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En 1987, les éditions Les Impressions Nouvelles publiaient un roman de Jean Lahougue intitulé La Doublure de Magrite. L’année précédente, l’auteur avait fait paraître dans les colonnes de la revue Texte en main un épitexte autographe dans lequel il révélait la plupart des procédés formels qu’il avait utilisés pour la composition de son ouvrage – épitexte généticien, par conséquent. Les lecteurs familiers de l’oeuvre de Jean Lahougue n’en seront guère surpris, La Doublure de Magrite repose en effet sur un système de contraintes génératives, qu’il est nécessaire de présenter succinctement pour la bonne intelligence de ce qui va suivre :

  1. Une contrainte d’identification successive du protagoniste à tous les personnages qu’il rencontre, ce qui implique que chaque scène à laquelle il participe doive « se répercuter autant de fois qu’il y a de personnages en cause, à charge pour le héros d’y jouer chaque fois un rôle différent » (Lahougue, 1986 : 11).

  2. Une contrainte fonctionnellement inverse, visant à compenser momentanément les effets déréalisants de la précédente : « Faire en sorte que le récit n’en paraisse pas moins vraisemblable et obéisse, à première lecture, aux règles les plus traditionnelles de la psychologie et de la logique réalistes » (ibid. : 12).

  3. Au cours des premières étapes de la rédaction, le choix d’une structure policière particulièrement adaptée à l’accomplissement de l’objectif initial, comme les efforts consentis pour préserver un réalisme de façade ayant révélé des « similitudes troublantes [entre le héros et] [...] un autre détective de fiction [...] [:] le Maigret de Georges Simenon » (ibid.), s’impose alors l’idée du pastiche. Pour secondaire qu’elle soit dans une perspective généticienne, cette contrainte n’en est pas moins exploitée de façon systématique, ce qui lui confère une visibilité optimale : le roman de Jean Lahougue devait initialement s’intituler La Doublure de Maigret et reprendre littéralement en épilogue les pages liminaires de La Première Enquête de Maigret, de Georges Simenon.

  4. Toutefois, Simenon s’étant « catégoriquement opposé à la publication [...] [du] livre » (ibid. : 26), Jean Lahougue a dû rebaptiser son protagoniste – Maigret devenant Magrite – et, pour ne pas enfreindre l’article 41 de la loi du 11 mars 1957 sur les reproductions à destination non collective, remplacer la reprise littérale originellement prévue par une reformulation paraphrastique et pastichielle. Cette dernière contrainte (veto de Simenon), quant à elle, est donc d’origine allographe, mais doit être scrupuleusement respectée sous peine de poursuites judiciaires qui risqueraient de compromettre l’existence même du livre.

Certains lettrés, tenants d’une littérature immaculée à l’abri des souillures mercantiles, blâmeront sans doute Georges Simenon pour son refus borné, où le manque de clairvoyance le dispute à la frilosité du propriétaire. Sans toutefois aller jusqu’à l’en féliciter, je souhaiterais pour ma part montrer comment, en raison même de sa cécité esthétique, le « père » de Maigret a en définitive, à terme, paradoxalement rendu un signalé service à Jean Lahougue, lui permettant non seulement d’enrichir le sens de son ouvrage, mais lui offrant en outre la possibilité d’en faciliter l’accès aux lecteurs – ce qui démontre une fois encore, si besoin était, la fertilité de la contrainte, fût-elle allographe.

Les conséquences du veto simenonien, si elles affectent la lettre même du roman de Jean Lahougue, sont en effet également – je dirais même surtout – à l’origine d’une très spectaculaire prolifération d’éléments péritextuels qui, au seuil du texte, entre séduction, information et pédagogie, préludent aux lectures imminentes. Tel sera donc mon objet d’étude : plutôt que le seul texte de La Doublure de Magrite, tous ces éléments périphériques qui le doublent, redoublent et dédoublent, dans des intentions et avec des effets – pas toujours forcément superposables – qu’il s’agira de déterminer.

Le contrat de pastiche

L’itinéraire péritextuel idéal consisterait en un cheminement épousant l’ordre chronologique de découverte des éléments constitutifs du volume-livre par un lecteur-type dans des circonstances normales... Idéalité fort problématique puisque reposant sur un faisceau de conjectures nécessairement réducteur en regard de la multiplicité de ses actualisations empiriques. Je ne propose donc ici qu’un parcours possible, fondé sur mon expérience personnelle – dont la plurivocité des échanges institués par la mise en (hors-d’) oeuvre d’un authentique réseau péritextuel me conduira d’ailleurs ponctuellement à enfreindre la chronologie.

Premier élément notable : le roman de Jean Lahougue est doté d’une surcouverture amovible (jaquette), en papier glacé, dont un simple coup d’oeil permet de repérer les couleurs dominantes (jaune et noir), ainsi que la présence d’une photographie. Traditionnellement, du moins dans l’édition française, la conjonction de ces ressources constitue l’indice d’une appartenance générique ou sous-générique à la (para) littérature policière. Ainsi, avant même d’avoir déchiffré la moindre inscription portée sur la jaquette, en raison des codes socioculturels qui régissent monde de l’édition et marché du livre, les lecteurs potentiels (c’est-à-dire le public) sont déjà incités à produire des hypothèses relatives à l’identité esthétique de l’ouvrage. Même s’il s’agit évidemment d’un paradoxe si l’on admet qu’aucun mot n’a pu être lu, je dirais que, d’une certaine façon, la lecture a ainsi déjà commencé – et peut-être, pour certains, pris fin...

Que ceux que ces apparents signaux paralittéraires n’ont pas fait fuir s’approchent du livre : en sa partie supérieure s’étale, sur toute sa largeur, en imposants caractères jaunes sur fond noir, le patronyme de l’auteur : lahougue. L’absence du prénom manifeste un jeu ironique avec les ressources de la présupposition, puisque c’est en effet l’un des avantages de la notoriété que de n’avoir plus besoin de mentionner son état civil pour être reconnu. L’ironie tient évidemment au fait que ce qui fonctionne pour Simenon (au point que le patronyme finit par désigner métonymiquement chacun de ses ouvrages : on lit un Simenon) ne va pas de soi pour Lahougue (Jean). Ce dernier en étant bien sûr conscient, l’inscription tapageuse de son seul patronyme doit être interprétée comme l’une des (multiples) conséquences de l’assomption jusqu’au-boutiste de la contrainte c) : « [...] puisque mon héros s’identifiait à Maigret et que l’un des thèmes majeurs du roman était l’identification à autrui, comment ne me serais-je pas moi-même identifié à Georges Simenon ? » (ibid. : 13 ; je souligne). Le pastiche ne concerne pas seulement l’écriture du roman mais s’étend à son péritexte, où il devient pastiche d’auteur au sens strict – et tend déjà dans une certaine mesure à pré-orienter les lectures qui vont suivre. On remarquera cependant que l’efficacité pragmatique d’une telle prédétermination partielle par le péritexte des réceptions à venir dépend en grande partie du fonds encyclopédique personnel des divers lecteurs : ceux qui ont déjà quelque connaissance de l’oeuvre de Jean Lahougue et de ses convictions esthétiques auront plus de chances que les autres de percevoir l’ébauche du contrat de pastiche sur la seule base de l’inscription particulière de l’identité auctoriale. Mais que les « unhappy many » se rassurent : la densité du réseau péritextuel aura tôt fait de porter à leur connaissance les informations nécessaires à cette perception.

