Résumés
Résumé
Qu’est-ce que lire, sinon laisser le « musement » se présenter au lecteur, travaillé par les signes du livre ? L’auteur reprend ici quelques concepts fondamentaux de la sémiotique pour nous conduire sur ce chemin des signes, ces mots par lesquels le poète laisse entrevoir le musement « fragile » qu’ils auront libéré.
Abstract
What is reading, except letting “ musement ” appear to the reader, worked by the signs of the book ? The author takes up a few fundamental concepts of semiotics to lead us to this path of signs, the words by which the poet lets us catch a glimpse of the “ fragile ” musement that they will have freed.
Corps de l’article
Celui qui lit n’a pas nécessairement conscience qu’il lit, surtout s’il lit avec attention.
Plotin cité par André Du Bouchet[1]
Nous savons lire la littérature. Nous le savons puisque nous savons d’abord en repérer les signes sur le corps des textes, nous le savons, ensuite, puisque nous savons mettre ces signes en rapport avec la littérature, objet même de notre lecture. Nous le savons, enfin, puisque certains d’entre nous en faisons profession – nous enseignons souvent, non ? – ou en témoignons, ici ou là, en quelques approches critiques.
Que ce savoir opère par effraction et, ouvrant l’œuvre à l’aide de quelques clefs forgées, plus ou moins bien, au feu des sciences humaines, par là même la déchire et la perd, ou qu’il l’aborde avec respect, et que dans cette distance, marque même du regard d’amour, il en vienne à partager son souci ; que ce savoir relève du regard d’Actéon ou de celui de Psyché, selon la belle distinction de Jean Starobinski[2], cela, bien entendu, ne saurait me laisser indifférent. Et parce qu’ils disent l’accueil dont toute œuvre a besoin, ce soin qu’elle exige de celui qui a décidé de s’occuper d’elle, bien mieux que je ne saurais le faire, je me contenterais de redonner à entendre les mots de Rilke : « Les œuvres d’art sont d’une infinie solitude, rien de pire que la critique pour les aborder. Seul l’amour peut y parvenir, les garder et être juste envers elles »[3].
Mon propos visera, remontant vers l’en-deçà de ces deux regards, à considérer le temps de la première lecture où, loin de toute plume et de tout souci critique, on prend contact avec une œuvre, et à envisager les effets que son procès est susceptible d’engendrer. Que tirer ainsi amont soit l’occasion de rendre compte des conditions de possibilité de ces deux regards et la chance d’en libérer un troisième, aussi aveugle que celui de Tirésias, le voyant.
Puisque c’est à des signes que nous avons à faire, je suivrai la voie longue et n’hésiterai pas à opérer un détour par la sémiotique de Peirce – et que ce soit là pour moi manière de rendre hommage à mon ami psychanalyste Michel Balat, à son travail de défricheur obstiné du mystère humain aux côtés de Jean Oury, Pierre Delion ou Edwige Richer qui, à Château-Rauzé, prend soin des éveils de coma – fort de ce qu’il osait dire aux hommes de science, à savoir que les artistes étaient des observateurs plus fins et plus aigus qu’eux.
Observons que ces signes sont susceptibles d’avoir plusieurs façons de se présenter à nous. C’est d’abord matériellement qu’ils se livrent : ainsi s’agit-il de ce livre et, dans ce livre, de ces mots, avec la disposition particulière qu’ils occupent dans l’espace de la page, appelons cela leur trace ; ensuite, ce sera émotionnellement : quelque chose se passe, ou mieux s’entend, qui révèle comme une présence sous un mode affectif, appelons cela leur ton ; ce sera, enfin, intentionnellement : soit leur volonté de signifier quelque chose pour nous, appelons cela leur type.
C’est donc toujours à travers l’élément matériel de la trace que se présentent à nous les tons et les types, ce qui ne les rend pas pour autant semblables. Directement perceptibles parce qu’existantes – noir sur blanc –, les traces jouent le rôle de déclencheurs. Ainsi si telles traces s’imposent à nous dans la perception, c’est qu’elles recouvrent quelques tons propres. Singulier, quasiment ineffable, le ton est cet abord qualitatif de la trace par lequel elle nous livre sa différence. Remarquons toutefois que c’est bien vite, et pour ne pas dire le plus souvent, qu’elles se portent et s’effacent dans les types, soit ce qui, pourvu d’une identité bien déterminée, entrant toujours dans un système organisé de significations, d’où ils reçoivent leur sens communément partagé, offre prise dans la lecture au savoir ad hoc du lecteur.
