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Présence du bouddhisme : de la sociologie à la sémiotique

Depuis quelques décennies, les signes et symboles des traditions bouddhistes ont envahi notre environnement visuel – un peu moins notre horizon auditif, sauf dans le cas de la World Music qui a fait une large place aux chants religieux du Tibet, par exemple, ou de références syntaxiques dans les paroles de chansons populaires (« Zen soyons zen » de la chanteuse française Zazie, « Dalaï-Lama » du groupe de pop espagnol Mecano, ou dans un tout autre registre le « Bodhisattva Vow » – voeu du bodhisattva [1] – du groupe rap-rock américain les Beastie Boys). En France, la figure de moines bouddhistes occupe sporadiquement les écrans de publicité (télévisuels ou panneaux urbains) à des fins purement commerciales. L’image du Bouddha s’affiche en outre comme logo de marques sur des sacs et vêtements portés par les adolescents d’Europe. En France et ailleurs, la décoration intérieure des appartements privés, mais aussi de lieux de sociabilité (bars, boîtes de nuit, restaurants, magasins) a également sa statue de Bouddha (en particulier dans un célèbre « Buddha-Bar » à Paris). L’industrie cinématographique nord-américaine a depuis une vingtaine d’années multiplié les productions sur le thème du bouddhisme (tibétain, principalement), et certains « block-busters », comme la série The Matrix, contiendraient des schèmes spirituels empruntés au bouddhisme (Flannery-Dailey et Wagner, 2001). Sans compter les innombrables couvertures de livres ou de revues qui s’intéressent au bouddhisme dans les rayons de librairies « ésotériques » ou pas, et qui présentent tantôt un symbole figuratif (un moine méditant ou une statue de Bouddha), tantôt un signe abstrait (la roue – chakra – ou le lotus). Quant aux grandes figures sociales du bouddhisme, elles sont devenues, comme le veut l’expression consacrée, des « icônes » de la presse ou des médias audiovisuels.

Si l’on accorde quelque peu d’attention à ces signes apparemment triviaux, on ne manquera pas de noter la surface toujours plus grande qu’ils occupent dans notre espace visuel. De là à y voir la preuve d’une avancée significative du bouddhisme dans nos sociétés (Lopez, 1998), le pas est un peu rapidement franchi : la multiplication des signes iconiques empruntés au bouddhisme dans le paysage sémiotique est un constat qui ne permet pas d’affirmer que ce processus révèle un quelconque changement culturel et religieux en Occident, sans être associée à d’autres indicateurs et indices, de nature sociologique, pour les uns, sémiotique, pour les autres. Le paysage urbain est en effet également marqué par de mêmes signes, parfois tout aussi discrets et dispersés, parfois plus visibles. Dans les grandes villes d’Occident, au détour d’une rue, les temples et pagodes fleurissent, tout comme les associations bouddhistes (moins visibles). En France, la Dordogne offre le contraste saisissant d’un paysage champêtre parsemé de vieilles bâtisses (fermes et châteaux) et de sanctuaires du bouddhisme tibétain (gompa) parmi les plus grands d’Europe [2], reproduisant l’architecture religieuse tibétaine, haute en couleur (Obadia, 2009). Le nombre (estimé) de convertis ou de pratiquants (plus ou moins occasionnels) qui fréquentent ces lieux reste encore marginal (entre 1 % et 0,1 % de la population totale des pays dans lesquels le bouddhisme s’est établi), mais n’en connaît pas moins de singuliers progrès. Les signes du bouddhisme participent ainsi d’une visibilité fugace ou persistante, que cette dernière se marque dans des images médiatiques, dans des symboles inscrits à même la culture matérielle ordinaire, dans des formes plus immatérielles (visuelles, musicales ou linguistiques), ou, à l’inverse, dans la physicalité la plus concrète (le bâtiment, l’art monumentaire, etc.), ou dans les comportements religieux d’un nombre significatif de résidants de ces régions. De ces deux modalités de lectures de l’expansion du bouddhisme en Occident, il est aisé, sur la base d’une distinction de la nature des phénomènes observés, de localiser la première dans le cadre d’une sémiotique, et la seconde dans celui d’une sociologie. Pourtant, l’une ne va pas sans l’autre, comme la question de l’identité bouddhiste l’illustre plus particulièrement, à partir de ses modes de production sociaux et symboliques.