Ainsi par exemple du titre, La Doublure de Magrite, typographié en caractères blancs sur fond noir, au sein duquel le nom propre du protagoniste éponyme est mis en évidence par l’adoption de caractères différents (capitales d’imprimerie) et de dimensions supérieures. Certes, en dépit de sa polysémie, le substantif « doublure » sera sans doute compris par l’immense majorité du lectorat dans son acception thématique, et seuls quelques « initiés » ou « lecteurs avertis » y identifieront une indication rhématique désignant l’activité de pastiche comme écriture double ; mais le nom même de « Magrite » peut suffire à éveiller des soupçons dans l’esprit d’un nombre accru de récepteurs. S’il était isolé, la perception de sa dimension anagrammatique n’irait peut-être pas de soi, mais il est pris ici dans un réseau d’éléments divers qui jouent un rôle de facteurs de lisibilité. Si je suis contraint par l’essence même du matériau linguistique que j’utilise pour leur description de les présenter successivement, dans la réalité empirique le regard en procure une vue globale et instantanée qui renforce d’autant leur efficacité pragmatique – impact qui excède ce que certains linguistes nomment la « force illocutoire », car plusieurs de ces composantes péritextuelles ne sont pas, ou pas exclusivement, de nature linguistique. Ainsi, aux couleurs dominantes de la surcouverture, aux particularités de présentation de l’identité auctoriale, à la désignation typographique du nom propre « Magrite » au sein du titre, il faut ajouter la mise à contribution de ressources iconiques, ou plutôt icono-textuelles. En effet, sous le titre, toujours sur fond noir, figure la reproduction d’une photographie en noir et blanc, ou plutôt si l’on peut dire en blanc et noir puisque la dominante du cliché est claire, légèrement grisée. Il s’agit d’une photographie de pipe, noire, sans ornements, prête à être fumée, semble-t-il, car quelques brins de tabac dépassent du fourneau. L’arrière-plan du cliché étant surexposé donc flou – la photographie repose sur une dialectique de la captation et de la fabrication –, l’attention des spectateurs-lecteurs[1] tend à se polariser sur le premier plan, c’est-à-dire sur la pipe mais aussi son support : la couverture d’un livre dont le bord des pages est visible. De plus, le titre de cet ouvrage est en partie rendu illisible par la surexposition, en partie dissimulé par le tuyau de la pipe, de sorte que cette occultation partielle fonctionne comme un défi, un appel au déchiffrement. La pr nquête gret : telles sont les seules bribes du titre accessibles au regard. L’horizon d’attente policier induit par les couleurs jaune et noir de la surcouverture étant confirmé par le seul indice titulaire presque entièrement lisible (nquête : il n’est que d’ajouter un « e » à l’initiale), reste à identifier l’enquêteur fumeur de pipe : gret. Et sur ce point l’interactivité qui unit les divers éléments péritextuels facilite grandement la tâche des spectateurs-lecteurs, car, sous la photographie, le fond noir se prolonge verticalement sur une hauteur d’un ou deux centimètres avant de faire place à une bande horizontale jaune portant, en capitales d’imprimerie de couleur noire, la mention « ceci n’est pas un Maigret ». Par conséquent, l’énigmatique ( ?) « gret » doit se lire « Maigret ».

On constate donc que la figuration iconographique de la pipe entretient avec l’univers fictionnel du texte sur lequel elle repose de curieux rapports, à la fois métonymiques et métaleptiques. Métonymiques parce que c’est l’attribut principal du personnage de Maigret qui apparaît sur la photographie de surcouverture et, bien que dissimulant le titre par sa matérialité même, peut en définitive favoriser à terme son identification. À travers cet emblème de lui-même, c’est Maigret qui masque, attire l’attention sur, et finalement révèle son propre nom. Mais la métonymie n’est susceptible de jouer efficacement ce rôle de révélateur que parce qu’elle s’adjoint les ressources de la métalepse. En effet, la présence de cette pipe, attribut intradiégétique du personnage intradiégétique de Maigret, dans le péritexte de La Doublure de Magrite, c’est-à-dire hors-diégèse(s) (celles des romans de Simenon comme celle du roman de Lahougue), relève à l’évidence d’un phénomène d’ordre métaleptique, puisqu’il y a ici transgression de la frontière de la représentation, « aggravée » d’un déplacement transesthétique : la pipe d’origine textuelle fait l’objet d’une figuration iconographique. Mais on se gardera bien de conclure que l’objet a quitté tout support textuel pour devenir pure image : dans la photographie même, la pipe repose concrètement sur un livre, plus précisément le titre : La Première Enquête de Maigret (identité titulaire que confirmeront bien d’autres éléments péritextuels). Dans la mesure où ce roman de Georges Simenon constitue l’hypotexte de celui de Jean Lahougue, on comprend que le mixte icono-textuel, loin de se borner à remplir une pure fonction ornementale, tient sa partie dans l’institution du contrat de pastiche. Toutefois, il ne faudrait pas à l’inverse minimiser sa capacité de séduction, nettement supérieure à celle qu’autorisent des ressources purement linguistiques : en affichant de façon aussi spectaculaire et variée la dimension hypertextuelle de son roman, non seulement Jean Lahougue se prémunit contre toute accusation éventuelle de plagiat, mais l’ingéniosité qu’il déploie à cette occasion lui permet simultanément d’attirer l’attention du public et de capter sa bienveillance. Le péritexte est bel et bien, et à plus d’un titre, une zone de transactions.

