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Le livre-porteur n’est pas vierge. Il possède déjà ses propres règles internes, son histoire, sa mise en page singulière et, dans chacune des doubles pages, le texte typographique se découpe parfaitement bien sur les pourtours blancs pour y dessiner une « bonne forme » rectangulaire et symétrique. L’organisation spatiale du livre-porteur appartient à un système codé et balisé. Le travail de métamorphose du livre-livre s’opère dans cet espace de conventions de l’imprimé et de l’écrit.
Je squatte l’univers livresque avec les moyens mêmes de l’écriture. Au fil de la transcription manuscrite du livre-déporté, je dessine une géométrie spatiale où la linéarité textuelle et narrative se fissure sous la pression des fractures, des coutures, des sutures, des soudures, des boutures. La « bonne forme » éclate. Les multiples opérations stratégiques formelles annulent le babillage mental de la lecture et plongent dans l’espace/temps élastique des rythmes plastiques. Chacune des doubles pages devient texture, tissure, patchwork.
J’opère la métamorphose du littéraire au plastique, du linéaire au topologique, du texte à l’enluminure. L’espace devient rythme. La pulsion créatrice se transforme en pulsations plastiques, visuelles et sensorielles. Le tempo interne du livre-livre s’accorde aux dérives de la rumeur du monde. Pour réussir cette mutation, je privilégie la lenteur des processus, le plaisir de la répétition du geste, le minimalisme du faire, l’anachronisme des stratégies d’interventions, non pas virtuelles mais manuelles, et la totale inutilité du projet. À l’instar du moine Nestor, je me fais copiste :
Il faut voir Nestor. Il est dans sa cellule avec ses livres et ses papiers. Assis comme un moine qui aime s’asseoir, la tête dans son capuchon, le nez sur la table, il écrit (je transcris).
Tout le pays alentour est livré au massacre et à l’incendie. Les flèches obscurcissent l’arc. Le couvent même de Nestor est si furieusement assailli que des pans de murs s’écroulent de toutes parts. Le bon moine écrit (je transcris).
Sa cellule épargnée par miracle reste accrochée à un pignon comme une cage à une fenêtre... il écrit (je transcris) encore.[1]
Je m’infiltre dans la marge. Je manipule les discours, j’altère la matière par une joyeuse alchimie. Le livre-livre modifie les systèmes, détourne les codes livresques, change les repères habituels de la lecture, plonge dans le réseau foisonnant des multiples filiations topologiques au monde. La perception butte, s’énerve sous le choc des collisions, le corps prend le pouls de cet univers plastique et s’accorde à son rythme.
La création naît du désir de briser la forme pour la reconstruire au risque de la perdre. Délire.
Parties annexes
Note biographique
Louise Paillé
Louise Paillé est artiste multidisciplinaire, docteure en études et pratiques des arts et historienne d’art.
Elle concentre sa recherche sur la théorisation de la démarche de création et poursuit sa pratique artistique avec le projet des livres-livres.
Notes
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[1]
A. France, oeuvres, vol. 4, Paris, Gallimard, p. 1222.