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La littérature québécoise contemporaine affiche une volonté bien marquée de brouiller les frontières génériques établies par l’usage. Alors qu’un essai, pensons à La Bulle d’encre (1997) de Suzanne Jacob, mélange joyeusement les discours argumentatifs, les textes à teneur autobiographique et les récits fictifs, un texte dramatique, Cendres de cailloux (1992) de Daniel Danis, par exemple, privilégie, au détriment de l’action et du dialogue, la rétrospection, l’intériorisation et la juxtaposition de monologues, tandis que le roman, comme en témoigne Un habit de lumière (1999) d’Anne Hébert, ne se gêne pas pour emprunter à la forme dramatique sa façon spécifique de déléguer la parole aux personnages. Il résulte de cette pratique transgressive des œuvres originales, intrigantes, parfois déconcertantes, qui résistent aux modèles d’analyse traditionnels. La difficulté ne consiste pas tant dans le repérage des genres mis en présence, ni dans la désignation comme telle d’un phénomène qui s’accommode des termes les plus variés, allant de l’écriture de l’hétérogène à celle de l’hybridité textuelle en passant par l’écriture plurielle, mais bien dans l’intégration et la signification des différents éléments génériques mis en présence. Partant de l’hypothèse que cette pratique témoigne, non pas du désir d’abolir les frontières entre les genres, mais plutôt d’une volonté d’instaurer entre eux une relation dynamique et structurante, nous proposons d’analyser ces « écritures polyphoniques » en utilisant un modèle théorique[2] qui tienne compte de ces phénomènes intergénériques. Les processus identifiés jusqu’à maintenant comme faisant partie dudit modèle sont l’hybridation, la transposition et la différenciation ; ils permettent, chacun à sa manière, d’expliquer la dynamique générique en instaurant entre les genres convoqués différents types de relations.

La présente étude s’intéresse à la transposition, figure qui implique « la reprise de traits génériques caractéristiques d’un genre donné dans des œuvres où ils semblent plus inattendus »[3]. Deux textes québécois contemporains y font appel de façon très convaincante : ce sont Scènes d’enfants (1988) de Normand Chaurette et Le Dernier Délire permis (1990) de Jean-Frédéric Messier. Chaurette, ce dramaturge dont le nom reste attaché à Provincetown Playhouse, juillet 1919, j’avais 19 ans (1982), a acquis la réputation de produire des « textes originaux et déroutants qui recèlent une richesse indéniable »[4]. Scènes d’enfants, son premier récit[5], renforce cette opinion puisqu’il insère, dans ce qui ressemble à la fois à une enquête policière, à un mélodrame et à un traité de dramaturgie, un texte dramatique complet. Tandis que Chaurette est spontanément associé, avec René-Daniel Dubois, au changement dramaturgique du début des années 1980, Messier est plutôt identifié au groupe de Cabaret neiges noires (création : 1992 ; publication : 1994) qui poursuit le travail de rupture amorcé par les aînés, mais en poussant encore plus loin la contestation, la dérision et l’expression d’un « immense désarroi traversé par une quête désespérée de bonheur »[6]. Son texte dramatique, Le Dernier Délire permis, qui raconte la représentation d’un roman écrit par le personnage Elvire, rejoint donc, dans la perspective de la dynamique des genres, le récit Scènes d’enfants de Chaurette, dont le narrateur, un certain Mark Wilbraham, est également l’auteur du texte dramatique enchâssé et représenté virtuellement. Après avoir expliqué le fonctionnement du processus de transposition et en avoir dégagé les caractéristiques spécifiques, nous montrerons comment ce phénomène dynamique se manifeste sous deux formes différentes. D’une part, il se retrouve au cœur de la structure narrative des œuvres et, d’autre part, il intervient dans le discours par un changement de registre.

La figure de transposition

La transposition telle que nous l’entendrons ici correspond, nous l’avons déjà indiqué, « à la reprise de traits génériques caractéristiques d’un genre donné dans des œuvres où ils semblent plus inattendus ». Plus particulièrement, la transposition se manifeste par une intrusion de composantes génériques exogènes venant déstabiliser les traits du genre d’accueil, mais sans totale contamination. Il se crée alors au sein de l’œuvre un système textuel plutôt instable où une dominante générique n’a d’autre choix que d’accueillir des paramètres clairement associables à un autre genre. Si l’hybridation met en scène une relation fusionnelle paritaire aboutissant à la création d’un troisième type autonome et différent et que la différenciation se manifeste lorsque des genres différents sont mis en présence tout en demeurant nettement identifiables, la transposition met de l’avant une relation de hiérarchie entre deux genres : celle d’une affiliation à un genre « fort », englobant, qui se trouve déstabilisé par l’intrusion d’un corps étranger, mais qui demeure reconnaissable. En d’autres termes, il s’agit d’injecter au genre d’accueil des traits génériques qui relèvent d’autres genres, ce qui a pour effet de déstabiliser ce genre d’accueil sans toutefois le dénaturer.

La transposition peut revêtir différentes formes. Les textes étudiés nous conduisent à en distinguer deux. La première s’organise autour du déplacement d’éléments définitoires d’un genre dans un autre genre, cette dynamique visant à modifier un paramètre du genre « fort ». L’insertion du récit fictionnel au sein du genre essayistique, dans La Bulle d’encre de Suzanne Jacob, par exemple, illustre éloquemment cette figure de transposition, car, dans ce cas-ci, la venue de quelques-unes des principales caractéristiques du genre narratif tente en quelque sorte de contaminer l’essai, sans toutefois remettre en question la désignation générique première. La seconde concerne plutôt les changements de registre. Il ne s’agit pas ici d’un emprunt, mais plutôt d’une modulation, d’un changement de tonalité qui produit une sensation de « bougé » déstabilisant le genre. Par exemple, la pièce Vie et mort du roi boîteux de Jean-Pierre Ronfard s’inspire largement de l’œuvre canonique de Shakespeare en la réactualisant dans un univers populaire, selon une volonté bien affichée de « célébrer la dérision et la bâtardise »[7]. Ce changement de registre – on passe alors d’un ton plutôt noble et sérieux à un « traitement carnavalesque »[8] qui privilégie le trivial, l’hétéroclite et le bigarré – crée alors un effet d’étrangeté au sein du texte dramatique.