Je viens d’attribuer à Jean Lahougue le souci de proclamer dès le péritexte la dimension hypertextuelle de son activité d’écriture, en vue de désamorcer par avance toute assimilation abusive de son livre à quelque apocryphe frauduleux. Or cette assertion doit immédiatement être modalisée et complétée, car en règle générale, et plus encore dans ce cas particulier, le destinateur des messages péritextuels n’est pas un individu singulier, fût-il l’auteur du texte, mais une entité plurielle que l’on désigne habituellement par commodité par le terme d’éditeur. C’est qu’en effet le livre n’est pas seulement caractérisable par son idéalité, mais aussi, indissolublement, par sa matérialité, laquelle fait l’objet de transactions commerciales : qu’on s’en réjouisse ou s’en désole, le livre est également un objet de consommation. Rappeler cette évidence permet d’insister sur l’identité collective de l’auteur du péritexte. Ainsi, dans le cas particulier de La Doublure de Magrite, c’est toute une équipe, celle des Impressions Nouvelles, qui a le plus grand intérêt à afficher dès le péritexte du roman sa dimension pastichielle. Aussi, pour s’en tenir aux éléments envisagés à ce point de notre enquête, Jean Lahougue reçoit-il le concours du maquettiste, et de la photographe, dont le nom figure sur le cliché qui orne la première de surcouverture : Françoise-Marie Plissart. L’inscription de cette deuxième identité auctoriale au péritexte peut en outre revêtir une valeur d’indice supplémentaire et complémentaire, du moins aux yeux de quelques « happy few ». Françoise-Marie Plissart est en effet l’auteure, aux éditions de Minuit, de plusieurs ouvrages qu’on peut dire expérimentaux dans la mesure où ils tendent à renouveler le genre du recueil de photographies. De plus, certains d’entre eux ont été réalisés en collaboration avec Benoît Peeters, auteur quant à lui d’un pastiche de Claude Simon aussi savoureux qu’ambitieux (Omnibus), et principal responsable des Impressions Nouvelles. La communauté d’intérêts économiques se superpose à une parentèle esthétique : matérialité et idéalité ne sauraient être dissociées qu’arbitrairement.

Le péritexte étant essentiellement, et à plus d’un titre, une zone d’échanges, s’intéresser à l’identité de son destinateur implique également de prendre en considération son « symétrique inverse », situé à l’autre pôle de cette communication spécifique : le destinataire. On peut résumer la situation d’une formule : à destinateur collectif, destinataire pluriel. Le péritexte de La Doublure de Magrite concerne ainsi tout d’abord le public, c’est-à-dire la somme indéterminée des acheteurs potentiels : la surcouverture polychrome et illustrée tend, dans un premier temps, à attirer l’attention. Mais une fois remplie cette initiale fonction de captation, le péritexte doit encore s’adresser simultanément, et harmonieusement, à des destinataires pour qui le roman ne présente pas les mêmes enjeux. D’une part, les lecteurs, qui pour la plupart envisagent le livre dans une perspective hédoniste, et à qui il s’agit donc de plaire, tout en commençant à leur dispenser les informations susceptibles de les guider dans leur activité de réception ; d’autre part, Georges Simenon, et ses avocats éventuels, à qui il est indispensable de démontrer, dans une perspective juridique, que le veto est respecté et que, conséquemment, La Doublure de Magrite ne saurait tomber sous le coup de la loi[2].

Or, la nécessité de complaire simultanément à ces destinataires variés est précisément ce qui fonde la richesse du péritexte de La Doublure de Magrite, sur les plans pragmatique, esthétique et sémantique. L’exemple de l’inscription (« ceci n’est pas un Maigret ») qui figure sur la bande reproduite dans la partie inférieure de la première de surcouverture en fournit une excellente illustration. Dans une perspective pragmatique, il est probable que la formule s’adresse prioritairement à Georges Simenon : elle lui démontre de façon spectaculaire que sa volonté a été scrupuleusement obéie, et que l’intention de Jean Lahougue et de son éditeur n’est en aucune façon d’usurper la paternité de sa créature fictionnelle, le commissaire Maigret. Cette dénégation spectaculaire forme donc système avec l’inscription du patronyme auctorial (« Lahougue »), et si on y ajoute la reformulation paraphrastique de l’épilogue, force est de constater que, sur le plan juridique, La Doublure de Magrite est inattaquable. Dura lex, sed lex... Mais il lui arrive aussi d’être bête, et il est possible, tout en respectant sa lettre, de jouer (spirituellement) de son esprit. En effet, rien n’obligeait l’éditeur de La Doublure de Magrite à une affiche aussi spectaculaire, et cette ostentation revêt bien sûr une valeur fortement ironique : cet excès de zèle tapageur tend à lui concilier les bonnes grâces des rieurs, de sorte que la soumission à l’impératif juridique sert à la captatio benevolentiae des lecteurs, et à la faveur de ce renversement se mue en outre en argument publicitaire.

On mesure toute la fertilité de la contrainte allographe : s’il n’est pas possible d’ignorer l’opposition de Georges Simenon à la publication du roman dans son état originel, s’il peut en revanche être utile de lui signifier qu’il a été obéi, il n’est pas question pour autant de faire figurer dans le péritexte d’un ouvrage voué à une diffusion publique un message d’ordre exclusivement privé. Aussi la formule (« ceci n’est pas un Maigret ») est-elle essentiellement polysémique – il faudrait de plus oser ici un néologisme comme « polypragmatique ». Et cette pluralité de sens et d’effets provient de l’exploitation de ressources non pas intertextuelles au sens strict, mais disons interculturelles, sous la forme d’un mécanisme (impli-) citationnel : référence au célèbre tableau de René Magritte intitulé Ceci n’est pas une pipe [3]. Mais il y a plus qu’une banale allusion ponctuelle : dans la mesure où la mention « ceci n’est pas un Maigret » figure sous la photographie de pipe, le mixte icono-textuel ainsi réalisé constitue une « parodie » hyperesthétique du tableau, que simultanément il cite, imite et transforme. En outre, le nom du protagoniste du roman Lahougue, porté à la connaissance des lecteurs dès l’inscription du titre sur la surcouverture, fait ainsi l’objet d’une remotivation signifiante. En l’absence de précision auctoriale, il serait vain de chercher à savoir si la possibilité d’une quasi-homonymie et totale homophonie avec le nom du peintre est à l’origine de la substitution anagrammatique qui transforme « Maigret » en « Magrite », ou si, le résultat obtenu, l’auteur pluriel du péritexte a de la sorte cherché à le réinvestir d’un sens supplémentaire. L’essentiel est que le péritexte, dans son état actuel, témoigne de ce surplus sémantique. Ceci n’est pas un Maigret ; ceci n’est pas un Magritte ; ceci est un Magrite : hyper « texte » parodique mixte à hypo« texte »[4] pluriel. On conviendra que, sur le plan esthétique, la contrainte allographe – pour qui sait en tirer parti – peut se révéler particulièrement productive.

