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Même si, comme l’a souligné Froissart (2002a : 23-46), la rumeur donne lieu à « autant de définitions que de chercheurs », ses définitions ayant longtemps péché par leur imprécision et leur subjectivité, quelques traits distinctifs du phénomène semblent aujourd’hui pouvoir être dégagés sans trop de risque : la rumeur est (a) une information qui est (b) diffusée largement, (c) sous la forme narrative (d) et le plus souvent oralement (mais parfois aussi par écrit ou par l’image – voir Froissart, 2002b), (e) qui ne fait pas l’objet d’une attestation légitimée[1] et (f) qui est propagée le plus souvent (mais pas toujours) dans le but de nuire à quelqu’un ou de contester une vérité établie. Il est cependant entendu que plusieurs de ces traits sont sujets à interprétation et qu’aucun ne suffit à lui seul. C’est leur combinaison qui fait d’une information une rumeur.

Les similitudes entre ce phénomène et celui de la stéréotypie n’ont, jusqu’à ce jour, guère été mises en exergue. Il me semble cependant qu’elles sont nombreuses et qu’elles amènent à jeter sur la rumeur une lumière des plus intéressantes. Je voudrais m’adonner ici à une petite sémiologie de la rumeur considérée dans ses dimensions stéréotypiques.

Portrait du stéréotype

Commençons par préciser les traits du stéréotype. Comme j’ai déjà eu l’occasion de l’exposer quelques fois (voir Dufays, 1994, 1997, 2001), à la suite de Ruth Amossy (1991) et de quelques autres, la stéréotypie est un phénomène pouvant affecter trois niveaux de réalités :

  • le langage (les expressions usées du genre une adorable candeur, des bocages verdoyants, le style pathétique du romantisme et l’écriture « objective » du Nouveau Roman) ;

  • la structure linéaire et configurationnelle des genres discursifs (le plan thèse-antithèse-synthèse dans la dissertation, les fonctions narratives du conte merveilleux, les personnages types du western) ;

  • les représentations idéologiques (l’innocence des enfants, la bêtise des Belges, l’impérialisme des Américains).

La stéréotypie est par ailleurs dotée de sept caractéristiques :

  • une caractéristique structurelle : le semi-figement des composants[2], qui sont comme quasi collés l’un à l’autre et au contenu qu’ils servent à désigner ;

  • trois caractéristiques quantitatives : la fréquence d’emploi, le caractère collectif et le caractère durable ;

  • un trait lié à la production du phénomène : son caractère « inoriginé » et donc anonyme ;

  • deux traits liés à l’énonciation et à la réception du phénomène : le caractère automatique de son usage et son caractère axiologiquement problématique et réversible.

Le dernier trait est fondamental, car c’est lui qui distingue le stéréotype, au sens ordinaire du terme, de ces stéréotypies « neutres » que les cognitivistes et les linguistes nomment schémas, scripts, « frames », structures, etc. Autrement dit, il ne suffit pas qu’un phénomène soit semi-figé, récurrent, collectif, durable, inoriginé et automatique pour relever de la stéréotypie ; il faut encore qu’il fasse problème sur l’un ou l’autre des plans suivants :

  • sur le plan informationnel et esthétique (si on se situe dans le cadre d’une esthétique moderne qui valorise l’effet de surprise), c’est un signe banal, prévisible, rebattu, usé et donc dénué de valeur ;

  • sur le plan psychologique, c’est un signe intellectuellement faible, qui trahit le manque d’autonomie et de personnalité, et donc la dépendance, voire l’aliénation de son utilisateur ;

  • sur le plan référentiel, c’est un signe simpliste, réducteur, trop général ou trop abstrait, voire carrément erroné, en tout cas inadéquat, qui trahit un déficit de concrétude, de précision et de complexité ;

  • sur le plan éthique (toujours s’il s’agit d’une représentation), c’est un signe injuste, discriminatoire, violent à l’égard des réalités et des personnes auxquelles on l’applique.