D’une sémiotique symboliste à une sémiotique sociale

Que le bouddhisme se manifeste en Occident sous la forme d’un ensemble de signes est devenu une évidence (Obadia, 2007). Qu’il appelle une sémiotique est bien moins fréquent : si c’est souvent le matériau précité qui représente le point de départ des études sur le bouddhisme d’Occident, c’est rarement dans ce cadre théorique que s’achève l’analyse. En effet, entre les approches historiques, d’un côté, et la sociologie des conversions, de l’autre, les recherches sur le bouddhisme d’Occident se focalisent dans la plupart des cas sur des dimensions sémantiques : les matrices de sens (registres culturels, imaginaires sociaux) dans lesquelles le bouddhisme a été interprété en Occident depuis le xixe siècle (Droit, 1997) ; le sens (signification) donné à la trajectoire des idées bouddhistes en Occident ; le sens, encore, que les convertis donnent à leurs nouvelles pratiques religieuses, à partir d’enquêtes à vaste échelle (en France : Lenoir, 1999 ; aux États-Unis : Coleman, 2001) ou sur de plus petits échantillons ; les transformations de la scolastique, des ordres religieux et des pratiques rituelles ou ascétiques liées à l’occidentalisation du bouddhisme (donc les transformations du sens religieux dans ce qu’il a de normatif parce que scripturaire et institutionnalisé). Le vaste champ de la sémiotique – qui traverse, en se jouant des frontières disciplinaires, l’ensemble des sciences de l’homme – n’a sans doute pas encore été convoqué sur ce terrain à hauteur de ses capacités heuristiques, sauf comme préalable à des analyses d’une autre nature. Même si sous les rubriques, parfois confondues, de sémiotique ou de sémiologie, ce sont des approches très différentes qui sont réunies (du structuralisme de Greimas à la poétique de Barthes), la fécondité de l’approche sémiotique réside, dans tous les cas, dans la focale retenue sur les signes et symboles ramenés à des pratiques signifiantes, en rapportant l’iconographique ou le figuratif et les discours qui leur sont associés, en mettant l’accent sur le processus de signification qui se déroule entre l’acteur, l’objet et le signe. Or, si l’on évoque, avec la hauteur de vue qu’autorise la posture académique, le sens et les symboles du bouddhisme à l’occasion de son expansion à l’Ouest, c’est le plus souvent une sémiotique a minima qui est mobilisée, qui, en outre, est non pas une véritable sémiotique du bouddhisme, mais une analyse compréhensive de la diffusion des éléments esthétiques (des signes figuratifs) et des aspects symboliques (des processus de réinterprétation) du bouddhisme vers l’Occident.

Nécessité se fait sentir, donc, d’une sémiotique non plus du seul bouddhisme, mais des bouddhistes. C’est l’objet de cet article que d’en tracer quelques contours, car le thème a besoin moins d’une sociologie (déjà largement constituée) que d’une pragmatique (encore à venir) qui offrirait à l’analyse de nouvelles manières d’envisager les appropriations du bouddhisme dans le contexte de l’Occident contemporain. Cette pragmatique s’intéresserait à l’usage de symboles signifiants dans le cadre d’une performance contextualisée à l’appui d’une sémiotique : « être » bouddhiste, c’est se dire et se montrer « bouddhiste », ce qui suppose des procédures d’encodage, d’exhibition (ou de dissimulation) et de décodage de signes sélectionnés dans des registres considérés comme pertinents (ce que les gens connaissent ou imaginent du bouddhisme), auxquelles se livrent les pratiquants du bouddhisme, et à partir desquelles ils constituent des registres d’interprétation et de signification de leur rapport à leur pratique et aux autres. En bref, il s’agit d’abord de mettre en lumière les signes et les modalités d’interprétation à partir desquels on se perçoit ou se reconnaît comme « bouddhiste », et ensuite de s’interroger sur la manière dont sont modulées une sémiotique (des signes) et une sémantique (du sens) de l’identité individuelle (la subjectivité de l’« être bouddhiste ») ou collective (qui relève de l’appartenance) dans des interactions communicationnelles verbales ou visuelles. Enfin, il convient de dégager les trames signifiantes de la reconnaissance sociale, modulées par des logiques et des contextes particuliers : les stratégies sémiotiques qui forment le jeu subtil de l’autodéfinition de l’ « être bouddhiste », de l’entre-soi (des « bouddhistes »), mais aussi de la différenciation (des « non-bouddhistes »).

