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1. Introduction. L’éthique au-delà des morales

La sémiotique des cultures doit se consacrer non seulement aux textes qui les expriment et les déclinent dans le temps, mais aussi aux stratégies sociales qui en gèrent les valeurs constitutives, selon une écologie de la signification capable de calibrer les revendications de différenciation avec les exigences de traduction réciproque. Dans cette perspective, même les éthiques exprimées par les cultures ne peuvent pas être réduites à des patrimoines textuels, étant donné qu’il faut les reconnaître comme une réponse à l’exigence perpétuelle d’administrer la confrontation entre les différentes axiologies morales élaborées par les sociétés. La sémiotique devrait décrire précisément la confrontation tensive entre la rationalisation culturelle des conduites morales et la revendication d’une traductibilité des mobiles qui poussent à agir, indépendamment des moeurs auxquelles on adhère.

L’éthique est élaborée par un discours vertigineux qui devrait s’aventurer au-delà des morales ; ces dernières, en tant que formes culturelles stratifiées dans le temps, devraient être décrites à partir d’une observation de deuxième ordre par les mêmes communautés de discours qui les ont élaborées (Luhmann, 1990). En tant qu’observation de positions d’observation, l’observation de deuxième ordre permet une suspension critique des valorisations de base (utopiques) de l’énonciateur et l’inclusion perspective de ce dernier – il détient une position parmi d’autres – dans un champ d’oppositions participatives. L’interprétation éthique cherche des accès au sens qui se différencient de la saisie molaire des situations pragmatiques déjà garanties par la loi et par le « cadrage » moral des actions. Mais cette interprétation peut-elle se détacher de codes culturels qui en soutiennent la formulation ? Il s’agit en effet de la question wittgensteinienne d’« aller au-delà du monde, c’est-à-dire au-delà du langage signifiant » ; parler d’éthique, c’est « se ruer sur les limites du langage » jusqu’au point où la gnoséologie est en échec et le bien se présente hors du domaine des faits (Wittgenstein, 1929 : 13 ; nous traduisons).

La première investigation sémiotique de telles questions peut partir du fait que l’éthique ne cesse presque jamais d’être argumentée enpremière personne, comme si la vulnérabilité de l’énonciateur isolé et l’abandon du mos (des coutumes) de la communauté discursive d’appartenance pouvaient permettre paradoxalement une universalisation (Habermas, 1983). L’éthique devient un soliloque exemplaire qui cherche à garantir une « trans-appréciation », un passage presque « angélique » à travers une tierce personne qui demande toujours une traduction dans une langue « franche » (dans toutes les acceptions du mot). L’éthique cherche-t-elle un statut formel pour abandonner toute connotation en tant que compromission d’une ambition réellement traductive ?

La deuxième investigation pourrait partir de la reconnaissance selon laquelle l’éthique est liée à une sémantique de l’action qui dépasse la raison instrumentale, étant donné qu’elle s’enracine dans un détachement critique par rapport à l’immersion dans les scénarios déjà institutionnalisés ou préprogrammés. L’éthique est subversive par rapport aux fonctions déjà établies et elle garde une paradoxale affinité avec la créativité. Si le moraliste est celui qui tend à préserver l’application ubiquiste et récursive des principes moraux élaborés par une communauté jusqu’au risque d’une entropie existentielle totale (la désémantisation des formes de vie alternatives devient corrélative de l’imperceptibilité différentielle des propres moeurs), l’individu tolérant reconnaît que ses raisons de jugement sont limitées et sans fondement ultime. À bien voir, sans tolérance, il ne pourrait pas exister de regard éthique qui est, en fait, tout simplement laïque.

L’éthique concerne la gestion des valeurs identitaires (et donc différentielles) par rapport à leur horizon destinal ; en effet, le destin est le mode d’existence qui va jouer le rôle de médiateur entre toutes les valeurs partageables (Peirce, CP : 4.549[1]) et il fonctionne comme une sorte d’absolutisation hypothétique de leur « valoir », de sorte qu’on puisse envisager une traductibilité asymptotique des axiologies. Chaque communauté de discours élabore une axiologie fondée sur la redistribution commensurable des destins de vie (opportunités de carrière, garanties et tutelles sociales, etc.) ; mais la tension intercommunautaire fait émerger constamment l’exigence de répondre à la division des morales à travers la neutralisation d’une destinalité séparée (Basso Fossali, 2007b ; 2008b). L’éthique est donc le niveau de négociation de l’agir sensé qui dépasse les garanties de sens offertes par les domaines sociaux et les différents jeux linguistiques, et qui amène les formes de vie (Fontanille et Zilberberg, 1998) à reconnaître le « scandale » représenté par une Babel de destins.