Ainsi, non content d’être décevant, le stéréotype est à la fois bête, menteur et méchant (Duneton et Pagliano, 1978 : 117-137). Il n’est pas besoin de longues analyses pour constater que ces différents défauts n’ont rien d’objectif et qu’ils sont pointés seulement par des observateurs extérieurs qui n’adhèrent pas aux valeurs du phénomène. Le lieu commun ou le cliché, c’est le discours de l’autre dont je ne veux pas, disait à peu près Jean Paulhan dans Les Fleurs de Tarbes (1941). Autrement dit, la stéréotypie est davantage une notion polémique qu’un concept scientifique. C’est ainsi qu’un même thème peut connaître un double et contradictoire procès de stéréotypage. L’idée qui veut que les États-Unis d’Amérique incarnent au mieux les valeurs de démocratie, d’humanisme et de respect des droits de l’homme est généralement perçue comme une vérité forte et mobilisatrice par les dirigeants de ce pays et leurs électeurs, mais elle est dénoncée comme un stéréotype banal, indigent, mensonger et injuste par beaucoup d’autres personnes qui, à l’inverse, soutiennent que l’Amérique est une nation impérialiste et hypocrite. En retour, les défenseurs de l’Amérique dénoncent l’assimilation « USA = impérialisme » comme un grossier stéréotype qui trahit lui-même l’absence de nuances et d’objectivité de ceux qui y adhérent. Toute stéréotypie porte ainsi en germe sa contre-stéréotypie qui, sur le plan du fonctionnement structurel et énonciatif, ne vaut pas mieux qu’elle.

Cette analyse montre aussi qu’il est bien difficile, lorsqu’on défend une idée, quelle qu’elle soit, de se mettre à l’abri du reproche de stéréotypie. Soutenir une thèse, c’est toujours, forcément, sélectionner certains éléments dans la réalité au détriment de certains autres pour édifier un schéma cohérent et orienté, qu’un objecteur pourra toujours juger banal, faible, simpliste ou discriminatoire.

Stéréotypie de la rumeur

Cette définition permet d’emblée de constater les accointances du stéréotype avec la rumeur. Celle-ci, certes, ne concerne que le plan des représentations, mais, cette restriction mise à part, presque toutes les caractéristiques de la stéréotypie s’y retrouvent. Si l’on songe, par exemple, à la rumeur qui circule en Belgique depuis bientôt huit ans, et qui veut que, derrière l’« affaire Dutroux », se cache un grand réseau de pédophilie qui aurait des ramifications dans les plus hautes sphères de la société belge et qui bénéficierait de protections de la part d’un certain nombre de policiers et de magistrats, voire de journalistes et de personnalités politiques, on retrouve bien dans cette rumeur :

  • le semi-figement (autrement dit l’amalgame) des composants : « affaire Dutroux » est automatiquement associée dans l’esprit de plusieurs à « réseau de pédophilie », à « incurie de la justice » et à « protections policières » ;

  • la fréquence : l’idée a été colportée abondamment dans la presse et par le bouche à oreille ;

  • le caractère collectif : elle est connue par un grand nombre de personnes ;

  • le caractère inoriginé : personne n’assume d’être à l’origine de la rumeur du réseau ; celle-ci est plutôt le résultat d’une conjonction de « révélations » et de « fuites » diffuses, émanant de témoins, d’enquêteurs ou de « journalistes d’investigation », à propos de faits qui semblaient attester l’existence d’un tel réseau, mais qui n’ont jamais été confirmés ;

  • le caractère durable : la rumeur est née dès l’éclatement de l’« affaire Dutroux » en 1996, elle n’a que très peu faibli depuis lors et tout semble indiquer qu’elle se poursuivra au-delà du procès, quel que soit son verdict ;

  • le caractère automatique et non distancié de l’énonciation : les adeptes de la rumeur la colportent sans prudence, sur le mode de l’évidence incontestable ;

  • le caractère axiologiquement problématique et la réversibilité : si ses partisans y voient une vérité cachée, la rumeur du grand réseau est un fantasme aberrant pour ses détracteurs, qui y voient à la fois un signe de relâchement intellectuel, une contre-vérité (une erreur référentielle) et une thèse nocive pour les valeurs démocratiques (c’est-à-dire une faute éthique).