D’autant plus que le « hasard » anagrammatique qui entraîne le remplacement de « Maigret » par « Magrite » possède, en raison même de l’homophonie ainsi obtenue avec le patronyme du célèbre peintre belge, une valeur de glose métatextuelle. Ce « commentaire » est bien sûr implicite, et son actualisation incombe aux lecteurs – ce qui suppose qu’ils aient à la fois quelque connaissance de l’oeuvre de René Magritte et de celle de Jean Lahougue. Cela ne va pas de soi, mais si ces conditions sont réunies, alors le montage qui orne la première de surcouverture se trouve investi par surcroît d’une fonction pour ainsi dire préfacielle – « préface » particulièrement économique puisqu’elle joue des ressources de la connotation. En effet, à travers les références à Magritte, c’est, au moins potentiellement, la conception de l’art plastique pratiquée et théorisée par le peintre qui investit le péritexte de La Doublure de Magrite. Et l’adoption ponctuelle d’une perspective comparatiste et transesthétique a tôt fait de révéler divers points de convergence entre les façons dont René Magritte et Jean Lahougue conçoivent et mettent en oeuvre leur art respectif. À commencer par l’inquiétude portée sur l’assurance de la représentation : écrire « ceci n’est pas une pipe » sous un dessin de pipe, c’est signifier – entre autres choses – que l’objet que les spectateurs ont sous les yeux n’est pas la « vraie » pipe mais une pipe dessinée, le dessin d’une pipe. Cette proclamation de l’hétérogénéité des domaines de l’art et du réel constitue donc un aveu de picturalité ou de plasticité, ou, sur un plan plus général, d’artificialité. Or on retrouve un tel aveu dans l’oeuvre de Jean Lahougue, sous la forme d’une insistante suggestion de fictionnalité : la mise en évidence des artifices techniques qui produisent l’effet-personnage et plus généralement une pratique d’écriture très fortement autoréférentielle reviennent à affirmer que le texte est texte, la fiction fiction, et tendent à terme (la contrainte b) ne remplit son rôle compensatoire que momentanément) à proscrire le réel hors de ses limites. De plus, dans le sillage de Klee et de Kandinsky, Magritte subvertit dans et par son oeuvre un certain nombre de principes qui antérieurement régissaient les pratiques plasticiennes « classiques ». Là encore la similitude avec les productions de Jean Lahougue est évidente, puisque le romancier écrit lui aussi contre une certaine forme d’académisme, la littérature réaliste conçue comme tentative de traduction de « ce qui préexiste en soi à l’écriture même du livre » (Lahougue, 1986 : 5), dont il parasite ironiquement les apparences pour mieux imposer une démarche contraire : « faire du livre le lieu même de l’expérience » (ibid.). On constate donc que le fait d’avoir rebaptisé son personnage « Magrite » offre à Jean Lahougue la possibilité – magistralement actualisée dans le péritexte – d’un redoublement transesthétique de ses prises de position théoriques. Si la première de surcouverture signifie à Georges Simenon qu’il a été obéi, si elle tend de plus à attirer et séduire le public, elle constitue en outre déjà une forme de guide de lecture renseignant implicitement les lecteurs sur la façon dont il convient de lire le roman – c’est-à-dire sur la façon dont l’auteur, compte tenu de ses convictions esthétiques et théoriques, entend être lu. Information, séduction, pédagogie : d’une pierre... trois coups.

Passons rapidement sur le dos de l’ouvrage, qui ne contient guère d’informations nouvelles. De gauche à droite, et dans les mêmes couleurs et la même typographie que sur la première de surcouverture, se succèdent les indications suivantes : nom de la maison d’édition[5], titre du roman, nom patronymique de l’auteur (toujours sans prénom). En revanche, une fois l’ouvrage retourné, dans le tiers supérieur de la quatrième de surcouverture apparaît une nouvelle photographie, sombre (car sous-exposée), sur fond blanc, encadrée de marges symétriques. Il s’agit toujours d’une photo de pipe, mais cette fois en bouche, donc d’une photo de fumeur de pipe ou plutôt du fumeur de la pipe, puisque l’objet est apparemment le même que celui qui apparaissait sur la photographie de la première de surcouverture : un homme vu de profil gauche, le visage dans l’ombre (à l’exception de l’arête du nez, d’une partie des lèvres et du menton), vêtu d’un veston pied-de-poule, tient le fourneau de la pipe dans la main droite (au premier plan), l’extrémité du tuyau reposant entre ses lèvres à peine disjointes. Les particularités du cadrage – seuls la main et le bras droit, l’épaule, le quart du buste et la partie inférieure du visage sont visibles – et de l’éclairage lui assurent donc l’anonymat. Mais les attributs que sont la pipe et le veston, ainsi que la position de la photographie dans le péritexte au-dessus d’un résumé de l’intrigue et d’une brève notice bibliographique concernant les productions de l’auteur du roman, incitent les spectateurs-lecteurs à spéculer sur l’identité de la personne (ou du personnage) ainsi représentée. Et, dans cette entreprise d’identification, ils sont grandement aidés par l’apport informatif antérieurement délivré par la première de surcouverture. Cette nouvelle photographie est en effet l’occasion d’une surenchère dans l’exhibition péritextuelle du contrat de pastiche, puisque c’est ainsi – on aura reconnu ce veston et cette pipe – l’image publique de Georges Simenon qui fait cette fois l’objet du détournement ironique.

Il importe de s’attarder sur la circulation de l’objet emblématique qu’est la pipe, en raison de son importance considérable dans la stratégie d’identification à autrui. À l’origine, elle manifeste un rapport de type empathique entre le créateur et sa créature : Maigret fume-t-il celle de Simenon ? Simenon fume-t-il celle de Maigret ? Dans un sens comme dans l’autre, il y a communication métaleptique entre les univers intra- et extradiégétiques, et ce clin d’oeil de l’auteur – qu’il attribue un objet personnel à Maigret ou choisisse d’incorporer l’objet emblématique de son personnage à sa propre image publique d’écrivain – possède là encore une valeur de commentaire métatextuel implicite : Maigret, c’est (un peu) lui. Cet écho atténué de ce que l’on pourrait nommer « l’effet-Bovary » signale l’importance de la part autobiographique et plus généralement des emprunts au réel dans la création de personnages fictifs – le tout sur fond d’imagerie romantique : Pygmalion n’est pas loin.

