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L’Organisation mondiale du commerce (OMC), qui existe depuis 1995, est la plus récente des grandes institutions économiques multilatérales. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’Organisation internationale du commerce, qui devait présider à l’ordre économique international avec le Fonds monétaire international et la Banque mondiale, n’avait pu voir le jour faute d’une ratification par le Sénat américain. À cet égard, l’OMC marque un tournant dans l’évolution du système commercial multilatéral. Jusque-là, ce dernier était régi par un accord exécutif « provisoire », le GATT, une sorte de gentleman’s agreement qui, même s’il s’est progressivement institutionnalisé et a regroupé la plupart des pays du monde à partir des années 1970, n’avait ni le statut ni les pouvoirs d’une véritable institution internationale.
Alors que de la création du GATT en 1947 jusqu’au tournant des années 1970, les négociations commerciales ont porté presque exclusivement sur les réductions tarifaires, elles furent élargies lors du cycle de Tokyo de 1973 à 1979 pour inclure les barrières non tarifaires. Cela augurait d’une réforme du système commercial qui sera mise en chantier par les négociations commerciales du Cycle d’Uruguay, les huitièmes depuis la signature du GATT en 1947, qui se tinrent de 1986 à 1993 et auxquelles participèrent 123 pays. Outre l’accord portant création de l’OMC, pas moins de 14 accords commerciaux multilatéraux ont été signés dont l’Accord général sur le commerce des services et l’Accord relatif aux aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce. En plus de la révision de l’Accord général (portant sur le commerce des marchandises), les États participants se sont entendus, entre autres, sur un Mémorandum d’accord sur les règles et procédures régissant le règlement des différends, sur un Mécanisme d’examen des politiques commerciales, ainsi que sur des décisions touchant notamment les mesures en faveur des pays les moins avancés. Les échanges commerciaux sont depuis soumis à un cadre juridique élargi, qui renforce la règle de droit dans les relations commerciales.
Ces négociations du Cycle d’Uruguay se révélèrent aussi les plus longues et les plus difficiles jamais tenues. De sorte que, malgré ces résultats, l’OMC est loin d’avoir connu des débuts faciles. Chacune des quatre conférences ministérielles tenues depuis sa création a suscité des débats fort tendus entre les États-Unis et l’Union européenne, d’une part, et entre pays industrialisés et pays en développement, d’autre part. Néanmoins, après l’échec de la troisième conférence, à Seattle en novembre 1999, les 142 pays membres de l’OMC se sont entendus à la quatrième Conférence ministérielle tenue du 9 au 14 novembre 2001 à Doha, au Qatar, pour lancer un nouveau cycle dit du millénaire. Le Cycle de Doha, dont l’échéance est fixée à janvier 2005, comporte notamment des objectifs de négociations sur 21 sujets, dont les services, l’agriculture, l’accès aux marchés, la propriété intellectuelle, avec une attention particulière aux pays en développement.
L’ouvrage collectif, dont Christian Deblock a dirigé la publication, porte sur l’OMC depuis la dernière Conférence ministérielle qui a débouché sur le « Programme de Doha sur le développement ». Il se veut ponctuel, d’où la question : « Où s’en va la mondialisation ? ». Confrontés aux réalités nouvelles de la mondialisation, aux besoins des pays en développement et à la primauté du droit du commerce sur les autres droits, l’OMC et les nouveaux accords commerciaux sont fort critiqués. D’où vient le malaise ? Pour les auteurs, il découle essentiellement d’une chose : le système commercial multilatéral porte le poids du passé et recèle cinq problèmes principaux.
