité s’accroît[,] chacun v[oulant] faire prévaloir son intérêt individuel ou corporatiste », il faut conclure qu’» à la limite, il n’y a plus de société civile » entendue comme lieu où « peuvent se loger des forces de contestation qui […] prennent en charge la dimension de la loi [123] ». Mais si le philosophe doit faire une telle distinction, n’est-ce pas parce que la démocratie est incapable de la faire elle-même, dans la mesure où le propre de la « communauté politique » telle qu’elle la conçoit est de « découvrir et maintenir son identité […] en faisant l’épreuve [d’]oppositions internes » s’exprimant indistinctement comme « diversité des intérêts, des opinions, des croyances » ? En ce sens, ne faut-il pas admettre que la démocratie ne possède pas de « critères définitifs qui permettent de distinguer ce qui relève essentiellement du droit et ce qui, sous son couvert, ne fait qu’exprimer les intérêts d’une catégorie sociale particulière [124] » ? Ne faut-il pas, dans le même sens, se demander de quelles ressources dispose la démocratie pour débusquer ce que C. Lefort nomme l’» idéologie invisible », selon laquelle tout est affaire de « groupes » qui établissent une « communication sociale » fondée sur une « réciprocité » et une « familiarité » en principe sans limite, voire sans frontière, tant celle-ci réussit à « fein[dre] l’interrogation » et à « mime[r] la parole vivante », tant elle réussit, en somme, à mettre en scène (mais pour mieux la nier) l’institution du social [125] ? Et qu’en est-il de la capacité de la démocratie de distinguer par elle-même entre une critique radicale de l’autorité, telle qu’elle s’est exprimée par exemple en Mai 1968 [126], et les « effets dévastateurs » dans le « domaine de la pédagogie » de « l’idéologie qui prétend plus ou moins effacer la différence entre le maître et l’élève, le statut de la règle [127] » et qu’on fait souvent remonter aux « événements » ? Ce sont ces défaillances de la démocratie qui font que le philosophe n’hésite pas à juger à sa place et pour elle : c’est lui qui voit, par exemple, que l’« entre-nous » que célèbre l’idéologie invisible relève de la « simulation », voire de l’« hallucination [128] », comme c’est lui qui distingue la logique des intérêts de l’interrogation de la Loi ou qui dénonce les effets pervers de la pédagogie pseudo-libertaire. Comme c’est lui, enfin, qui voit que le choix des électeurs algériens aux élections de 1991 est, au fond, un choix antidémocratique, ce qui justifie le coup d’État militaire. Si le philosophe juge, écrit C. Lefort, c’est d’abord que « l’opinion de la majorité, contrairement à une thèse répandue et perverse, ne saurait être un critère absolu pour juger le caractère démocratique d’un régime [129] ».
Encore qu’il importe de s’interroger : cette distance que se donne la philosophie à l’égard de la démocratie pour la juger mieux qu’elle ne peut le faire elle-même, de quoi s’autorise-t-elle ? La démocratie n’est-elle pas sa « matrice » ? Que l’absence de distance entre la philosophie et la démocratie soit intenable, puisque cela reviendrait à rendre simplement superflue la première, soit ; mais la distance l’est-elle moins ? Ne faut-il pas admettre, par exemple dans le cas de l’explosion des droits à laquelle on assiste dans les sociétés démocratiques contemporaines, qu’au fond, en l’absence de tout critère s’autorisant d’une forme de transcendance, seule « l’opinion publique est appelée à légitimer la revendication » formulée par tel ou tel groupe « avant que l’État ne vienne formuler sa sanction et que ne soit modifiée la législation [130] » ? Certes, une telle « opinion publique » ne se confond pas nécessairement avec l’« opinion majoritaire » et elle a plutôt le sens d’« espace public » ; mais jusqu’à quel point l’« opinion publique » et l’« opinion majoritaire » peuvent-elles se distinguer ? Si elles le peuvent parfois, elles ne le peuvent certes pas toujours ; probablement même ne le peuvent-elles pas la plupart du temps. En outre, qui décide, et au nom de quoi, que l’opinion publique est ici éclairée et là, pas suffisamment ? Le philosophe, certes. Mais la distance qu’il prend dès lors à l’égard de l’espace public démocratique est-elle tenable, si la philosophie n’est rien d’autre qu’une manière de participer à cet espace, de s’y inscrire, autrement dit n’est qu’une manière de faire entendre une interrogation qui ne lui est pas propre puisqu’en principe, elle sourd de l’espace social lui-même ?