Chez Magrite-Lahougue, la pipe de Maigret-Simenon poursuit son périple. Au sein de l’univers diégétique du roman tout d’abord : le personnage de Magrite, comédien cherchant à s’identifier au « véritable » commissaire et à en donner l’image la plus fidèle (représentation intradiégétique, motivée logiquement, de l’activité pastichielle du scripteur), s’applique tout particulièrement à la maîtrise de cet attribut (p. 12-13), ses progrès dans ce domaine témoignant au fil du récit de la progression, puis du succès de l’identification (p. 211). Puis, par un effet métaleptique symétrique (et évidemment parodique) de celui qui joue dans le cas Maigret/Simenon, la pipe aboutit, sur la photographie de la quatrième de surcouverture, entre les lèvres de ce personnage[6] provisoirement anonyme – anonymisé par le cadrage et l’exposition du cliché. Provisoirement, car les autres éléments péritextuels, convergents dans leurs effets, incitent à l’identifier comme l’auteur de La Doublure de Magrite : non pas Georges Simenon puisque « ceci n’est pas un Maigret », mais Jean Lahougue[7] pastichant l’image publique de Georges Simenon au nom du respect jusqu’au-boutiste de la contrainte c). Ainsi l’identification de Lahougue à Simenon est-elle étendue hors des limites du strictement textuel et finit-elle par gagner la représentation iconographique péritextuelle des identités auctoriales – comme si, par l’effet d’un renversement, l’origine du pastiche devait en devenir conséquence et perdurer jusque sur le seuil du texte : son péritexte éditorial. Toutefois, l’hypothèse ne doit pas conduire à occulter la dimension stratégique du procédé qui, sous couvert d’ironie, permet d’affirmer de façon redondante la nature consciemment hypertextuelle du roman – ce qui invalide par avance tout soupçon de plagiat. Sur la première, comme sur la quatrième de surcouverture, le péritexte semble jouer des mêmes ressources, dispenser les mêmes informations et viser les mêmes effets : il est donc apparemment caractérisable par une forte redondance.

Manoeuvres compensatoires

Toutefois, l’insistance péritextuelle sur la dimension hypertextuelle de La Doublure de Magrite risque fort d’inciter les lecteurs à accorder à la contrainte pastichielle une importance disproportionnée en regard de la place qu’elle occupe dans le projet d’écriture de Jean Lahougue, où – l’épitexte généticien nous l’a appris – elle n’est qu’induite et somme toute secondaire. Aussi divers autres éléments du péritexte vont-ils remplir une fonction compensatoire, en spécifiant graduellement la part dévolue au pastiche. Ainsi de l’ensemble « résumé de l’intrigue + notice bibliographique » qui, toujours sur fond blanc, se déploie sous la photographie de « Lahougue-Simenon » :

À l’occasion d’un festival de jeune théâtre, Magrite, comédien amateur, joue le rôle de son homonyme, le célèbre commissaire Magrite, dans une adaptation scénique des romans de Georges Simon.

Un soir, alors qu’il regagne son hôtel, il est témoin d’un meurtre. La police officielle ne prend guère au sérieux sa déposition. Magrite en est réduit à mener seul l’enquête dans cette petite ville de province dont il hantera les bars louches, les discothèques, les salles de rédaction, les cercles de notables.

Seul toujours, il parviendra à ses fins, s’identifiant du même coup au héros qu’il incarne.

Auteur à ce jour de cinq volumes romanesques – dont Comptine des Height (prix Médicis 1980, qu’il refuse) où il reprenait à son compte le schéma directeur des Dix petits nègres d’Agatha Christie –, Jean Lahougue met ici en place une intrigue d’une singulière cohérence où le pastiche, détourné de sa fonction traditionnelle de dérision, constitue, assurément, un indice.

Sous couvert de porter à la connaissance des lecteurs de simples informations, l’auteur pluriel du péritexte leur dispense en fait des conseils destinés à orienter la réception du roman. Certes, le résumé de l’intrigue, délivrant les habituels renseignements relatifs au contenu événementiel et à l’univers diégétique du roman, semble aussi, et surtout, confirmer le contrat de pastiche, en insistant sur les rapports qui unissent cet hypertexte à son hypotexte simenonien[8]. Mais sa dernière phrase est susceptible de revêtir une valeur d’indice métatextuel dans la mesure où le mécanisme d’identification du protagoniste à autrui qui y est évoqué correspond à la première contrainte générative posée par Jean Lahougue. On pourrait à bon droit m’opposer que, la lecture du roman n’ayant toujours pas à proprement parler commencé, la détection de cette valeur indicielle ne saurait guère concerner que les (rares) lecteurs de l’épitexte généticien antérieur. Soit, mais il n’en est pas moins vrai que la dernière phrase du résumé de l’intrigue forme système avec divers éléments de la notice bibliographique qui lui fait suite, dans l’intention manifeste de faciliter le repérage lectoral des spécificités compositionnelles du roman – gage d’une « bonne » lecture (métatextuelle) d’après l’auteur. Ainsi surtout de la référence à Comptine des Height, qui permet de préciser que l’activité de réécriture constitue un choix esthétique récurrent[9] dans l’oeuvre de Lahougue. En outre, l’emploi d’un lexique technico-formaliste (« schéma directeur »), qui effectue de facto un tri au sein du public, tend visiblement à attirer l’attention sur la dimension formelle de l’écriture lahouguienne[10] ; ce que confirme la fin de la notice. Certes, pour qui n’a pas eu connaissance de l’épitexte auctorial antérieur, c’est-à-dire pour l’immense majorité du lectorat, il est encore trop tôt pour qu’elle fasse pleinement sens, mais on conviendra tout de même qu’elle possède une forte valeur programmatique : la « singulière cohérence » de l’intrigue constitue une suggestion métatextuelle (par essence connotative) de l’existence du système de contraintes génératives, et il est indéniable (« assurément ») que, dans la découverte de cette particularité compositionnelle et scripturale, l’attention portée aux mécanismes d’identification (Magrite-Maigret, Lahougue-Simenon) soit appelée à jouer un rôle de tout premier ordre. Voilà pourquoi il importe de préciser que le pastiche est ici « détourné de sa fonction traditionnelle de dérision », ce qui peut en faire un « indice » métatextuel. Cette précision est d’ailleurs d’autant plus indispensable que les éléments péritextuels, précédemment décrits et analysés, auraient au contraire pu donner à penser aux lecteurs que l’essentiel était justement le pastiche, sur fond de polémique ironique entre pasticheur et pastiché. Ainsi les auteurs du péritexte, en quelque sorte victimes de leur succès – le luxe des moyens mis en oeuvre pour l’élaboration de la surcouverture en fait en effet une réussite –, doivent à présent « corriger le tir » pour que les lecteurs du roman ne se lancent pas dans une activité de réception fondée sur des présupposés erronés – que paradoxalement seule l’accumulation des informations péritextuelles antérieures a pu leur mettre en tête. Ces nécessaires manoeuvres compensatoires confirment toute la difficulté qu’il y a pour un destinateur collectif à dispenser, par le biais d’un canal unique (le péritexte), des informations variées à un destinataire pluriel.