En fait, la transposition, quelle que soit sa forme, amène une relation dynamique entre des modèles génériques reconnaissables et semble surtout désigner des modulations d’ampleur restreinte qui ne conduisent pas à l’apparition de nouveaux genres, mais qui rendent plutôt compte du travail d’expérimentation formelle d’écrivains dans une pratique donnée. Voyons comment elle se manifeste dans les deux textes que nous avons choisi d’étudier.

Le récit Scènes d’enfants de Normand Chaurette met en scène les tribulations de Mark Wilbraham, un dramaturge qui, à la suite de la mort de sa femme Vanessa atteinte de folie, cherche à reprendre la garde de sa fille Cynthia qui lui a été enlevée sur ordre de la Cour par ses beaux-parents, Léontyne et Grigor Wilson, ce dernier étant gouverneur de Virginie. Si la figure de transposition est bien présente, c’est que le récit narré par Wilbraham, qui appartient au genre dominant, en l’occurrence, le genre narratif, se trouve quelque peu ébranlé par l’intrusion en son sein d’un texte dramaturgique complet qui s’avère d’ailleurs déterminant dans le parcours du dramaturge. En effet, aidé de deux actrices, l’homme de théâtre a mis au point un plan d’action des plus insensés pour récupérer sa fille : écrire une pièce destinée à n’être jouée qu’une fois chez les Wilson, avec leur participation involontaire, « et qui devrait les obliger à révéler le mystère qui les hante depuis vingt ans et qui a eu raison, croit-il, de la santé de Vanessa »[9]. Le récit narré par Wilbraham repose entièrement sur l’écriture de son texte dramaturgique et semble même s’interrompre pendant la narration de sa représentation. Dès lors, le genre d’accueil ne peut manquer d’être quelque peu troublé par la présence d’un important segment dramatique.

En fait, à partir du moment où Wilbraham rapporte le contenu de sa pièce à jouer chez les Wilson, plusieurs paramètres génériques plus spécifiquement dramatiques prennent tellement de place au sein du genre dominant, qu’à un certain moment on ne sait plus si l’on est encore dans le récit ou si l’on a été projeté à l’intérieur d’un texte de théâtre. Cette sensation de décalage générique s’avère perceptible sur une soixantaine de pages et se résorbe dans les derniers instants du récit. Toutefois, si l’incursion d’éléments exogènes apparaît à cet endroit de la narration pour ébranler le genre d’accueil (la distribution des personnages suit une dédicace et un titre inscrit en lettres majuscules, des indications scéniques précisent le cadre spatio-temporel, la règle des trois unités est respectée et plusieurs formes de discours proprement dramatiques comme le monologue, l’aparté, la tirade sont repérables), le récit demeure le genre dominant. À preuve, la présentation matérielle des dialogues demeure celle des genres narratifs puisque le nom des personnages n’est pas indiqué avant chaque réplique ; le narrateur-personnage est toujours présent pour commenter le déroulement de la représentation de la pièce ; le temps passé est largement utilisé ; et la pagination du texte dramatique poursuit celle du récit[10], établissant ainsi que c’est bien la narration première et enchâssante qui se poursuit. Le texte dramatique enchâssé se voit donc lui-même contaminé par le narratif. Quoi qu’il en soit, puisque plusieurs traits génériques propres au genre dramatique viennent troubler l’œuvre narrative sans toutefois parvenir à la dénaturer, il est clair qu’une dynamique de transposition s’installe dans Scènes d’enfants.

Le Dernier Délire permis, pièce « vaguement inspirée » du Dom Juan de Molière, présente également une dynamique générique relevant de la transposition. En effet, si cette œuvre de Jean-Frédéric Messier est un texte dramatique, elle se trouve quelque peu bouleversée par le genre romanesque qui tente par divers moyens de « contaminer » le genre d’accueil. D’abord, les titres de chacun des tableaux de la pièce correspondent, selon les dires mêmes de l’auteur, « à la structure quasi arbitraire d’un roman publié »[11]. On a donc l’impression, lorsque s’ouvre le texte, d’entrer dans une œuvre hybride, car les scènes s’intitulent « page titre », « dédicace », « prologue », « chapitres », « table des matières », etc. De même, l’action débute dans le « niveau roman »[12] où Elvire, qui est justement romancier, se propose de lire le récit de son histoire d’amour avec Domme dont il vient d’achever l’écriture, comme s’il cherchait à remplir, entre autres fonctions, celle de narration généralement primordiale dans les textes narratifs. Qui plus est, si le « niveau roman » introduit ensuite le « niveau théâtre » où évoluent tous les autres personnages, c’est en suggérant que l’intrigue du roman d’Elvire y sera jouée et mimée. De cette façon, le contenu du « niveau théâtre », qui met principalement en scène les déboires amoureux de Domme, une jeune femme dans la vingtaine qui se brûle à séduire « à coup d’flèches empoisonnées tous les cœurs qu’elle peut trouver » (34), laisse entendre qu’il est tributaire du « niveau roman ». Le romanesque s’avère donc très présent dans le texte de Messier.

Comme le genre dramatique est constamment bousculé par l’intrusion de nombreuses caractéristiques relevant plus spécifiquement du roman, on peut d’abord être étonné par la mention générique de cette pièce qui semble être entièrement « constituée par le roman d’Elvire »[13]. Pourtant, le genre « fort » demeure bien le genre dramatique, ne serait-ce que par la présence de certains traits génériques qui lui sont propres : le texte s’ouvre sur la distribution des personnages, des didascalies précèdent chacune des répliques des protagonistes, de nombreuses indications scéniques sont repérables partout dans la pièce, le dialogue est la principale forme de communication utilisée et l’ensemble du paratexte confirme cette mention générique. Tout de même, puisque l’incursion du roman dans le genre dramatique amène un décalage générique qui permet de douter, à un certain moment, du statut du genre d’accueil que nous considérons ici comme le genre dominant sans pour autant affirmer que c’est toujours le cas, Le Dernier Délire permis se présente, aux côtés du récit de Chaurette, comme un autre cas de transposition. Mais en quoi cette relation générique s’avère-t-elle réellement dynamique et structurante dans les deux œuvres étudiées ? En ceci que, comme nous en faisons l’hypothèse, il participe étroitement à l’organisation narrative de chacun des textes.