Tout cela est le signe de ce que la philosophie politique de C. Lefort porte les traces de sa genèse. Elle est tout autant incapable d’éviter d’osciller, comme le marxisme et comme l’ontologie nouvelle de Merleau-Ponty entre, d’un côté, la tentation de se « fondre » dans ce qui, praxis, non-philosophie ou démocratie, est présenté comme s’autosuffisant en ce sens que s’y trouve logée une capacité d’interroger radicalement l’Être ou la Loi, et, de l’autre côté, du fait du caractère intenable d’une telle « fusion », la tentation, par ailleurs tout aussi intenable, d’une distance pour juger de l’extérieur du sens de la praxis, de la non-philosophie ou de la démocratie.
Il est assez paradoxal de devoir constater que la philosophie politique de la démocratie que propose C. Lefort est en définitive incapable de penser le rapport exact que ces deux termes entretiennent.
Parties annexes
Note sur l’auteur
Gilles Labelle
Professeur de pensée politique à l’Université d’Ottawa. Spécialisé dans l’étude de la pensée et de la philosophie politiques françaises contemporaines, il a signé plusieurs articles sur Claude Lefort, Marcel Gauchet, Cornelius Castoriadis, Jacques Rancière, etc.
Notes
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[1]
C’est le point de départ de l’ouvrage de Hughes Poltier, Passion du politique. La pensée de Claude Lefort, Genève, Labor et Fides, 1998 ; voir aussi, du même auteur, Claude Lefort. La découverte du politique, Paris, Michalon, 1997.
-
[2]
Voir, entre autres, Claude Lefort, « Préface », Éléments d’une critique de la bureaucratie, Paris, Gallimard, 1979, p. 7-15, et « L’image du corps et le totalitarisme », L’invention démocratique. Les limites de la domination totalitaire, Paris, Fayard, 1981, p. 160-163.
-
[3]
C. Lefort, « La question de la démocratie », Essais sur le politique xixe-xxe siècles, Paris, Seuil, 1986, p. 17.
-
[4]
On peut mentionner les noms d’auteurs tels que Pierre Manent, Alain Renaut, Philippe Raynaud, Miguel Abensour, etc.
-
[5]
Merleau-Ponty précise cependant qu’il s’agit pour lui d’« interpréter librement » Weber et donc aucunement de faire oeuvre de philologue (Les aventures de la dialectique, Paris, Gallimard, 1955, p. 25, 18).
-
[6]
M. Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, p. 43-44.
-
[7]
M. Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, p. 44.
-
[8]
« L’histoire entière est […] action » c’est-à-dire « choix » au sens de « réponses » à une « interrogation » qui est constitutive de toutes les sociétés (M. Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, p. 17, 30-32).
-
[9]
M. Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, p. 32, 36.
-
[10]
M. Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, p. 20, 26, 25. Sur la notion de « fécondité », voir Merleau-Ponty, « Le langage indirect et les voix du silence », Signes, Paris, Gallimard, 1960, p. 73.
-
[11]
M. Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, p. 35, 32.
-
[12]
12. M. Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, p. 78-79.
-
[13]
M. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 59.
-
[14]
M. Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, p. 44.
-
[15]
M. Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, p. 304.
-
[16]
M. Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, p. 37.
-
[17]
M. Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, p. 42.
-
[18]
M. Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, p. 49-52.
-
[19]
M. Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, p. 57, 89.