Le trait matériel commun de [...] [la jaquette et de la bande], qui autorise à les considérer tou[tes] deux comme des annexes de la couverture, est leur caractère amovible, et comme constitutivement éphémère, qui invite presque le lecteur à s’en débarrasser, une fois remplie leur mission d’affiche, et éventuellement de protection.

Genette, 1987 : 30

Écoutons Gérard Genette et débarrassons-nous (provisoirement) de la jaquette ; ôtons la doublure de La Doublure : le jaune et le noir cèdent la place au blanc et au rouge (inscriptions rouges sur fond blanc), le mixte icono-textuel tapageur s’efface devant la sobriété d’une présentation classique (verticalement : prénom et nom d’auteur, titre de l’ouvrage, indication générique – « roman » –, nom de la maison d’édition) qui, de plus, imite les caractéristiques de la collection où étaient parus les volumes romanesques de Jean Lahougue antérieurs à son refus du prix Médicis, « Le Chemin » aux éditions Gallimard – collection (aujourd’hui défunte) spécialisée dans la publication de textes généralement ambitieux et novateurs. Ce contraste patent vise à relativiser rétroactivement l’insistance de la surcouverture sur la dimension pastichielle du roman et tend ainsi à pré-orienter partiellement et avec souplesse les lectures qui vont suivre. En effet, ces évidentes différences de présentation renvoient à l’opposition contrastive entre littérature et paralittérature[11] et, dans cette perspective, la surcouverture amovible apparaît comme un masque paralittéraire – affirmant, avec ostentation, tant sa paralittérarité de façade que sa nature de masque – qui ne demande qu’à être ôté pour révéler et magnifier, par contraste, l’identité toute littéraire de l’ouvrage dont il dissimule provisoirement la couverture – et dont la sobriété est inversement gage de littérarité. Ce jeu sur les codes socioculturels du milieu éditorial vient donc relayer les informations dispensées par la notice bibliographique, en suggérant que la dimension hypertextuelle de La Doublure de Magrite, par ailleurs surabondamment déclarée, n’assigne pas pour autant au roman les limites génériques de son hypotexte : celles du roman policier. Ainsi les effets d’affiche de la surcouverture sont-ils rétrospectivement atténués et corrigés, le contrat bilatéral auteur-lecteurs progressivement affiné. En témoigne par exemple la reproduction, en quatrième de couverture, de l’ensemble « résumé de l’intrigue + notice bibliographique », dont l’importance pour l’orientation de la lecture est ainsi implicitement signalée, puisqu’il s’agit des seuls éléments de la surcouverture dupliqués à l’identique sur la couverture. On peut en outre y voir une confirmation du caractère « constitutivement éphémère » de la jaquette qui, une fois remplie sa mission d’affiche, cède la place à d’autres ressources, destinées à recadrer les protocoles de réception, notamment par le biais d’une explicitation rétroactive des excès péritextuels antérieurs.

Tel est le rôle du texte de loi reproduit, après deux pages muettes, en page 4 :

La loi du 11 mars 1957 n’autorisant, au terme des alinéas 2 et 3 de l’Article 41, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective, et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur et de ses ayants cause, est illicite (alinéa 1er de l’Article 40).

Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les Articles 425 et suivants du Code Pénal.

Ce qui doit être remarqué n’est pas tant la référence à la loi du 11 mars 1957, présente dans bien d’autres ouvrages, que la longueur de la citation, la valeur de glose des caractères romains, et surtout le réseau de sens ainsi établi avec d’autres éléments péritextuels qu’il nous reste à découvrir, tels que notamment la dédicace et l’épigraphe. Car, si on la considère isolément, la présence de ce texte de loi, sous cette forme, dans le péritexte de La Doublure de Magrite, peut passer pour partiellement énigmatique, malgré l’insistance de la surcouverture sur la dimension pastichielle du roman. Certes, le caractère double d’une telle écriture peut motiver ces précautions liminaires, mais cela n’explique pas tout : seuls les lecteurs de l’épitexte auctorial antérieur sont, à ce moment de la réception, en possession des informations qui leur permettent de comprendre que la reproduction in extenso de l’article de loi vise à expliquer la reformulation paraphrastique de l’épilogue à laquelle Jean Lahougue s’est vu contraint. Pour tous les autres lecteurs, il va falloir encore attendre quelque peu, au fil d’une progression dans un réseau péritextuel qui va graduellement aiguiser leur curiosité, affiner leurs éventuels soupçons et enfin leur livrer le fin mot de l’histoire :

« À Georges Simenon

néanmoins »

Tout d’abord, le choix de l’auteur pastiché comme dédicataire n’est ni réellement surprenant ni inattendu, puisque les éléments du péritexte précédemment analysés y ont préparé les lecteurs, de même que la tradition en matière de dédicace[12]. Adresser la dédicace à Georges Simenon revient une nouvelle fois à proclamer la nature hypertextuelle de La Doublure de Magrite, ce qui relève, semble-t-il, d’un phénomène de redondance, de saturation. Mais c’est évidemment l’adverbe « néanmoins » qui pose problème, car les informations qui lui permettraient de faire pleinement sens n’ont pas encore été portées à la connaissance des lecteurs. Il constitue donc ainsi à la fois une zone de relative indécision sémantique et une incitation à la participation herméneutique.

Mais, pour les récepteurs ayant pris connaissance de l’épitexte auctorial comme – nous n’allons plus tarder à le voir – pour les lecteurs disposant de l’intégralité des informations péritextuelles, l’adverbe « néanmoins » constitue une allusion transparente à l’opposition de Simenon à la publication du roman dans sa version originelle. Ce contexte particulier éclaire d’un jour nouveau certaines des analyses genettiennes de la dédicace :

« Pour Untel » comporte toujours une part de « Par Untel ». Le dédicataire est toujours de quelque manière responsable de l’oeuvre qui lui est dédiée, et à laquelle il apporte, volens nolens, un peu de son soutien, et donc de sa participation.

Ce n’est pas rien : faut-il rappeler encore que le garant, en latin, se disait auctor ?