La dynamique générique au cœur de la structure narrative des textes : le cas de Scènes d’enfants

Le récit Scènes d’enfants semble s’organiser autour d’une véritable transformation : la récupération, par Mark Wilbraham, de sa fille Cynthia. Depuis le décès de Vanessa, sa femme, ce personnage est habité par une « ambition folle, [...] ravoir [sa] fille »[14] dont la garde a été abusivement confiée à ses beaux-parents à la suite d’un procès. Comme dans tout récit classique, cet état initial de manque est renversé et la conjonction finale du sujet avec l’enfant semble aller de soi. Pourtant, l’organisation narrative de Scènes d’enfants ne peut se réduire à une pareille simplification. L’analyse du parcours existentiel du sujet narratif révèle que Mark Wilbraham ne parvient pas véritablement à se poser comme sujet réalisé[15], c’est-à-dire comme ayant récupéré Cynthia ; la potentialisation qui s’inscrit au cœur de son parcours narratif, c’est-à-dire juste avant la performance, fait doublement appel à la transposition générique, d’une part, parce qu’elle produit un effet de brouillage entre la réalité et la fiction et, d’autre part, parce qu’elle réussit à présenter comme accomplie la quête du personnage principal.

Le « projet de [se] battre » est précisément venu à Mark Wilbraham le « jour où [il] surpri[t] dans les yeux de Cynthia l’expression détournée et froidement calculatrice qui caractérisait le regard de Léontyne » (15) ; ce fut alors le « déclic » (15). Cette perception qui tient partiellement lieu de Destinateur exerce sur le Destinataire, en l’occurrence Wilbraham, une action persuasive telle qu’il se retrouve animé à la fois par le désir et par la nécessité de récupérer sa fille Cynthia. Il est alors instauré comme sujet virtualisé, autant par les modalités du vouloir que par celles du devoir faire, et donc prêt à entrer en action.

Nous avons dit que Mark Wilbraham associe son entreprise de quête à un combat. En fait, il sent bien que son action ne peut pas ne pas rencontrer une certaine résistance imputable, d’une part, à l’hostilité que ses beaux-parents lui manifestent et, d’autre part, à l’amour qu’ils éprouvent pour Cynthia : « Il [Grigor] adorait Cynthia » (13) et « [m]algré le mal qu’on pouvait dire de Léontyne, celle-ci aimait profondément Cynthia » (62). Par conséquent, comme il n’entend pas utiliser la force pour récupérer sa fille, il se voit contraint de mettre en place une stratégie susceptible de disposer les Wilson à l’aveu : « Je cherche leur passé [...] [p]arce que je veux connaître les crimes qu’ils ont commis… » (77). Il compte bien que ce programme d’aveu sera sanctionné automatiquement par une renonciation, de leur part, à Cynthia, l’objet de valeur qu’il convoite.

Sa compétence de sujet opérateur est d’abord liée, nous l’avons déjà signalé, à l’écriture d’une pièce de théâtre[16]  dans laquelle les rôles des Wilson seront tenus par les Wilson eux-mêmes. Ce premier programme d’acquisition modale semble voué au succès : Mark Wilbraham n’est-il pas un dramaturge connu dont les pièces sont jouées à New York et à Boston (11) ? En fin psychologue, il élabore une stratégie[17] en partant de la certitude que Léontyne entretient l’« espoir de se jeter tête première dans le récit de ses actes » (126), « qu’elle envisage cette éventualité » (145) et qu’elle va inévitablement se retrouver « traquée dans son piège, et profondément heureuse de s’y mesurer » (146). Il écrit donc ses répliques, ainsi que celles de Grigor, son mari, convaincu qu’il est que « [c]es phrases vont venir d’eux et non de [lui] » (44). Après avoir éprouvé quelques difficultés dont témoignent les six ébauches qu’il nous propose comme autant de variations sur une amorce de texte dramatique et un fragment du Cahier bleu[18], texte narratif rédigé pour pallier les manques d’inspiration et dans lequel il « consign[e] des faits réels » (52), il parvient à se poser comme sujet partiellement actualisé en produisant une pièce complète intitulée Scènes d’enfants. Nous pouvons déjà identifier un premier niveau de transposition. En effet, Mark Wilbraham, pour réaliser sa quête narrative, accomplit une performance d’écriture dramatique ; le texte narratif d’accueil est alors profondément déstabilisé par cette présence, en son sein, d’un tel texte qui respecte les spécificités d’écriture de la dramaturgie : titre, paratexte, didascalies, dialogues, etc. Nous empruntons une expression de Louise Vigeant pour dire que le récit se dramatise[19] sans pour autant cesser d’être récit.

Parce que le personnage-dramaturge se veut aussi metteur en scène, il prévoit certains détails de l’unique représentation qui aura lieu à k&q, soit chez les Wilson, le 25 août 1984 à sept heures précises ; il choisit des actrices professionnelles pour tenir les rôles de Miss Baldwin et du soldat Knabe, compte sur la participation des Wilson pour « rejouer le drame de Vanessa » (77) et entend se mettre en scène lui-même afin d’incarner son propre rôle de gendre. Cette plongée dans l’univers de la représentation l’amène cependant à s’éloigner des conventions dramaturgiques. En effet, au lieu de présenter des dialogues encadrés par un texte didascalique écrit au présent, comme il se doit, Wilbraham choisit de raconter, sous le mode de la rétrospection, une représentation qui n’a jamais eu lieu. En fait, il se projette dans un passé imaginaire, un peu comme s’il se mettait à rêver d’une performance accomplie[20] et il propose le récit de cette représentation fictive. Ce scénario, qui sort du commun, l’amène dès lors à défier les étiquettes génériques et à intégrer des éléments étrangers au texte dramatique comme la narrativisation des didascalies, l’utilisation du passé, la présence d’un narrateur omniscient et d’un indispensable texte narratif, le Cahier bleu, etc. Il lui permet aussi de se représenter en conjonction avec son objet de quête, puisque Léontyne finit effectivement par avouer à son gendre, toujours dans cette projection imaginaire, le fameux secret et par lui dire : « Prenez l’enfant [... ] Montez. Venez vous en emparer. Moi je me consolerai » (141). Ainsi, la transposition générique amène bel et bien une certaine forme de résolution de la quête par la création du récit de la représentation ; il reste cependant que la quête narrative n’est pas accomplie pour autant ; le sujet n’est pas encore un sujet réalisé. Son mode d’existence est plutôt celui d’un sujet potentialisé qui s’est prêté à des rêveries ; selon Greimas et Fontanille, la potentialisation conduit le sujet à « se représenter le faire et à construire une trajectoire existentielle de “ spéculation ” passionnée »[21].