Il semble donc que la rumeur participe largement du phénomène de la stéréotypie, au même titre que les idées reçues et les stéréotypes idéologiques ; ainsi, de même qu’un stéréotype est le résultat d’une évolution (le stéréotypage) qui amalgame les relations entre des éléments au départ autonomes (les stéréotypèmes) (voir Dufays, 2001), la rumeur se construit peu à peu, en schématisant et en agglutinant progressivement les éléments qui la constituent. Enfin, comme la stéréotypie, la rumeur relève de la vox populi, du « on » anonyme (il paraît que…) et suppose une adhésion qui est plus de l’ordre du préjugé a priori (c’est vrai parce que tout le monde le dit) que de l’analyse raisonnée.

Qui plus est, comme l’a souligné Kapferer (1987 : 131), le résultat d’une rumeur tend le plus souvent à la confortation d’une stéréotypie idéologique. Derrière la rumeur du réseau de pédophiles belges, il y a l’idée reçue selon laquelle la classe des puissants serait infiltrée par des monstres sans scrupules ; derrière la « rumeur d’Orléans » analysée par Morin (1982), il y a le fantasme de ces civilisations barbares (africaines ou orientales) qui pratiqueraient depuis toujours la « traite des blanches » ; etc. Croire à de telles rumeurs revient à se conforter dans une idéologie identitaire, repliée sur des valeurs conservatrices et sécuritaires.

Parallèlement, la rumeur ferait bon ménage avec la stéréotypie verbale : si l’on en croit Gritti (1978 : 14), « Le régime le plus habituel [de la rumeur] est celui de l’assertion stéréotypée ou de la supposition vague et sommaire ». Froissart (2002 : 36) a certes raison de noter qu’un tel propos révèle davantage le sentiment du chercheur que la description objective du phénomène ; il n’en est pas moins le symptôme de la proximité qui est volontiers perçue entre les fonctionnements de la stéréotypie et de la rumeur.

Soulignons enfin que le départ entre rumeur et vérité n’est pas plus simple à établir que celui qui distingue le stéréotype de la représentation complexe : au-delà des cas extrêmes et évidents, il existe toute une gamme de situations intermédiaires qui attestent de l’omniprésence de ces phénomènes. Rumeur comme stéréotypie auraient donc aussi en commun d’être des phénomènes graduels, aux frontières floues et indécidables.

Spécificités de la rumeur

La rumeur ne se confond pas pour autant avec la stéréotypie. À côté des traits qui rapprochent les deux phénomènes, il faut en effet en souligner trois au moins qui les distinguent :

  • alors que le stéréotype désigne une association d’idées générales, qui a trait à un thème assez large (le Belge, la mort, le football, l’informatique), et relativement intemporelles, la rumeur désigne une information spécifique qui touche une personne ou un objet précis à un moment donné (pensons à la rumeur de la mort de Paul McCartney en 1969 [Kapferer, 1987 : 36-39], à celle qui affirme que JFK aurait été abattu par la CIA, etc.) ; sur ce point, la rumeur est à l’information ce que la citation est à la stéréotypie ;

  • alors que le stéréotype relève de l’idée, de la représentation statique, la rumeur relève du récit. C’est ainsi qu’on peut fort bien combiner un stéréotype et une rumeur : par exemple, la rumeur, qui prétend qu’aucun avion ne s’est écrasé contre le Pentagone le 11 septembre 2001 (Froissart, 2002), véhicule la doxa selon laquelle les États-Unis sont une vaste entreprise de manipulation de l’opinion mondiale ;

  • enfin, tandis que le stéréotype auquel on adhère n’est jamais nommé comme tel (on croit en des idées, non en des stéréotypes), la rumeur, malgré son caractère souvent péjoratif, peut fort bien être acceptée et relayée en tant que rumeur. Comme l’ont démontré A. Klein et S. Marié (dans Gryspeerdt et Klein, 1995 : 41-105), de nombreux journalistes n’ont pas de problème pour relayer des informations qu’ils qualifient eux-mêmes de rumeurs[3].