L’éthique est donc une perspective critique par rapport à la séparation des morales qui roule sur l’anticipation d’une commensurabilité destinale ; une telle anticipation garantit un pivot extrême pour assurer un caractère sensé à l’existence, un pivot fondé sur la reconnaissance mutuelle. La symétrisation destinale obtenue par cette anticipation est ainsi le rachat des inégalités des formes de vie et de leur « fortune » dans les différentes trajectoires existentielles. L’éthique profile l’horizon du juste dans l’aveu de l’asymétrie la plus déchirante. Elle est construite non pas sur la base d’un consensus gentium ou du sens commun, mais sur l’émergence d’un co-sens dont on bénéficie ou duquel on est exilé : une co-signification destinale.

2. Le caractère paradoxal de l’éthique

Le regard sémiotique peut entrer dans le débat sur l’éthique seulement à condition d’en assumer le caractère intrinsèquement paradoxal ; en effet, l’élaboration des valeurs morales s’enracine dans les discours sociaux (argumentation publique) et l’éthique concerne les pratiques discursives mêmes, vu que ces dernières sont saisies comme une partie fondamentale de l’agir social moralisé.

Il s’ensuit que la pratique sémiotique peut bien assumer comme objet d’étude les argumentations morales et les négociations des axiologies, mais, dans tous les cas, elle est susceptible, en tant que pratique, de recevoir elle-même un regard éthique : par exemple, elle est amenée à se doter d’une déontologie. Toutefois, l’éthique ne peut pas être réduite à une déontologie : cette dernière n’est qu’une moralisation interne à un certain domaine social (art, science, droit, etc.). La question de l’éthique se présente comme indépassable là où il y a une traduction entre les domaines et leurs valences définitoires, c’est-à-dire qu’elle débute sur la scène sociale comme la tentative paradoxale de dépasser les limites des jeux linguistiques que nous utilisons pour construire des rôles identitaires. L’éthique met alors en cause la personnalité des acteurs sociaux, c’est-à-dire leur capacité à gérer des rôles identitaires différents, de sorte qu’on ne puisse pas réduire la « personne » à ces dernières. La personne ne peut pas être textualisée ; sa mise en discours est déjà une réduction descriptive à des rôles, d’autant plus qu’elle n’accepte pas une raison dialectique. En effet, la sacralité de la personne est intraitable et inviolable puisque la personnalité donne au sujet un champ ouvert de ses « possibilités d’être » bien au-delà des rôles déjà performés. La « liberté de la personne » répond d’emblée d’une idéologie, d’une morale ; elle est susceptible d’être cadrée au sein des lois et des discours tutélaires. Par contre, l’ouverture de la personnalité – même au-delà des différents soi-ipse dirigés et élaborés à l’intérieur de jeux linguistiques spécifiques – est enracinée dans l’expérimentation du sens ultérieurement possible, dans la restructuration des identités. Pour cette raison, la sémiotique des pratiques trouve dans l’éthique son axe focal et la démonstration la plus claire de son irréductibilité à la textualité. Le sens éthique peut être contenu non pas dans une configuration textuelle donnée, mais dans une pratique inépuisable de reconfigurations narratives à gérer dans le temps pour combler l’hétérogénéité de l’expérience.