Premièrement, tel qu’il a été construit, le système commercial n’est pas de nature à prendre en compte les différences dans le développement. Deuxièmement, en élargissant le champ de la négociation aux barrières non tarifaires, aux services commerciaux, aux investissements et aux questions liées au commerce, l’OMC touche de plus en plus à la souveraineté des États et aux préférences collectives. L’enjeu est l’adoption de règles universelles en matière de gouvernance. Or, comme le souligne C. Deblock, « si le droit économique international descend de plus en plus dans l’arène nationale, c’est de manière négative, c’est-à-dire exclusivement sous l’angle de l’élimination des obstacles au commerce » (p. 26). Ainsi, toute discussion, comme sur l’investissement ou les services, ne peut que porter à controverse, dans la mesure où cela touche directement aux droits des États à légiférer dans des domaines aussi variés que la culture, la santé, l’éducation, l’environnement, le développement régional et la recherche et développement.
Troisièmement, la mondialisation entraîne l’élargissement de la notion de commerce pour couvrir tous les domaines qui, de près ou de loin, touchent aux relations économiques internationales. À ce chapitre, les exigences actuelles de la mondialisation vont au-delà de la question consistant à définir le champ de compétence de l’OMC pour porter maintenant sur les règles elles-mêmes, sur le cadre normatif et institutionnel à mettre en place pour assurer le bon fonctionnement d’une économie de moins en moins inter-nationale et de plus en plus globale. Il s’agit ici de reconnaître aux acteurs non étatiques un statut de droit international et de poser l’encadrement et la régulation des marchés à d’autres niveaux que le niveau national, voire régional. Les débats sur la concurrence, l’investissement ou les services financiers illustrent ce problème. Deux tendances sont à remarquer : la tentation des États à passer par d’autres forums que l’OMC — l’OCDE par exemple — ou par la voie du régionalisme ; l’élaboration de codes privés où les entreprises se dotent elles-mêmes de codes de conduite internationaux.
Quatrièmement, même s’il se révèle un grand acquis du Cycle d’Uruguay, le mécanisme de règlement des différends de l’OMC demande des améliorations, notamment en ce qui a trait à la composition des groupes spéciaux et à l’application des « sanctions » commerciales. Toutefois, le problème essentiel tient, d’une part, à ce que les droits légitimes des États de légiférer dans les différents domaines de leur souveraineté sont minés par les incidences commerciales que les législations et les réglementations peuvent avoir. D’autre part, le droit du commerce tend à s’imposer, la question de la hiérarchie des droits internationaux n’ayant à toutes fins utiles jamais été posée et l’OMC disposant de pouvoirs de sanction plus forts que ceux des autres accords internationaux. Cette question fondamentale se pose notamment sous l’angle des droits de la personne et du droit du travail. Toutefois, comment prendre en considération les problèmes d’environnement et les problèmes sociaux, si toute avancée en la matière est empêchée parce que cela pourrait introduire des biais protectionnistes, fausser la concurrence ou encore miner les avantages comparatifs des pays en développement ? À l’heure actuelle, se posent non seulement la question de l’articulation des droits entre eux, mais également celle du droit des sociétés de définir leurs préférences collectives. Enfin, l’ouvrage souligne la question des liens souvent déficients entre les grandes institutions internationales, alors que la mondialisation requiert une action concertée de celles-ci.
L’ouvrage a pour objectif général de « faire le point sur l’OMC ainsi que sur les débats qui agitent le système commercial multilatéral depuis la création de l’organisation (en 1995) » (p. 30-31). Outre une préface de Dorval Brunelle, 14 auteurs, spécialistes du droit et du commerce international, ont chacun contribué un chapitre à l’ouvrage qui a pour trame trois questions qu’ils ont, de diverses manières, abordées dans leurs textes : Le mandat de l’OMC doit-il ou non être limité au commerce et aux questions relatives au commerce telles que la propriété intellectuelle, l’investissement ou la concurrence ? S’agit-il ou non d’aller au-delà du principe selon lequel le développement passe par le commerce et la liberté des échanges ? S’agit-il de reconnaître ou non la primauté des droits de la personne, de l’environnement, du travail, du développement, etc. sur les droits du commerce ?