-
[20]
M. Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, p. 64.
-
[21]
M. Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, p. 70-71.
-
[22]
M. Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, p. 75.
-
[23]
M. Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, p. 84, 87.
-
[24]
M. Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, p. 88.
-
[25]
M. Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, p. 121.
-
[26]
M. Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, p. 90 et s.
-
[27]
M. Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, p. 92.
-
[28]
« An Interview with Claude Lefort », Telos, no 30, hiver 1976-1977, p. 173 (il s’agit de la traduction d’une entrevue parue d’abord dans L’Anti-mythes, que je n’ai pu consulter). Ce marxisme s’élabore tant contre le marxisme stalinien que contre celui pratiqué par la plupart des trotskystes. Après avoir milité au sein du Parti communiste internationaliste jusqu’en 1948, C. Lefort s’en éloignera après avoir fondé, avec Cornelius Castoriadis, d’abord une fraction au sein du mouvement trotskyste, ensuite le groupe et la revue Socialisme ou Barbarie en 1949. Les positions de C. Lefort sur le marxisme et le rôle révolutionnaire du prolétariat ont été élaborées essentiellement au sein de Socialisme ou Barbarie et sont indissociables des débats qui ont traversé cette organisation. Ces débats, sur lesquels je ne peux m’étendre ici, sont décrits avec précision dans l’ouvrage de Philippe Gottraux, « Socialisme ou Barbarie ». Un engagement politique et intellectuel dans la France de l’après-guerre, Lausanne, Payot, 1997.
-
[29]
C. Lefort, « L’expérience prolétarienne », Éléments d’une critique de la bureaucratie, p. 84.
-
[30]
C. Lefort, « L’expérience prolétarienne », p. 78-79.
-
[31]
C. Lefort, « L’expérience prolétarienne », p. 73 (italiques dans le texte).
-
[32]
C. Lefort, « Réflexions sociologiques sur Machiavel et Marx : la politique et le réel », Les formes de l’histoire. Essais d’anthropologie politique, Paris, Gallimard, 2000 [1978], p. 327. L’impossibilité de représenter le prolétariat a pour C. Lefort valeur d’avertissement pour Socialisme ou Barbarie. Voir C. Lefort, « Le prolétariat et sa direction » et « Organisation et Parti. Contribution à une discussion », Éléments d’une critique de la bureaucratie, respectivement p. 59-70 et p. 98-113. Ces deux textes marquent des moments de crise dans les rapports de C. Lefort avec Socialisme ou Barbarie, le second provoquant sa rupture définitive avec le groupe. Voir à ce sujet P. Gottraux, « Socialisme ou Barbarie », p. 87 et s.
-
[33]
C. Lefort, « Réflexions sociologiques sur Machiavel et Marx : la politique et le réel », p. 293-295.
-
[34]
C. Lefort, « Réflexions sociologiques sur Machiavel et Marx : la politique et le réel », p. 311.
-
[35]
C. Lefort, « L’expérience prolétarienne », p. 79.
-
[36]
C. Lefort, « L’expérience prolétarienne », p. 89, 96, 90.
-
[37]
C. Lefort, « L’expérience prolétarienne », p. 91.
-
[38]
« Notre tâche consistait à distribuer un bulletin aussi non programmatique que possible. Nous tentions d’abord de donner une voix aux ouvriers et de les aider à coordonner leurs expressions dans l’industrie qui résultaient des tentatives de luttes autonomes. » (Ma traduction). Texte anglais : « Our task was to distribute a bulletin as unprogrammatic as possible attempting primarily to give workers a voice and to aid in coordinating experiences in industry — that is, those experiences resulting from attempts at autonomous struggles » (« An Interview with Claude Lefort », p. 178).
-
[39]
C. Lefort, « Réflexions sociologiques sur Machiavel et Marx : la politique et le réel », p. 329-330.
-
[40]
C. Lefort, « La dégradation idéologique du marxisme », Éléments d’une critique de la bureaucratie, p. 308 et s.
-
[41]
M. Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, p. 276.