La personnalité est toujours mise à l’épreuve ; elle doit démontrer une compétence locale à « totaliser » les significations expérientielles les plus différentes en recourant à la narrativisation identitaire. L’éthique émerge lorsque la suture narrative ne peut pas compter sur des topoï et des rôles moralisés. La problématisation éthique débouche sur une demande paradoxale de « créativité » : on cherche une solution locale (bien que non contingente) qui puisse reconstruire une commensurabilité entre scénarios d’ancrage de valeurs totalement irréductibles et inconséquentes. Les valeurs traitées tout au long des pratiques gouvernées par des domaines divers (religion, art, science, droit, mode, etc.) entrent dans des conflits que l’éthique doit résoudre en dépassant des déontologies et des lois; toutefois, la « créativité » demandée est suspecte en tant que telle. Comment peut-on accepter une solution « créée ad hoc » compte tenu que le dépassement des morales régionales semble demander le maximum de fondement pour pouvoir enfin devenir partageable et soutenable publiquement ? La créativité concernée par une solution éthique doit racheter sa paternité individuelle, les valeurs électives qu’elle représente, son caractère local ou même improvisé ; elle doit renier son caractère idiosyncrasique afin de s’affirmer comme convergence socialisable des motivations à agir. Ce qu’elle doit garder de l’esprit créateur est la capacité de restructurer les identités et de redessiner un horizon destinal des valeurs concernées (Basso Fossali, 2008b). L’éthique est à la fois une demande continue des traductions et une familiarisation avec le caractère intraduisible des personnalités en tant que telles. La formulation de l’éthique en termes de principes linguistiquement explicites est explicable aussi bien par la nécessité d’une communication préalable à toute socialisation de valeurs que par la recherche d’une logique commune aux différentes formes de vie. Chacun a sa propre « niche écologique » de sémiotisation du monde et l’éthique ne peut donc pas viser seulement un échange fictif et exemplaire des points de vue et des positions actantielles : elle doit « traduire » des acteurs à travers des formes de vie alternatives et concurrentes. Si la morale doit délimiter l’agir actantiel, l’éthique vise à reconnaître l’ouverture des possibilités personnelles. Dans sa mise en discours, l’éthique doit offrir une déterminabilité à ce qui doit rester sans détermination définitive ; elle va « sacraliser » le discours, étant donné qu’il doit retrouver la nudité linguistique, les offres diagrammatiques du domaine sémiotique en tant que tel, l’absence d’un dernier fondement aux valeurs traitées (Basso Fossali, 2008c). L’éthique devient « discours » seulement si elle se présente comme une familiarisation de traductions possibles entre des formes de vie qui acceptent la « dénudation » de leurs gestions spécifiques du sens. Paradoxalement, l’éthique est la sacralisation d’un dialogue qui accepte le caractère « a-dialogique » de toute personnalité (qu’il s’agisse de celle d’un individu ou de celle d’un peuple entier) au profit d’une reconnaissance commune de l’indétermination constitutive et de la remise même aux langages pour l’élaboration de valeurs. Pour cette raison, l’éthique concerne la totalisation des espoirs de traduction entre formes de vie : une traduction entre des personnalités irréductibles est toujours possible dans la perspective éthique.

La vocation totalisante de l’éthique est compensée justement par son épistémologie ad hoc, c’est-à-dire par la reconnaissance immédiate qu’elle s’exerce dans une pratique de choix et de négociation continue en vue d’une perspective socialisable et régulatrice. Voilà un autre aspect paradoxal de l’éthique : les principes régulateurs de l’éthique (qui relèvent de la formulation kantienne régie par un comme si) subissent une forme de re-entry, de réapplication réflexive de leur logique interne, et sont eux-mêmes décidés et assumés sur la base d’un principe régulateur. La possibilité même d’une éthique part de la reconnaissance d’une absence de fondement ; elle procède donc comme si elle était praticable en vertu de sa « force de champ », de sa capacité de « battre le rappel » des acteurs sociaux face à un patrimoine commun représenté par les mêmes valeurs énoncées, par le fait même qu’elles ont été énoncées : ces valeurs concernent le défi de traduction des domaines et des formes de vie. Le comme si de l’éthique est interne à son émergence sociale en tant que pratique ; elle vit de son pouvoir de positionner les acteurs sociaux face à un impératif d’assomption ou de rejet. Le patrimoine discursif que l’éthique met en jeu est une plate-forme neutre de traductibilité qui va solliciter une exigence constitutive de la personnalité : le passage par l’altérité, c’est-à-dire la trans-individualité de chaque sujet – pour en rester à la formulation de Gilbert Simondon. L’éthique propose la clôture d’un cercle qui commence avec l’exigence d’une reconnaissance mutuelle. L’éthique surgit paradoxalement à cause d’une symétrisation de prétention identitaire (socialement reconnue) qui relance une asymétrisation des valeurs autodéfinitoires constitutives de chaque procès de singularisation. Le scandale de ce débouché asymétrique va réclamer une symétrisation ultérieure et asymptotique, une traduction limite de ce qui a été construit sous l’égide de l’intraduisible : l’individualité (des personnes, des groupes sociaux, des peuples – la taille n’est pas intéressante à ce niveau de pertinence). La proposition d’une éthique est donc corrélative à une attente traductive : le repérage d’une symétrisation, d’une absorption des écarts différentiels qui promeuvent les identités. Voilà donc la raison du pouvoir de positionnement de l’éthique qui prétend une réponse, bien que négative. Toutefois, l’éthique relève aussi de la fiction identitaire qui présuppose une cohésion de l’ego ; en effet, elle conduit la narrativisation du soi vers le maximum d’extraversion, vers la reconnaissance de toute médiation qui permet au sujet, en tant que centre d’indétermination, de négocier un profil unitaire. Si la morale naît des décisions ou des stratifications des moeurs sociales, l’éthique relève d’une archéologie du soi qui dévoile comment la réalisation de nos possibilités, sans suite dans le passé, peut constituer la forme de vie actuelle d’autrui. L’éthique dépasse la loi car elle assume des principes régulateurs sur la base de la reconnaissance d’une indétermination des valeurs ; celles-ci sont traitables dans le discours éthique seulement si on accepte que l’espace critique de leur gestion soit ancré dans un « multilatéralisme » agentif et dans une co-implication destinale.