C’est dans le titre d’un best-seller paru aux États-Unis que se trouve la genèse de cette réflexion : That’s Funny, You Don’t Look Buddhist de Sylvia Boorstein (1998). Si ce petit opus est riche d’anecdotes et d’informations sur la manière de devenir bouddhiste en Amérique du Nord, c’est surtout son titre qui résume bien ce qu’a vécu Sylvia Boorstein, une citoyenne américaine que rien ne distingue des autres si ce n’est qu’elle est juive et ralliée au bouddhisme. L’auteure a bien analysé les raisons de l’étonnement de ses interlocuteurs, face à son identité hybride faite de deux religions apparemment opposées. Elle a en revanche laissé en suspens la thématique du « paraître bouddhiste », qui offre pourtant une clé pour l’intelligibilité de l’identité, fluctuante et performative, des bouddhistes d’Occident – ce que souligne particulièrement le titre de l’ouvrage. Le matériau qui servira à cette démonstration a été puisé dans des données ethnographiques issues d’enquêtes réalisées au cours des deux dernières décennies en France et en Europe (dans des traditions d’obédience tibétaine, mais aussi zen, et dans le mouvement Soka Gakkai), et dans d’autres enquêtes, réalisées par des chercheurs dans des contextes nationaux différents.

« Devenir » bouddhiste, « être » bouddhiste

« Comment peut-on être bouddhiste » dans une nation occidentale ? s’interrogent les chercheurs qui, chaque année, se succèdent sur ce terrain pluri-localisé, puisque la religion du Bouddha a accosté dans de nombreuses contrées d’Europe de l’Ouest, d’Amérique et d’Asie australe. Les deux réponses les plus courantes distinguent les bouddhistes « asiatiques » (migrants ou issus de la migration) – bouddhistes par héritage culturel – et les bouddhistes « occidentaux » (recrutés dans les populations locales) – bouddhistes par convention. Cette dernière catégorie de bouddhistes, bien plus étudiée que la première, d’ailleurs, présente l’intérêt de révéler les modes d’appropriation d’un bouddhisme que les traductions occidentales ont rendu culturellement acceptable et spirituellement désirable (Obadia, 2007), et qui est devevu disponible et appropriable par la diffusion de ses thèmes et symboles dans l’environnement culturel.

La sociologie s’est penchée sur les logiques d’appropriation du bouddhisme, à partir des trajectoires des nouveaux convertis, principalement pour dégager de leurs profils des déterminants psychologiques, sociaux et idéologiques à l’oeuvre dans leur ralliement à la religion du Bouddha. Il est une rubrique d’éléments narratifs empiriquement obsédante mais peu mobilisée : celle qui convoque des sèmes bouddhistes dans le cadre d’énoncés prédictifs. En l’occurrence, les discours des convertis sont émaillés de ce qui est interprété par eux comme autant de « signes prédictifs » de leur future vocation : c’est sur la base d’un goût prononcé pour les couleurs sacrées du bouddhisme (safran ou pourpre), ou de la « rencontre » avec des symboles directement rattachés à un corpus textuel ou iconographique bouddhiste, médiatisée ou non par des personnes, que se constitue ce qui deviendra vocation. Le signe est ici présage d’une inclination pour le bouddhisme, voire d’une vocation religieuse, mais institué comme tel par un processus de narration rétrospective (dit de dramatisation) bien connu des théoriciens de la conversion religieuse (Obadia, 1999). Les modalités d’appropriation du bouddhisme s’avèrent toutefois extrêmement variées au sein d’un continuum qui s’étend entre les pôles opposés du simple intérêt intellectuel jusqu’à la pleine conversion, des admirateurs du dharma jusqu’à ceux qui en ont fait un principe d’existence quotidien, en rejoignant un groupement bouddhiste. Si les premiers « bricolent » les références du bouddhisme en les métissant avec d’autres, pour ce dernier cercle de convertis, le plus restreint du point de vue démographique, le fait de s’associer à une communauté de foi et de pratique induit des effets d’institutionnalisation du sens donné à la pratique, des discours, et des référents symboliques. L’adhésion au bouddhisme fait alors intervenir des dimensions sémiotiques trop souvent occultées par des facteurs cognitifs (de l’ordre de la compréhension ou de l’apprentissage) ou affectifs (des percepts et émotions associés à la pratique) : ce sont aussi des symboles (figuratifs ou sémantiques) qui envahissent les représentations mentales et les énoncés des pratiquants, au point qu’ils finissent par représenter une matrice d’interprétation du monde (ibid.).

Est-ce alors cela « être bouddhiste » dans le contexte occidental (celui du bouddhisme pratiqué par les Occidentaux) ? La question appelle d’autres réponses, qui se déclinent d’abord sous des dimensions normatives, en référence à l’autorité des traditions scripturaires selon un certain nombre de critères qui, s’ils se distinguent en fonction des écoles de pensée bouddhistes (theravāda cingalo-birman, mahāyāna japonais et tibétain, etc.), se rejoignent tous autour de la confiance accordée aux « trois joyaux » (triratna) du bouddhisme – le Bouddha (le fondateur), le dharma (sa loi), et le saṇgha (sa communauté) –, et ensuite autour des signes matériels (comme le vêtement) ou immatériels (comme les actes et discours) que les traditions ont codifiés pour signifier cette fidélité. Il existe des signes visuels qui distinguent les membres du saṇgha, les moines (bhikṣu, selon l’ordre ancien) : le crâne rasé, signe de renoncement, ainsi qu’à l’origine, un nombre limité d’articles matériels qui doivent satisfaire aux huit nécessités de la vie monastique – en particulier les trois vêtements qui constituent l’habit monastique (tricīvara) et le distinguent des laïcs (upāsaka) –, et refléter son engagement religieux. Dans le contexte des sociétés occidentales, seul un nombre réduit d’ascètes des traditions monastiques affichent ces marqueurs sociaux, et la plupart ont abandonné les articles traditionnels pour ne conserver que la robe.

