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L’écho ne devrait avoir qu’une seule figure : celle d’une répétition invariante et neutre. Pourtant, l’écho est altérable, non seulement parce qu’il est un son qui s’atténue au fur et à mesure qu’il s’éloigne de celui qui le profère, mais aussi parce qu’il altère la voix qui le porte. Sous des apparences d’impartialité, l’écho vit le drame d’une parole qui tente de devenir autonome, une parole qui se demande comment s’y prendre pour être à l’origine des choses. L’écho s’affirme alors comme la traduction d’une parole sans origine et non comme la répétition d’une voix identifiée.

L’écho ne se contente pas de reproduire ce qu’il entend, comme le souligne la tradition latine. Figure d’Écho, l’écho fait tout ce qu’il peut pour refuser la transparence et la neutralité. Il se venge de la malédiction qu’il porte en altérant tout ce qu’il touche. Sa vengeance est l’expression de son existence. Mais au-delà de l’écho, c’est toute la question de ces expressions et formes qui vivent en retrait et en attente qui est posée ; la question du suiveur : « qui me précède ? » ; la question de l’ombre : « suis-je une ressemblance ? » ; la question du miroir : « quelle image dois-je renvoyer ? » ; la question du reflet : « réfléchis-je à ce que je réfléchis ? » ; la question du lecteur : « ne suis-je pas aussi un auteur ? »… Finalement, le reflet est-il plus un point d’arrivée qu’un point de départ ?

La figure de l’écho offre ainsi l’occasion de s’interroger sur la guerre que se livrent l’original et la copie tout en se demandant si l’existence d’un énoncé sans origine est envisageable. À cette question, l’écho répond par la seule arme en sa possession : l’altération. Mais, à chacune des altérations de l’écho, c’est le même drame qui se joue ; le drame d’une rencontre amoureuse vouée à l’échec d’Écho qui tombe amoureuse de Narcisse tombant amoureux de lui-même en pensant que c’est un autre. Cette altération de l’écho est déjà en place chez le sujet quand il fait dialoguer son moi avec son moi-même, même qui renvoie à un même, même… qui souvent s’aime.

La singularité de cet écho qui altère tient aux bifurcations qu’il met en place, bifurcations à l’origine d’autres voix qui sont autant d’échos qui, par leurs altérations, proposent d’autres bifurcations, et cela sans fin possible.

Deux personnages en quête d’auteur : Écho et Narcisse 

L’écho a plusieurs figures même s’il a toujours le même aspect. Au sens physique, l’écho renvoie matériellement à un message qu’il se contente de reproduire sans parti pris. Comme pure traduction mécanique d’un message, il n’ajoute rien. Tout juste se contente-t-il de distordre ce qu’il reproduit. Au sens mythologique, Écho appelle Narcisse. Au sens métaphorique, l’écho pose la question de savoir qui parle : « Qui parle, quelqu’un a dit qui parle » pour reprendre la formule de Beckett. Mais, quel que soit l’angle choisi, toutes ces figures traduisent le même problème, celui d’un sujet qui se demande à tout instant si l’altération d’un moi par un moi-même n’est pas inhérente au sujet, chaque sujet portant en lui sa propre altérité.

Écho et Narcisse ne sont pas seulement deux personnages ; ils sont aussi un couple avec chacun leur malédiction. Il y a d’abord celle qu’Héra adresse à Écho : « Tu parleras toujours la dernière, jamais la première ». Ensuite celle que Némésis, déesse de la juste colère, adresse à Narcisse : « Tu ne posséderas jamais l’objet de ton amour ». Ces deux malédictions sont aussi deux absences : l’absence d’Écho qui a besoin de l’autre pour parler, et l’absence de Narcisse qui n’existe que par le reflet de son propre regard. Narcisse reste celui qui dit sans cesse : je voudrais être toi pour me regarder ! Pourtant, Tirésias avait prévenu ses parents : « Il vivrait mieux s’il ne se regardait pas ». Ces deux personnages forment un couple qui finit par ne plus faire qu’un seul écho ; chacun étant l’écho de l’autre à sa manière. L’écho de Narcisse, c’est Écho ; mais l’un comme l’autre restent dans l’attente d’un autre qui ne vient pas. Écho attend une parole d’origine ; Narcisse attend un visage véritable qui n’est pas un reflet. Le paradoxe de ce couple tient au fait qu’Écho tombe amoureuse de Narcisse. Un écho qui s’amourache d’un reflet : quelle joyeuse combinaison ! Narcisse finit par devenir la simple contrepartie d’Écho, lui qui, à l’origine, devait être un point de départ. Écho et Narcisse sont tous deux l’écho de leur image, sonore pour Écho et visuelle pour Narcisse. Du visage de Narcisse et de la parole d’Écho nous ne retiendrons que la question de la voix d’Écho.