La personne juridique est définie par la capacité d’entendre et de vouloir ; la personne éthique est cartographiée par la coprésence des faisceaux de sémantisation en concurrence devant être gérés. Les déontologies visent au monitorage et au respect des valeurs « corporatives » ; les perspectives éthiques sont sensibles à toute valeur, dans la mesure où elles sont perméables aux délimitations des rôles identitaires. La formalisation de l’éthique est paradoxale car l’éthique vise à dépasser les procédures d’organisation et à construire une perméabilité des domaines sociaux. Mais, comme nous l’avons déjà souligné, l’éthique ne peut pas se réduire à une création locale ou, pire, à une trouvaille. On doit, certes, se méfier des éthiques formelles car elles sont auto-contradictoires et surtout « résiduelles », c’est-à-dire qu’on trouve une argumentation limite qui oblige l’adversaire à tenir compte d’une règle éthique minimale ou, pire, on formalise seulement l’expression stylistique (l’«étiquette» prétend être valable aussi au-delà des valeurs localement traitées). Mais on doit se méfier aussi des éthiques construites sur des escamotages qui vont réduire localement la complexité des questions convoquées. Toutefois, la forme d’expression du discours éthique est inévitablement paradoxale : elle vise une restructuration des personnalités concernées de sorte que les identités puissent retrouver une traductibilité, mais, en même temps, elle conduit à une expansion (ou densification) des scénarios choisis comme base d’exemplification de cas moraux controversés. Il y a des « nouspossibles » partout et donc le discours éthique vise à augmenter le degré d’implication des sujets de la communication dans les cas débattus. On doit par conséquent réfléchir au fait que la construction du discours éthique rejoint une dichotomie interne des genres et des teneurs utilisés. En effet, on peut passer d’une présentation théorématique à la simple exemplification d’un panorama qui va multiplier les perspectives d’implication possibles. Le discours éthique commence alors avec un marquage individuel et termine en jouant la zone – si une métaphore empruntée au football n’est pas trop hasardeuse et irrévérencieuse. La concentration intensive du genre « théorème » est remplacée par une distribution extensive. L’implosion asymptotique du raisonnement en première personne est finalement convertie dans une explosion hétéro-référentielle qui va concerner tous les acteurs de la communication. Le registre détaillant et assertif laisse la place à une forme d’expression plus elliptique et allusive qui va positionner les interlocuteurs dans la possibilité de réponses diversifiées (sous le modèle de l’assomption ou du rejet), selon des formes différentes de rationalité. La médiation offerte par l’éthique est une restructuration de la sémiosphère, puisqu’elle va redessiner les implications et les connivences entre les zones de détermination et un environnement qui, bien que culturalisé, ne peut pas se passer d’exprimer des facteurs d’indétermination. Mais le dépassement de la dialectique au profit d’une pluri-rationalisation de l’agir affecte aussi les personnalités des acteurs sociaux : quelle facette identitaire peut être impliquée, quel soi possible est concerné ? La table argumentative de l’éthique vise un écliptique entre des « planètes identitaires » (personne) et des logiques gravitationnelles communes par rapport aux différents feux de valorisation. Surtout, cette table discursive vise à devenir raboteuse et gluante, à réduire les périls offerts par une argumentation glissante et spécieuse et à faire tomber les interlocuteurs dans son filet.

La conduite éthique trace le chemin en le parcourant, mais elle n’est pas une trajectoire de sens unidimensionnelle ; elle procède dans la sémantisation en parallèle du co-possible et elle bride ainsi les autres soi possibles. Leur inclusion maximale est corrélative à la possibilité de jeter un aperçu sur les chemins d’autrui. Ainsi, la créativité paradoxale du sujet éthique concerne le fait qu’il doit mettre en jeu toute l’altérité qu’il possède en lui-même ; lorsque l’éthique occupe l’espace énonciatif, elle fonctionne comme une tâche bigarrée qui profile des protensions formelles dans toutes les directions tout en gardant un centre de convergence.