-
[42]
C. Lefort, « Préface », Éléments d’une critique de la bureaucratie, p. 10. Voir également, « La dégradation idéologique du marxisme », p. 317-318.
-
[43]
M. Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, p. 276-277.
-
[44]
M. Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, p. 303-305.
-
[45]
M. Merleau-Ponty, « Préface », Signes, p. 47.
-
[46]
M. Merleau-Ponty, « Préface », Signes, p. 45.
-
[47]
C. Lefort, « La dégradation idéologique du marxisme », p. 321-322.
-
[48]
C. Lefort, Sur une colonne absente. Écrits autour de Merleau-Ponty, Paris, Gallimard, 1978.
-
[49]
M. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, p. 222.
-
[50]
Entrevue du 17 février 1958 avec Madeleine Chapsal, Les écrivains en personne, Paris, Union générale d’éditions, 1973, p. 210-211.
-
[51]
M. Merleau-Ponty, Éloge de la philosophie, Paris, Gallimard, 1953, p. 81-82.
-
[52]
M. Merleau-Ponty, Éloge de la philosophie, p. 86-87 (italiques dans le texte).
-
[53]
M. Merleau-Ponty, L’oeil et l’esprit, Paris, Gallimard, 1964, p. 87.
-
[54]
M. Merleau-Ponty, « Préface », Signes, p. 27.
-
[55]
M. Merleau-Ponty, Éloge de la philosophie, p. 89-90.
-
[56]
M. Merleau-Ponty, Éloge de la philosophie, p. 88, 91.
-
[57]
M. Merleau-Ponty, Éloge de la philosophie, p. 90-92.
-
[58]
M. Merleau-Ponty, Éloge de la philosophie, p. 95, 100.
-
[59]
M. Merleau-Ponty, Éloge de la philosophie, p. 97.
-
[60]
M. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, p. 251 (italiques dans le texte).
-
[61]
M. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, p. 247.
-
[62]
M. Merleau-Ponty, « Le langage indirect et les voix du silence », p. 71.
-
[63]
M. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, p. 179-180.
-
[64]
M. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, p. 162.
-
[65]
M. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, p. 183. Je ne peux, en effet, percevoir les « faces » des choses qui me demeurent absentes (ainsi, toutes les faces d’un cube, comme le veut le célèbre exemple) que parce que, littéralement, autrui (réel ou virtuel) les perçoit « à ma place » ou « pour moi » (voir M. Merleau-Ponty, « Le primat de la perception et ses conséquences philosophiques », Bulletin de la Société française de philosophie, Séance du 22 mars 1947, p. 123-124).
-
[66]
M. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, p. 175, 180.
-
[67]
M. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, p. 165.
-
[68]
M. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, p. 195.
-
[69]
M. Merleau-Ponty, « Préface », Signes, p. 23.
-
[70]
M. Merleau-Ponty, « Le concept de nature », Résumés de cours (Collège de France, 1952-1960), Paris, Gallimard, 1968, p. 94.
-
[71]
C. Lefort, « L’idée d’Être brut et d’esprit sauvage », Sur une colonne absente, p. 20.
-
[72]
M. Merleau-Ponty, « Préface », Signes, p. 30-31.
-
[73]
M. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, p. 166 (mes italiques).
-
[74]
M. Merleau-Ponty, « Partout et nulle part », Signes, p. 158 et s.
-
[75]
M. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, p. 166.
-
[76]
C. Lefort, commentant Le visible et l’invisible, indique qu’au fond « l’interrogation philosophique n’est qu’un certain mode de l’interrogation qui habite le langage » tout entier (« Préface », Sur une colonne absente, p. XXIII).
-
[77]
M. Merleau-Ponty, « Préface », Signes, p. 31. Sur la « mauvaise ambiguïté », voir la discussion qui suit la conférence de M. Merleau-Ponty, « L’homme et l’adversité », La connaissance de l’homme au xxe siècle. Textes des conférences et des entretiens organisés par les Rencontres internationales de Genève 1951, Neuchâtel, Éditions de la Baconnière, 1952, p. 218 et s.