Depuis la mise sur pied de l’OMC, ces trois questions reviennent toujours, sous une forme ou une autre. Pour chacune d’elles, les positions sont tranchées et les compromis sont difficiles à obtenir. À défaut d’une réponse adéquate, comme c’est le cas jusqu’ici, c’est le statu quo qui triomphe et, en cas de disputes et d’interprétation, c’est toujours au texte des accords, donc à la conception étroite du droit commercial, que l’on est renvoyé. Or, pour les auteurs, si l’OMC marque une avancée dans l’émergence d’un droit du commerce mondial, l’enjeu à présent est de faire évoluer ce droit en rapport avec les formes nouvelles que revêt la mondialisation des marchés et de voir à ce qu’il soit intégré à un « agenda pour une mondialisation équitable », pour paraphraser Philippe Faucher, un des auteurs.
Dans l’introduction, C. Deblock discute les éléments essentiels de l’ouvrage en identifiant et en synthétisant, avec clarté et rigueur, les tendances et les questions fondamentales autour de l’OMC. Il n’y a pas place ici pour rendre compte, même brièvement, des 14 chapitres. L’on se contentera de donner un aperçu de la structure et des thèmes abordés. Le livre est divisé en deux parties. La première a pour titre « Vers des marchés intégrés ? » L’on y aborde les nouvelles questions avec lesquelles l’OMC est aux prises et qui touchent à l’élargissement de son mandat et à « [l]a rénovation du système commercial multilatéral », comme le veut le titre du premier chapitre rédigé par Mehdi Abbas. Six de ces nouvelles questions ont été retenues pour leur exemplarité : le règlement des différends (Vilaysoun Lougnarath), les accords régionaux (C. Deblock), l’agriculture (Sophie Dufour), la concurrence (Michèle Rioux), les services financiers (Philippe Fortin) et les investissements (Rémi Bachand).
La deuxième partie, « Les droits éclipsés par les marchés ? » se penche plus spécifiquement sur une mondialisation équitable (P. Faucher), les droits de la personne (Lucie Lamarche), le commerce et le développement (Daniel Holly), la Chine (Loïc Tassé), les brevets pharmaceutiques (Georges Azzaria), les clauses sociales et les normes du travail (Christophe Bezou), et, enfin, l’environnement (Makane Moïse Mbengue). Ces deux parties ouvrent le débat sur l’avenir du système commercial multilatéral, un système à la recherche d’une plus grande intégration mais aussi d’un visage humain.
Pour les auteurs, il est clair que les échanges commerciaux ne sauraient à eux seuls assurer le développement et que le droit du commerce ne devrait pas prévaloir sur les autres droits, du moins pas autant que ce fut le cas jusqu’à maintenant. À cet égard, si l’ouvrage comporte une dimension normative, celle-ci est clairement posée et l’argumentation se révèle à la fois critique et pondérée. L’on aurait aimé toutefois que la structure de l’ouvrage et de ses deux grandes parties soit plus explicite. De même, l’ouvrage aurait gagné à offrir une explication plus poussée du choix des thèmes, surtout pour ce qui touche la seconde partie. Aussi, les trois questions centrales posées aux auteurs chevauchent les deux parties de l’ouvrage mais de manière inégale et imprécise, faute d’explications. Il n’en demeure pas moins que ces trois grandes questions autour desquelles ce recueil s’articule lui assure une cohérence. Un tableau de la structure organisationnelle de l’OMC, une liste d’abréviations et d’acronymes, de même qu’une chronologie du GATT à l’OMC ajoute à la clarté d’ensemble.
L’ouvrage a pour objet d’être largement accessible. Il s’adresse donc à toute personne désireuse d’en savoir plus sur les questions essentielles et actuelles qui tournent autour de l’OMC et de la mondialisation, qu’elle soit néophyte ou même spécialiste. Si une personne déjà bien au fait du système commercial multilatéral risque de ne pas découvrir grand-chose de nouveau, elle pourra néanmoins apprécier une synthèse très nette d’un ensemble d’enjeux complexes et fondamentaux rarement traités de manière aussi concise et rigoureuse.