3. Émotions éthiques

Dans notre description demeurent encore beaucoup d’aspects inexplorés. Tout d’abord, nous avons reconstruit la relation entre éthique et archéologie du soi, mais nous n’avons pas examiné les rapports de temporalisation avec le futur. Il est clair que le cercle ouvert par la singularisation des sujets (asymétrisation qui est construite sur une reconnaissance mutuelle de la différenciation identitaire) doit chercher une clôture à travers une anticipation destinale. L’éthique a une inflexion tragique à cause de cette anticipation des croisements de destins (Basso Fossali, 2008b); en particulier, elle doit racheter ces croisements de l’ordre du hasard et de l’hétérogène au profit de la motivation et de la commensurabilité. L’aspect tragique de l’anticipation destinale permet de conduire toute forme de vie vers l’acceptation partageable de la dénudation de leur gestion de sens spécifique. La créativité éthique, bien que paradoxale, garde ce dépassement de la logique « économique » qui est propre à la créativité praxéologique, ou mieux, elle cherche à exemplifier ce dépassement dans sa plate-forme traductive.

La compromission de la vision éthique avec une perspective destinale amène à offrir une explication de l’importance des émotions, étant donné que ces dernières président un arc de valorisation projeté vers le futur lorsqu’une gestion cognitive n’est pas soutenable (Peirce, CP : 5.292). L’acception de formes de rationalité multiples, la connivence acceptée entre valences incommensurables, la convocation d’un croisement de destins qui vise des dépassements possibles ne sont que des éléments parmi d’autres qui motivent l’irruption des émotions éthiques. Si la création est un terrain fertile d’émotions – son caractère « émotigène » relève de l’attribution au sujet créateur d’un choix d’autodestination –, la réflexion éthique peut souvent impliquer la survenance d’émotions cathartiques. Ces émotions vont prouver au sujet sa capacité de franchir une perspective destinale unilatérale ; la vision éthique expérimente la catharsis du renoncement à la préservation d’elle-même. Ancrée totalement dans une observation de deuxième ordre, la réflexion éthique retrouve une sémantisation directe, sans monitorage d’elle-même, dans la prestation sémantique des émotions (Basso Fossali, 2007a). La préparation théorématique de l’argumentation éthique devient un terrain « émotigène » apte à susciter des émotions qui prouvent la solidarité interne au sujet. C’est une solidarité entre un soi-ipse, qui cherche à dépasser son ambition différentielle, et un moi-chair, qui offre un diagramme de relations incarnées afin de sémantiser un paysage hétéroclite tel qu’il est exemplifié par la discorde de perspectives morales impliquées. Aux émotions qui concernent la mise en phase d’une plate-forme éthique des traductions entre la destinalité de diverses formes de vie, on peut ajouter les émotions enracinées dans la « compréhension » de la trajectoire comportementale d’autrui, étant donné que la mise en jeu de ses propres soi-ipse possibles comme moyen de traduction de l’altérité finit par les racheter, les affranchir d’une archéologie existentielle douloureuse, voire coupable. Ces émotions cathartiques fonctionnent comme une résonance trans-destinale entre formes de vie, entre trajectoires existentielles qui peuvent retrouver des séquences praxiques communes, mêmes si elles sont vécues comme des modes d’existence différents (réalisés, potentialisés, actualisés, virtualisés) qui vont graduer le sentiment d’implication. En tout cas, la sémiotique doit se soustraire à tout réductionnisme qui renvoie les contenus émotionnels à la catégorie du Bien ; elle doit plutôt remplacer cette catégorie par une explicitation précise de la prestation sémantique garantie par les émotions éthiques. L’affirmation du Bien est seulement une sanction de l’efficacité d’une traduction de l’intraductibilité interpersonnelle, capable de restructurations identitaires et d’émotions cathartiques. L’ouverture des possibilités de la réflexion éthique fonctionne comme une redestination personnelle qui dépasse ses limites constitutives en acceptant des implications qui vont bien au-delà d’une raison instrumentale. La tension extravertie de la réflexion éthique retrouve dans les émotions corrélées une soudure introvertie : l’aptitude éthique concerne l’assomption d’un projet de sens individuel qui accepte des traductions et donc une dénudation préalable. L’émotion survient aussi comme adhérence intime à la vocation éthique de se penser comme des êtres qui savent se dépasser et « se décliner » selon tous les pronoms personnels. Symétriquement, l’émotion éthique peut survenir par rapport à une observation de deuxième ordre qui nous saisit (ou qui révèle quelqu’un d’autre) comme réduits à de purs rôles syntaxiques, comme dépassés par rapport à notre propre autodestination aux valeurs. Si l’émotion morale peut prendre l’inflexion de la réprobation, l’émotion éthique dysphorique relève d’un vertige, de l’anéantissement d’une table de concessions mutuelles, de l’écroulement d’une architecture destinale commune, d’une prédication d’inexistence de la personne. Plutôt que le scandale, l’émotion éthique éprouve l’abandon.