-
[78]
C. Lefort, « L’idée d’Être brut et d’esprit sauvage », p. 39-40 : « Tel est enfin le mystère du visible : il est ce qui est, ce qui simplement est […] et ce qui n’a jamais fini de s’énoncer, d’advenir, l’Être absent, l’Être latent, que l’événement désigne, profère, Être qui s’ouvre, Être-Histoire. » L’interrogation, ajoute C. Lefort, est un discours dernier, indépassable, son « terme » étant « indéfiniment différé » (« Préface », Les formes de l’histoire, p. 13).
-
[79]
C. Lefort, « Droits de l’homme et politique », L’invention démocratique, p. 82.
-
[80]
C. Lefort et Marcel Gauchet, « Sur la démocratie : le politique et l’institution du social », Textures, nos 2-3, 1971, p. 18 (italiques dans le texte). Précisons que cet article a été écrit par M. Gauchet à partir d’un cours donné par C. Lefort à l’Université de Caen en 1966.
-
[81]
C. Lefort, « Esquisse d’une genèse de l’idéologie dans les sociétés modernes », Les formes de l’histoire, p. 513.
-
[82]
C. Lefort, « La question de la démocratie », p. 23 et « Tocqueville : démocratie et art d’écrire », Écrire. À l’épreuve du politique, Paris, Calmann-Lévy, 1992, p. 55. Merleau-Ponty parlait pour sa part d’une « chair de l’histoire » (« Préface », Signes, p. 28).
-
[83]
Ma traduction du texte anglais suivant : « to think flesh, we have to think a genesis that is a self-genesis, more precisely, to think something as a movement of self-begetting », C. Lefort, « Flesh and Otherness », dans Ontology and Alterity in Merleau-Ponty, sous la dir. de Galen A. Johnson et Michael B. Smith, Evanston, Northwestern University Press, 1990, p. 5 (à ma connaissance, ce texte n’est paru qu’en anglais).
-
[84]
C. Lefort, « Flesh and Otherness », dans Ontology and Alterity in Merleau-Ponty, p. 6, 11-12.
-
[85]
Comme le relève M. Abensour, C. Lefort entretient « un rapport complexe à la psychanalyse qui se tient à l’écart des facilités et des platitudes de la psychanalyse appliquée à la chose politique » (M. Abensour, « Réflexions sur les deux interprétations du totalitarisme chez C. Lefort », dans La démocratie à l’oeuvre. Autour de Claude Lefort, sous la dir. de Claude Habib et Claude Mouchard, Paris, Esprit, 1993, p. 122). Voir notamment, parmi plusieurs textes qui font référence à la psychanalyse : C. Lefort, « L’image du corps et le totalitarisme », L’invention démocratique, p. 159-176 et C. Lefort (avec François Roustang), « Le mythe de l’Un dans le fantasme et la réalité politique », Psychanalystes, no 9, 1983.
-
[86]
C. Lefort, « Esquisse d’une genèse de l’idéologie dans les sociétés modernes », p. 506. C’est une « illusion » de croire que « l’institution du social peut rendre raison d’elle-même » (p. 511).
-
[87]
C. Lefort, « Esquisse d’une genèse de l’idéologie dans les sociétés modernes », p. 506 et « Permanence du théologico-politique », Essais sur le politique, p. 265.
-
[88]
C. Lefort, « Permanence du théologico-politique », p. 258 et « Esquisse d’une genèse de l’idéologie dans les sociétés modernes », p. 501. La question des fondements est toujours « hors [des] prises » de l’humanité (p. 502) ; l’humanité se trouve « prise dans une ouverture qu’elle ne fait pas » (C. Lefort, « Permanence du théologico-politique », p. 263).