La réalité et par le fait même le récit reprennent ensuite leurs droits avec la fin de cette représentation narrativisée. Mark Wilbraham peut enfin sortir de son imaginaire et se précipiter dans l’action puisque la stratégie mise en place ne peut que réussir. Il se montre donc prêt à affronter, avec les deux actrices professionnelles, la performance ultime, qui remplacera la représentation rêvée et qui lui permettra, sans l’ombre d’un doute, de se conjoindre effectivement à son objet de valeur grâce à un aveu des Wilson suivi d’une renonciation à l’enfant. C’est seulement au terme de cette transformation qu’il sera instauré sujet réalisé. Mais le récit s’arrête au seuil même de cette unique représentation. Les comédiens se dirigent vers K&Q, discutent du contenu de la pièce, font part de leurs inquiétudes et vont même jusqu’à éprouver un certain trac. La dernière situation évoquée concerne l’actrice Betty Kossmut qui donne naissance au personnage de Miss Baldwin lorsqu’elle sonne un coup bref à la porte des Wilson et Léontyne, la vraie, dont la silhouette se profile à sa rencontre. Nous n’éprouvons aucune frustration à rester ainsi à la porte de K&Q ; tout laisse croire que la représentation qui semble vouloir s’y dérouler ne peut être qu’une copie conforme de la représentation imaginaire dont nous venons à peine de terminer la lecture.

Il faut comprendre ici que le dénouement du texte produit sur les lecteurs un choc dont ils se remettent très vite. En fait, son importance est toute relative parce que la transposition générique à l’œuvre dans Scènes d’enfants a contribué à brouiller la réalité et la fiction et à rapprocher le récit et le texte dramatique. Même si, dans les faits, Mark Wilbraham ne parvient pas à liquider son manque, nous croyons à l’accomplissement de sa quête grâce à un jeu de transposition générique d’une grande efficacité. L’effet d’une telle pratique d’écriture est vertigineux : le récit adopte les formes dramatiques et, surtout, le texte dramatique épouse celles de la représentation racontée. Nous ne savons plus si nous sommes dans la réalité du récit ou dans la fiction de la représentation. Les attentes génériques sont déjouées mais les ambiguïtés demeurent et le charme ne cesse d’opérer.

La dynamique générique au cœur de la structure narrative des textes : le cas du Dernier Délire permis

Contrairement au récit de Chaurette, le texte dramatique de Messier ne s’organise pas aussi clairement autour d’un programme narratif. Deux niveaux distincts, rappelons-le, structurent le texte. Au niveau roman, Elvire est occupé à lire son manuscrit, pendant qu’au niveau théâtre se trouve représenté ce qu’il est en train de lire. Le parcours de lecture du premier niveau se déroule sans jamais s’ordonner de quelque façon que ce soit à une quête, c’est-à-dire au désir ou à la nécessité d’acquérir un objet de valeur : Elvire, romancier et lecteur, relit simplement son texte. Par opposition, le niveau enchâssé met en scène plusieurs personnages et événements, mais plongés dans un tel monde d’oisiveté, d’errance et de désillusion, que nulle valeur ne semble pouvoir émerger et engendrer un véritable programme d’action. À ce niveau, Elvire échoue à écrire son histoire d’amour avec Domme[22] et à la garder auprès de lui. Il échappera même de peu au suicide. Or si sa souffrance est grande et son besoin d’être avec Domme très fort, le manque qu’il éprouve ne le conduit pas à agir : Elvire subit les événements. Apparemment beaucoup plus déterminée, Domme refuse toute contrainte et part chaque fois qu’elle en éprouve le désir. Cependant, ce besoin d’aller ailleurs ne vise rien de précis et paraît même tourner à vide, comme Domme elle-même le reconnaît :

Elvire

As-tu prévu une destination, espèce de perpétuelle évasion?

Domme

Non, rien que des avions, des autoroutes, des autobus et des trains qui m’appellent. Et un grand trou en avant de moi, qui veut m’avaler dans son vide. […]

20

Le voyage de Domme à New York constituera donc tout le contraire d’un schéma de quête. On pourrait d’ailleurs le qualifier, en empruntant la terminologie de Jacques Fontanille, de schéma de dégradation[23], puisque les valeurs semblent plutôt s’effondrer autour de Domme et la laisser sans but. Ville de décadence et d’excès, New York conduira la jeune femme au bord d’un gouffre où plus rien n’a de sens et où tout sonne faux, même la mort de Charlot qu’elle finit par abattre. C’est complètement désabusée, presque morte et vidée de sa substance, que Domme reviendra chez Elvire.

La dernière partie de la pièce, intitulée « L’automne », semble toutefois proposer la renaissance de Domme et sa réconciliation avec Elvire. Or, ce renversement s’accompagne d’un brouillage des niveaux de fiction et d’une nouvelle articulation des genres en présence, où le roman n’occupe plus le rôle directeur du début. Tel que le mentionnent les didascalies initiales, un rapport assez strict d’adaptation reliait le roman et le théâtre :

Au moment où commence la pièce, Elvire est en train de terminer son roman et se prépare à le relire. Tout ce qui suivra sera donc la représentation théâtrale de ce qu’Elvire lit dans les pages de son manuscrit.