Ainsi donc une hiérarchie est-elle à établir dans cette triade peircienne : un type présuppose une trace, laquelle présuppose un ton.
Le voit-on suffisamment, tout est affaire de regard, comme aimait à le rappeler Simone Weil[4].
Le regard typal est ce regard intelligent dans lequel les types gouvernent notre lecture, regard qui fane les mots du poème, les effondre sur eux-mêmes, passant sans sourciller, avec même une allégresse conquérante, des traces aux types, où il y a toujours de quoi se rassurer puisqu’on peut y faire jouer comme à loisir ce que nos maîtres nous ont enseigné, tout cela que l’on a appris dans ces livres aux écritures closes qui n’ont jamais rien vu d’autre dans les livres que le livre. Tel est le regard d’Actéon : il ne débouche jamais que sur la mort. Qu’on écoute la parole de René Char : « supprimer l’éloignement tue »[5], et l’on comprendra que c’est non seulement l’objet de la quête mais aussi le sujet qui la menait qui meurt, comme frappé de nullité.
Le regard tonal, en revanche, est celui qui, tout à sa retenue, laisse la trace livrer son ton. Dans cet éloignement, il cultive la perception de cette singularité du ton, démarche tout opposée à celle qui mène à la généralité des types. Notons bien qu’ici, contrairement au type qui efface la trace, celle-ci se trouve maintenue. Mieux, c’est toujours à partir d’elle qu’est perçu le ton.
De même que dans notre vie courante, à côté de l’idée directrice de notre pensée, et comme dans ses marges, viennent éclore mille impressions, idées vagues, associations qui lui fournissent, quand bien même celui-ci resterait inanalysé, son sol nourricier, de même dans le cours de la lecture, toutes les idées incidentes qui surgissent, loin de la corrompre, rechargent les mots de tout ce qui est le plus propre à notre histoire. Le regard tonal va comme s’il savait tout ce que pouvait avoir d’enrichissant le maintien de cet humus dans le procès même de la lecture. Dès lors, il n’y a plus incompatibilité entre la réflexion assumée et ce terreau où pourrait bien se jouer toute la question du sens. Sous le regard de Psyché, raison et poésie peuvent aller l’amble. Le regard d’amour finit toujours par être un regard connaissant. Sous sa lumière, le poème n’a plus sens, réseau serré de significations que le regard d’Actéon impose toujours de l’extérieur à partir de ses propres vues, à partir de ses propres choix méthodologiques, mais il est sens. Ainsi, le regard d’amour permet le passage d’un savoir du poème, où dominent les types, au poème comme savoir, où règnent les tons, soit ce qui dans les mots a contact avec ce qu’ils ne peuvent pas dire et que leurs traces, obstinément, désignent.
Non, ce ne sont pas des preuves que laisse le poète, preuves que dans l’espace typal des métalangues l’esprit sagace vérifie toujours trop aisément. René Char savait bien qu’il ne laissait que des traces et qu’elles seules faisaient rêver[6] ! J’ai cru pouvoir montrer que cette activité rêveuse se jouait dans l’espace tonal du poème et que ce souci du partage de la singularité d’une voix n’était finalement pas incompatible avec une réflexion qui acceptait ce déport et l’accueillait comme ce lieu où le poème soudain prenait sens.
Reste que si le regard typal efface les traces, oublieux du lieu où il se lève, que si le regard tonal les maintient donnant sa chance au ton, il est une expérience où la trace va jusqu’à s’effondrer dans le ton.
