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Rien n’est plus urgent que de comprendre l’historicisation des concepts inspirés du renouvellement épistémologique qui a marqué le discours critique en sciences humaines et sociales dans les sociétés occidentales depuis les deux dernières décennies. L’on ne peut s’empêcher de penser que, dans le sillage de ce renouvellement, le recours au concept passe nécessairement par l’invention de nouveaux paradigmes qui assurent la prise en charge théorique des phénomènes induits par la mondialisation[1]. Le propre du concept réside en effet dans sa capacité à transformer l’échelle des questions et des enjeux entourant l’évolution du champ théorique et sa spatio-temporalisation dans l’ensemble des interprétations possibles et concurrentielles de notre époque, et dont les débats et les disciplines du monde académique tentent d’en faire état.
L’ambition de ce dossier est d’interroger l’ancrage historique et culturel de concepts théoriques majeurs des sciences humaines et sociales, dans le but de comprendre comment, dans un état du monde en crise ou en transition, la façon dont les sociétés occidentales pensent leur condition spatio-temporelle – dans un rapport ou en dehors de tout rapport avec d’autres sociétés – s’inscrit à même ces concepts. Si la mondialisation a su façonner nombre d’attitudes discursives et théoriques au sujet de la « vie » et de la « formation » des concepts, force est de constater qu’elle n’est pas un phénomène nouveau et qu’elle n’est pas l’unique paramètre susceptible d’influencer la formation des concepts contemporains. On entend par mondialisation « européanisation du monde », c’est-à-dire « quadrillage de la Terre par des liens de toutes sortes, ne se sépar[ant] pas de la diffusion planétaire des références européennes »[2]. Si ce phénomène est aussi ancien que les phénomènes de conquête et d’impérialisme, la mondialisation régit le contact des peuples et des cultures et façonne la construction des discours qui touchent à l’échange et aux transferts des savoirs. Et sa pluridimensionnalité, souvent soulignée par la critique, commande un renouveau (pour ne pas dire une productivité) presque systématique du vocabulaire de l’échange et de la circulation de ce savoir (comme capital de concepts et d’idéologies divers).
Les concepts discutés ici appartiennent tous aux théories de la postmodernité occidentale comprise, selon les lectures qu’on y apporte, comme prolongement, mise en procès, perversion ou intensification du sens et des apports de la modernité ou encore comme rupture avec ceux-ci. Autrement dit, la postmodernité en tant qu’espace de la Rencontre et du Divers dont l’instance discursive s’est constituée en rapport étroit avec les processus changeants de notre époque mondialisée. Des concepts préfixés de « post- », comme dans le postcolonialisme et le postmodernisme, aux concepts de « société civile » et de globalisme ou encore aux concepts plus novateurs de neurosémiotique et de barbarie, la circulation, la mobilité et l’irrégularité constituent le nouveau cadre d’analyse du système conceptuel dans le champ des sciences humaines et sociales. Si le temps et l’espace coexistent comme l’envers et l’endroit d’une même figure conceptuelle, il est plausible d’avancer que cette irrégularité qui, en termes économiques, n’appelle pas une nécessaire régulation, fait permuter les trajectoires des manifestations spatio-temporelles de tout concept puisqu’elle est soumise à une dynamique de dispersion et d’hétérogénéisation du fait de la « réduction » des barrières entre champs disciplinaires et de l’émergence progressive d’une conscience de transdisciplinarité entre les théoriciens producteurs de concepts.
Ce questionnement général semble pouvoir prendre plusieurs directions : philosophique, culturelle, historique, géo-politique, socio-économique et littéraire. Partant du postulat que les concepts agissent comme des « opérateurs » de sens et de significations au moyen desquels il est possible de décrypter le champ complexe de la pensée critique, ce dossier s’organise autour de trois catégories de concepts : une première, où l’on explore spécifiquement le rapport concept-espace dans le cadre de la mondialisation actuelle et de ses multiples enjeux ; une deuxième, où l’on accorde une place de choix au rapport concept-temps pour interroger les effets, les avancées et les limites de cette évolution ; une troisième, où l’on jette un (apparent) discrédit sur la spatio-temporalisation de certains concepts dont la résonance philosophique déborde son ancrage chronotopique.
Partant de la mondialisation comme cadre de discussion des rapports entre le Nord et le Sud, Victor Armony expose l’usage acritique de la notion de « société civile » et sa charge polémique dans la formation, le maintien et la « circulation » des enjeux de pouvoir entre ces deux entités. De même, et dans une perspective Orient-Occident, Mounia Benalil aborde le concept de barbarie dans les essais de Fatima Mernissi pour montrer, d’une part, la complexité de l’« interculturation » des échanges et, d’autre part, la radicalité des idéologies qui émergent de l’interprétation historiciste ou non historiciste du savoir.
De son côté, Carolina Ferrer retrace l’évolution des concepts clés de la théorie contemporaine, à savoir le postmodernisme, le postcolonialisme et la globalisation, pour suivre les modalités de leur circulation dans différentes disciplines et de comprendre le contexte socio-politico-historique de leur émergence. Pour sa part, Daniel S. Larangé a choisi la neurosémitique pour revoir cette même idée du transfert conceptuel entre les disciplines. Au-delà de son attrait et de sa richesse, le transfert qu’assume la neurosémiotique entre les sciences humaines et la biologie pour « modélise le réel » s’avère ici d’ordre doxique.
L’article de Phillip Schube Coquereau entend dépasser l’idée d’ancrage chronotopique des concepts dans le discours critique en sciences humaines et sociales. Selon Maingueneau, la paratopie semble « promettre » ce renouveau théorique et épistémique dans son approche « intrinsèque » de l’objet littéraire comme univers indépendant de tout dispositif énonciatif.
Or, qu’ils soient « opérateurs » de sens ou « figures de passeurs », les concepts examinés ici révèlent l’existence de modes théoriques et critiques qui s’ajustent aux circonstances de notre contemporanéité pour générer différents types de discours d’accompagnement, d’affrontement ou de dépassement. Curieusement, les concepts semblent suivre cette tendance du moment où, à travers leur implication et mise en application dans l’interprétation de notre monde et le renouvellement des questions qui leur sont tributaires, ils demeurent, quels que soient leur temps et leur espace, porteurs de visions et de révisions de plusieurs symboliques touchant à la narration de l’histoire, à la construction de l’identité humaine et à la manière dont le texte et le contexte jouent ensemble dans la construction du sens et du savoir.
Parties annexes
Note biographique
Mounia Benalil
Mounia Benalil est chercheuse postdoctorale en francophonie et mondialisation. Elle est affiliée au Secrétariat aux affaires intergouvernementales canadiennes (SAIC) et au Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises (CRILCQ) de l’Université de Montréal. Elle est l’auteure de plusieurs articles parus dans des revues savantes sur la littérature française et francophone. Elle a notamment dirigé le collectif L’Orient dans le roman de la Caraïbe (CIDIHCA, 2007) et codirigé le collectif Identités hybrides. Orient et orientalisme au Québec (Presses de l'Université de Montréal, 2006).