8[24]

Cette apparente fidélité sera pourtant mise en doute au cours de la lecture. On observe, par exemple, qu’à partir de la troisième partie, « L’été », la numérotation des tableaux de la pièce qui, jusqu’alors, correspondait exactement à celle des chapitres du roman, subit un léger décalage. Par ailleurs, par un curieux jeu autoréférentiel, les propos des personnages sur le projet d’écriture d’Elvire contredisent ce qui est donné à voir sur scène et viennent déstabiliser la relation d’adéquation que les didascalies cherchent à construire : le personnage d’Elvire avoue son impuissance à achever le roman, bien qu’on assiste à sa représentation ; il affirme ne pouvoir écrire un chapitre sur le départ de Domme, alors que c’est précisément le contenu du tableau suivant ; à l’inverse, quand Elvire dit vouloir raconter sa première rencontre avec Domme, l’épisode n’apparaîtra jamais. Le rapport d’adaptation sera finalement rompu au début de la dernière partie lorsqu’Elvire, au lieu de suivre comme d’habitude les pages de son roman, « parcou[rra] le plateau en lançant en l’air les pages de son manuscrit » (121). Dès lors, le statut des événements décrits devient ambigu : l’Elvire du niveau roman occupe l’espace scénique qui jusque-là relevait strictement du niveau théâtre et les deux derniers tableaux, au contraire de tous les autres, ne paraissent plus provenir du roman.

Avec le brouillage des niveaux de fiction et la rupture du processus d’adaptation, c’est le principe de régulation des genres qui se trouve ainsi modifié au profit d’un nouveau rapport apparemment régénérateur. En effet, la dernière partie est celle où Elvire ramène Domme à la vie et enfin la retrouve. Or la réconciliation s’opère en dehors du roman et par un usage tout à fait différent du texte. Alors qu’auparavant le déroulement de l’action était soumis à la linéarité du texte, au rythme des pages tournées par Elvire, ici les deux personnages inventent leurs répliques à partir des pages éparpillées sur le sol. Le texte n’est donc plus fidèlement repris mais joué et même réinventé. Ainsi Elvire redonne vie à Domme en mettant fin au roman dont toute la logique conduisait à la mort. Le dernier chapitre annoncé n’avait-il pas pour titre un extrait de l’épitaphe de Domme et n’était-il pas immédiatement précédé d’un chapitre où la jeune femme paraissait sur le point de s’immoler ? C’est dire qu’en jouant librement avec les mots, Elvire et Domme réussissent à réinventer le texte et à sortir de sa logique inéluctable.

Une dynamique structurante

Dans les deux textes étudiés, la dynamique générique se retrouve ainsi au cœur du parcours narratif des personnages. En effet, c’est le jeu des genres qui amène la transformation de la situation narrative. Dans Le Dernier Délire permis, Elvire, amoureux, est impuissant à garder Domme auprès de lui. Comme romancier, il n’est pas davantage capable de raconter une histoire d’amour heureux. L’écriture romanesque semble emprisonnée dans la réalité : si, dans la vie, Elvire ne peut obtenir Domme complètement, dans le roman il ne pourra aussi que la perdre. Contrairement à ce que croyait Elvire, le départ de Domme ne lui permet pas d’écrire leur histoire et de la transcender[25], cela l’entraîne plutôt à écrire le récit de la perte et de la mort de la protagoniste. En lançant un peu partout sur scène les pages de son manuscrit, Elvire opte donc pour une autre logique générique jusque-là empêchée : celle du théâtre et du jeu. Ce faisant, il met fin à la logique d’adaptation ou, si l’on veut, de reproduction, qui dominait, depuis le début, le rapport entre les niveaux roman et théâtre. Tel qu’il se présente tout au long de la pièce, le niveau théâtre est effectivement assujetti au niveau roman, il le reproduit sans véritablement passer par le jeu. Les personnages ne sont jamais montrés en train de « jouer » le roman d’Elvire ou les extraits du Dom Juan de Molière qui s’y trouvent introduits. En fait, ils vivent les situations représentées[26] ou encore lisent ou récitent le texte ; autant de façons différentes d’évacuer le jeu. Les deux derniers tableaux amènent ainsi un renversement générique en même temps qu’un renversement de situation. La fin du roman et l’arrivée du jeu permettent véritablement de dénouer l’impasse narrative.

Scènes d’enfants propose une interaction semblable, puisque la rencontre du récit et du texte dramatique résout bel et bien, au plan de l’imaginaire, la quête de Mark Wilbraham. On sait, d’une part, que la pièce conçue par le dramaturge est vue comme le seul moyen de se réapproprier sa fille. On sait aussi que, au terme du récit, l’écriture en est achevée et la représentation sur le point d’avoir lieu, ce qui laisse l’issue de la quête en suspens. Toutefois, à un autre niveau, la rencontre des genres arrive à créer le récit de la représentation : c’est dire que si la pièce, dans l’ordre de la réalité des personnages, n’a pas encore été jouée, le récit de sa représentation a néanmoins été accompli et lu. En introduisant, dans le texte dramatique, des éléments narratifs (didascalies écrites au passé simple, présence d’un narrateur-personnage et de ses commentaires sur l’action, absence du nom des personnages en tête de réplique, etc.), le dramaturge crée une forme singulière qui permet de raconter la représentation sous le mode rétrospectif du récit et d’abolir ainsi le caractère virtuel et atemporel de l’écriture dramatique. Comme dans Le Dernier Délire permis, la transposition générique en arrive à brouiller les différents ordres de réalité et à faire croire au lecteur que la performance de Mark Wilbraham a véritablement eu lieu. D’ailleurs, le dénouement du récit, en rétablissant les ordres de réalité, ne déconstruit pas la performance puisque toutes les informations fournies semblent indiquer que la représentation imaginée est inéluctable et suivra son cours.

D’autres éléments rapprochent encore la dynamique générique des deux textes retenus. La rencontre des genres, nous l’avons déjà signalé, se construit sous le mode de la transposition. Dans les deux textes, en effet, l’apparente « hybridité » ne conduit pas à la dissolution des identités génériques en présence. Le genre d’accueil, bien que déstabilisé par l’introduction de traits exogènes, ne disparaît pas. L’analyse proposée montre qu’il s’en trouverait même, au contraire, régénéré. Ainsi en est-il de la forme dramatique dans Le Dernier Délire permis qui, soumise en quelque sorte à l’épreuve du narratif, verra ses caractéristiques fondamentales véritablement relancées. Le jeu ne reprend-il pas sa place dans les derniers tableaux et ne sauve-t-il pas littéralement la situation ? Un discours sur les genres se trouve donc indirectement tenu au fil de la pièce. Deux usages distincts du texte sont illustrés et opposés, notamment par le type de rationalité auquel ils se rattachent : une logique programmative, fataliste, celle du roman, où l’ordonnancement des pages contraint la suite événementielle ; et une logique tensive[27], celle du théâtre, où le jeu et l’improvisation réinventent l’ordre du texte pour le reconstruire à l’infini. De même, dans Scènes d’enfants, si le récit accueille un texte dramatique, lui-même envahi à son tour par plusieurs traits de l’écriture narrative, le brouillage des genres et des niveaux de réalité finira par se résorber. Le texte ne cédera pas définitivement au mélange des genres qui, à la fin, se verront à nouveau séparés et remis à distance[28], mais non sans avoir uni leurs ressources respectives le temps nécessaire à l’actualisation de la performance. Là aussi un discours sur les genres se dessine indirectement par l’usage particulier qui en est fait[29] : si Mark Wilbraham a besoin du théâtre pour amener Léontyne à avouer publiquement son crime (ce n’est pas un narrateur qui le fera à sa place), c’est néanmoins par l’usage de la narration qu’il réussit à donner à l’action, avant même sa réalisation, son caractère accompli. Le récit ne sert donc pas qu’à livrer la pièce et à raconter son élaboration, il se voit investi lui aussi d’un pouvoir d’action.