La personnalité comme projet in fieri a comme destination l’inachèvement, mais aussi le manque d’une fondation de valeurs qui puisse se passer de la reconnaissance d’autrui ; le sentiment d’incomplétude peut être comblé à travers la clôture asymptotique de l’asymétrisation individualisante, à travers la vocation de mettre son propre héritage à la recherche d’une « famille ». La dignité de l’inachèvement est corrélative d’une disposition à passer la consigne. Voilà donc l’écologie de la signification mise en jeu par l’éthique : répondre ensemble à l’inachèvement personnel en croisant les destins, bien au-delà de la descendance, de l’héritage familier et national, des moeurs. La perspective éthique concerne le parcours de singularisation qui coexiste avec toute l’étrangeté bridée dans l’archéologie du soi et qui finalement débouche dans les cheminements d’autrui.

4. Éthique et action

En assumant le protocole et la créativité comme les limites extrêmes de l’agir sensé, on peut encadrer la gamme des dramatisations de la délibération, étant donné que cette dernière est confiée à une communauté morale, d’une part, et qu’elle est assumée de manière autonome par un individu, de l’autre. Si le faire procédural scelle une conduite estimable à l’intérieur de la communauté morale (ou de l’organisation déontologiquement réglée) qui l’a élaboré, il devient éthiquement discutable dès qu’on réévalue l’horizon destinal impliqué ou dès qu’on cherche à traduire son opportunité dans les paramètres moraux d’une autre communauté.

En revanche, l’agir créatif peut déroger à la morale car il est observé comme délié de la normativité praxique en raison de son aptitude à donner une nouvelle perspective destinale, même si elle n’est pas encore évaluée comme souhaitable. La restructuration identitaire, garantie par la création, dépasse la perspective du sujet moral et réclame l’éthique en tant que sémantisation des conduites qui franchit la linéarité des programmes praxiques. L’éthique est la narrativisation de l’intraductibilité identitaire (bureaucrate/créatif, bourreau/victime, etc.) qui s’annonce là où une scène praxique démontre l’inconsistance de la prétention morale d’attribuer des rôles virtuellement échangeables dans un cadre axiologique unitaire. Chaque jugement éthique est à son tour dépassé par des questions qu’il n’est pas capable de traduire. Or, plutôt que d’avancer avec la palinodie continue de ses traductions partielles, la réflexion éthique cherche à aller de seuil en seuil vers un élargissement perspectif des répercussions du faire et du sentir. L’éthique démontre que la gestion de valorisations, l’écologie de la signification de toute culture, est la suture continue d’un résidu perspectif à inclure. Éthique des interprétations et compréhension éthique sont alors les deux faces d’une médaille : la nature inépuisable de la tâche d’inclusion perspective est corrélative à la persistance d’un horizon sémantique – la commensurabilité destinale.

Le désirable et l’obtenu sont un circuit à court rayon du sens qui est toujours doublé par une trame interprétative et une narrativisation identitaire qui font confiance à une prégnance interpersonnelle reconnue et reconnaissante (Ricoeur, 2004) afin de trouver un fond destinal traduisible. L’éthique est alors le bord d’une forme de vie qui doit se dépasser et se pousser au-delà de ses buts et de sa propre finitude. Pour cette raison, le caractère apparemment intraitable des questions éthiques pour une sémiotique devient un domaine d’investigation potentiellement électif, car cette tension des formes de vie au-delà d’elles-mêmes est, à bien voir, la structuration primaire, quoique tacite, d’une culture : croiser des destins. La fiction n’est qu’une extension de cette recherche et une anticipation des intersections possibles entre formes de vie.