Les différences entre rumeur et stéréotypie commencent ainsi à se préciser quelque peu. Je voudrais toutefois mener la comparaison plus avant en m’intéressant aux trois phases par lesquelles un stéréotype et une rumeur se propagent, à savoir la phase de production, la phase de réception et la phase de relais.

1. Lancement

Comme le stéréotype, la rumeur est produite dans l’anonymat, mais à la différence de son cousin, qui peut réellement surgir d’une convergence d’énoncés communs produits au même moment en des lieux divers, elle est généralement produite consciemment par un individu, qui agit dans le but de nuire, de manière plus ou moins masquée. Un exemple de lancement d’une information qui pourrait bien, qui sait ?, devenir une rumeur, vient ainsi d’arriver sur mon ordinateur au moment où j’écrivais cet article :

Appel à l’insurrection

J’appelle chaque Français à prendre les armes contre nos actuels magistrats car il est vrai que la plupart d’entre eux appartiennent à des organisations satanistes.

Paul de Maison Neuve

Le texte est signé, mais d’un nom qui varie selon les pages du site Internet lié au message (ailleurs, il devient Paul Van Nieuwenhuyse, ce qui est la traduction néerlandaise de « de Maison Neuve »), et l’on voit bien que l’espoir de celui qui lance un tel « bruit » est que celui-ci soit relayé par d’autres canaux que le sien. Une rumeur oublie vite sa signature, quand elle en a une. Pour autant, une thèse largement diffusée ne devient pas automatiquement rumeur. P. Froissart a ainsi raison d’affirmer que l’hypothèse, selon laquelle aucun avion ne s’est écrasé contre le Pentagone le 11 septembre 2001, ne constitue pas en soi une rumeur, puisqu’elle émane exclusivement d’un livre signé par un journaliste français, Thierry Meyssan, sous le titre L’Effroyable imposture. Ce récit à thèse ne deviendra rumeur que s’il continue à se propager dans l’ignorance de sa source originelle.

De la même manière, une séquence narrative comme celle de la mort des amants à la fin de Tristan et Yseut ne constitue pas en soi un stéréotype, mais un intertexte précis, situé, daté, pouvant faire l’objet de citations, d’évocations ou d’allusions (alors qu’on dira plutôt du stéréotype qu’il fait l’objet de reprise ou de reproduction). Tout change si on songe aux points communs de cette séquence avec d’autres récits (comme Pyrame et Thisbé, Roméo et Juliette ou Pelléas et Mélisande), qui se terminent également par la mort successive des deux amants, le second se suicidant ou se laissant mourir par désespoir devant la mort du premier. Si, en outre, on se sert de ce scénario général pour produire différents récits en y modifiant les éléments précis du texte originel (nom et statut des personnages, contexte de l’histoire, moyens par lesquels chacun des amants trouve la mort), l’intertexte se mue en stéréotype narratif. De même, certaines idées établies, comme les pensées nazies développées par Hitler dans Mein Kampf, sont peu à peu devenues des stéréotypes du national-socialisme lorsqu’elles ont été ressassées par des millions d’adeptes.

Ces exemples montrent bien que, souvent, on ne naît pas rumeur, pas plus qu’on ne naît stéréotype, mais qu’on le devient. La différence est qu’au contraire de la création du stéréotype, qui se fait presque toujours en toute inconscience, le lancement de la rumeur procède d’une volonté : souvent la volonté de nuire à un adversaire ou à une thèse que l’on rejette, et toujours la volonté d’accroître son propre pouvoir sur autrui par la divulgation d’une information prétendument secrète ou inavouable. Pour cette raison, la rumeur n’est généralement pas lancée dans n’importe quel contexte : s’il veut lui assurer le meilleur impact, son auteur veille le plus souvent à la propager dans les lieux et milieux susceptibles d’être réceptifs aux valeurs qu’elle véhicule. C’est pourquoi Internet, qui est le repaire de tous les curieux et de ceux qui veulent être « dans le coup », est sans doute devenu aujourd’hui le lieu d’expansion privilégié du phénomène.