Bien loin de cette signalétique scripturaliste, c’est dans un autre registre qu’est exprimé le rapport au bouddhisme des sympathisants : celui de l’existentialisme, qui consiste à se « sentir » bouddhiste, comme le faisait en son temps Lévi-Strauss, dont le froid détachement à l’endroit du monde et des cultures rappelle celui d’une ascèse monastique qu’il a présentée comme proche de son propre rapport au monde dans ses Tristes Tropiques (1955). Cette esthétique du détachement et de l’équanimité face au monde entre dans le cadre d’une définition élargie de l’approche bouddhiste de l’existence : « être bouddhiste » se rapporterait à une sorte de Dasein supra-culturel (Kolm, 1982). C’est dans cet ordre de rapport de proximité morale mais de distance praxéologique que se situe l’attitude des nombreux admirateurs du bouddhisme (dont la quantité est des plus difficiles à mesurer) qui n’ont pourtant jamais versé dans l’ascèse ni rejoint une communauté : ils se fondent sur la reconnaissance, désignée comme intuitive, de la proximité des valeurs du bouddhisme avec leur propre vision du monde. Des « bouddhistes » sans bouddhisme, donc.

Inversement, des milliers (des dizaines de milliers, selon les statistiques) d’Occidentaux ont rejoint des communautés où s’opère une rencontre entre le vécu individuel et des traditions lourdes de leur patrimoine cultuel et symbolique. Rapatriée sur le contexte de la pratique, et dans les sites où elle se déploie collectivement – les saṇgha –, la question « qui est bouddhiste ? » revêt alors une tout autre signification. C’est le plus souvent à travers les catégorisations conceptuelles des sciences religieuses, et dans le cadre d’une assignation académique, que la question a été traitée. Jan Nattier, dans un célèbre article (1998), proposait d’explorer la question sous l’angle de processus historiques et sociologiques : « être bouddhiste » est le fruit de processus de migration (transport Buddhism), de diffusion (export Buddhism) et d’appropriation (import Buddhism) se superposant à des catégories sociales particulières (élites occidentales ou migrants asiatiques). Les approches sociologiques, comme celle de Raphael Liogier pour la France (1997) ou de John Coleman (2001) pour les États-Unis, se sont fondées sur des typologies (de bouddhistes en fonction de leur investissement pratique) utiles, mais qui ne rendent pas toujours la plasticité de l’adhésion des convertis, quand elles n’échouent pas purement et simplement en projetant sur le bouddhisme le modèle confessionnel du catholicisme (comme Lenoir, 1999). Thomas Tweed s’est pour sa part affairé à une critique du caractère normatif des critères retenus pour désigner (en référence à une orthodoxie et une orthopraxie) l’identité bouddhiste, mais seulement pour proposer une catégorie supplémentaire, celle des « sympathisants ». Entre la définition classificatoire, qui « situe » un individu dans ou hors des critères normatifs du bouddhisme (fixés par la tradition et par les chercheurs) et une approche plus « existentielle » qui se rapatrie sur de l’intimité, entre, donc, les pôles opposés de l’assignation catégorielle et l’énonciation d’une autodéfinition, c’est tout le continuum de l’adhésion qui se déploie. Mais, dans le contexte de la pratique (sur le terrain, donc), les choses sont plus complexes qu’elles n’y paraissent, car les pratiquants ne se reconnaissent pas nécessairement dans les typologies universitaires. Les discours sur l’adhésion, que les sociologues recueillent avec soin, fournissent généralement des schèmes standardisés de la narration à la première personne des conversions, qui confondent la performance et le contenu : comme si tous les convertis ou pratiquants, en énonçant de mêmes choses à propos de leur trajectoire, révélaient de mêmes processus historiques dont ils sont les agents et acteurs. C’est donc du côté de la performance encore, mais sémiotique cette fois, qu’il faut chercher d’autres éléments d’intelligibilité sur la manière d’ « être bouddhiste », qui participe d’un jeu oscillant entre visibilité et invisibilité.