-
[89]
C. Lefort et M. Gauchet, « Sur la démocratie : le politique et l’institution du social », p. 13.
-
[90]
Aristote, Les Politiques 1253a (traduction de Pierre Pellegrin, Paris, Garnier-Flammarion, 1990, p. 92).
-
[91]
C. Lefort, « Esquisse d’une genèse de l’idéologie dans les sociétés modernes », p. 512.
-
[92]
Si Le travail de l’oeuvre Machiavel est paru en 1972 (Paris, Gallimard), C. Lefort s’est intéressé à Machiavel bien avant : au moins dès 1959, selon une note de Le visible et l’invisible (p. 253) ; voir aussi « Machiavel jugé par la tradition classique », Archives européennes de sociologie, 1, 1960, p. 159-169 (il s’agit d’une recension de l’ouvrage de Leo Strauss : Thoughts on Machiavelli, Glencoe, The Free Press, 1958) et « Réflexions sociologiques sur Machiavel et Marx » (paru en 1960).
-
[93]
C. Lefort, Le travail de l’oeuvre Machiavel, p. 435, 511.
-
[94]
C. Lefort, Le travail de l’oeuvre Machiavel, p. 555-556 ; voir également : « Philosophe ? », Écrire, p. 345.
-
[95]
C. Lefort, « Permanence du théologico-politique », p. 270.
-
[96]
C. Lefort, Le travail de l’oeuvre Machiavel, p. 550, 579, 551.
-
[97]
C. Lefort, Le travail de l’oeuvre Machiavel, p. 544, 552, 561. Il ne faut pas confondre l’altérité dont il est ici question avec l’Autre que constitue la Loi.
-
[98]
C. Lefort, Le travail de l’oeuvre Machiavel, p. 485.
-
[99]
Nicolas Machiavel, Le Prince, traduction de Gérald Allard, Sainte-Foy, Le Griffon d’Argile, 1984, p. 39.
-
[100]
C. Lefort, Le travail de l’oeuvre Machiavel, p. 385 (le « concept de “peuple” recouvre une opposition », p. 382).
-
[101]
C. Lefort, Le travail de l’oeuvre Machiavel, p. 383-384.
-
[102]
C. Lefort, Le travail de l’oeuvre Machiavel, p. 578.
-
[103]
C. Lefort et M. Gauchet, « Sur la démocratie : le politique et l’institution du social », p. 15.
-
[104]
C. Lefort, Le travail de l’oeuvre Machiavel, p. 380. La pire chose qui puisse ainsi arriver à un prince, qui ne se soutient en dernière instance que d’une « cristallisation de l’opinion », c’est de susciter contre lui la « haine » et le « mépris » du peuple, disait déjà Merleau-Ponty (« Note sur Machiavel », Signes, p. 269).
-
[105]
C. Lefort, Le travail de l’oeuvre Machiavel, p. 382.
-
[106]
C. Lefort, Le travail de l’oeuvre Machiavel, p. 556. Sur le motif de la « re-fondation », voir p. 435, 500.
-
[107]
C. Lefort, « Permanence du théologico-politique ? », p. 268.
-
[108]
C. Lefort, « Préface », Jules Michelet, La Cité des vivants et des morts. Préfaces et introductions, Paris, Belin, 2002, p. 20, 59.
-
[109]
C. Lefort et M. Gauchet, « Sur la démocratie : le politique et l’institution du social », p. 8-9 (italiques dans le texte).
-
[110]
C. Lefort, « Permanence du théologico-politique », p. 265.
-
[111]
C. Lefort, « La question de la démocratie », p. 27.
-
[112]
C. Lefort, « Permanence du théologico-politique », p. 266-268.
-
[113]
C. Lefort, « L’impensé de l’Union de la gauche », L’invention démocratique, p. 148.
-
[114]