La dynamique générique dans la pratique du discours : le cas de Scènes d’enfants

Si les textes de Chaurette et de Messier opèrent selon un processus de transposition qui repose sur la permutation d’éléments prototypiques, ils en offrent cependant une autre illustration que nous associerons à un changement de registre lié à des phénomènes transtextuels différents, la métatextualité dans Scènes d’enfants et l’hypertextualité dans Le Dernier Délire permis[30].

L’univers fictionnel du récit Scènes d’enfants est accompagné de nombreux commentaires métatextuels, c’est-à-dire d’un discours de savoir qui entretient, tout au long du récit, une « relation critique »[31] avec le discours fictif. Or, ce qui caractérise ce métatexte chaurettien, c’est qu’il semble justement « transposer » le caractère « sérieux » définitoire de ce genre de relation transtextuelle dans une forme qui se veut parfois humoristique, parfois carrément ironique, et ce, sans rompre avec la dimension critique constitutive de la métatextualité. Dans Scènes d’enfants, un tel processus de transposition qui actualise une visée ludique, peu importe que les commentaires soient formulés par le narrateur autodiégétique ou par les personnages, concerne l’ensemble du phénomène théâtral ainsi que la représentation narrativisée et il a pour effet de proposer une poétique dramaturgique dérangeante et, à la limite, presque insaisissable.

Le discours métatextuel s’intéresse d’abord au statut de l’auteur dramatique. Rarement présenté sous un jour favorable, sauf peut-être lorsqu’il est dit que sa seule présence suffit à faire vaciller le décor (36), l’auteur est celui qui conçoit l’impossible (18), qui multiplie les invraisemblances à cause de son manque de rigueur (144), qui se complaît dans le macabre, l’anarchique et le dénaturé (63) et qui n’a aucun sens moral (67). Le propos sentencieux de Betty Kossmut résume à lui seul l’ensemble de ces commentaires, dont la visée humoristique n’échappe pas à la compétence du lecteur : « Oh, les auteurs ! Vous êtes tous pires les uns que les autres » (44). En plus d’avoir tous ces défauts, l’auteur est encore celui qui a le malheur d’ignorer les règles les plus élémentaires de la dramaturgie :

Demandez-lui donc pourquoi il n’a pas écrit sa pièce selon les conventions habituelles ? Où sont les noms des personnages ? Où sont les didascalies ? Ma foi, on dirait que c’est lui demander la lune que de nous indiquer qui dit quoi dans cette pièce.

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Le caractère métatextuel de ce commentaire toujours formulé par le même personnage fictif ne fait aucun doute ; l’information qu’il propose correspond à celle de la tradition théorique, comme en témoigne cet extrait d’un ouvrage de Michel Pruner : « le théâtre s’organise selon un mode intangible [et] se présente nécessairement sous deux aspects différents et indissociables : le dialogue et les didascalies »[32]. Cependant, le récit de Chaurette illustre le processus de transposition compte tenu du fait que le métatexte propose un commentaire critique tout en adoptant un registre ludique. L’actrice ne se gêne pas pour blâmer le personnage-dramaturge : « Mark, il ne vous est pas venu à l’esprit d’écrire votre pièce comme tout auteur qui se respecte est censé le faire ? » (74) ou encore pour exiger de lui qu’il respecte les conventions d’écriture : « Je veux un Grigor qui soit solide, une intrigue qui se tienne et une fin définitive » (83). Mark Wilbraham ne tient aucunement compte de ces remarques comme s’il ne pouvait que prendre les règles à rebours. L’ironie de la situation est telle que Betty Kossmut finit par lui donner raison en acceptant d’incarner le rôle de Miss Baldwin. La problématique des genres fait également l’objet de réflexions métatextuelles ironiques :

Mais qu’est-ce qu’une pièce ? C’est lui qui nous dit qu’il s’agit d’une pièce. Pourtant, remarquez qu’elle est écrite au passé et que sa lecture ne fait sens qu’avec l’indispensable cahier bleu.

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Ce nouveau commentaire de Betty Kossmut ainsi que cet autre de Gila Rodalska : « Mais ce n’est pas une pièce, c’est un roman [...] On ne sait trop où commencent les faits et où ils se terminent, car le meilleur et le pire s’entremêlent » (145) jouent une fois de plus du processus de transposition. La référence à une tradition qui délimite des frontières génériques, à cause du ton humoristique qu’elle adopte, constitue, de façon implicite, une invitation à les abolir ; c’est du moins ce que suggère le commentaire suivant de Betty Kossmut : « L’échec de votre projet advenant, il vous reste une solution de rechange : celle d’en publier le récit » (75). Nous comprenons donc que Jean-Pierre Ryngaert puisse dire que Scènes d’enfants lui apparaît « comme une méditation souriante sur l’écriture et sur le statut de l’auteur dramatique, comme un traité de dramaturgie qui ne se prendrait pas trop au sérieux »[33].