La voie d’Écho : les bifurcations de sa voix

La voie d’Écho reste sa voix, mais elle a l’avantage de nous proposer de multiples parcours. Ce n’est pas la voix d’Écho quand elle transmet un message qui nous intéresse ici, mais plutôt les bifurcations que sa voix porte. L’écho ouvre les failles du sujet dès l’instant où il se met à parler. Parler, mais pour dire quoi ? Parler de soi, pour soi, à soi comme le font les diaristes. Parler pour répéter ce que d’autres voix ont déjà répété comme le souligne Borges dans sa réflexion sur l’auteur – tous les auteurs portent le même pseudonyme même s’il est impossible à identifier –, ou alors parler pour tuer la parole à la manière de Beckett ou de Sarraute. Face à cette crise de la voix, l’écho montre que la bifurcation est peut-être le meilleur moyen de retarder l’échec de la parole : rien à dire parce que tout est à parler.

Le contenu du message important peu, les bifurcations que la voix révèle ne proposent aucune issue. Elles se contentent de mettre au jour la complexité sans fin des choses et montrent que la voix peut vite devenir un acte de dissolution en faisant exploser ce dont elle parle, et cela de mille et une manières. L’essentiel est de comprendre comment, pour effectuer cette dissolution, la voix s’intègre dans un corps à la fois familier, l’intérieur – elle en vient –, et à la fois étranger, le lointain – elle sort du corps. L’écho porte ce passage d’une incorporation à une décorporation qui annonce les vertus altérantes de la voix : la voix, comme voie de l’altérité, altère celui qui parle. Cette voix-là n’est pas seulement celle de celui qui souffre d’écholalie, forme de lallation qui se traduit par une répétition littérale, ni celle de l’autiste qui ressent sa voix comme une partie étrangère à son corps. Elle est aussi le propre de chacun dès l’instant où l’on s’aventure sur le terrain risqué de la langue quand elle se définit comme un combat contre les mots avec sa langue ; combat qui rappelle l’avertissement que Kafka, dans son Journal, adresse à son lecteur : écrire, c’est appartenir à une langue que personne ne parle, avertissement qui renvoie à son tour à la formule du Contre Sainte-Beuve de Proust : « les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère » (1987 : 297). Cette langue étrangère résonne comme un écho dans sa propre langue. Mais si cette résonance est le moment d’une bifurcation, est-elle pour autant un écho à part entière ? Non, si l’écho est un phénomène acoustique purement mécanique ; oui, si l’écho invente une langue nouvelle. Finalement, la force de l’écho tient à sa capacité à parler une autre langue. L’écho ne répète pas, il traduit, et, en traduisant, il met au jour de nouvelles bifurcations.

Suivre un chemin, ce n’est pas très compliqué ; c’est se laisser guider et porter par un parcours déjà tracé. Mais la voix peut aussi avoir, dans des circonstances bien particulières, une autre mission, certes plus difficile : inciter l’individu à se demander comment et pourquoi sa voix s’inscrit, dès qu’il y a formulation, au mieux dans une situation d’impuissance – impossibilité de dire autrement que par le biais d’une langue majeure – ou dans une sorte d’opération de traduction – saisir le mot dans la langue sur un mode poétique –, au pire dans une situation d’échec et de dissolution du sujet – ma voix me tue et me noie. Parler signifierait, alors, non pas atteindre la chose qu’on énonce mais s’éloigner de ce dont on parle, voire l’effacer, situation paradoxale qui permet d’envisager ce qu’Henri Michaux appelle le lointain intérieur, de découvrir en fait que le plus profond de soi-même est inatteignable. Il y aurait ainsi deux façons de comprendre cet éloignement, soit comme une variation dans le continuum de la langue qui se traduirait par le refus de la langue majeure et standard – de l’approche sociolinguistique à l’acte poétique –, soit comme l’acceptation d’une discontinuité et d’une fêlure que la voix engendre jusqu’à détruire celui qui la porte – la voix n’est plus rédemptrice, libératrice et salvatrice, mais implosive. On retrouve ici la figure de la dissolution, de la désincarnation et de la décorporation de la voix ; la subtilité de l’écho tenant à sa faculté d’altérer ce dont il parle. Il est ce lointain intérieur, intérieur car l’écho est familier à ma voix, et lointain car, même en moi par la voix, il sort et s’éloigne de moi.