Se montrer bouddhiste : le corps, le geste, la chose, l’habit

Empruntant à une longue tradition asiatique pour une part, mais occidentale pour le reste, constituée depuis le xixe siècle à propos de la nature du bouddhisme et de ses philosophies de l’existence, c’est un jeu rhétorique de la non-appartenance que le chercheur de terrain recueille : « je ne suis pas bouddhiste » est un énoncé récurrent, même chez les pratiquants de longue date qui affichent pourtant tous les signes d’appartenance à une tradition. Les expressions discursives peuvent ainsi rendre opaque la réalité des modes d’« être bouddhiste », lesquels admettent une plasticité qui se laisse saisir dans le cadre d’enquêtes qualitatives, et sur des registres paralinguistiques. Là, la visibilité de ces signes – certains ostensibles, d’autres plus discrets – se manifeste sur trois plans de la réalité (espace, corps et vêtement) et implique de considérer le « paraître bouddhiste » comme une dimension signifiante de l’analyse.

Dans le cadre de la vie communautaire, l’espace, d’abord, qu’il soit privatif ou public et collectif (celui des lieux de ritualité et de pratique), est régulièrement marqué et parfois même saturé de signes patrimoniaux de la tradition (objets de culte, peintures, statues, etc.) et se prête particulièrement bien à une lecture des rapports entre signes et sens donnés à la pratique. Certes, la possession d’objets bouddhistes dans les espaces privatifs, qu’ils soient inertes et en exposition (statues de divinités, objets rituels, icônes, etc.) ou manipulables (colliers, parures, etc.), ne signale pas toujours mécaniquement une véritable adhésion au bouddhisme, encore moins à une quelconque appartenance. En revanche, le marquage sémiotique des espaces rituels ou méditatifs offre à l’analyse la chance de mesurer le degré d’institutionnalisation religieuse d’une communauté, en fonction des transformations de leur ergonomie, qui s’alignent progressivement sur les impératifs de l’économie rituelle (Obadia, 2001).

Le corps ensuite, objet socialisé, schème pratique et médiateur communicationnel, qui évolue dans des espaces sociaux (les saṇgha) et physiques (dojo, gompa, vihara, temples monastères ou centres de méditation), est un topos tout aussi signifiant. C’est la gestualité qui traduit (ou trahit, selon l’expression consacrée traditore traditerre) l’incorporation de ces ressources sémiotiques au fondement de l’« être bouddhiste ». La pratique de la méditation assise révèle les habitus corporels, dans le sens que Marcel Mauss conférait à ce terme, comme traduction organique des codes culturels à travers les processus de socialisation, à l’image de la facilité que montrent les adeptes de longue date à s’installer en position méditative (dite « du lotus ») en face des nouveaux arrivants, qui se voient embarrassés par cette posture. Mais le corps est aussi et surtout un champ de mise en valeur de parures qui participent d’une signalétique de l’appartenance, et c’est surtout le vêtement, enfin, qui fait sens.

Au milieu du xxe siècle, le célèbre orientaliste Edward Conze se demandait déjà quand les premiers moines en robe déambuleraient dans les rues des grandes cités occidentales. En 1998, la page couverture de l’ouvrage Faces of Buddhism in America montre précisément un groupe de jeunes bhikkhu [3] d’Amérique du Nord, circulant devant un mur couvert de graffiti urbains. Avec l’installation des traditions monastiques en Occident, les moines portant la robe sont toujours plus nombreux sous nos latitudes. Mais le signe n’est pas ici que parure, pas plus qu’il ne demeure limité au registre d’un symbolisme scolastique. Il peut être gestuel et révéler l’incorporation de schèmes d’usage liturgiques. Chez les adeptes du bouddhisme tibétain, le mala – le chapelet à 108 billes destiné entre autres à être égrené au cours des psalmodies de mantras – fait l’objet de savantes manipulations lors de la performance de gestes rituels (ou mudra). Hors de ces situations, le mala se porte aussi autour du cou ou de la main. L’ingéniosité avec laquelle il est disposé, pour être vu sans l’être, et surtout la virtuosité avec laquelle il est utilisé, en contexte rituel, dénotent une familiarité avec des « manières de faire » (pour emprunter l’expression de manière très indirecte à Michel de Certeau). Suffisamment lâche pour être à la fois noué et glissé dans la paume, attaché selon des habitudes calquées sur celles des moines tibétains, manipulé nonchalamment entre deux rites, le mala finit par s’inscrire dans les extensions d’un corps sémiotisé par la pratique ; il perd toutefois de son caractère de fétiche à mesure qu’il est mieux domestiqué par l’usage. Dans ce cas, c’est non plus l’objet seul qui fait signe ou symbole, mais la gestuelle qui l’accompagne : le mala, ustensile à la finalité liturgique, est également parure ordinaire, voire objet ludique ; il « fait corps ».

