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Joseph-Yvon Thériault signe, dans sa Critique de l’américanité, l’une des plus éclairantes synthèses de ces dernières années sur la question de l’identité québécoise. Le point de départ de cet essai, dense et fouillé, se trouve dans le malaise d’abord diffus, puis de plus en plus clair que J.-Y. Thériault a ressenti face à ce qui s’est progressivement imposé comme lieu commun de la nouvelle définition identitaire québécoise posant le Québec dans son américanité constitutive. Ce malaise réside plus exactement dans le fait que la redécouverte du Québec dans son appartenance au continent, ou encore sa réinterprétation dans la perspective des « sociétés neuves », aurait pour effet de ramener la société québécoise à ses déterminations infrastructurelles au détriment de celles qui relèvent de la superstructure, comme on le disait dans le bon vieux temps. En d’autres termes, à tant vouloir circonscrire la société québécoise dans la perspective continentale et dans ce qui l’associe à l’aventure des sociétés neuves, on tend à occulter la singularité de son parcours historique et, par-là, à nier « l’intentionnalité » ou, si l’on préfère, la subjectivité historique qui le traverse. L’histoire du Québec témoignerait ainsi, selon J.-Y. Thériault, d’une volonté originale de faire société en Amérique. S’il est vrai que l’on a longtemps cultivé la représentation de la radicale exception qu’aurait constituée la société québécoise en Amérique, voire dans son rapport à la modernité, on assisterait, avec l’affirmation d’une américanité constitutive, à une sorte de retour du balancier à la faveur duquel se trouverait évacuée une réalité sociohistorique qui n’a pourtant jamais cessé de se révéler dans sa particularité.
Ce livre soulève deux enjeux importants, l’un théorique et l’autre politique. Au plan théorique, la question porte sur la compréhension du procès d’institutionnalisation de la société moderne. Sur ce plan, J.-Y. Thériault tente de montrer que l’on ne saurait réduire cette dernière aux grands procès de rationalisation qui la traversent. Certes, l’action des « systèmes », pour le dire comme Jürgen Habermas, tend à définir la société comme pure fonctionnalité, mais, insiste J.-Y. Thériault, cette propension s’est toujours heurtée à d’irréductibles subjectivités historiques qui font en sorte que la société moderne est à la fois rationalité et projet. La question du Québec ne saurait alors être analysée en dehors de cette tension constitutive de toute société moderne qui veut que les déterminations induites par le milieu physique ou les systèmes autorégulés (le marché, par exemple) soient toujours mises en forme par une histoire particulière et un rapport à soi-même qui fondent une collectivité humaine dans sa singularité. Sur le plan politique, à l’heure où le nationalisme québécois est de moins en moins capable d’évoquer la mémoire franco-québécoise et où il paraît se méfier de la subjectivité qui la fonde, l’enjeu réside dans le rappel, auquel se livre J.-Y. Thériault, de l’originalité du parcours historique franco-québécois. À l’encontre des zélateurs de l’américanité, l’auteur va jusqu’à affirmer que le Québec a largement fondé son projet de faire société « contre » l’Amérique.
L’organisation de l’ouvrage procède de la volonté de remonter aux sources de la représentation de l’identité québécoise sous la figure de l’américanité, un peu comme si l’on partait du symptôme afin d’identifier le virus responsable de la maladie. Examinant d’abord les formes contemporaines du discours de l’américanité, J.-Y. Thériault veut montrer que la tentative qui consiste à retracer la généalogie du Québec en suivant la piste de l’américanité tend à ramener la définition profonde de la société à des déterminations de type structurel. Dans la perspective de l’américanité, les modalités d’occupation du territoire, l’immédiateté de l’expérience continentale, l’expérience de la frontière, tout cela fonderait de loin la vérité identitaire canadienne-française. Mais une fois ce postulat dégagé, subsiste le mystère de la singularité canadienne-française.