Bifurcations et traductions : ce lointain intérieur

Ce lointain intérieur ne se réduit pas aux sensations communes que l’on a dès que l’on voyage dans son intériorité, sensations qui se traduisent souvent par l’indigence de ces écritures de soi. C’est plutôt le sentiment selon lequel plus on cherche à atteindre notre intimité, plus on rencontre de bifurcations qui nous écartent tout en nous rapprochant de ce que l’on cherche à atteindre. Il s’agit là d’une autre façon d’appréhender l’écho qui peut aussi s’envisager comme l’éloignement de ce qu’il énonce, autre rappel de ces romans écrits dans une sorte de langue étrangère.

Ces bifurcations sont des opérations de traduction complexes. Elles sont déjà présentes dans l’acte même de parole, et elles deviennent d’autant plus intéressantes qu’elles obligent l’individu à remettre en cause non seulement sa singularité, mais aussi la présence même de sa langue, qu’elle soit langue d’origine ou langue étrangère. En parlant, le sujet traduit, mais – et c’est là le plus risqué pour lui – en traduisant, il reconnaît et accepte implicitement l’idée que la bifurcation est un obstacle rencontré plus qu’un sentier parcouru. Ces obstacles rencontrés ont toutefois un avantage : ils nous scindent et cette opération de scission, que l’on observe dans la traduction par exemple, vient non pas du fait que, lorsqu’on traduit, on cherche ses mots dans une autre langue, mais plutôt du fait que, dès que l’on utilise sa propre langue, on la fissure pour découvrir une présence étrangère dont on s’imagine qu’elle pourrait être éventuellement un lieu de présence pour autre chose que moi, même si souvent c’est le moi-même qui fait écho au moi.

Parler, c’est déjà traduire, que la traduction paraisse automatique et naturelle importe peu ; et si l’écho comme figure de la traduction nous intéresse, c’est qu’il est le moyen de réfléchir sur la posture dans laquelle se trouve celui qui, tout en parlant, prend conscience qu’il traduit ses mots dans sa propre langue. Cette traduction pousse, dans les cas les plus sublimes, l’individu sur des chemins de traverse poétiques, et, dans les cas les plus tragiques, l’oblige à vomir sa voix plus que ses mots. Cet acte de traduction dans sa propre langue, autre sorte d’écho de sa voix, pose le problème de l’existence même de la langue, langue qui ne se réduit ni à la mise en place d’une grammaticalité, ni à la figure mythologique de la langue universelle. Quand on dit : chercher ses mots, cela veut dire non pas que l’on ne trouve pas le mot pour dire ce que l’on a à dire, mais qu’en cherchant ses mots on laisse ouvert un espace pour une présence autre que soi ; non pas pour que l’autre parle à notre place, ni pour parler avec l’autre, mais pour montrer tout simplement la réalité de la bifurcation, sorte d’impossibilité d’exister comme un être entier et surtout expression du lent processus de dissolution que la voix provoque. L’autre m’altère mais je l’altère et l’on n’existe pas sans cela. C’est de cette manière que la prise de conscience d’une altérité est aussi la reconnaissance d’une altération possible. En parlant, je traduis, mais, en traduisant, je me morcelle et je fissure mon existence. Ma voix est nécessaire mais elle me tue en rendant possible ce processus de bégaiement qui attaque la langue dans ses fondations.

L’acte de parole est simple même s’il est risqué puisqu’il est une altération qui met au jour une altérité. Que cette altération soit constitutive de la figure du sujet ne change rien à la mise en place de ce processus. La voix, par les bifurcations qu’elle découvre, rend cet intérieur encore plus lointain et encore moins connaissable pour finir dans une expression dissolue dont on ne peut ni retarder, ni arrêter l’effacement.

De la bifurcation au métissage

Un sujet altéré qui énonce son altérité : c’est comme cela que nous envisageons l’écho. Et c’est peut-être là une autre facette de l’altération de l’écho : le métissage qu’il engendre.

Le métissage tient moins dans le mélange de deux ou plusieurs éléments différents que dans l’intériorité qu’il fait remonter, surtout quand cette intériorité est l’expression de la propre altérité du sujet. Dire du métis qu’il est une combinaison de plusieurs choses revient à en faire un être formellement double, triple ou quadruple, comme s’il s’agissait, dans son cas, d’additionner ces éléments étrangers et hétérogènes pour fabriquer un individu apparemment unifié et homogène. Il nous semble plus juste de dire du métis qu’il est non pas simplement le fruit d’une combinaison, mais aussi l’expression d’une hétérogénéité dont la principale fonction est de rendre compte de notre intériorité lointaine et proche à la fois.