La transposition qui procède par changement de registre trouve une autre illustration convaincante avec la pièce enchâssée considérée dans son ensemble comme un cas de « métatextualité fictionnelle »[34]. Ce mode de relation transtextuelle renvoie au fait que, comme le dit Patrice Pavis,

[...] certains textes contemporains tentent de mettre en abyme leur propre pratique d’écriture et de faire de leur problématique de création et d’énonciation le centre de leurs préoccupations et de leurs énoncés.[35]

Dans Scènes d’enfants, Normand Chaurette interroge le théâtre tout en exposant sa théorie sur le genre d’une bien curieuse façon. Il commence son texte en se soumettant aux contraintes génériques : titre, mention générique, didascalie initiale comprenant la liste des personnages ainsi que des informations relatives aux lieux et au moment où se situe l’action. D’ailleurs, le fait qu’il dise dans une entrevue menée par Carrie Loffree que « [s]i l’on veut sortir du réalisme, il faut d’abord l’assumer et l’endosser »[36] nous amène à croire que, dans son esprit, le réalisme est peut-être étroitement lié aux conventions formelles d’écriture du texte dramatique. De plus, il distingue les deux aspects indissociables du texte dramatique mais en remplaçant, dans la partie dialoguée, le nom du locuteur par une simple tiret et en délaissant l’usage de l’italique pour le texte didascalique. Très tôt cependant, comme nous l’avons déjà dit, des transgressions majeures viennent brouiller les pistes. Par exemple, le texte didascalique est écrit au passé ; la narration didascalique est à la première personne ; la voix didascalique est aussi celle d’un personnage de la fiction qui critique le jeu des autres personnages ; deux temporalités finissent par se superposer, celle du cahier bleu qui remonte à 1964 et le présent du texte dramatique qui se situe en 1984. Ce sont là des ruptures majeures avec les conventions dramaturgiques auxquelles s’ajoute, bien sûr, le fait que de vraies personnes, Léontyne et Grigor Wilson, sont appelées à incarner leur propre rôle dans leur propre résidence en prononçant des répliques pensées et écrites pour elles mais dont elles ignoreront l’existence. De toute évidence, ce métatexte fictionnel sait admirablement jouer de l’ironie, mais en privilégiant à un tel point l’exagération dans sa volonté de rompre avec le modèle établi que nous finissons par ne plus nous y reconnaître et par nous amuser de l’ambiguïté.

Le métatexte de Scènes d’enfants a donc ceci de particulier qu’il conserve une visée théorique tout en actualisant une autre visée, ludique cette fois, qui est redevable de l’ironie plaisante et de l’humour qui traversent le récit. Si une telle pratique textuelle qui alimente un processus de transposition lié à un changement de registre engendre une relation dynamique, une sorte de va-et-vient constant entre le discours fictif et la réflexion critique qui l’accompagne, elle a cependant pour effet de créer, chez le lecteur, un brouillage générique. Pascal Riendeau a sans doute raison d’affirmer que « la récurrence des commentaires métatextuels dans Scènes d’enfants transforme le récit en un véritable essai de poétique dramaturgique »[37]. Il faut bien voir cependant que cette critique de la dramaturgie demeure somme toute implicite, quelque peu insaisissable mais tout à fait divertissante.

La dynamique générique dans la pratique du discours : le cas du Dernier Délire permis

La transposition qui, comme on vient de le voir avec le récit de Chaurette, peut se manifester par le biais d’un changement de registre lié à des relations métatextuelles, se retrouve également dans Le Dernier Délire permis, mais en empruntant cette fois la voie de l’hypertextualité. En fait, la pièce de Messier se donne à lire comme une parodie du Dom Juan de Molière, en cela que l’hypertexte se présente comme une version dégradée de l’hypotexte moliéresque noble et sérieux[38]. On se retrouve ainsi devant une manifestation de transposition qui propose le passage d’un registre noble et classique à un registre plutôt vulgaire et populaire. Plus précisément, la version moliéresque du mythe de don Juan vient dans ce cas-ci ébranler à sa façon le texte de Messier en réactualisant dans l’univers sombre de ces êtres perdus et désabusés une quête amoureuse et des discours libertaires inspirés du texte du xviie siècle. Le Dernier Délire permis, qui annonce dès son sous-titre qu’il sera « vaguement d’après Dom Juan » (5), se trouve donc à insérer en son sein une série d’éléments exogènes relevant du noble et du classique en les transposant, par le biais de la parodie, à son contenu plus vulgaire ; ce qui apporte ainsi une perspective différente au texte de Messier, perspective qui relève cette fois de la critique et du commentaire[39].

En fait, dès la présentation des protagonistes, une visée parodique allant dans le sens de la dégradation s’installe : Dom Juan, ce successeur d’Alexandre qui « souhaiterai[t] qu’il y eût d’autres mondes pour y pouvoir étendre [s]es conquêtes amoureuses »[40], se présente sous les traits de Domme, « un personnage féminin à sexualité variable » (7) qui ne possède « aucun statut particulier » (7) ; alors que l’Elvire de Molière, une jeune couventine de bonne famille qui a succombé aux charmes du séducteur, fait place à l’Elvire de Messier, « un écrivain de vocation plus que de profession » (7). Cette inversion des sexes, qui amène déjà un tout autre regard sur le mythe donjuanesque, s’étend d’ailleurs à d’autres personnages : Charlotte la paysanne devient Charlot, un photographe bisexuel ; et le Sganarelle de Messier, le « chien d’poche et l’esclave » (33) de Domme, affiche clairement son homosexualité.

Plusieurs autres références à Molière renforcent par la suite l’intention parodique du Dernier Délire permis, confirmant du même coup sa visée critique. Par exemple, on cite à maintes reprises le texte moliéresque, mais en le contextualisant tout à fait différemment, ce qui ne manque pas d’en changer le sens[41] ; la langue littéraire du xviie siècle est ici remplacée par un niveau de langage pouvant être qualifié de familier et populaire[42] ; « des costumes d’époque qui rappellent les personnages de Molière » (53) sont utilisés par Domme et Sganarelle lorsque ceux-ci se « travestissent » pour des séances de photos organisées par Charlot ; la statue du Commandeur est substituée par une Domme qui se tient immobile, « like a statue » (123) ; et le « Festin de pierre », qui précédait la mort de Dom Juan dans le texte classique, trouve sa référence en fin de pièce au moment où Domme s’empiffre de jus d’orange et de raisins, ce qui lui permet, de son côté, de recouvrer la vie (124). Enfin, la quête amoureuse de Domme caricature quelque peu celle de son illustre prédécesseur, plus existentielle et plus fondamentale, car alors que le parcours de Dom Juan présente un désir absolu de liberté sur les plans amoureux, religieux et social et qu’il ira jusqu’à mourir pour expier ses choix de vie, celui de Domme paraît plus trivial du fait que sa recherche de l’amour semble très liée à ses désirs physiques. Par exemple, pour justifier le cumul de ses amants, Domme valorise ainsi ses expériences amoureuses :

Dans mes draps se trouve le méridien d’origine, ou quèque chose comme, qui fait que tout l’monde se sent obligé de passer par moi avant d’aller ailleurs. [...] Comment rester insensible à une preuve d’amitié aussi sincère que l’orgasme ? 