Toutefois, il faut maintenant décrire la relation entre morale et éthique par rapport à l’action selon une perspective plus détaillée. Pour ce faire, on prend comme cadre de référence le schéma ci-dessous qui, de manière très synthétique, vise à :

  1. montrer comment chaque étape du schéma narratif canonique doit être mise en relation avec une observation de deuxième ordre qui prend en charge la gestion des valorisations en jeu ;

  2. souligner le rôle crucial de la décision et de la prise d’initiative par rapport à la pluralité des parcours modaux actualisés (chaque programme narratif escompte des sémantisations concurrentielles);

  3. distinguer la partie extravertie de la gestion du sens (portion supérieure du schéma) et la partie introvertie (portion inférieure) ; de cette façon, on pourra reconnaître une vectorialité du sens qui vise à conquérir des valences intersubjectivement employables (interprétation de l’agi selon un circuit de monitorage des raisons) et une vectorialité du sens qui cherche à expérimenter des motivations ou des émotions intimes (sémantisation de l’agir selon un circuit d’élaboration du mobile) ;

  4. mettre en lumière la dimension interstitielle et médiatrice entre ces circuits qui, régie par l’observation de deuxième ordre, garantit à la fois le passage de l’hétéroréférence du soi-idem (rôles sociaux) à l’autoréférence du soi-ipse (singularisation) et le passage de l’autoréférence du soi-ipse à un cadre hétéronomique de calcul des effets de l’agi.

La moralisation concerne toutes les étapes de cet agencement narratif et explique l’implication du circuit de l’élaboration des mobiles dans le circuit du monitorage des raisons. L’interprétation de l’agi n’est alors qu’une sorte de restitution aux scénarios publics explicites des délibérations prises selon des valeurs sociales introjectées. Dans l’éthique, la gestion introvertie du sens devient l’ancrage d’une observation de deuxième ordre qui opère le paradoxe d’une médiation de la tiercéité institutionnelle à partir de l’exemplarité nue du couplage alentour qui affecte le sujet même de la réflexion. La survenance du regard éthique est une sorte de réinitialisation de la sémantique de l’action qui déstructure la syntaxe de cette dernière au profit d’une paradigmatique comparative des positions qu’on peut recouvrir dans un scénario pragmatique (c’est non pas seulement la préfiguration de rotation de rôles, mais aussi la commensurabilité de ces derniers qui est concernée dans ce cas-ci, bien au-delà du contrôle que chacun peut proclamer par rapport à la situation). Si la morale reste liée à une vectorialité temporelle, bien que reconstruite par les liens d’imputation et d’attribution de la responsabilité, l’éthique est une dilatation temporelle comme l’est une tache qui s’élargit en incluant des destins personnels, archéologiques et futuristes. Les formulations de l’éthique en termes de principes régulateurs expliquent comment elle vise à la fois une perspective temporelle toujours renouvelée et paramétrique du jugement (c’est l’être-temps du sujet) et une mise entre parenthèses des résultats irréalisés et obtenus, de l’estime localement gagnée ou perdue. On voit alors que l’éthique suspend les sens institutionnalisés afin de reconstruire une solidarité entre une perspective temporelle spécifique (destinalité croisée) et une perspective sociale à réinitialiser.

Figure

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La difficulté actuelle pour élaborer et partager une réflexion écologique dans une véritable perspective éthique débouche sur l’acceptation du repérage des argumentations strictement économiques (les modifications de l’environnement sont déjà nocives sur le plan monétaire). Par rapport aux sociétés ancrées sur une économie du bien-être en acte, le discours éthique acquiert une allure presque prophétique, et ensuite rationnellement peu défendable. Le principe régulateur actuel concerne le monitorage des marchés économiques et identitaires (on peut l’identifier avec la mode), et c’est donc à la temporalisation d’être comprimée sous le poids d’une prospérité distribuée et socialisée sans cesse (Luhmann, 1990). Le pli extraverti du monitorage des marchés décline les actions sociales en tierce personne ; en revanche, la perspective éthique utilise la première personne même devant l’assomption de l’action d’une tierce personne. L’éthique reconstruit une reconnaissance de la distalité par rapport à la neutralisation des éloignements et du temps d’attente qui caractérisent l’extase communicative actuelle. L’éthique se révèle donc une pratique de rétablissement d’implication personnelle à partir de la reconnaissance d’un manque de légitimation ou d’un déficit d’applicabilité de la morale localement en vigueur.