C. Lefort, « L’impensé de l’Union de la gauche », p. 150.
-
[115]
C. Lefort, « Droits de l’homme et politique », p. 82 et « Sur la démocratie : le politique et l’institution du social », p. 18. Raison pour laquelle la démocratie est aussi, par excellence, la société où s’engendrent les idéologies, qui sont des tentatives de clore l’interrogation inhérente au tissu social. Voir notamment : C. Lefort et M. Gauchet, « Sur la démocratie : le politique et l’institution du social », p. 44 et s. et C. Lefort, « Esquisse d’une genèse de l’idéologie dans les sociétés modernes », Les formes de l’histoire, p. 478-569. Le régime totalitaire, qui représente une véritable « contre-révolution démocratique », est à comprendre comme « prise de pouvoir par l’idéologie » (C. Lefort et M. Gauchet, « Sur la démocratie : le politique et l’institution du social », p. 43), c’est-à-dire comme tentative de faire coïncider, par delà l’» idéologie bourgeoise », le tissu social et le discours censé en énoncer les fondements, de manière à faire resurgir la « non-histoire » au sein même de l’histoire (C. Lefort, « Esquisse d’une genèse de l’idéologie », p. 532 et s. et « La logique totalitaire », Essais sur le politique, p. 85-106). Je ne peux m’étendre plus longuement ici sur ces deux notions, qui jouent cependant un grand rôle dans la pensée de C. Lefort.
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[116]
C. Lefort, « La question de la démocratie », p. 27.
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[117]
C. Lefort et M. Gauchet, « Sur la démocratie : le politique et l’institution du social », p. 21, 10.
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[118]
C. Lefort, Un homme en trop, Paris, Seuil, 1986, p. 197.
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[119]
C. Lefort, « La question de la démocratie », p. 30 (mes italiques). Reconnaître que la démocratie est la matrice de la philosophie est-il si différent que de poser qu’existe un « primat de la démocratie sur la philosophie », ainsi que l’énonce Richard Rorty (« Du primat de la démocratie sur la philosophie. Lectures de Rawls », dans La sécularisation de la pensée, sous la dir. de Gianni Vattimo, Paris, Seuil, 1988, p. 37-62) ? Il faut rappeler ici que R. Rorty concluait de ce primat que la philosophie politique ne pouvait plus se poser que comme expression du régime démocratique, sous peine de paraître superflue.
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[120]
En ce sens, C. Lefort prétend bel et bien que la démocratie constitue le « meilleur régime » au sens platonicien, même si, dans ce régime, ce sont les non-philosophes, en autant qu’ils sont engagés dans la lutte des classes ou le conflit social, qui réalisent effectivement, en pratique, la philosophie.
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[121]
C. Lefort, « Droits de l’homme et politique », p. 71.
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[122]
C. Lefort, « Permanence du théologico-politique ? », p. 300.
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[123]
C. Lefort, « La logique totalitaire », p. 92-93 (italiques dans le texte) et « La communication démocratique. Entretien avec Claude Lefort », Esprit, septembre-octobre 1979, p. 44.
-
[124]
C. Lefort, « Démocratie et représentation », dans Métamorphose de la représentation politique au Brésil et en Europe, sous la dir. de Daniel Pécaut et Bernardo Sorj, Paris, Éditions du CNRS, 1991, p. 224, 231 (mes italiques).
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[125]
C. Lefort, « Esquisse d’une genèse de l’idéologie dans les sociétés modernes », p. 551-556.
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[126]
C. Lefort, « Le désordre nouveau » et « Relecture », dans Cornelius Castoriadis, Claude Lefort et Edgar Morin, Mai 68 : la brèche suivi de Vingt après, Bruxelles, Éditions Complexes, 1988, p. 35-62, 199-212.
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[127]
C. Lefort, « La communication démocratique », p. 39.
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[128]
C. Lefort, « Esquisse d’une genèse de l’idéologie dans les sociétés modernes », p. 555, 553, 556.
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[129]
C. Lefort, « Il fallait arrêter le FIS… », Le Nouvel Observateur, no 1419, 16 janvier 1992, p. 48-49.
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[130]
130. « Démocratie et représentation », p. 231