Je pense tout particulièrement à ces moments où dans le cours d’une lecture, soudain, le livre nous tombe des mains, moments rares où s’interrompt la lecture. Interruption dont Yves Bonnefoy, dans un pénétrant article de ses Entretiens sur la poésie, dit « la valeur essentielle et quasiment fondatrice dans le rapport du lecteur à la poésie »[7], tant elle correspond, selon lui, à celle qui dans l’écriture suspend le rêve de ce « monde-image », auquel nous portent immanquablement les mots, pour nous faire nous souvenir qu’au dehors est le monde que scelle la finitude, écriture qui sait dès lors ne pas se refermer sur elle-même. Quand l’interruption fonde l’authentique communication d’un lecteur avec le poème, c’est que le ton efface jusqu’aux traces qui, parce que directement perceptibles, peuvent toujours être l’objet d’un discours, telle sera mon hypothèse.
Si le ton l’emporte, cet ineffable dont l’être ne dépend de rien d’autre que de soi impose la hauteur de sa note. Alentour, tout se tait. Tout, car tout se passe soudain comme si quelque chose surgissait qui nous jetait non seulement hors du ton sans ton de la corde des jours et donc, a fortiori, hors de tout espace typal ou tonal. Quelque chose se lève qui ne se laisse pas réduire – noir sur blanc – aux formes qu’il a pu prendre dans la réalité du livre puisque aussi bien elle s’évanouit dans le même temps. Quelque chose se lève qui fait trou où s’effondre tout le symbolique, quelque chose – musique et lumière – comme une vibration qui requiert celui qui de ses yeux ne peut que l’écouter.
Cette mise dans le ton signe une sortie hors de nous-mêmes. Syncope. Extase. S’y livrer n’est plus rêver seulement. Je propose pour nommer cette disposition nouvelle qui tient le lecteur que l’on conserve tel quel l’ancien français : muser. D’abord, parce qu’au sens propre, muser signifie faire mu, soit rester le museau en l’air à faire mu ; ensuite, parce que c’est le terme qu’utilise Chrétien de Troyes pour qualifier l’attitude de Perceval devant – rouge sur blanc – les trois gouttes de sang, laissées par une oie sauvage blessée par un faucon, sur la neige improbable d’avril, quand, appuyé sur sa lance, et n’étant plus que regard, il se livre à cet indicible plaisir, fruition du musement.
Souvenons-nous. Les mots font défaut à Perceval. Et parce que la voix lui manque, nulle autre voix ne peut pénétrer en lui, surtout pas celle des chevaliers Keu et Sagremor qu’il va désarçonner sans mot dire. Ce silence, si caractéristique du musement, n’est pas viduité mais plénitude. Ainsi avant de signifier « le fait de perdre son temps à des bagatelles », muser signifiait « s’appliquer à, réfléchir mûrement à ». C’est bien cela que nous dit Chrétien de Troyes : Perceval était « tout à une pensée qui faisait [son] plaisir »[8]. Ainsi l’intonation, cette mise dans le ton, est accession à un penser original où la pensée n’est plus en nous, tant nous sommes alors, hors savoir, dans notre pensée. Tel est le musement, trou noir de la pensée où comme ramenée au plus près d’elle-même, elle jouit de ce qui lui est le plus propre, et ce, sous la loi vivante du corps, où tout le désir soudain s’est engouffré.
Je le disais précédemment : tout est affaire de regard ! Dans cette saisie par le ton s’annule la dimension de pure extériorité où s’agitait notre moi phénoménal. Il suffit de trois fois rien ! Quelques mots où se rompt le rythme, où dans le silence créé gronde comme une voix souterraine, et le ton, tenant la note, nous tient. Cette musique baptise notre détachement de cette réalité du monde, dont on peut dire qu’elle n’est que la réalité de notre moi illusoire transporté en elle. Ici s’annule le privilège qu’a l’homme de tout rapporter à soi. Être ainsi dans le ton, à consonner avec ce qui est venu s’inscrire, par hasard, dans la réalité des mots du poème, voilà que s’ouvrent nos yeux d’avant le savoir, ces « yeux du jour », dont Joë Bousquet disait que « le regard [était] une lumière pour le coeur »[9].
Notre regard ne se forme plus alors dans nos yeux mais bien dans ce qu’il écoute, dans le ton, soit cette qualité qui compose à l’ombre de notre être, sous la lumière levée de sa chair, un savoir insu. Jouissant de cela qu’a inventé dans nos yeux le ton, tout se passe comme si l’on devenait la vérité même que l’on a rencontrée, vérité dont le « je » ne pourra jamais rendre compte dans l’après-coup, quand aura cessé le musement. Or, le musement est fragile. Au premier bruit, il fuit effarouché et nous voilà rejetés dans le monde de l’existence dont les types vont jusqu’à masquer l’altérité et l’irrémédiable finitude.