Le droit peut s’émanciper de la morale à travers le secours de la perspective éthique, mais s’il doit forcément prendre un tour normatif (prescription/interdiction) qui cherche à régler le social, l’éthique reste en revanche une pratique qui explore sans cesse la culture d’appartenance à travers l’inclusion des perspectives dans la sémiosphère à laquelle celle-ci est couplée. Il n’y a pas de culture sans une sémiosphère qui transsude des influences d’autres cultures et qui remontre l’indétermination résiduelle des systèmes sociaux (Basso Fossali, 2008d). L’éthique nourrit un détachement critique par rapport à la culture de référence, mais elle va en direction opposée par rapport au relativisme, étant donné qu’elle cherche une inclusion perspective et une commensurabilité ; et surtout une signification du croisement de destins individuels qui va au-delà et de la loi et des morales. Peut-être que le paradoxe le plus déroutant de l’éthique est qu’elle n’accepterait pas une formulation écrite ; elle est construite par une syntaxe d’anamorphoses de la perspective de valorisation qui vont tester la tenue des principes moraux, des déontologies, des lois. De plus, l’éthique oblige à faire précéder le choix pratique de l’option épistémologique ; cette dernière se révèle toujours ad hoc. Dans cette perspective, l’universalisme de l’éthique peut cohabiter avec l’acceptation de perspectives juridiques et morales plurielles, même s’il se situe sous l’égide de leur traductibilité asymptotique. D’ailleurs, le pluralisme moral (Rescher, 1993) est une condition statutaire de la modernité, soit à cause de l’autonomisation relative des différents systèmes sociaux, soit à cause du multiculturalisme qui caractérise nos sociétés contemporaines.

Si la société même émerge dans l’établissement des liens communicatifs, l’éthique interdit leur réduction syntaxique et elle met en jeu la question sémantique de l’implication personnelle dans le traitement des valences morales qui cherchent une possibilité de traduction. L’éthique, en tant que pratique, s’exerce à dénuder le couplage entre systèmes sémiotiques et associations de façon à transformer la communication par contact en une transposition des intérêts et des vocations dans un cadre systémique et donc écologique. L’évaluation morale ne peut pas être réduite à l’application d’un code (estimable/blâmable, juste/inique, etc.), étant donné que le point de vue éthique donne priorité à la perception de la configuration sociale en acte, et elle implique la confrontation entre des agences différentes (individus, organisations, etc.) de systématisation téléologique. La partialité que le point de vue éthique s’attribue favorise la déconstruction « en première personne » de l’hétérogénéité du social jusqu’au repérage de la matrice purement sémiotique des fondements associatifs, de sorte qu’on puisse envisager des réassociations qui relèvent d’une restructuration destinale possible (et pas nécessairement irénique). Or, l’autocompréhension de la culture occidentale en termes de garantie d’une société du bien-être distributif finit par exclure l’évaluation de « niches écologiques » de valorisation qui pourraient prétendre constituer des formes de vie alternatives. L’éthique apparaît donc superflue, étant donné qu’on trouve « en vigueur » la promesse de la totale superposition entre intérêt individuel et « progrès constant de biens et de services qui [sont] offert[s] à chacun » (Gauthier, 2000 : 421) : le destin individuel n’interroge plus le destin social et vice versa, car on affirme leur solidarité et leur renforcement réciproque. Paradoxalement, le monitorage du social (observation de deuxième ordre du positionnement différentiel entre le soi et les autres) cohabite avec le refoulement des arrangements sémiotiques qui nourrissent et soutiennent les enjeux associatifs et les opérations des différents domaines sociaux. L’avantage mutuel est saisi en acte et dans la consistance figurative de la disponibilité des biens et des possibilités. L’« étranger moral » ne sollicite plus un dépassement perspectif de nature éthique, mais il représente plutôt un attentat au régime des intérêts partageables.

Une sémiotique véritablement « critique » du social ne peut se borner à souligner l’interpénétration des enjeux individuels : elle doit dégager leur élaboration discursive et l’hétérogénéité des valences qui motivent les associations (Latour, 2006). Toutefois, le couplage entre élaborations sémiotiques et associations interdit de réduire le social aux langages et corrélativement les textes au social. De la même façon, on ne peut pas réduire les associations à une construction syntaxique, à un réseau ; le fait que l’émergence du social dépende aussi des enjeux sémantiques est exemplifié par l’éthique et sa vocation à traduire des valences hétéronomes et des morales souvent aux antipodes, ainsi qu’à rendre compte d’une « co-existence » indéniable (déjà au niveau esthésique) qui est la condition d’individuation du sujet d’énonciation (Ouellet, 2003).