La question du métissage ne se limite pas au problème de la cohérence ou de l’incohérence de l’addition de corps étrangers. Le métissage est intéressant justement quand il pose la question du croisement, autrement dit quand il interroge ce qui se situe juste avant que les choses aient lieu, ce qui se trouve à l’orée des choses, ce qui annonce en fin de compte que la croisée des choses est déjà le signe d’une pluralité. La croisée témoigne de la nécessité du sujet à être éclaté et fendu en mille et un morceaux, un peu comme la bifurcation est significative parce qu’elle interpelle et remet en cause l’idée d’une voix homogène ou d’un sujet constitué et autonome.

Être à la croisée des chemins, cela peut vouloir dire deux choses. Ou bien être devant des possibilités pour finalement n’en retenir qu’une seule, et, dans ce cas, le croisement aurait toutes les vertus formelles du métissage, à savoir l’association homogène de couleurs pour définir une couleur nouvelle. Ou bien réaliser que l’on n’est rien hors du croisement, et que le croisement fait exploser ce qu’il restait d’unité du sujet. Être à la croisée des chemins, c’est en fin de compte tout le contraire d’une obligation à choisir entre plusieurs voies. C’est accepter le fait que des chemins se sont déjà croisés avant d’avoir été empruntés, et que poursuivre une voie conduit à revenir en arrière.

Si la croisée des choses se limitait uniquement aux vertus physiques du croisement de voies différentes, le métissage se bornerait à un rapport de proportion et de pourcentage. En déplaçant le problème et en abordant la question sur un plan qualitatif, la croisée devient un signe de distinction et de différence même si cela se termine par un éclatement du sujet. La croisée permet finalement à l’individu d’exister tant qu’il ne s’est pas engagé dans une voie précise et tant qu’il rencontre des bifurcations. La croisée, c’est aussi tout le contraire de l’identité quand elle se réduit à l’expression d’un noyau dur de la personnalité d’un sujet. La croisée, la bifurcation, le métissage sont autant de possibilités offertes à l’individu d’exister dans les fissurations de son intériorité mise en écho.

L’écho est écho non par ressemblance, mais par dissemblance. Le moi est moi non par unicité, mais par multiplicité. Le sujet est sujet non par analogie, mais par différence. Le métis est métis non par son enveloppe, mais par sa capacité à se reconstruire en permanence. Une chose est de réduire le sujet à l’expression d’une singularité que l’on s’empresse d’appeler unicité ; une autre est de comprendre que la singularité n’existe que parce qu’elle s’inscrit dans une fragmentation. C’est sans doute par la voix que le métissage se comprend le mieux, car la voix dévoile une intériorité dont chacun sait pertinemment qu’elle se délite d’autant plus rapidement qu’elle recherche une neutralité ; intériorité à la mesure de l’altérité altérée qu’elle dévoile.

Face à une altérité externe, celle que l’on retrouve dans n’importe quelle relation interpersonnelle, il existe l’altérité interne qui nous pousse vers l’éclatement du sujet dans son expression intime. Dans ces conditions, le métissage de la langue est non pas le fait d’un croisement de langues différentes, mais la reconnaissance du fait que, dès que je parle, je suis dans une relation d’altération de moi-même qui rend possible la présence d’une altérité comme condition même de mon explosion.

Ma voix m’altère par son écho

Le métissage est bien autre chose que l’union de deux éléments étrangers pour les faire paraître un et uniforme. Être métissé, c’est plutôt accepter une présence étrangère antérieure à notre propre unité. Cet éclatement que l’écho provoque est déjà en nous, et il n’y a nul besoin de mélanger les choses pour qu’elles soient mixtes. Ma voix est métisse car elle creuse mon propre écart. Ma voix reste l’interstice par lequel s’immisce cette altérité tant redoutée en introduisant fêlure, scission et multiplicité. Tout en moi se divise, mais je n’ai jamais l’impression de perdre quelque chose au change. Au contraire, je gagne la possibilité de fêler ce qu’il reste encore d’unité. Comme tout en moi résonne d’un écho pour se fragmenter, tout en moi balbutie. Mais je peux voir ce balbutiement de deux manières : positif, il donne naissance à une langue nouvelle, la voix exprime alors le style de l’écrivain ; négatif, il réduit la langue à un prototype standard – l’activité du rhétoricien et du rhétoriqueur. Mais, dans les deux cas, la fêlure est présente, et seul celui qui fait l’effort de creuser sa langue réalise que sa voix fêlée porte en elle ces deux possibles.