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Contrairement à Dom Juan, elle ne sera pas punie pour ses actes. Toutefois, puisque les personnages de Messier ne se contentent pas de jouer le texte de Molière ou d’y faire référence mais qu’ils vivent vraiment le mythe donjuanesque, il est difficile de dire si la parodie célèbre le texte classique en lui rendant hommage ou si elle s’en moque un peu, en ironisant, sur certains éléments de contenu et de langage. C’est qu’en changeant de registre, en passant du noble au vulgaire, la transposition contribue à créer une certaine zone d’ambiguïté : le passage du classique au populaire veut-il signifier que le texte de Molière est dépassé, ridicule, ou veut-il montrer que la quête amoureuse peut transcender le temps et tous les changements sociaux qui l’accompagnent ? L’intérêt du texte de Messier réside justement dans le fait qu’il ne répond pas directement à cette question. La transposition, qui passe dans ce cas-ci par l’hypertextualité et plus précisément par la parodie, se différencie somme toute fort peu de celle que l’on retrouve dans le récit de Chaurette, qui joue cependant de la métatextualité.

La dynamique générique à l’œuvre dans la littérature contemporaine repose sur un certain nombre de figures. Notre modèle théorique en a identifié trois : la transposition, l’hybridation et la différenciation. Dans les œuvres retenues pour le présent article, Scènes d’enfants de Normand Chaurette et Le Dernier Délire permis de Jean-Frédéric Messier, la figure de transposition s’est vite imposée comme le processus structurant par excellence. D’abord associée à un déplacement d’éléments définitoires d’un genre dans un autre système générique, la transposition s’est ainsi retrouvée au cœur même du parcours narratif des personnages. Notre analyse de Scènes d’enfants nous permet d’affirmer que c’est grâce à la rencontre du récit et du texte dramatique que s’accomplit, sur le plan de l’imaginaire, la quête de Mark Wilbraham. Semblable conclusion ressort de notre étude du Dernier Délire permis. En effet, dans ce texte de Messier, le « niveau théâtre » d’abord totalement assujetti au « niveau roman » s’en émancipe peu à peu pour enfin s’en libérer complètement quand Elvire éparpille les feuilles de son manuscrit pour se consacrer au jeu et à l’improvisation et, ce faisant, se réconcilier avec Domme. Dans un cas comme dans l’autre, la transposition engendre une dynamique générique qui n’est pas sans influencer la transformation narrative.

Les œuvres de Chaurette et de Messier nous ont permis d’insister ensuite sur un processus de transposition lié cette fois à la pratique du discours et que nous associons à un changement de registre. Nous avons remarqué que dans le récit Scènes d’enfants, l’insertion de nombreux commentaires métatextuels à teneur humoristique, parfois même hautement ironique, actualisaient une visée ludique tout en proposant une poétique dramaturgique dérangeante et, à la limite, insaisissable. Le même genre de constatation concerne Le Dernier Délire permis dont le changement de registre emprunte plutôt la voie de l’hypertextualité. Ce texte dramatique se présente comme une parodie du Dom Juan de Molière ; le changement de tonalité qui va d’un registre noble et classique à un registre plutôt vulgaire et populaire a pour effet de lui conférer valeur de commentaire. Qu’il participe de la métatextualité ou de l’hypertextualité, le discours critique à l’œuvre dans les textes de Chaurette et de Messier engendre un va-et-vient constant entre le discours fictif et la réflexion critique, une sorte de brouillage déstabilisant mais combien captivant pour le lecteur.

Nous constatons, pour terminer, que ces deux textes québécois sollicitent, à un degré moindre il va sans dire, les autres phénomènes intergénériques constitutifs du modèle théorique. Le récit de Chaurette, par exemple, joue de l’hybridation en mélangeant des caractéristiques empruntées au genre policier (Mark Wilbraham ne s’identifie-t-il pas lui-même à Sherlock Holmes (38), le célèbre inspecteur de Conan Doyle ?) et à un genre plus intime, le récit de vie qui privilégie la rétrospection et, par le fait même, favorise l’expression des émotions du narrateur-personnage[43]. De cette fusion d’éléments hétérogènes résulte une œuvre originale, une œuvre hybride qui ne répond plus aux catégories génériques traditionnelles. Quant au texte dramatique de Messier, il illustre d’une façon assez convaincante la troisième figure du modèle, la différenciation. Par ses emprunts constants à des écrits tels que des extraits de journal ou d’essai, des questions de sondage ou encore des paroles de chanson, en l’occurrence celles des Mots d’amour d’Édith Piaf, Le Dernier Délire permis instaure une dynamique générique du seul fait qu’il favorise, non pas l’assimilation des genres mis en présence, mais plutôt la saisie de leurs ressemblances et de leurs différences respectives. Une même œuvre littéraire peut donc présenter plus d’un processus intergénérique. Toutefois, comme ce fut le cas avec le récit de Chaurette et le texte dramatique de Messier, l’analyse concrète permet, la plupart du temps, d’en dégager un qui soit plus structurant que les autres et qui favorise une meilleure interprétation d’ensemble.

Le discours ne se contente pas d’utiliser des formes figées ; bien au contraire, il invente sans cesse de nouvelles figures. Par conséquent, pareille pratique ne peut qu’engendrer, dans le champ de la critique littéraire, de nouveaux modes d’approche. Notre modèle théorique témoigne de cette volonté de mieux cerner la dynamique des genres qui semble bien installée au cœur de la littérature québécoise contemporaine. Par le biais de la transposition, de l’hybridation ou de la différenciation, l’inaccessibilité des œuvres contemporaines loge peut-être à l’enseigne du mythe.