Ainsi, si dans la lecture il nous arrive de cueillir « le fruit dont l’ignorance est la saveur »[10], selon les mots de Joë Bousquet, cela va se perdant dans l’oubli, mais non comme dans un défaut, plutôt comme en une terre de mémoire, garante des germinations à venir, sans que jamais nous ne sachions que ces pousses vertes, qui soudain lèvent sur les terres arides de notre existence, ne sont que la levée de ces graines que le musement aura, un jour, déposé en nous. Miracle des lectures !
Ainsi la lecture ne nous nourrit jusqu’au sang qu’à partir de ce non-savoir que – noir sur blanc – le ton de trois mots dans un poème aura libéré. Trois mots comme un nuage, si léger qu’il paraît plus lointain, où le meilleur de la parole d’un homme signe au ciel l’absence de tout nom. Trois mots auront suffi à nous arracher de la réalité langagière du texte pour nous faire rejoindre, dans l’entre-deux de l’espace du musement, comme de solitude à solitude, un auteur qui, et c’est cela qui rend la rencontre possible, comme le soulignait Edmond Jabès, n’a jamais écrit ce qu’il savait, mais ce qu’il ignorait avoir su[11], en des textes où l’on a rythmé la langue dans l’émoi, comme le dit Pierre Michon à propos de Rimbaud[12].
Trois mots auront suffi à nous faire entrer dans ce qui dans les mots veut aller plus loin que les mots, vers l’insaisissable présence, la belle querelle de ceux pour qui le réel est ce qui manque à un homme pour se sentir exister.
Parties annexes
Note biographique
Alain Freixe
Alain Freixe enseigne les lettres au Lycée Renoir de Cagnes-sur-mer (France). Il aime à musarder entre philosophie et poésie. Membre du plusieurs comités et associations, il a publié de nombreux ouvrages, entre autres Où suffit la lumière, Cahiers Froissart, 1989 (Prix Roger-Lucien Geeraert) et Comme des pas qui s’éloignent, Éd. de l’Amourier, 1999 (Prix Louis-Guillaume 2000 – prix du poème en prose). Sa dernière publication : Pas une semaine sans Madame, en coll. avec R. Monticelli, ill. de J.-J. Laurent, Éd. de l’Amourier, 2002. Il publie également poèmes, articles et notes de lecture dans plusieurs revues (La Sape, Friches, Les Cahiers de l’Archipel, Lieux d’être, Jalons, Arpa, Europe, etc.).
Notes
-
[1]
A. Du Bouchet, Carnet, Montpellier, Fata Morgana, 1994.
-
[2]
Cité par Y. Bonnefoy dans « Quelque chose comme une lettre », La Vérité de parole, Paris, Mercure de France, 1988.
-
[3]
R. M. Rilke, Lettres à un jeune poète, Œuvres 1, Prose, Paris, Seuil, 1966.
-
[4]
S. Weil, La Pesanteur et la Grâce, Paris, 10/18, 1962.
-
[5]
R. Char, L’Âge cassant, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1983.
-
[6]
R. Char, La Bibliothèque est en feu, ibid.
-
[7]
Y. Bonnefoy, « Lever les yeux de son livre », Entretiens sur la poésie, Paris, Mercure de France, 1990.
-
[8]
Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal ou le roman de Perceval, trad. et notes de C. Mela, Paris, Le livre de poche, coll. « Lettres Gothiques », 1992.
-
[9]
J. Bousquet, Œuvre romanesque complète, Paris, Albin Michel, tomes i et ii (1979), tome iii (1982), tome iv (1984).
-
[10]
J. Bousquet, Notes d’Inconnaissance, Limoges, Rougerie, 1967.
-
[11]
E. Jabès, Le dernier livre est toujours avant, Revue de l’université de Bruxelles.
-
[12]
P. Michon, Rimbaud le fils, Paris, Gallimard, coll. « L’un et l’autre », 1991.