Gérard Bouchard et d’autres vont attribuer cette singularité relative à la dominance du discours des élites tout entier tourné vers la France et voué à la reproduction du pouvoir qu’exerçaient ces dernières sur la société canadienne-française. Suivant cette thèse, le clérico-nationalisme devait, pour assurer ses assises, cultiver la singularité canadienne-française en la ramenant à ce qui se donnait alors comme ses attributs naturels : la langue française, la religion catholique et l’agriculturisme. Ce qui se trouvait dès lors occulté, c’était la profonde connivence des classes populaires avec l’Amérique. En effet, l’exaltation du caractère français dans le discours des élites était niée dans une adhésion toute naturelle des classes populaires à la culture et au mode de vie qui étaient alors ceux de toute l’Amérique. Divorce donc entre le discours des élites et le discours populaire, refus de l’Amérique d’une part, consentement à l’Amérique de l’autre. Dans la perspective de l’américanité, le discours populaire recèlerait une vérité plus profonde que celui des élites. Alors que ce dernier occulte l’appartenance à l’Amérique, le premier l’accueillerait comme une évidence. Ici, on peut se demander, en demeurant fidèle à la thèse de J.-Y. Thériault, il me semble, pour quelles raisons le discours des élites dont les intérêts seraient ainsi démasqués, à supposer que l’on souscrive à la thèse du complot, peut être considéré comme « mensonger ». Condamner le culte de l’européanité qui s’y loge, en effet, ne devrait pas conduire pour autant à le considérer sans effet sur la formation de la conscience historique canadienne-française. En d’autres termes, on peut bien estimer que la survalorisation de la filiation européenne s’est effectuée contre l’enracinement en Amérique, cela n’empêche pas que les représentations collectives au Canada français se sont distinguées de celles que l’on retrouvait ailleurs en Amérique, du fait justement de cette configuration sociohistorique particulière qui a fait en sorte de meubler cette américanité québécoise de référents identitaires nulle part ailleurs présents en Amérique.
La deuxième partie de l’ouvrage s’organise autour de la question qui consiste à savoir pour quelles raisons la thèse de l’américanité du Québec a pu connaître un tel succès, au point de s’imposer comme le nouveau paradigme de l’analyse de l’identité québécoise. On trouve ici une analyse très fine de diverses approches sociologiques de la modernité. L’idée qui structure cette partie consiste en ceci que la plupart des analyses de ce que l’on pourrait appeler l’ontologie de la modernité se fondent sur une interprétation radicale de celle-ci. La tendance dominante consiste en effet à ne voir à l’oeuvre que le procès de rationalisation qui traverse la société moderne en la vidant de la subjectivité historique. Lire les transformations de la société moderne sous cette lumière, c’est ne plus voir alors que la déshumanisation progressive d’un monde livré aux lois du marché sur le plan économique, à la judiciarisation des rapports sociaux sur le plan politique et à la montée de l’individualisme. Ce qui subsiste d’histoire, de culture ou de mémoire paraît s’inscrire a contrario de cet inéluctable mouvement. Or, ce que montre J.-Y. Thériault, de manière très convaincante, c’est que la société moderne ne s’est jamais donnée comme pur procès de rationalisation. Au contraire, son institutionnalisation a toujours été traversée d’une tension entre l’universalisme véhiculé par la représentation rationalisante du lien social et l’affirmation de subjectivités issues de la présence agissante des communautés d’histoire que ce procès de rationalisation n’est jamais parvenu à abolir. En d’autres termes, c’est dans la tension entre « systèmes » et « mondes vécus » que la société moderne a trouvé sa plus profonde définition d’elle-même en même temps que s’y révélait l’inépuisable source du conflit social.
Cet ouvrage peut être lu sur plusieurs registres. On y trouve d’abord une passionnante histoire des idées au Québec. L’auteur s’emploie à reconstruire ce que l’on pourrait appeler le grand récit de la singularité canadienne-française à travers l’évocation d’oeuvres littéraires fondatrices ou d’essais sociologiques marquants. J.-Y. Thériault est alors à la recherche d’une trame discursive qu’il va finalement mettre au jour en montrant de quelle manière s’articule une conscience historique particulière au confluent de ces diverses contributions. À ce niveau, la thèse réside dans l’idée selon laquelle c’est bien davantage le sentiment d’un parcours d’exception qui ressort de cette trame discursive qu’une américanité pleinement assumée.