Dans la liste des signes et indicateurs de la présence bouddhiste mentionnée plus haut, il y a autant de référents inertes (objets et images) que de personnes vivantes. Celles-ci participent largement au processus d’inscription des signes bouddhistes dans les horizons idéologiques et sémiotiques de l’Occident. Le Dalaï-Lama, par exemple, mérite en soi une réflexion sur la traduction sémiotique des figures du leadership religieux bouddhiste en Occident, associée à ce que l’on peut appeler des topographies imaginaires de l’altérité, que traduisent les formes actuelles de l’orientalisme. Ce dernier, matrice idéologique à partir de laquelle l’Occident s’est constitué dans sa singularité, par réflexion inverse de l’image qu’il se plaît à construire (Said, 1980), se divise au moins en deux sous-catégories signifiantes : l’Orient « Moyen » ou « Proche », qui figure le monde arabo-musulman contigu de l’Europe, et l’Orient « Extrême » dans lequel s’inscrivent les sociétés asiatiques. Ces sous-catégories sont d’autant plus efficaces qu’elles renvoient à des versions contrastées de l’imaginaire orientaliste dans lequel elles s’insèrent : porteur d’une charge symbolique négative, pour l’Orient proche, et de son inverse positif, pour l’Orient lointain, comme si la valeur associée à l’Orient, dans l’imaginaire occidental (au moins européen), était inversement proportionnelle à la distance géographique des régions concernées. À l’« orientalisme », et aux fantasmes projetés par l’Occident sur la « barbarie » du monde arabo-musulman du Proche-Orient et Moyen-Orient, répond l’« extrême orientalisme » d’un monde asiatique rêvé au prisme des vues romantiques que l’Occident nourrit à son endroit depuis deux siècles. Dans ce sens, la fascination qu’exerce le chef spirituel et politique des Tibétains est d’autant plus forte que ce dernier incarne à la fois un grand maître bouddhiste, la voix d’une diaspora engagée dans la destinée historique que l’on connaît (l’exil et le péril de dissolution de la civilisation tibétaine) et le natif d’une région chargée des projections imaginaires par lesquelles l’Occident l’a constituée comme « terre mystique » par excellence (Bishop, 1993). Ces figurations, à l’oeuvre dans un imaginaire constitué historiquement au gré des transformations idéologiques de l’Occident et de ses rapports avec l’Asie (Faure, 1998), se répercutent concrètement sur la vie des bouddhistes d’Occident, et sur leur manière d’évaluer la nature du bouddhisme. Il est dans ce sens un ensemble de signes irréductibles qui participent de cette symbolique : ceux de la morphologie humaine, en l’occurrence les visages et les corps des maîtres asiatiques. Prolongeant une opposition déjà ancienne tracée par C. G. Jung entre des essences culturelles orientales et occidentales, c’est une représentation presque racialiste, et parfois raciste (Fields, 1998) parce que fondée sur une vision essentialiste d’Asie et d’Occident, qui confère aux moines « nés en Asie » (déclinée sous des formes nationales : au Tibet, au Japon, au Vietnam) un surplus de spiritualité, quand bien même ceux-ci seraient défroqués et auraient adopté des conduites tout à fait profanes en Occident (comme ce fut le cas pour le célèbre maître tibétain Chögyam Trungpa).

Faux, simulacres, ostentation : quand c’est l’habit qui fait le « moine »

Le port de signes ostensibles d’appartenance à l’ordre monastique ne garantit néanmoins pas que l’homme derrière la robe soit toujours motivé par les normes éthiques auxquelles il est supposé adhérer. Sous le vernis de la concorde et de la bienveillance, le bouddhisme d’Occident a aussi été marqué par des « affaires » qui ont révélé ses tensions internes. Quelques cas d’abus de confiance et même d’abus sexuels ont jeté le discrédit sur la robe monastique, en tant que garant social et sémiotique de l’éthique de réalisation spirituelle. L’association entre l’apparence (la robe) et la conduite (l’ascèse) correspondait idéalement, au prisme des représentations occidentales, à un plein accord entre la norme (éthique) et l’usage (sa mise en oeuvre). La désillusion fut d’autant plus grande et inattendue pour les Occidentaux que, dans les registres bouddhophiles, le moine incarne par excellence les valeurs de la vertu (śīla). L’histoire contemporaine du bouddhisme en Asie fourmille pourtant de ces petites ou grandes « affaires » qui ont jeté le discrédit sur les ordres bouddhistes, un peu trop concernés par les choses mondaines et un peu trop portés sur des plaisirs terrestres normalement prohibés (tabac, alcool, sexe, activité économique…), et ont quelquefois servi, pour des gouvernements du Sud-Est asiatique, de prétexte à une disqualification sociale des ordres monastiques, visant du même coup à réduire leur pouvoir politique. En Occident, les charges menées par les convertis contre ces maîtres à la conduite indélicate se divisent entre des procès contre des personnes et des assauts contre l’institution monastique, dénonçant soit d’inadmissibles écarts à la norme morale du bouddhisme, soit, paradoxalement, l’autoritarisme propre de l’ordre bouddhiste qui s’exerce pleinement à cette occasion (Bell, 2002). C’est dans ces circonstances que l’appel, exprimé par certains (notamment en Amérique du Nord), à réformer l’ordre monastique (s’agissant notamment de ses formes hiérarchiques et la division sexuée qui y prévaut) a résonné comme une contestation du modèle du moine et une transformation de ce qu’il figure.