2. Réception

S’ils se distinguent par la volonté qui les sous-tend, le stéréotype et la rumeur se rejoignent par leurs modes de réception. Quels sont en effet les modes de réception et les effets possibles d’une rumeur ? De l’adhésion à l’incrédulité, en passant par la joie secrète ou la complicité honteuse, le récepteur de rumeurs révèle et déploie toute une gamme de postures interprétatives et axiologiques qui ne diffèrent pas, pour l’essentiel, de celles qu’on peut adopter à l’endroit des stéréotypes.

Gardons l’exemple de la rumeur du réseau de pédophiles. De celle-ci, en fonction de la posture qu’on adopte, on pourrait dire bien des choses en somme. Naïf : « Moi, je vous le dis, tous les puissants se tiennent, et ils ont des choses à cacher, c’est sûr ». Critique : « Quoi, vous croyez vraiment dans ce fantasme du grand réseau ? ». Ludique : « Réseau ou pas réseau, that is the question ». Plus globalement, on pourrait distinguer ici, comme je l’ai fait à propos de la stéréotypie (Dufays, 1994 : 225-286), les trois grandes postures réceptrices de la participation psychoaffective (j’adhère à l’histoire et aux valeurs qu’elle véhicule, au point de m’y identifier en partie), de la distanciation critique (je refuse de croire à l’histoire et, au lieu de la reproduire sans plus, j’en dénonce les limites et je l’analyse tant du point de vue de la forme que du contenu) et du va-et-vient dialectique (j’ai conscience du caractère douteux de cette histoire, mais je l’assume et la propage malgré tout)[4].

C’est cette diversité des réactions qui maintient la rumeur et le stéréotype dans leur statut. L’un, comme l’autre, reste ce qu’il est seulement s’il est accepté et relayé par un grand nombre de ses récepteurs et contesté par d’autres. À l’inverse, si tout le monde croit dans la rumeur, elle acquiert une légitimité qui la fait sortir de son flou constitutif ; de même, si tout le monde adhère à un stéréotype, il perd sa stéréotypie pour devenir une vérité partagée.

Cela dit, alors que le stéréotype est souvent reçu comme il est énoncé, de manière automatique, dans l’ignorance de son statut spécifique, la rumeur est plus volontiers reçue et relayée avec la conscience de ce qu’elle est. Répétons-le, il est moins honteux de colporter un récit qualifié de « rumeur » que de ressasser des « stéréotypes » assumés comme tels.

Il faudrait ici s’interroger sur la fascination paradoxale qu’exerce la parole floue, inoriginée, anonyme, dans un monde qui ne cesse par ailleurs d’affirmer les valeurs de l’empirie et de la rationalité.

La raison de cet attrait me semble résider d’abord, précisément, dans le besoin de rupture avec les règles trop strictes de l’information rationnelle : la rumeur plaît parce qu’elle ouvre la porte à l’imaginaire, qu’elle échappe au diktat de la certitude. Similairement, le stéréotype séduit par son caractère global et émotionnel, son aptitude à absorber sans trop de discernement une infinité de situations et de référents particuliers.

Sans doute pourrait-on aussi rattacher l’engouement des humains pour la rumeur et pour les stéréotypes (dans leurs réalisations narratives) à la fascination anthropologique pour la fiction qu’a si brillamment analysée J.-M. Schaeffer (1999).