Genette, 1987 : 127

Appliqués à une réécriture hypertextuelle – ce qui revient à porter l’éclairage de Seuils sur Palimpsestes –, ces propos prennent en effet une résonance particulière. « “ Pour Untel ” comporte toujours une part de “ Par Untel ” », « Pour [ou à] Simenon » une part de « Par Simenon » ; et pour cause, puisqu’en tant qu’auteur de l’hypotexte, Simenon est effectivement « responsable de l’oeuvre qui lui est dédiée » et y a apporté plus qu’« un peu de sa participation ». C’est donc fort logiquement qu’il devient, par le biais de la dédicace qui lui est destinée, auctor (garant) de l’hypertexte qui s’est greffé sur son oeuvre. Mais à la logique s’ajoute ici l’ironie, lisible dans l’adverbe « néanmoins » : la dédicace est adressée à Georges Simenon malgré son opposition formelle à la publication du livre, cause de modifications importantes, et maintenue en dépit du mauvais vouloir (« nolens ») du dédicataire. « Volens nolens » : bon gré mal gré, ou le récit d’une réticence ; des dédicaces qui se perdent... On remarquera une nouvelle fois l’influence de la pluralité des destinataires sur l’élaboration des messages péritextuels : si déclarativement la dédicace est effectivement adressée à Georges Simenon sur le mode performatif, elle n’en concerne pas moins et sans doute même davantage les lecteurs du roman, qu’elle tend à instruire à demi-mots des vicissitudes qui ont accompagné les étapes rédactionnelles – lesquelles trouvent leur origine dans les conceptions de la littérature antagonistes du dédicateur et du dédicataire. Ainsi le message privé est-il parasité par un message public qui a tôt fait de le déborder.

Passons rapidement sur l’épigraphe, située sous la dédicace :

« ... Il était capable de vivre la vie de tous les hommes, de se mettre dans la peau de tous les hommes... »

G. Simenon (La Première Enquête de Maigret)

En raison de cette proximité, l’hypotexte de La Doublure de Magrite est ainsi spécifié (sur un mode encore en partie hypothétique, malgré la convergence établie avec le titre de l’ouvrage figurant sur la photographie de la première de surcouverture) et renseigne les lecteurs sur la nature du pastiche : une continuation analeptique. De plus, le texte même de la citation, descriptif de la caractéristique psychologique fondatrice de la « méthode » de Maigret, annonce le thème capital de l’identification à autrui : pris au pied de la lettre, cet extrait constitue en effet une description de la contrainte a) d’identification du protagoniste à tous les personnages rencontrés[13]. L’épigraphe se caractérise donc par une intensification des fonctions canoniques dévolues à cet élément péritextuel, puisqu’elle justifie le titre du roman en révélant sa dimension rhématique et commente le texte en signalant son hypotexte et suggérant sa contrainte générative initiale. De plus, elle vient confirmer et amplifier l’effet de caution indirecte et ironique généré par la dédicace, puisque dédicataire et épigraphé sont ici une seule et même personne : Georges Simenon. Mais reste encore à préciser les raisons d’une telle surenchère ironique et à fournir aux lecteurs les explications qui apaiseront leur curiosité, désormais suffisamment en éveil – on peut le supposer. Il suffira d’un ultime[14] complément, situé à la page 222, pour que les soupçons engendrés par les lacunes soigneusement calculées de l’information péritextuelle se muent en certitudes :

Note de l’éditeur. Dans sa version originale, l’épilogue du présent récit reprenait mot pour mot les pages liminaires du roman La première enquête de Maigret de Georges Simenon. Celui-ci s’étant formellement opposé à la publication du livre, le nom du héros a été changé et l’épilogue modifié pour répondre aux exigences de l’article 41 de la loi du 11 mars 1957. Cependant, pour des raisons internes liées à la conception générale de l’ouvrage (dont le thème majeur est évidemment l’identification à autrui, jusque dans ses conséquences les plus formelles), la situation et le contenu de cet ultime chapitre, qui investissaient l’ensemble du texte, ne pouvaient être remis en question. C’est pourquoi sa version actuelle n’est que la paraphrase du texte d’origine. Le lecteur curieux pourra se rapporter au roman précité de Georges Simenon pour comparer les deux versions.

On constate que le péritexte de La Doublure de Magrite est bel et bien caractérisable par l’établissement d’un authentique réseau de sens, qui ne fonctionne à plein rendement qu’une fois la note de l’éditeur mise en place – comme on ferme un circuit électrique. Dès lors, tous les éléments péritextuels se mettent à faire sens les uns par rapport aux autres et se réactivent mutuellement dans une dynamique essentiellement plurivoque. C’est par exemple le cas du texte de loi, dont la présence (p. 4) n’a à présent plus rien d’énigmatique, puisqu’elle est légitimée par les révélations généticiennes de la note ; et symétriquement le texte de loi explicite la note, nombre de lecteurs pouvant ignorer la teneur exacte de l’article 41 de la loi du 11 mars 1957.

En outre, cette note de l’éditeur, pièce maîtresse du réseau péritextuel, possède une valeur préfacielle, car elle agit non seulement rétrospectivement mais aussi, et de façon décisive, prospectivement[15]. Dans une perspective rétrospective, elle tend à atténuer les effets de la surenchère à laquelle a donné lieu la proclamation du contrat de pastiche en en divulguant les motivations. Cette ostentation tapageuse est ainsi rétroactivement ramenée au rang de défoulement bien compréhensible, mais passager. Car l’essentiel est ici la dimension prospective, dans la mesure où la note, émanant du destinateur évidemment pluriel qu’est « l’éditeur », constitue aussi et surtout un guide de lecture. Exeunt les lectures projectives, « dupes » de l’effet-personnage et de l’illusion référentielle : il leur faut céder la place à un mode de réception distancié, à la fois lucide et ludique, reposant sur une prise en compte des phénomènes formels. Le destinateur de la note s’adresse donc à un public susceptible de s’intéresser à la dimension généticienne de la création littéraire, de prendre en considération les difficultés (contraintes et nécessités) de composition, c’est-à-dire à un public de spécialistes à même de convenir de certaines évidences, voire d’érudits et de chercheurs – comme l’indique la dernière phrase. On conviendra donc avec Genette de la « force d’intimidation herméneutique » (Genette, 1987 : 375) inhérente à certaines pratiques péritextuelles : en l’occurrence, la révélation généticienne ainsi que les sous-entendus subséquents contribuent à asseoir l’autorité de « l’éditeur », ce qui lui permet de glisser presque insensiblement d’une attitude informative à une attitude prescriptive. Pour (« bien ») lire ce roman, il est « évidemment » nécessaire de prêter attention au « thème majeur [...] de l’identification à autrui, jusque dans ses conséquences les plus formelles ».