Mais, dans le même temps, la robe monastique demeure un signal particulièrement signifiant, au point que certains se l’approprient comme artifice de l’intensité de leur engagement dans le bouddhisme. En France, certaines figures (quelques-unes très réputées) du paysage bouddhiste national arborent la robe en toute occasion, ou d’autres seulement dans le cadre d’une activité collective (un rituel), sans que toutefois son port soit sanctionné par un curriculum de formation traditionnel à l’ascèse monastique. Simulacre ? Pour les puristes sans doute. Les textes sacrés du bouddhisme avaient déjà prêté attention aux périls des « faux maîtres » que les véritables adeptes du dharma pouvaient croiser (Lamotte, 1976). Mais si plusieurs leaders de communautés d’obédience tibétaine en Europe francophone arborent ainsi le vêtement religieux, les « simples laïcs » en discutent, commentent, jaugent les motifs et la légitimité d’une telle attitude, sans toutefois la remettre entièrement en cause. L’idée qui se dégage des discours et des réactions diverses, qui oscillent entre la sourde désapprobation et l’acceptation passive, semble confirmer que l’adage populaire « l’habit ne fait pas le moine » prévaut dans les modes d’évaluation du port de la robe : c’est sur le registre des statuts monastiques que se rabat alors l’analyse – il y a ainsi des « bouddhistes » qui ne sont toutefois pas « moines », même s’ils se parent de leur vêtement.

Brossé à grands traits, ce panorama des stratégies de mise en visibilité des signes bouddhistes (plus ou moins prononcées selon les contextes) ne serait pas complet sans évoquer des processus inverses d’invisibilisation des éléments sémiotiques du bouddhisme.

« Dé-sémiotiser » le bouddhisme pour l’acculturer ?

Dans le contexte où la performance discursive, le port de signes ou l’attitude physique dominent le champ de l’interconnaissance, la proximité avec le bouddhisme convoque des registres de reconnaissance sémiotique qui concernent non plus seulement des signes très manifestes (et intentionnellement produits), inscrits dans la culture matérielle, mais encore une fois des signes de nature psychologique et gestuelle (souvent non intentionnels). Ces signes s’inscrivent dans un processus de déchiffrage de fragments de comportements que les pratiquants du bouddhisme pleinement inscrits dans les saṇgha aiment à déployer, à la manière d’un décodage cryptologique. Mais l’ethnographie se nourrit de détails, et parfois certains d’entre eux sont enregistrés sans que nécessairement leur pertinence ne se révèle immédiatement. C’est le cas d’un certain nombre d’énoncés, consignés au fil de l’ethnographie, qui ont révélé après coup toute la subtilité de ce qu’ils reflétaient de manière indirecte : un écart entre la communauté effective (liée par les lieux, le temps, les relations et les activités communes) et la communauté imaginée, plus extensive, qui ne respecte pas les frontières de la première. Pour ne prendre qu’un exemple, un adepte d’un groupement d’obédience tibétaine évoquait, à propos de ses fréquentations, ceux qui étaient « bouddhistes dans leur attitude, dans leur manière de voir les choses », même s’ils n’étaient intéressés ni par la philosophie bouddhique, ni par la pratique. Des bouddhistes qui s’ignorent, donc, mais désignés comme tels par assignation de la part de pratiquants. Nul besoin alors d’arborer une quelconque marque ou de faire référence à un quelconque élément du corpus scripturaire ou iconique ; l’argument est reporté sur une relation de nature quasiment existentielle au bouddhisme, laquelle, pourtant, traçait préalablement une ligne de démarcation entre les « vrais » bouddhistes (pratiquants) et les « autres » (admirateurs).