Mais surtout, il faut souligner le caractère inévitable des rumeurs et des stéréotypes. « On ne s’entend que sur les lieux communs », disait déjà Gide , et il n’y a pas de compréhension sans stéréotypes, ont ensuite montré Riffaterre (1979) et Grivel (1986) (voir aussi Dufays, 1994). De même, je serais tenté de dire qu’il n’y a pas d’informations sans rumeurs : notre esprit a autant besoin de rumeurs que d’informations vérifiées et légitimées, tout simplement parce que lorsqu’une information nous arrive, il nous est souvent impossible de vérifier d’emblée sa légitimité. Avant d’être une information, l’assassinat de Kennedy, comme les attentats du 11 septembre, comme l’annonce de la victoire de l’extrême droite aux dernières élections flamandes ont été, pour la plupart des citoyens, des rumeurs. Ce n’est qu’après un certain temps (qui peut être très long parfois) que le départ s’opère entre les faits légitimés et ceux qui garderont le statut de rumeur. Ainsi, loin d’être seulement une information dévoyée, la rumeur serait d’abord le régime par lequel nous parvient une large part des informations que nous finissons par reconnaître pour légitimes.

3. Relais et diffusion

Un dernier trait commun au stéréotype et à la rumeur est le pouvoir qu’ils exercent sur nombre de leurs récepteurs : tous deux fascinent parce qu’ils proviennent d’une source inconnue mais diffuse, qui semble déjà partagée par nombre de personnes. En y adhérant, en les reprenant ou en les relayant, on rejoint dès lors un cercle d’initiés, on est « dans le coup ». C’est sans doute là d’abord que réside l’étrange séduction de l’inoriginé.

Si, de nouveau, la rumeur s’écarte ici du stéréotype, c’est parce que le plaisir qu’on éprouve à la diffuser et à la relayer tient aussi au fait qu’elle touche à des secrets : or, divulguer un secret est une autre manière efficace de se donner du pouvoir. Plaisir de la communauté retrouvée, plaisir du secret divulgué : telle pourrait bien être la double clé de la jouissance rumorale.

C’est en tout cas bien de goût du pouvoir qu’il est question ici et là. C’est pour cette raison que le mode de diffusion privilégié de la rumeur, comme celui de la stéréotypie, est celui du « on », du discours anonyme rapporté, du conditionnel attestant le caractère non assuré de l’information (« On m’a dit que », « il paraît que », « Un tel aurait dit que », « Une telle serait atteinte de ») : si la source n’est jamais citée, c’est parce que l’anonymat, qui garantit le secret, confère aussi une aura à celui qui le relaie.

Lancement, réception, relais : en analysant ces trois phases, on voit se confirmer les rapports étroits qui unissent le fonctionnement des rumeurs et celui des stéréotypes : ici comme là, il est question d’une parole incertaine qui construit sa légitimité sur la fréquence et l’absence de sources, que l’on peut énoncer et recevoir selon des régimes axiologiques très distincts, qui fascine à différents niveaux et dont l’usage confère un pouvoir certain à ses propagateurs. L’analyse pourrait bien sûr être poussée plus avant, sur la base d’un corpus plus vaste, mais elle suffit déjà, je l’espère, à poser les bases d’une rumorologie davantage ancrée dans la théorie de la stéréotypie.

Une question peut-être impertinente pour finir : comment expliquer l’inflation incessante que les discours sur la rumeur connaissent depuis deux décennies ? Que le phénomène soit intéressant à traiter pour des sociologues, nul n’en disconvient, mais justifie-t-il pour autant la multitude de colloques et de monographies qui lui sont consacrés ? N’y a-t-il pas là comme une nouvelle stéréotypie discursive, un besoin d’épaissir toujours plus l’écran de fumée rumoral par un écran de métadiscours ? Autrement dit, la rumeur ne serait-elle pas devenue le thème chic par excellence de la recherche sociologique ?

Comme je crains, en insistant davantage sur cette suggestion, de participer à mon tour au lancement d’une nouvelle rumeur aux effets incontrôlables, je m’empresse de préciser qu’il ne s’agissait là que d’une pirouette de chute... Tant pis pour moi si mon lecteur décide de la prendre au sérieux !