Est-on pour autant fondé à ajouter, en dévoyant la fameuse formule de Nathanaël (Gide), « si telle n’est pas ta conception de la littérature, jette ce livre avant qu’il soit trop tard » ? En d’autres termes, s’agit-il ici de sélectionner le lectorat par une forme de tri anticipé ou de le guider par l’indication de présupposés utiles ? De toute évidence, en milieu éditorial, la première attitude serait suicidaire, puisqu’elle reviendrait à limiter de facto le nombre d’acheteurs potentiels de l’ouvrage ; mais il est vrai que la note de l’éditeur figurant à la page 222, les lecteurs dans leur extrême majorité – mis à part quelques « feuilleteurs » compulsifs – sont déjà en possession du livre lorsqu’ils en prennent connaissance. Aussi doit-on pencher pour la seconde hypothèse, ce qui ne règle pas pour autant tous les problèmes. Que penser en effet d’une telle tentative de programmation liminaire des lectures ? Sur un plan général, on pourrait estimer qu’il s’agit là d’une ingérence abusive de l’auteur, faisant bon marché de la dimension irrégulée, et en grande partie irrégulable, de l’activité lectorale. Mais il importe ici de tenir compte des particularités de la pratique d’écriture de Jean Lahougue, qui, dans La Doublure de Magrite, fait dépendre le sens même du roman de la découverte de la contrainte a) d’identification du protagoniste à autrui. Les suggestions péritextuelles tendent donc à dispenser aux lecteurs les informations qui leur permettront de se livrer à une lecture satisfaisante parce que satisfaite [16]. C’est donc aussi et surtout de leurs intérêts qu’il est ici question.

Il s’ensuit que la note de l’éditeur est fondée sur une dialectique de la suggestion et de la dissimulation, puisqu’il s’agit d’indiquer aux lecteurs l’existence du système de contraintes génératives, sans pour autant le leur révéler explicitement, ce qui les vouerait au simple constat de la virtuosité de l’écrivain – rôle fort peu gratifiant[17]. Enfin, reste à signaler, même si l’étude du phénomène excéderait de beaucoup mon propos, que si le péritexte remplit une fonction de prédétermination partielle des protocoles de réception, il est relayé de façon extrêmement efficace, dans le corps même du récit, par la mise à contribution de multiples ressources métatextuelles[18], de sorte qu’au seuil du texte comme en son sein tout est mis en oeuvre pour favoriser la découverte, par les lecteurs, des procédés élaborationnels utilisés par l’écrivain.

Bilan : productivité de la contrainte allographe

À l’issue de cette traversée du péritexte de La Doublure de Magrite, force est donc de convenir de l’étonnante productivité de la contrainte allographe, c’est-à-dire de l’opposition formelle de Georges Simenon à la publication du roman dans sa version originelle. En effet, ce veto est tout d’abord à l’origine d’une remarquable prolifération d’éléments péritextuels, l’exhibition ostentatoire et ironique de la dimension pastichielle du texte conférant à la surcouverture une extrême richesse esthétique, sémantique et pragmatique. Aussi convient-il de relativiser la dimension « constitutivement éphémère » de cette annexe de la couverture. Certes, dans une perspective exclusivement pragmatique, une fois achevée la première lecture, sa fonction d’avertissement n’a plus de raison d’être ; mais la densité polysémique du mixte icono-textuel pastichiel, comme la diversité des ressources utilisées font de l’objet une réussite esthétique, qui en outre continuera à produire du ou plutôt des sens multiples lors d’éventuelles relectures. Aussi serions-nous bien avisés d’obéir à l’injonction genettienne : « Ne jetez pas votre vieille jaquette : elle pourra servir à vos petits enfants, s’ils savent encore lire » (Genette, 1987 : 148).

Ensuite, nous avons vu que cette saturation du péritexte par les éléments favorisant l’institution du contrat de pastiche risquait d’inciter les lecteurs à accorder à cette contrainte générative induite et somme toute secondaire, compte tenu du projet d’écriture de Jean Lahougue, une importance disproportionnée. Aussi d’autres éléments péritextuels sont-ils mis à contribution afin de recadrer les protocoles de réception, d’une part en relativisant rétroactivement (en particulier par le biais de révélations généticiennes) le rôle du pastiche, d’autre part en suggérant aux lecteurs des pistes herméneutiques plus conformes aux intentions auctoriales. Or cette tentative pour pré-orienter avec souplesse et mesure les lectures du roman découle là encore, sur le mode indirect cette fois, du veto simenonien, puisqu’il s’agit à présent pour « l’éditeur » de La Doublure de Magrite de compenser les excès péritextuels, eux-mêmes générés par le refus initial du créateur de Maigret. Il s’ensuit que cette opposition contraignante se révèle à terme bénéfique puisqu’elle favorise, au moins potentiellement, la découverte par les lecteurs de la contrainte a) – découverte d’importance capitale car elle conditionne l’accès au sens du roman. Cela tient sans doute également à la dimension hypertextuelle du récit et à la nature de la contrainte principale, mais, de tous les romans de Jean Lahougue, La Doublure de Magrite est sans doute le plus accessible à un vaste public : Georges Simenon, volens nolens, n’y est pas pour rien.

Toutefois, reste à préciser pour finir que les effets générés par la productivité de la contrainte allographe ne sont peut-être pas exclusivement positifs. Sous l’appellation d’« effet-Jupien »[19], Gérard Genette désigne l’un des effets pervers de la surenchère péri- ou paratextuelle : « [...] le paratexte est un relais, et comme tout relais, il lui arrive parfois, si l’auteur a la main trop lourde, de faire écran, et finalement obstacle à la réception du texte » (ibid. : 89). On pourrait certes penser que ce danger guette surtout les productions relevant d’une esthétique réaliste, dont la surcharge péri- ou paratextuelle insisterait ainsi fort malencontreusement sur l’être-livre ; menace qui ne saurait peser sur les créations de Jean Lahougue, puisque l’une de ses ambitions récurrentes est d’attirer l’attention des lecteurs sur la fictionnalité de ce qu’ils lisent. Mais dans ce cas particulier, l’« effet-Jupien » peut tout de même jouer, sous une forme atténuée, et à un autre niveau : pour le dire simplement, et peut-être brutalement, le texte de La Doublure de Magrite est-il à même de soutenir la comparaison avec son remarquable péritexte, lui-même déjà si fortement textualisé ? Il ne s’agit nullement d’inciter à quelque absurde fétichisme péritextuel ; simplement de constater que « l’éditeur » du texte a placé la barre particulièrement haut. Mais à cette question seuls les lecteurs réels, dans leur pluralité, sont à même d’apporter réponse. Vous savez donc ce qu’il vous reste à faire.