Des conflits internes agitent actuellement le bouddhisme d’Occident, tiraillé entre les tendances contradictoires du traditionalisme et du modernisme, de la réplication du modèle monastique dans ce qu’il a de plus « pur » (comme le veulent par exemple les moines du Forest Sangha installés en Grande-Bretagne) et de sa contestation par des mouvements réformistes. Ainsi, les signes culturels et religieux sont inscrits dans des enjeux politiques et sont révélés à l’occasion de leur perpétuation ou de leur contestation. Certains mouvements entièrement laïcisés, et donc ne comptant aucune forme de prêtrise ni de monachisme – au premier rang desquels la Soka Gakkai –, n’imposent aucune tenue particulière à leurs adeptes qui se livrent à des récitations de mantras (nam myoho renge kyo) devant un autel (le gohonzon). Le leader du mouvement, Daishadu Ikeda, porte un costume noir. Chez les adeptes, les prières, suivies de réunions-discussions, se déroulent dans des espaces domestiques, et seuls les quelques éléments de base de la liturgie (le gohonzon) s’imposent dans l’horizon sémiotique. Mais la Sōka Gakkai, par son histoire singulière, était déjà laïcisée avant de parvenir en Occident. Dans les mouvances d’autres écoles bouddhistes, encore attachées au modèle monastique, les débats ont porté (et portent toujours) sur l’acclimatation du bouddhisme à l’environnement culturel de ses sociétés d’accueil. Et si les grandes traditions monastiques, comme le vajrayāna tibétain, le theravāda cinghalo-birman, ou le zen japonais, résistent, d’autres sont déjà en phase de « déculturation ». C’est le cas du mouvement du Diamond Sangha, au sein duquel, sous l’impulsion de moines occidentaux, certains signes considérés comme « trop japonais » pour une audience désormais occidentale ont été retirés de l’uniforme du rōshi, le maître zen (Spuler, 2000). Dennis Gira (1997) avait suggéré que la question de l’héritage et de la mémoire culturels asiatiques du bouddhisme représentait l’un des défis majeurs pour les Occidentaux (Français, en l’occurrence) qui embrassaient cette foi venue d’Orient. Ce patrimoine de signes et de symboles se trouve néanmoins traversé par deux processus antagonistes, car c’est une bien curieuse situation que celle du bouddhisme d’Occident : d’un côté, les signes et référents religieux se dispersent dans le paysage sémiotique des sociétés occidentales par un procédé de dissémination au sein du corps social et culturel des sociétés d’accueil du bouddhisme ; d’un autre côté, les mêmes signes tendent à être contestés, au sein même des espaces où ils sont concentrés, par un procédé de cristallisation communautaire inverse au premier. C’est là toute la logique du processus de transculturation à l’oeuvre dans la diffusion du bouddhisme, que l’on a souvent qualifié d’« occidentalisation » (mais qui, en fait, se décline en une série d’acculturations locales en fonction des contextes nationaux d’accueil du bouddhisme) et qui participe d’un changement moins religieux que culturel : le bouddhisme perd de ses éléments sémiotiques initiaux, pour s’en voir attribuer d’autres. En bref, c’est un double processus de dé-sémiotisation et de re-sémiotisation qui travaille le bouddhisme d’Occident et qui accompagne un mouvement strictement identique de dé-sémantisation/re-sémantisation.

Conclusion

Sur ces quelques éléments, certes ramassés, j’espère avoir montré que le déplacement de la focale du sociologique et de l’historique vers le sémiotique oeuvre à la compréhension du bouddhisme d’Occident, en ajoutant une grille de lecture d’autant plus pertinente qu’elle participe d’un changement d’échelle, qui ramène les interactions signifiantes et les langages décodables au niveau des corps. En situant en outre l’analyse sémiotique vers une pragmatique (dans le sens où l’« être » et le « paraître » bouddhistes sont performatifs), la réflexion n’abandonne pas son ambition d’éclairer des processus et de rendre intelligibles des enjeux à plus vaste échelle : les transformations contemporaines du bouddhisme à l’Ouest. En mettant l’accent sur les signes qui font sens dans l’acte et pour les acteurs eux-mêmes, c’est en quelque sorte une sémio-pragmatique sociale qui s’invite dans l’analyse. Contre toute réduction à des modèles ou à des catégories prédéfinies, elle offre une approche précieuse, en particulier pour l’anthropologie, dans le décodage des manières et matières – des processus, ressources et circonstances – de ce jeu complexe de l’être et du paraître bouddhistes, où l’affichage et la dissimulation, l’assignation et l’incorporation des signes d’adhésion renvoient à des registres d’orientalisation et de mimétique qui constituent la trame idéologique plus large dans laquelle s’inscrit le bouddhisme en Occident.