Le deuxième registre de lecture relève en propre de la sociologie politique. C’est peut-être à ce niveau que se situe l’apport théorique le plus important du livre. J.-Y. Thériault tente de retrouver la tension la plus déterminante de l’identité moderne. On pourrait la circonscrire en disant qu’elle réside dans la rencontre toujours conflictuelle d’un procès d’objectivation et de subjectivation, d’une tension entre universalisme et particularisme. La modernité se produit dans cette dynamique apparemment unilatérale qui fait en sorte d’évacuer les contenus substantiels et hérités de l’identité, sous la poussée de l’institutionnalisation politique et économique de la modernité dont les deux grands vecteurs sont le droit dans sa dimension universaliste et le marché. Les figures archétypales de cette tension se trouvent dans les conceptions des lumières du projet de la modernité et dans sa contrepartie romantique. En d’autres termes, s’opposent les représentations de la société comme procès continu de rationalisation et, son envers, la société comme communauté d’histoire, héritière d’un legs et d’un rapport subjectif au monde qu’il conviendrait de protéger. J.-Y. Thériault consacre ses efforts à montrer qu’en réalité ces deux procès ont toujours été concomitants ou concurrents, que toujours ils ont débouché sur des aménagement particuliers. C’est l’intérêt de sa thèse de montrer que la tradition franco-québécoise ou encore la dynamique politique propre au Canada français est elle-même une forme historique de cet aménagement du subjectif et de l’objectif.
Ce serait donc une menace à la démocratie que de nier l’un ou l’autre des deux versants du procès d’institutionnalisation de la société moderne. L’exaltation débridée de la tradition risque de conduire à des tribalismes antidémocratiques parce qu’ils seraient fermés à la négociation politique et à la reconnaissance identitaire dans la perspective d’une ouverture à l’altérité. Cette menace, J.-Y. Thériault l’illustre en évoquant les dangers d’une « mémoire sans histoire », une mémoire alors incapable de se ressaisir réflexivement dans la mise en récit critique que lui réserve le travail de mise en forme de l’histoire. Par contre, l’évacuation de toute référence identitaire substantielle livre la société aux forces déshumanisantes de ces dynamiques à déploiement autonome que sont le droit et le marché. Cette menace, l’auteur la pose cette fois à l’image d’une « histoire sans mémoire ».
Cette critique de l’américanité débouche ainsi sur une préoccupation dont l’importance dépasse largement la question de l’identité québécoise, puisqu’il s’agit d’interroger les conditions à partir desquelles il est possible de défendre la démocratie en ce que cette dernière constitue l’aménagement du particulier et de l’universel.
La notion d’« intentionnalité » est l’idée force de cette entreprise de réhabilitation de la subjectivité dans l’histoire. Aux yeux de l’auteur, poser la société québécoise dans son américanité constitutive revient justement à nier cette intentionnalité, qui est pourtant au coeur de tout projet de faire société, dans la mesure où cette lecture de l’identité québécoise ne procéderait que de l’observation de données matérielles ou factuelles. La tendance à l’évacuation des contenus de culture relèverait, et c’est l’une des thèses centrales de l’ouvrage, d’une interprétation « radicale » de la modernité, une interprétation étrangère au volontarisme qui fonde toujours un vivre-ensemble et qui l’érige dans sa singularité.
Les propositions du dernier chapitre portant sur la tradition du Canada français et sa perpétuation dans le Québec contemporain sont d’une très grande pertinence. J.-Y. Thériault tente de déceler ce qui serait la continuité de cette tradition. Elle ne se trouverait pas, selon lui, dans un corpus de manières d’être, de moeurs ou de coutumes. Elle ne se résumerait pas non plus à la dominance de l’idéologie clérico-nationaliste ou encore dans sa contrepartie « libérale », qui a toujours été active dans la conscience historique, comme le montre l’auteur en compagnie d’autres historiens et sociologues. Elle résiderait plutôt dans une « tradition discursive » sur la trame de laquelle se trouveraient constamment mis en récit les matériaux issus de l’expérience historique canadienne-française. Plus exactement, le grand récit collectif francophone s’est cristallisé autour du problème, perpétuellement repris, mais jamais résolu de l’identité du peuple que prétend circonscrire la nation.
J.-Y. Thériault apporte ici une importante contribution à l’analyse de l’identité québécoise. Sa démarche l’entraîne bien au-delà du débat entourant la question de l’américanité du Québec. En amont, l’adhésion à la thèse de l’américanité soulève la question de savoir de quelle lecture de la modernité peut procéder une telle vue des choses. Répondre à cette question, c’est devoir remonter aux sources de l’identité moderne. En aval, émerge la question de l’avenir de la démocratie à travers la nécessaire réconciliation du particulier et de l’universel.